Notes
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[1]
En témoignent les contributions de Jacques Dubois et Nelly Wolf dans Littérature et sociologie, mais aussi le courant de la sociocritique, l’existence d’une sociologie du champ littéraire (à la suite des travaux de Bourdieu notamment) ou, dans un tout autre registre, d’une économie de la littérature.
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[2]
P. Baudorre et D. Rabaté, Littérature et sociologie, Avant-propos, p. 8.
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[3]
Ibid.
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[4]
F. Vatin, Économie et littérature, introduction, p.11.
-
[5]
Cf. P. Lagneau-Ymonet et B. Ingrao (Économie et littérature).
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[6]
Cf. N. Heinich (Littérature et sociologie) et la discussion de C. Reffait sur les représentations de la Bourse (Économie et littérature).
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[7]
Cf. P. Bouche, C. Christen-Lécuyer et M. Herland (Économie et littérature).
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[8]
Cf. C. Boussuges, D. Becquemont et G. Labouret (Économie et Littérature).
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[9]
Cf. J.-P. Simonin (Économie et littérature).
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[10]
Cf. D. Picon (Économie et littérature).
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[11]
Cf. G. Sapiro, N. Wolf, R. Navarri et P. Mougin (Littérature et sociologie)
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[12]
Cf. L. Mattiussi (Littérature et sociologie).
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[13]
Cf. S. Bikialo sur la langue de Bernard Noël « contre la censure » et A. Roche sur l’opposition entre le toilettage des entretiens dans La misère du monde et les récits de François Bon (Littérature et sociologie).
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[14]
D. Viart, « Littérature et sociologie : les champs du dialogue », p. 28.
-
[15]
J. Dubois, p. 38.
-
[16]
Notamment dans les textes de J. Dubois, A. Roche et F. Bouchy.
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[17]
« Littérature et sociologie, les champs du dialogue », p. 19.
-
[18]
Alors que la sociologie est présente dans Économie et littérature, dont l’un des coordinateurs (F. Vatin) est sociologue.
-
[19]
Roman des origines et origines du roman, 1972, (2000) Gallimard.
François Vatin et Nicole Edelman (dir.), 2007, Économie et Littérature. France et Grande-Bretagne 1815-1848, Éditions Le Manuscrit, Paris, 354 p. Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart (dir.), 2007, Littérature et sociologie, Presses universitaires de Bordeaux, 234 p.
1Claire PIGNOL, Phare – Université Paris I
3Il faut saluer le projet de faire dialoguer des disciplines qui, bien qu’elles entretiennent des relations occasionnelles [1], n’ont pas une tradition de travail commun : que les spécialistes des études littéraires proposent des interprétations de textes littéraires informées par la sociologie ou l’économie, que d’autre part la littérature, le champ littéraire, les conditions de production et de distribution de la production littéraire, puissent faire l’objet d’un discours de la part des sociologues ou des économistes, cela n’est pas suffisant pour constituer en objet de discours les relations entre sciences sociales et littérature. Pour cela, il faudrait que la littérature ne soit plus seulement un objet dont les sciences sociales pourraient rendre compte, mais un discours auquel elles confronteraient le leur. Les deux ouvrages ont pour point commun de proposer une telle confrontation ou, plus pacifiquement, un tel dialogue. Mais, puisqu’ils ne s’inscrivent pas là dans une tradition bien établie, ils présentent moins un état des lieux dans un champ disciplinaire constitué qu’un ensemble de pistes de recherches, esquisses de multiples dialogues et discussions qui peuvent s’engager entre littérature, sociologie et économie et à l’extension desquels on voudrait inviter.
4La confrontation de domaines qui souvent s’ignorent fait surgir une grande variété de questions, qu’elles portent sur la lecture réciproque de la littérature par les spécialistes des sciences sociales et des travaux de sciences sociales par les littéraires – comment les sciences sociales lisent-elles la littérature ? Quels usages en tirent-elles ? Dans quelle mesure la littérature peut-elle informer les sciences sociales ? Dans quelle mesure celles-ci peuvent-elles s’appliquer à la littérature ? – ou sur la relation entre le discours littéraire et le monde social : si le monde social est supposé être d’abord l’objet des sciences sociales, dans quelles mesures et selon quelles modalités peuvent-elles partager cet objet avec la littérature ? Quelle est la spécificité de l’écriture littéraire sur le monde social ? Y a-t-il une singularité du regard que portent, sur le monde social, les écrivains qui sont aussi sociologues, ethnologues ou économistes ?
5Il faut remarquer d’abord que la place du terme ‘littérature’ dans le titre des ouvrages n’est pas anodine et témoigne d’enjeux sensiblement différents. Le volume littérature et sociologie rassemble des contributions de littéraires, auxquels se sont joints deux sociologues, qui cherchent « en quoi certaines approches sociologiques du texte littéraire tiennent compte de sa spécificité esthétique, enrichissent sa compréhension, mais aussi en quoi la littérature se nourrit depuis un siècle des réflexions sociologiques » [2]. Les contributions ont en commun (à l’exception de celle de N. Heinich) de prendre pour objet une littérature écrite après la naissance de la sociologie. L’enjeu concerne la littérature : il y va « de son statut comme discipline à part entière, susceptible d’interroger le monde au même titre que les autres sciences humaines, selon une épistémologie propre, irréductible aux autres » [3].
6Dans Économie et littérature à l’inverse, c’est l’économie qui est première. La période étudiée – première moitié du XIXe siècle – est celle au cours de laquelle, en Grande-Bretagne comme en France, la question économique supplante la question politique pour devenir « le cœur des interrogations sociales » [4]. Le développement du capitalisme, la transformation radicale de la vie économique à laquelle on assiste alors, mêlée au développement d’une pensée économique autonome forment le contexte, dans les faits et dans les idées, auquel les différentes contributions confrontent la littérature. Les contributeurs du volume exposent les réactions d’auteurs (canoniques ou non) contemporains de la période étudiée. Il s’agit là de savoir ce que des écrivains ont à dire, dans leur langage propre, de cette civilisation économique naissante et du discours nouveau qui l’accompagne. L’enjeu concerne l’économie : l’économiste – historien des faits ou des doctrines – interroge les écrivains sur son objet.
7Les contributions présentées dans ces deux ouvrages exposent des relations multiples voire contradictoires entre littérature et sciences sociales. Le roman peut fonctionner comme une pré-sociologie et même « se substituer à l’économie politique pour rendre compte de ce que celle-ci occulte ou ne peut saisir » : on pense évidemment à Balzac [5]. Au-delà du récit des conditions réelles d’existence de personnes imaginaires, la fiction informe aussi, et peut-être surtout, sur l’état et l’évolution historique des représentations symboliques des phénomènes et des institutions économiques [6]. La littérature populaire peut se faire instrument au service de doctrines économiques [7]. Économie et littérature peuvent coexister pacifiquement, comme chez Stendhal, De Quincey ou Lamennais [8] ; elles peuvent diverger, comme le montre la comparaison des réactions d’économistes et d’écrivains aux émeutes provoquées par la cherté des grains [9] ; elles peuvent s’opposer avec virulence, comme lorsque Dickens s’en prend à la philosophie utilitariste au fondement de la science économique [10].
8Les questions soulevées dans les textes réunis dans Littérature et sociologie relèvent, en grande partie, du débat sur la capacité – ou au contraire l’impossibilité – de la sociologie à rendre compte du champ littéraire et surtout de la spécificité de l’écriture littéraire [11]. Ce que littérature et sociologie ont en partage – une fonction critique, un discours sur le social – est-il plus fort que ce qui les distingue ? S’il existe une singularité du littéraire, faut-il la situer dans une « anthropologie négative » qui se jouerait hors de l’espace social [12], dans l’usage qu’elle fait de la langue [13] ou dans une épistémologie propre qui ferait de la littérature non « pas le tiers exclu d’un conflit des approches scientifiques sur le monde social mais un véritable partenaire dans le débat épistémologique » [14] ? Le statut de la littérature au regard des sciences humaines pose problème. On peut regretter, avec J.Dubois, que l’usage du texte de fiction par les sciences sociales, comme champ d’application de théories qui lui sont étrangères, comme document ou comme exemple venant en renfort d’une théorie, exclue « par avance qu’il puisse proposer une conception largement originale, étrangère au départ à toute discipline donnée » [15]. Mais ce regret ne suffit pas à expliciter ce que serait cette conception, à dire quelle pensée sur le social la littérature est susceptible de produire. Si des pistes sont esquissées [16], l’épistémologie dont la littérature serait porteuse n’est pas véritablement explicitée, peut-être du fait d’une trop forte volonté de rapprocher la littérature de la sociologie. D. Viart par exemple récuse l’opposition, « simpliste », entre la littérature qui se placerait du côté de l’individu et la science qui privilégierait le groupe ou la collectivité [17], au motif que la littérature, avec Zola, Jules Romains, mais aussi Claude Simon ou François Bon, est aussi capable de mettre en scène des figures collectives. Cela est juste mais ne doit pas dissimuler une autre opposition entre littérature et sciences sociales : la fiction n’est pas un discours abstrait et général mais au contraire toujours contextualisé et singulier. Cette singularité fait peut-être sa force ; elle pourrait l’amener à dialoguer aussi avec la théorie économique qui, elle, n’est jamais mentionnée dans le volume Littérature et sociologie sans même que cette exclusion soit discutée ou justifiée [18], comme si son appartenance au domaine des sciences humaines et sociales, aux côtés de la sociologie, de l’ethnologie et de l’anthropologie, n’était pas même envisagée.
9Qu’est-ce qui tant sépare ces littéraires des économistes ? Bien sûr, l’absence d’une tradition de dialogue : les liens entre littérature et sociologie, à travers les œuvres de Caillois, Bataille ou Leiris, sont plus anciens et plus essentiels que ceux qui existent, d’une manière qui semble toujours accidentelle et presque incongrue, entre économie et littérature : que de Quincey fût économiste ou que Stendhal se soit intéressé à Smith ne semble ni avoir imprégné leur œuvre littéraire, ni avoir affecté le développement de la théorie économique. Mais l’indifférence de la plupart des littéraires à l’égard de la pensée économique résulte aussi de causes plus profondes, et plus problématiques, qui tiennent à la volonté de scientificité de l’économie et au langage dans lequel s’expriment les idées. À tort ou à raison, la pensée économique est supposée s’exprimer soit en langage mathématique, soit dans le langage d’expert, codifié et stéréotypé auquel précisément s’oppose la littérature. À tort ou à raison, les économistes ont revendiqué un modèle de scientificité plus proche des sciences de la nature que des sciences humaines.
10Pourtant, l’économie partage avec la littérature une interrogation anthropologique sur l’individu, son désir de richesse, de pouvoir, de bonheur. Cette interrogation commune prend certes des formes opposées. L’homo œconomicus de la théorie économique orthodoxe est un être général, sur qui l’on peut tenir un discours qui transcende les singularités. A l’inverse, la littérature de fiction fait le récit de vies singulières qui ne peuvent prétendre à la généralité de la définition abstraite de l’individu. C’est précisément là qu’elle est précieuse pour l’économiste, parce qu’elle donne à penser, par les exemples singuliers qu’elle met en scène, la diversité des contextes qui font de nous des individus. Marthe Robert [19] a montré comment le roman de Defoe, Robinson Crusoé, s’il était concevable sous tous les horizons de la culture, ne pouvait être écrit que dans une société en mouvement, comme l’était la société marchande naissante du xviiie siècle anglais. Elle ne fournit pas là simplement une explication des conditions historiques d’apparition d’un récit ; elle ne suggère pas seulement de lire un texte de fiction comme lieu d’expression des représentations propres à une époque ; plus profondément, elle indique qu’une philosophie économique – celle qui se développe au xviiie siècle et parcourt toute l’époque moderne et contemporaine – s’invente dans une forme littéraire nouvelle – le roman. Si cette philosophie de l’agent a trouvé dans les sciences sociales, et tout particulièrement dans la théorie économique, une forme d’expression générale et abstraite, la littérature nous rappelle que la compréhension des comportements humains qu’elle a contribué à produire passe par leur représentation à travers des exemples, des illustrations, des symbolisations dans des actions singulières. Les sciences sociales, si récentes dans l’histoire des récits que le monde humain se donne de lui-même, et qui ont participé à l’invention du monde que nous vivons, peuvent trouver dans la littérature une forme plus générale de récit qui a, comme elles, largement contribué à produire les individus qu’elles étudient.
Notes
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[1]
En témoignent les contributions de Jacques Dubois et Nelly Wolf dans Littérature et sociologie, mais aussi le courant de la sociocritique, l’existence d’une sociologie du champ littéraire (à la suite des travaux de Bourdieu notamment) ou, dans un tout autre registre, d’une économie de la littérature.
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[2]
P. Baudorre et D. Rabaté, Littérature et sociologie, Avant-propos, p. 8.
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[3]
Ibid.
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[4]
F. Vatin, Économie et littérature, introduction, p.11.
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[5]
Cf. P. Lagneau-Ymonet et B. Ingrao (Économie et littérature).
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[6]
Cf. N. Heinich (Littérature et sociologie) et la discussion de C. Reffait sur les représentations de la Bourse (Économie et littérature).
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[7]
Cf. P. Bouche, C. Christen-Lécuyer et M. Herland (Économie et littérature).
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[8]
Cf. C. Boussuges, D. Becquemont et G. Labouret (Économie et Littérature).
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[9]
Cf. J.-P. Simonin (Économie et littérature).
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[10]
Cf. D. Picon (Économie et littérature).
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[11]
Cf. G. Sapiro, N. Wolf, R. Navarri et P. Mougin (Littérature et sociologie)
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[12]
Cf. L. Mattiussi (Littérature et sociologie).
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[13]
Cf. S. Bikialo sur la langue de Bernard Noël « contre la censure » et A. Roche sur l’opposition entre le toilettage des entretiens dans La misère du monde et les récits de François Bon (Littérature et sociologie).
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[14]
D. Viart, « Littérature et sociologie : les champs du dialogue », p. 28.
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[15]
J. Dubois, p. 38.
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[16]
Notamment dans les textes de J. Dubois, A. Roche et F. Bouchy.
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[17]
« Littérature et sociologie, les champs du dialogue », p. 19.
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[18]
Alors que la sociologie est présente dans Économie et littérature, dont l’un des coordinateurs (F. Vatin) est sociologue.
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[19]
Roman des origines et origines du roman, 1972, (2000) Gallimard.