Notes
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[1]
Je tiens à remercier Anne Eydoux, Martin Heidenreich, Karine Picot-Coupey les collègues du Clersé et les deux rapporteurs anonymes, pour leurs commentaires et suggestions.
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[2]
Cette thèse a déjà été défendue par la sociologie des organisations, par exemple par Crozier [1963].
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[3]
Cela explique la popularité des travaux étudiant des modèles de production alternatifs à celui de l’organisation taylorienne-fordienne [Bagnasco, 2006, p. 53 ; Piore et Sabel, 1984 ; Saglio, 1991].
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[4]
Le terme « jeune » est utilisé dans ce contexte pour désigner les entreprises récemment créées (celles qui ont moins de sept ans) et qui courent un risque élevé de disparaître. Parfois, le caractère « jeune » des entreprises est accentué par la jeunesse des entrepreneurs. Par exemple, les jeunes start-up Internet à la fin des années 1990 ont souvent été créés par des entrepreneurs jeunes, s’entourant d’une équipe de salariés jeunes, la part des vingtenaires et trentenaires y étant prépondérante.
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[5]
Ceci révèle toute l’ampleur des conséquences sociales de l’échec, la famille jouant un rôle décisif pour l’insertion économique et sociale des entrepreneurs [cf. Boutillier, 2005, p. 91-92].
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[6]
Granovetter [2000, p. 46-47] définit la force des liens de façon suivante : « la force d’un lien est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ».
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[7]
Selon le titre d’un article de Howard Aldrich et Martha Martinez, « beaucoup sont appelés, mais peu sont élus » (« many are called, but few are chosen ») [Aldrich/Martinez, 2001]. Une étude récente réalisée aux États-Unis sur la période de 1998-2005 montre qu’un tiers des entreprises nouvellement créées ne survivent pas les deux premières années, plus de la moitié (56 %) disparaissent au cours des quatre premières années, et plus des deux tiers (69 %) décèdent au cours des sept premières années [Knaup/Piazza, 2007]. Les disparitions sont particulièrement nombreuses dans le secteur de l’information où plus des trois quarts (76 %) des entreprises ont disparu sept ans après leur création [Knaup/Piazza, 2007, p. 4-5], ce qui ne veut pas forcément dire que toutes ces disparitions seraient des échecs. Headd [2003], analysant les fermetures des entreprises créées entre 1989 et 1992 aux États-Unis, estime qu’un tiers des disparitions ne sont pas des échecs. Le nombre des échecs est cependant beaucoup plus élevé si l’on tient compte des projets qui n’aboutissent pas à la création d’une entreprise.
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[8]
Selon la définition proposée par les durkheimiens Paul Fauconnet et Marcel Mauss en 1901, une institution est « un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux » [Fauconnet/Mauss 1969(1901), p. 150].
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[9]
Les exemples les plus courants de champs organisationnels sont les branches économiques. D’autres exemples sont les districts industriels, les macro-systèmes techniques, les réseaux inter-organisationnels, etc.
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[10]
Par exemple, le « Silicon Sentier » dans le Paris des années 1990 illustra bien ce phénomène mimétique [Dalla Pria/Vicente, 2006].
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[11]
Qui sont facilement perçus, dans la vie quotidienne, comme marginaux, déviants, voire « fous » [Aldrich et Fiol, 1994].
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[12]
Il faut préciser que cette capacité ne se réduit pas à son seul aspect « relationnel » ; elle renvoie aussi à la capacité d’interpréter la situation et d’exploiter les opportunités du moment de façon intéressée. Ces opportunités dépendent d’un certain nombre de variables (par exemple technologiques) que l’individu ne contrôle pas forcément.
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[13]
Les recherches de McGuire et Granovetter sur le développement de l’industrie électrique aux États-Unis montrent clairement le rôle crucial d’une mobilisation des réseaux sociaux [McGuire/Granovetter/Schwartz, 1993 ; Granovetter/McGuire, 1998]. L’analyse de Bruno Latour de l’échec d’un projet de métro automatique au Sud de Paris (ARAMIS) pointe la même problématique : ici l’échec s’explique par le manque de soutien social apporté au projet [Latour, 1992].
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[14]
Dans deux cas, il s’agissait de leurs proches collaborateurs.
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[15]
Les narrations encadrées sont nos résumés des cas étudiés, complétées ensuite par des extraits d’entretiens (sous forme de citations).
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[16]
Nom modifié.
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[17]
On en trouve des exemples en Bade-Wurtemberg, région peu dynamique autant en termes de créations que de faillites d’entreprises [Krauss, 1999], et caractérisée par la stabilité et la fermeture des réseaux interindividuels et interorganisationnels [Heidenreich/Krauss, 2004].
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[18]
Les trois créateurs disposaient de longues expériences professionnelles dans les milieux de production culturelle à Hollywood. L’un des créateurs était un ancien producteur de film, ayant travaillé avec des réalisateurs connus. Un autre avait fait carrière dans le domaine des médias et de la publicité, et disposait d’une expérience comme metteur en scène. Le troisième était producteur de musique et de clips vidéo.
1 – Introduction
1L’incertitude à laquelle sont confrontées de nombreuses jeunes entreprises est révélatrice de la dynamique des sociétés capitalistes actuelles. L’intérêt pour la prise de risque, considérée comme l’une des facettes clés de l’action entrepreneuriale, s’est amplifié à la fin des Trente Glorieuses lorsque les grandes entreprises fordiennes ont commencé à se trouver en difficulté. Celles-ci sont alors de plus en plus souvent considérées comme de grandes organisations bureaucratisées, incapables d’innover [2]. L’espoir se tourne alors vers des structures plus petites, apparaissant plus flexibles, plus dynamiques et plus novatrices [3]. Dès la deuxième moitié des années 1970, l’importance accrue des TPE et PME, ainsi que des créations d’entreprises, font naître des espoirs pour la résolution du problème du chômage auquel commencent à être confrontés les pays occidentaux [Birch, 1979 et 1987]. Par la suite, les recherches s’orientent vers l’étude de jeunes entreprises à croissance rapide, soulignant leur apport décisif pour la création de nouveaux emplois [Brüderl/Preisendörfer, 2000], en particulier dans des secteurs technologiques nouveaux. C’est dans ce contexte qu’on parle de société entrepreneuriale [Boutillier, 2005], la création d’entreprise y paraissant une alternative réelle au chômage [Giraudeau, 2007].
2Toutefois, la stratégie consistant à encourager les créations d’entreprises high tech – par exemple au travers des technopôles [Castells/Hall, 1994] – se heurte à de multiples difficultés aux conséquences non voulues, dont l’échec de jeunes [4] entreprises, une réalité brutale très présente dans les secteurs émergents. Malgré des projets technologiques ambitieux basés sur des idées originales, un nombre important d’entreprises se trouve de fait dans une situation extrêmement difficile. Ces projets en effet ne mènent pas toujours à une innovation, mais souvent au surendettement du créateur d’entreprise. Le cas typique est celui d’un entrepreneur accumulant les dettes, puis faisant faillite et se retrouvant finalement avec des dettes démesurées, après s’être investi corps et biens dans son projet. Les conséquences sociales en sont souvent dramatiques. Pour avoir tant misé – et perdu – sur son projet, un tel entrepreneur est facilement perçu comme égoïste par sa famille dont il perd le soutien, l’affaire se terminant par un divorce, voire l’éclatement familial [5].
3Ces conséquences de l’échec montrent bien la dimension sociale du problème de la création d’entreprise : l’acte de création est encastré dans de multiples relations sociales (personnelles et/ou professionnelles), la création d’entreprise se présentant comme une « affaire de réseau » [Bernoux, 1995, p. 76 ; Sainsaulieu, 1997, p. 152-153]. Autrement dit, un entrepreneur ne peut réussir seul comme acteur isolé, et la mobilisation des relations sociales s’avère cruciale pour l’accès à des ressources vitales pour son entreprise [Grossetti et al., 2006]. L’existence de liens sociaux forts [6] est indispensable, mais, selon Granovetter [2003], la pérennisation des entreprises nouvellement créées dépend en fait de ce qu’il appelle l’équilibre entre « couplage » et « découplage » [Granovetter, 2003, p. 184], c’est-à-dire entre encastrement et désencastrement social des relations économiques. Bien que la création d’entreprise nécessite des liens sociaux forts (les entrepreneurs doivent pouvoir compter sur une solidarité à toute épreuve), les obligations mutuelles résultant de ces liens forts doivent être bornées et complétées par des liens « faibles » sans quoi la jeune entreprise ne peut se développer.
4La présentation de notre analyse se fera en trois parties : tout d’abord nous esquisserons une analyse sociologique de l’échec, en nous référant aux travaux théoriques traitant de cette question et en mobilisant les concepts d’institution et de capital social. Ensuite, nous présenterons le terrain, la méthodologie et les hypothèses de la recherche, avant de proposer une analyse empirique de l’échec. Nous tenterons ce faisant de répondre à la question de savoir en quoi les institutions, créées et reproduites par l’ensemble des acteurs économiques, participent à la construction sociale de l’échec de nouvelles firmes pionnières, et dans quelle mesure les ressources sociales dont disposent les entrepreneurs leur permettent d’agir sur les incertitudes et les conséquences des échecs.
2 – Pour une sociologie de l’échec
5L’enquête part de l’observation suivante : les échecs de jeunes entreprises pionnières attirent peu l’attention du public, contrairement aux « success stories ». L’intérêt accru pour ces dernières contribue toutefois à dessiner une image incomplète, tronquée, de la réalité sociale. Les grands succès de quelques jeunes entreprises technologiques ne sont ni réalisables ni pensables sans les échecs d’un nombre très important de leurs consœurs, aspect souvent ignoré.
6L’analyse de l’échec est intéressante puisqu’elle prend comme objet une problématique au cœur de l’action entrepreneuriale, celle de la construction et reconstruction permanente des contextes institutionnels par les acteurs « entreprenants » qui ont comme but explicite de préparer un changement à venir. Ces acteurs cherchent à introduire des « nouveautés » en déviant des structures institutionnelles existantes, dans le but de les modifier ou d’en créer de nouvelles [DiMaggio, 1988 ; Fligstein, 2001 ; Wang/Powell 2005 ; Garud et al., 2007]. Par conséquent, nous interprétons leur « échec » comme le résultat d’un décalage trop important entre la stratégie d’action liée à un projet concret et les institutions dans lequel il s’inscrit, le décalage « limite » socialement supportable variant en fonction des ressources sociales dont dispose l’acteur.
7Nous allons d’abord présenter rapidement le traitement de la mort organisationnelle par les théories de l’organisation. Ensuite, nous esquisserons notre propre perspective d’analyse qui combine les approches institutionnaliste et entrepreneuriale. Dans ce but, nous expliquerons l’apport du courant néo-institutionnaliste de la sociologie des organisations et rappellerons la définition sociologique du concept d’institution. Pour finir, nous montrerons l’importance du travail relationnel et du capital social, concept central de notre analyse.
2.1 – La mort organisationnelle dans les théories de l’organisation
8Les travaux quantitatifs du courant écologique de la sociologie des organisations d’inspiration anglo-saxonne ont, depuis longtemps, souligné l’intérêt du phénomène de mort organisationnelle. La disparition des organisations (mesurée sous forme de taux de mortalité) y est considérée comme un phénomène normal et courant, faisant partie de la vie quotidienne des communautés organisationnelles. Au départ, Hannan et Freeman [1977] présentaient une version forte de l’argument écologique, insistant sur le rôle de sélection joué par l’environnement pour des organisations incapables de s’adapter. Des travaux ultérieurs reconnaissent le phénomène d’adaptation organisationnelle, c’est-à-dire la marge de manœuvre des acteurs pour mobiliser des ressources et saisir des opportunités. Une telle approche, que Howard Aldrich [1999] qualifie d’« évolutionniste » permet de rendre compte du caractère évolutif des phénomènes organisationnels, en intégrant à la fois des processus de sélection et d’adaptation. Cette sélection est de fait importante : les créations d’entreprises couronnées de succès sont très minoritaires, les disparitions et les projets abandonnés en chemin sont, eux, extrêmement nombreux [7].
2.2 – Le rôle des institutions
9L’incertitude à laquelle est confrontée une jeune entreprise est élevée. Dans le cas d’une entreprise pionnière, elle est encore plus marquée et résulte souvent d’un cadre institutionnel peu favorable ou d’un vide institutionnel. Nous partons de l’idée que les institutions jouent un rôle décisif dans la structuration et le formatage des incertitudes, et que les entrepreneurs tentent de réduire ces incertitudes en agissant sur les institutions. La notion d’institution est un concept clé pour les sociologues depuis les travaux fondateurs de Durkheim. Elle comprend des règles, des normes et des croyances, et plus largement un ensemble d’usages établis [8] que les individus trouvent devant eux, s’imposant à eux et reproduits (et modifiés) à travers leurs actions. Les institutions ont leur origine dans la vie collective et elles participent en retour à organiser cette vie collective, lui donnant une certaine stabilité.
10Dans l’histoire de la sociologie, leur fonctionnement a été étudié sous différents angles. Certains ont considéré leur caractère coercitif et extérieur (normes, rôles, contrôles et sanctions) comme essentiel pour expliquer la cohésion sociale, en particulier les premières générations de sociologues « institutionnalistes ». D’autres ont surtout mis l’accent sur leur dimension cognitive, ouvrant la voie à une sociologie de la connaissance [Berger et Luckmann, 1966 ; Douglas, 1999]. Celle-ci suppose que les institutions prennent un sens subjectif pour les individus (en même temps qu’elles représentent une réalité objective). En sociologie des organisations, cette perspective est adoptée par le courant néo-institutionnaliste américain qui met l’accent sur le côté non réflexif de l’action et sur l’importance des routines et habitudes, c’est-à-dire sur des schèmes de classification organisationnels, des typifications réciproques d’actions habituelles, des évidences et des mythes [Meyer et Rowan, 1977 ; DiMaggio et Powell, 1991]. Ces routines organisationnelles et perceptions de la réalité, supposées aller de soi, sont considérées comme une forme institutionnalisée de savoir.
11Pour expliquer l’homogénéité des modèles de comportement et de perception dans un espace organisationnel concret, les sociologues de ce courant ont développé le concept de « champ organisationnel » [9] qui établit un ordre cognitif et un classement de ce qui y est considéré comme sérieux, pensable et légitime. La question de la légitimité devient ainsi cruciale : les pratiques organisationnelles des autres acteurs sont imitées [10] ou reprises, non parce qu’elles seraient rationnelles et efficaces, mais parce qu’elles sont reconnues comme légitimes, augmentant les chances de survie (ou d’accès à des ressources stratégiques). Cela va de pair avec une structuration sociale des connaissances même techniques, c’est-à-dire une réduction des alternatives envisageables qui, souvent, apparaît sous forme de contrainte technique (dépendance de sentier technologique).
12Bien des travaux « néo-institutionnalistes » ont insisté sur les seules tendances d’homogénéisation des champs organisationnels. Nous adopterons une démarche différente, afin de tenir compte des processus dynamiques en œuvre dans ces champs d’action. La figure de l’entrepreneur créatif, ou « entrepreneur institutionnel » [Garud et al., 2007 ; DiMaggio, 1988 ; Fligstein, 2001] vise à la fois les dimensions entrepreneuriale et institutionnelle, permettant de rendre compte de la normalité du phénomène des entrepreneurs non conformes [11], et reconnaissant l’existence d’un balancement continuel entre sens institué et création de sens nouveau [Giddens, 1987]. Nous intégrons donc dans l’analyse à la fois l’entrepreneur en tant qu’acteur et les institutions contraignant et habilitant l’action.
2.3 – Le rôle du capital social
13Le travail relationnel et le capital social représentent des ressources importantes des jeunes entreprises pionnières, intensives en connaissances, pour affronter l’incertitude. Le concept de capital social a, depuis les années 1990, suscité de nombreux débats, notamment dans les pays anglo-saxons [Bevort/Lallement, 2006 ; Ponthieux, 2006]. Bourdieu l’avait déjà introduit dans ses travaux dès les années 1970, le concevant comme une ressource permettant aux acteurs d’accumuler des profits matériels et/ou symboliques dans des champs d’action [Bourdieu 1980]. Selon sa conception, le capital social est transformable en d’autres formes de capital (culturel, économique) et vice versa, et les acteurs doivent l’entretenir (le faire « travailler » en quelque sorte, comme un capital d’argent) – pour ne pas le laisser dormir et éviter l’obsolescence. Le capital social ne renvoie pas seulement à un processus d’accumulation individuelle des ressources. Sur le plan collectif, il lie les acteurs individuels à des collectifs, crée des interdépendances et des frontières sociales, et fonctionne à la fois comme ressource de structuration des rapports sociaux, de mobilisation, de communication et de reconnaissance. Il constitue une ressource importante pour affronter les incertitudes techniques ou économiques et pour réaliser des projets en commun.
3 – L’encastrement social de l’activité entrepreneuriale
14La problématique de l’encastrement social de l’activité entrepreneuriale est au centre de notre enquête empirique. Nous reviendrons ici sur cette problématique et sur nos hypothèses de recherche avant de présenter notre terrain et notre méthode d’enquête.
3.1 – Problématique et hypothèses
15Nous partons des échecs organisationnels en postulant qu’ils s’expliquent largement par un défaut d’encastrement social. Afin d’identifier facilement ces échecs, on se concentrera sur leur forme extrême qui met en jeu la survie de l’organisation. L’échec est interprété comme le résultat d’un décalage trop important à l’égard des pratiques d’un champ organisationnel donné, le risque variant en fonction du degré d’institutionnalisation de ce dernier. Ce risque augmente non seulement lorsque le projet d’innovation affronte un ordre institutionnel bien établi, mais aussi lorsque ce dernier fait défaut et est entièrement à construire. Ce double phénomène, apparemment paradoxal, peut être vu comme le fruit de ce que Giddens [1987, p. 74-75] a appelé la « dualité du structurel », soulignant le caractère « à la fois contraignant et habilitant » des structures institutionnelles. Autrement dit, les créations d’entreprises pionnières représentent de véritables projets d’institutionnalisation. L’entrepreneur institutionnel créatif ne réussit que s’il arrive à créer du sens nouveau, compris des acteurs influents du champ. Selon Neil Fligstein, cela suppose des « compétences sociales », c’est-à-dire la capacité d’un acteur d’en motiver d’autres pour coopérer et s’engager dans l’action collective [12] [Fligstein, 2001, p. 105-107]. Il faut à l’entrepreneur au moins un acteur dominant qui se reconnaisse dans son projet, y croie, et soit prêt à l’aider pour créer les conditions sociales et institutionnelles lui permettant d’être entendu.
16Les notions de compétences sociales et de capital social sont étroitement liées, bien que distinctes. Elles s’avèrent particulièrement pertinentes pour l’analyse des univers sociaux caractérisés par de fortes incertitudes. Nous supposons que, dans de tels univers, compétences sociales et capital social peuvent jouer le rôle de ressources décisives pour compenser ou réduire les incertitudes. L’enjeu pour les entrepreneurs est de tisser des relations sociales autour du projet, puis d’élargir et de mobiliser son réseau afin de pouvoir imposer socialement la solution technologique défendue. [13]
17Notre analyse empirique s’efforce de mettre en évidence les différentes configurations institutionnelles qui amplifient le risque d’échec.
3.2 – Terrain et méthodologie de l’enquête
18Notre travail d’enquête s’appuie sur des entretiens semi-directifs menés auprès de douze entrepreneurs [14] (et de leur entourage) qui ont tous connu ou frôlé l’échec, réalisés en Californie (États-Unis) et dans le Bade-Wurtemberg (Allemagne) entre 1996 et 2003. Ces régions ne sont pas choisies au hasard : elles sont emblématiques, durant cette période, d’une activité novatrice forte et d’un tissu techno-industriel de pointe, hautement compétitif. Les jeunes entreprises étudiées appartiennent au domaine des technologies de l’information et de la communication et se distinguent par des services et produits basés sur un niveau de connaissances (technologiques ou / et culturelles) élevé. En Californie, nous avons choisi des entreprises de la Silicon Valley imbriquées dans la culture technologique du lieu, et de la région de Los Angeles du milieu des productions culturelles (à Hollywood, Santa Monica, Culver City). Dans le Bade-Wurtemberg, nous avons choisi des entreprises d’électronique et de logiciel, situées dans la grande région de Stuttgart.
19Nous retenons les cas les plus significatifs ici nommés : E-sign, Silicon Valley, Online-banking, Hollywood, Vod (vidéo à la demande).
4 – L’analyse empirique de l’échec
20Notre analyse empirique de l’échec partira des difficultés des entrepreneurs à agir sur leur environnement institutionnel, en soulignant les contradictions avec les institutions existantes et le pouvoir des acteurs économiques établis. Ensuite, elle analysera l’instabilité des nouvelles pratiques et le problème de l’incertitude. Enfin, elle mettra en évidence le rôle crucial du capital social (celui de sa reproduction et de son amenuisement).
4.1 – Les difficultés de l’entrepreneur à agir sur son environnement institutionnel
21L’une des entreprises que nous avons étudiées (E-sign) a échoué, parce que le créateur d’entreprise a sous-estimé la mise au défi d’agir sur les institutions et d’obtenir le soutien des acteurs économiques établis. Créée au cours de la première moitié des années 1990 dans le Bade-Wurtemberg, l’entreprise E-sign développa une solution technologiquement sophistiquée de « signature électronique ».
L’entreprise E-sign [15]
22Dans la pratique, la stratégie de cette petite entreprise pionnière s’est heurtée à un soutien insuffisant des entreprises établies, si bien que son créateur a fini par faire faillite, ruiné financièrement. Dans cet exemple, c’est le code PIN – une technique couramment utilisée pour identifier et autoriser une personne, par exemple, au distributeur automatique d’une banque ou lors du paiement par carte de crédit – qui a fonctionné comme une institution, interdisant l’adoption de l’innovation proposée. Malgré les failles de sécurité démontrées de ce standard, le code PIN s’est avéré une institution extrêmement résistante. L’entrepreneur n’est pas, en dépit de ses efforts, parvenu à convaincre les grandes banques d’abandonner ce standard. Bien que très intéressés, les responsables de la banque qu’il a cherché à convaincre n’ont pas voulu s’engager dans le projet. En ce qui concerne l’identification d’une personne par signature électronique aux guichets automatiques, la banque était déjà liée aux fabricants de distributeurs automatiques de billets : les techniques établies pour identifier une personne par code PIN étaient encastrées dans un système plus large d’organisations et de relations d’interdépendance, rendant difficile l’introduction d’une innovation pointue susceptible de bouleverser le système technologique tout entier. Les enjeux financiers du changement ont également joué un rôle : il aurait été extrêmement coûteux de le mettre en pratique.
« Nous avions déjà développé un prototype qui, finalement a été présenté à quasiment toutes les grandes banques et compagnies d’assurance. La présentation du prototype a suscité un grand intérêt, cependant personne n’était prêt à financer le projet. La X-Bank [16], par exemple, a fait savoir qu’elle serait prête à une utilisation expérimentale d’un tel prototype en interne – sur un distributeur de billet automatique réservé à ses salariés. Toutefois, les responsables voulaient d’abord que le système soit plus mûr. Finalement, nous n’avons pas réussi à l’introduire auprès des banques et des assurances, parce que les dirigeants se réfèrent toujours aux producteurs des distributeurs automatiques dont ils sont les clients. Ce sont des relations difficiles à briser. Cela veut dire que les utilisateurs ne prennent pas d’initiative pour faire avancer les choses, ils ne s’intéressent pas eux-mêmes aux différentes solutions technologiques possibles […] Les grandes entreprises préfèrent plutôt investir dans les technologies déjà connues qu’elles maîtrisent. »
24Les acteurs économiques interrogés expliquaient souvent leur non-engagement en termes techniques (par exemple contestant la faisabilité technique du projet ou la maturité de la technologie). En réalité leurs arguments contre l’approche « inhabituelle » de la jeune entreprise illustrent bien une problématique que Karl Mannheim [(1929) 1978] avait appelée celle de la connaissance ancrée (Seinsverbundenheit). Les prises de position, même celles à première vue les plus techniques, ne sont pas « neutres » ou purement « techniques », mais traduisent également le niveau d’implication et les jeux de pouvoir des acteurs dans un système technique bien établi.
25Cette problématique vaut aussi pour la plupart des autres cas d’échec analysés. L’ordre institutionnel procurait du pouvoir aux entreprises établies qui avaient tout intérêt à défendre le statu quo. Le caractère politique des rapports entre newcomers et incumbents se manifeste surtout dans les cas où la jeune entreprise se trouve en opposition aux intérêts vitaux d’une ou plusieurs entreprises établies et puissantes. C’était le cas de l’entreprise Silicon Valley.
L’entreprise Silicon Valley
« Les logiciels disponibles sur la Toile théoriquement auraient dû coûter moins chers que dans le magasin, parce que l’emballage représente en général 20 % du coût total. Donc, si vous n’avez pas de boîte ni de manuel, vous devriez être en mesure d’enlever ces 20 % dès le début. Néanmoins, nous n’avons pas réussi à vendre les logiciels moins chers, puisque les éditeurs de logiciels ne nous ont pas accordé un bon prix. Le problème était : […] les producteurs de l’époque […] se sont battus pendant plus d’une décennie pour la préinstallation de leurs logiciels sur les ordinateurs vendus dans le commerce, donc la distribution au travers les grandes marques tels que CompUSA, ou sur les PC de Dell, ou ceux de Gateway, Compaq, Hewlett Packard. Et ils ont payé tous ces gens pour la distribution ! […] Et tout d’un coup ce nouveau système de distribution est apparu, qu’on appelle Internet ! Ainsi, ils ont dit “…quoi ? – Vous savez que nous avons passé les dix ou quinze dernières années à tuer nos concurrents et à gagner la distribution ? Et maintenant nous avons un tout nouveau domaine de distribution ici ? C’est NON ! Je suis propriétaire de ce canal, je ne veux partager avec personne !” […]
Les producteurs ne voulaient pas que vous soyez plus proche de leurs clients qu’eux […] Maintenant, ici c’est l’une des choses drôles avec les logiciels : c’est comme un bien immobilier, chaque pièce est unique […] chaque logiciel était unique ! Donc, si vous voulez, par exemple, acheter un logiciel, ce n’est pas comparable à l’achat d’une voiture où il y a différents modèles dans chaque catégorie de prix. C’est plutôt : Je veux Microsoft Word, est-ce que vous l’avez ? Et vous dites : Il se peut que non, parce que Microsoft ne veut pas me le donner. […] Dans le domaine des logiciels, Microsoft – et j’ai eu bien des discussions avec eux, et avec les grands gars – ils avaient l’impression que les clients vont directement sur le site de Microsoft, parce que tout le monde veut des produits de Microsoft. »
27Ainsi, l’entreprise Silicon Valley n’a pu faire face aux grands éditeurs de logiciels qui lui barraient l’entrée. Après une série de déconvenues et de restructurations organisationnelles, toujours dans l’urgence, l’entreprise a fait faillite et a été rachetée par un concurrent vers la fin 2001.
4.2 – L’incertitude liée à l’instabilité des nouvelles pratiques
28Plusieurs cas étudiés montraient que l’échec peut également résulter d’un défaut des institutions. Cette problématique était présente notamment dans le premier exemple que nous avons développé (l’entreprise E-sign). Ici, il y avait non seulement une opposition fondamentale à certaines institutions (telles que le code PIN), mais aussi une grande incertitude concernant le cadre institutionnel à venir, régulant les pratiques émergentes :
L’entreprise E-sign
29Une autre entreprise (l’entreprise Online-Banking) que nous avons étudiée dans le Bade-Wurtemberg fournit un autre exemple : son échec résulte de la fragilité des nouveaux modèles d’affaires. Il s’agissait d’un éditeur de logiciels pour des applications bancaires en ligne, avec une approche orientée vers l’utilisateur final :
L’entreprise Online-Banking
30L’esprit de départ, qui caractérisait la « nouvelle économie » à la fin des années 1990, s’est révélé rétrospectivement comme une mode très volatile. En effet, au tournant des années 1990/2000, les nouvelles pratiques entrepreneuriales dans le domaine de l’Internet s’avéraient peu stables et très sensibles aux changements contextuels. Ainsi, les jeunes entreprises prenaient des risques élevés, la rationalité de leurs stratégies dépendant très fortement des comportements de l’ensemble des autres acteurs du secteur. Or à l’époque, les acteurs de la net-économie émergente ne pouvaient imaginer le développement de leurs entreprises autrement qu’avec l’objectif d’une croissance rapide en recourant massivement aux instruments de financement de dernière génération (obligations spéculatives permettant un endettement important, capital-risque, etc.). Cette configuration était à la base d’un surendettement de l’entreprise qui fut contrainte de déposer son bilan fin 2001 :
C’est dans ce dernier exemple qu’apparaît l’instabilité des nouveaux instruments de financement qui a conduit à la faillite de l’entreprise.« À l’époque, il y avait la théorie qui disait que le plus rapide dépasse le plus grand […] c’était l’idéologie qui a misé sur l’an 2030 […] S., [le PDG et créateur d’entreprise] avait une fois formulé l’objectif de devenir plus grand que SAP qui avait 20 000 salariés, alors que nous nous n’en avions que 700… Donc, on s’est dit qu’on ne réussira jamais à atteindre cet objectif si on n’est pas plus rapide. Et puis on nous a dit que pour grandir plus vite, il faut financer cela sur l’avenir, c’est-à-dire faire une levée de fonds. On a donc trouvé des investisseurs pour 100 millions de DM [plus de 51 millions d’euros] à qui on a garanti un rendement fixe de 11,5 % […] Finalement, on a échoué à cause de cela. C’était une auto-euphorie, c’est-à-dire nous avions vraiment cru dans cette stratégie. En 2000, quand l’entreprise X [une grande entreprise allemande] nous a fait une offre d’achat – ils nous ont proposé 1,5 milliard – S. pensait pouvoir faire grandir l’entreprise encore davantage. Il a refusé de vendre. Et nous avons donc fait cette levée de fonds de 100 millions sur 10 ans… Puis, quand il y eut les premiers messages disant qu’il fallait faire attention avec les entreprises Internet, nous avions le sentiment que cela nous ne concernait pas, puisque nous avions une très bonne technologie et jouissions d’une grande reconnaissance auprès de nos clients. Bien évidemment, nous avons vu qu’il y avait plein d’entreprises qui n’avaient pas de technologie. Mais, ceci ne contribuait qu’à renforcer notre sentiment d’être à l’abri de tout cela. Enfin, quant à cette obligation, nous avons eu le problème […] que le stupide investisseur, le gestionnaire de fonds […], qui ne connaît rien aux technologies, met tout le monde dans le même panier. Et ainsi les gens ont commencé à douter de notre avenir. Déjà ces doutes sont mortels pour une entreprise qui dépend de façon cruciale de sa croissance. Ces doutes ont ensuite conduit à nous empêcher d’assurer le paiement des 11,5 % de rendement. Lorsqu’il a été clair qu’on ne pouvait plus servir cette obligation, on ne pouvait plus opérer de façon normale. Cette obligation avait contraint l’entreprise à grandir rapidement ! Dès que cette croissance rapide a été remise en question, ne laissant espérer qu’une croissance à cadence normale, on avait déjà franchi le point critique et on s’est trouvé dans le rouge […] Dès ce moment, il était clair qu’on devait faire faillite pour se débarrasser de cette obligation… On a fait faillite fin 2001. »
4.3 – Le risque d’amenuisement du capital social dans des univers sociaux incertains
31En contraste avec les espaces d’interaction hautement institutionnalisés où les nouvelles entreprises très novatrices se heurtent à des barrières sociales importantes [17], les univers incertains valorisent les compétences sociales des entrepreneurs, c’est-à-dire leur capacité à ouvrir, percevoir et saisir de nouvelles opportunités au travers de l’interaction avec des acteurs clefs dans des réseaux interindividuels et interorganisationnels. Ici les compétences sociales contribuent à une utilisation et à un entretien « intelligents » du capital social – ressource cruciale pour nouer de nouveaux liens sociaux, pour insérer le projet d’innovation dans des structures sociales environnantes et pour mobiliser le soutien d’un réseau social. Un capital social fragile et exposé à un risque d’amenuisement oblige les acteurs à se préoccuper sans cesse de son entretien, ce qui suppose une « compétence sociale » particulière sans laquelle les acteurs risquent de perdre le soutien de la communauté.
32L’échec d’une jeune entreprise pionnière peut résulter d’un manque de cette compétence, qui peut se traduire par une mise à l’écart, voire une véritable exclusion de la communauté organisationnelle. Ce phénomène a joué un rôle dans l’échec de l’une des entreprises étudiées dans les milieux culturels de Hollywood à Los Angeles.
L’entreprise Vod
Les fondateurs visaient une solution technologique haut de gamme, privilégiant la distribution via Internet à haut débit, sous forme d’un service vidéo à la demande (VOD). Au début des années 2000, la technologie développée par l’entreprise était déjà très performante, permettant de distribuer des films par Internet avec une qualité d’image bien au-dessus de celle d’un magnétoscope VHS classique.
33L’entreprise bénéficiait de coopérations avec d’autres (sous forme d’engagements financiers ou de soutien technologique), dont quelques-unes de la Silicon Valley ; elle bénéficiait aussi de la participation des opérateurs de télécommunications et câblo-opérateurs, ainsi que d’une société internationale de télévision. En outre, elle profitait d’un capital social, à savoir des relations étroites de ses fondateurs avec l’industrie culturelle d’Hollywood. Ce dernier point avait été jugé essentiel par ses fondateurs qui cherchaient à obtenir de nouveaux films de qualité de la part des studios.
L’histoire du développement de l’entreprise Vod peut être résumée comme celle d’une volatilisation progressive du capital social de ses fondateurs, ces derniers se faisant progressivement exclure des communautés de productions culturelles dans lesquelles ils étaient au départ bien insérés. Incapables de percevoir et d’anticiper la concurrence des grands studios, l’entreprise s’était lancée dans une direction l’opposant à leur stratégie commerciale de long terme. Les relations se sont fortement détériorées par la suite, de sorte que l’entreprise Vod a eu de plus en plus de mal à obtenir des films de qualité à des conditions acceptables. Les studios, voulant contrôler eux-mêmes la distribution électronique de leurs produits, avaient commencé à lancer leur propre service Internet via une entreprise leur appartenant. Or, sans accès aux films des grands studios, l’entreprise Vod finalement a été contrainte d’arrêter son service en automne 2002.« Il est important pour l’entreprise d’être ici. Je pense que la proximité spatiale est extrêmement importante. Mais je pense que la familiarité, d’avoir eu affaire aux studios, est encore bien plus importante. De pouvoir appeler la personne qui est en position de pouvoir, et le fait qu’ils savent qui nous sommes, car nous avons déjà travaillé avec eux, c’est extrêmement important. Le fait que J. et R., qui ont créé l’entreprise, ont des relations avec tous les studios, parce qu’ils ont réalisé des films pour eux et parce qu’ils connaissent tous ces gens personnellement, cela leur ouvre les portes. Le monde des affaires du divertissement n’est pas grand ! Il est peut-être grand en termes de dollars, mais il est très petit en termes de personnes. Cela veut dire que cette familiarité est un grand atout pour notre entreprise… Les relations de J. avec les gens qui dirigent les studios ou qui y travaillent, et le fait de comprendre comment ils travaillent, c’est vraiment très important. »
4.4 – Le capital social comme ressource face au risque d’échec
34En Californie, les secteurs intensifs en connaissance montrent des relations sociales assez fluides, obligeant l’entrepreneur à les entretenir sans cesse. Cet investissement coûte du temps et de l’argent, certes, mais les entrepreneurs qui disposent d’un capital social accumulé pendant des années et qui parviennent à l’entretenir, semblent mieux protégés contre l’échec organisationnel. Nous avons pu observer ce phénomène dans l’exemple d’une entreprise située à Hollywood (l’entreprise Hollywood), dont l’activité nécessitait un travail relationnel continu très important :
L’entreprise Hollywood
35Son cas montre que l’encastrement social est bien le fruit d’un processus qui nécessite du temps et un entretien régulier du capital social. La créatrice d’entreprise s’occupait auparavant des achats de nouveaux films externes en tant que salariée d’un grand studio. En raison du développement du marché des films indépendants à la fin des années 1980, les grands studios cherchaient à s’informer pour ces achats. Pour cela, la créatrice assistait régulièrement, en personne, aux festivals du film les plus importants, où elle nouait des contacts avec des personnes clefs de l’industrie du film et constituait une banque de données sur les films pour créer son entreprise.
« C’est drôle, quand j’ai commencé, je connaissais tout. Parce que j’achetais ! […] Donc, je connaissais chaque producteur, je connaissais leurs numéros, donc je rassemblais juste mes propres données, je les entrais, puis je lisais les publications professionnelles […] donc je connaissais les numéros de téléphone de chacun. […] Ensuite, […] l’une des meilleures façons était d’utiliser les festivals comme un dispositif de marketing. Parce que nous avons pu mettre une annonce, et deuxièmement nous avons pu mettre un questionnaire dans chaque sac, donc chaque réalisateur qui assiste le festival le remplirait […] et puis ils recevraient immédiatement des appels téléphoniques […] Les festivals étaient très fertiles […] tout le monde me donnait des informations… »
37À la fin des années 1990, l’entreprise Hollywood traverse une phase très critique lorsqu’elle passe des moyens de communication classiques (rapports écrits, fax, téléphone) à la nouvelle technologie de l’Internet. Elle se trouve alors dans une situation mettant en jeu sa survie en raison de l’émergence de nouveaux acteurs dans la deuxième moitié des années 1990.
« Et puis, tout d’un coup, trois ou quatre entreprises ont proposé ce que je faisais comme un service sur Internet, et gratuitement. C’était un énorme moment pour nous ! […] C’était vraiment une énorme menace. Et ils voulaient tous nous racheter, parce que nous avions le contenu. »
39D’abord, ses dirigeants décidèrent de chercher un nouveau partenaire qui poursuivait une stratégie d’expansion. Après avoir vendu l’entreprise à ce partenaire, assez rapidement il est apparu que la vente mettait en danger sa survie. À la suite de la crise de la netéconomie au début des années 2000, l’acquéreur se vit contraint de réduire très fortement les coûts, notamment ceux des voyages : cela mettait en péril le modèle d’affaires, parce qu’une part considérable du travail nécessitait une activité relationnelle importante, demandant un échange continu en face à face.
« Et puis, ils voulaient qu’on arrête tous les voyages, parce que ça a l’air d’être une terrible quantité de déplacements. Si les gens ne vous connaissent pas, ils ne font pas d’affaires avec vous. On a dû sortir de là ! […] Nous savions que nous devions sortir l’entreprise de là, sinon on aurait été détruit […] et je n’avais aucun endroit où aller. Je veux dire, où iriez-vous à mon âge et ayant fait ce que j’ai fait ? Je ne voulais pas perdre cela. Ce sont mes annuités. Donc, je savais qu’on devait sortir de là. »
41Confrontés à cette situation, les deux entrepreneurs tentèrent rapidement de sortir du contrat de vente. Après avoir réussi le rachat de leur entreprise, ils ont adapté leur service aux nouveaux besoins de l’industrie du film. Ils ont surtout réduit leurs voyages pendant quelques mois pour pouvoir s’occuper des problèmes d’organisation et de management, ce que permettait leur enracinement social et professionnel.
42Cette entreprise est la seule parmi les cas étudiés qui ait réussi à survivre et à se développer de nouveau après avoir été proche de la faillite. Selon notre interprétation, le fait que cette entreprise ait échappé à la mort organisationnelle s’explique en partie par l’encastrement social et la reconnaissance des deux entrepreneurs auprès de la communauté du cinéma, fruit d’un long travail au cours des années, combinant compétences professionnelles et sociales avec capital social.
5 – Conclusion
43L’analyse empirique des différentes configurations institutionnelles amplifiant le risque de l’échec révèle plusieurs cas de figures. D’abord, l’échec peut résulter de l’incapacité de l’entrepreneur à modifier les institutions en sa faveur ou à en créer de nouvelles. Les causes peuvent en être multiples : un capital social insuffisant, un problème d’« entretien intelligent » ou de reproduction du capital social, une opposition trop forte aux institutions sociales existantes (par exemple, des standards technologiques établis, etc.), ou encore une absence d’institutions dans le nouveau champ technologique visé. Mais l’échec peut s’expliquer aussi par un changement rapide et radical des structures institutionnelles. Enfin, il est parfois lié à l’amenuisement du capital social.
44L’enquête montre tout d’abord l’importance du cadre institutionnel : même dans des domaines pionniers, les jeunes entreprises ont besoin d’un minimum de stabilité institutionnelle. Leur projet est institutionnel : elles visent à créer des structures permettant de soutenir et pérenniser leur modèle d’affaires. Les créateurs et équipes dirigeantes se transforment en « entrepreneurs institutionnels » afin de créer du sens nouveau, se cristallisant dans des usages et besoins nouveaux qui répondent aux produits ou services proposés par leur entreprise. Si, dans un premier temps les entrepreneurs luttent pour ce changement, ils n’en visent pas moins la stabilité à long terme, la création de marchés stables réduisant l’incertitude. Ce constat rejoint l’argument développé par Neil Fligstein [2002] selon lequel les marchés, de manière générale, tendent vers la stabilisation de leur organisation sociale. L’enjeu pour les entreprises pionnières est ainsi d’arriver à obtenir le soutien de la communauté des acteurs organisés. Dans cette perspective, beaucoup dépend de leur capacité à créer des liens sociaux et à mobiliser leur capital social.
45Notre enquête pointe le fait que le capital social des créateurs d’entreprise et de leur équipe dirigeante est une ressource cruciale pour faire face à des situations difficiles susceptibles de conduire à l’échec. Aujourd’hui, à l’ère du capitalisme high tech mondialisé, le capital social demeure essentiel pour mobiliser le soutien nécessaire à l’enracinement social d’une entreprise pionnière. Un ancrage fort dans un domaine professionnel donné, lié à un capital social constitué tout au long d’une carrière, facilite et accélère l’échange d’informations pertinentes, ainsi que l’identification et l’évaluation des opportunités, mais surtout l’anticipation du comportement des acteurs-clés. Toutefois, le coût d’entretien du capital social est important et nécessite beaucoup d’efforts pour éviter sa dévalorisation qui, comme nous avons pu le voir, peut conduire à la marginalisation des entrepreneurs et de leurs entreprises, voire à leur exclusion d’une communauté, les contraignant tôt ou tard à l’échec.
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Mots-clés éditeurs : encastrement social, création d'entreprises pionnières, entrepreneur institutionnel, échec organisationnel
Date de mise en ligne : 07/04/2009
https://doi.org/10.3917/rfse.003.0169Notes
-
[1]
Je tiens à remercier Anne Eydoux, Martin Heidenreich, Karine Picot-Coupey les collègues du Clersé et les deux rapporteurs anonymes, pour leurs commentaires et suggestions.
-
[2]
Cette thèse a déjà été défendue par la sociologie des organisations, par exemple par Crozier [1963].
-
[3]
Cela explique la popularité des travaux étudiant des modèles de production alternatifs à celui de l’organisation taylorienne-fordienne [Bagnasco, 2006, p. 53 ; Piore et Sabel, 1984 ; Saglio, 1991].
-
[4]
Le terme « jeune » est utilisé dans ce contexte pour désigner les entreprises récemment créées (celles qui ont moins de sept ans) et qui courent un risque élevé de disparaître. Parfois, le caractère « jeune » des entreprises est accentué par la jeunesse des entrepreneurs. Par exemple, les jeunes start-up Internet à la fin des années 1990 ont souvent été créés par des entrepreneurs jeunes, s’entourant d’une équipe de salariés jeunes, la part des vingtenaires et trentenaires y étant prépondérante.
-
[5]
Ceci révèle toute l’ampleur des conséquences sociales de l’échec, la famille jouant un rôle décisif pour l’insertion économique et sociale des entrepreneurs [cf. Boutillier, 2005, p. 91-92].
-
[6]
Granovetter [2000, p. 46-47] définit la force des liens de façon suivante : « la force d’un lien est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ».
-
[7]
Selon le titre d’un article de Howard Aldrich et Martha Martinez, « beaucoup sont appelés, mais peu sont élus » (« many are called, but few are chosen ») [Aldrich/Martinez, 2001]. Une étude récente réalisée aux États-Unis sur la période de 1998-2005 montre qu’un tiers des entreprises nouvellement créées ne survivent pas les deux premières années, plus de la moitié (56 %) disparaissent au cours des quatre premières années, et plus des deux tiers (69 %) décèdent au cours des sept premières années [Knaup/Piazza, 2007]. Les disparitions sont particulièrement nombreuses dans le secteur de l’information où plus des trois quarts (76 %) des entreprises ont disparu sept ans après leur création [Knaup/Piazza, 2007, p. 4-5], ce qui ne veut pas forcément dire que toutes ces disparitions seraient des échecs. Headd [2003], analysant les fermetures des entreprises créées entre 1989 et 1992 aux États-Unis, estime qu’un tiers des disparitions ne sont pas des échecs. Le nombre des échecs est cependant beaucoup plus élevé si l’on tient compte des projets qui n’aboutissent pas à la création d’une entreprise.
-
[8]
Selon la définition proposée par les durkheimiens Paul Fauconnet et Marcel Mauss en 1901, une institution est « un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux » [Fauconnet/Mauss 1969(1901), p. 150].
-
[9]
Les exemples les plus courants de champs organisationnels sont les branches économiques. D’autres exemples sont les districts industriels, les macro-systèmes techniques, les réseaux inter-organisationnels, etc.
-
[10]
Par exemple, le « Silicon Sentier » dans le Paris des années 1990 illustra bien ce phénomène mimétique [Dalla Pria/Vicente, 2006].
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[11]
Qui sont facilement perçus, dans la vie quotidienne, comme marginaux, déviants, voire « fous » [Aldrich et Fiol, 1994].
-
[12]
Il faut préciser que cette capacité ne se réduit pas à son seul aspect « relationnel » ; elle renvoie aussi à la capacité d’interpréter la situation et d’exploiter les opportunités du moment de façon intéressée. Ces opportunités dépendent d’un certain nombre de variables (par exemple technologiques) que l’individu ne contrôle pas forcément.
-
[13]
Les recherches de McGuire et Granovetter sur le développement de l’industrie électrique aux États-Unis montrent clairement le rôle crucial d’une mobilisation des réseaux sociaux [McGuire/Granovetter/Schwartz, 1993 ; Granovetter/McGuire, 1998]. L’analyse de Bruno Latour de l’échec d’un projet de métro automatique au Sud de Paris (ARAMIS) pointe la même problématique : ici l’échec s’explique par le manque de soutien social apporté au projet [Latour, 1992].
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[14]
Dans deux cas, il s’agissait de leurs proches collaborateurs.
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[15]
Les narrations encadrées sont nos résumés des cas étudiés, complétées ensuite par des extraits d’entretiens (sous forme de citations).
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[16]
Nom modifié.
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[17]
On en trouve des exemples en Bade-Wurtemberg, région peu dynamique autant en termes de créations que de faillites d’entreprises [Krauss, 1999], et caractérisée par la stabilité et la fermeture des réseaux interindividuels et interorganisationnels [Heidenreich/Krauss, 2004].
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[18]
Les trois créateurs disposaient de longues expériences professionnelles dans les milieux de production culturelle à Hollywood. L’un des créateurs était un ancien producteur de film, ayant travaillé avec des réalisateurs connus. Un autre avait fait carrière dans le domaine des médias et de la publicité, et disposait d’une expérience comme metteur en scène. Le troisième était producteur de musique et de clips vidéo.