Notes
-
[1]
André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913/ Paris, Imprimerie nationale, 1995, p. 590 et suiv.
-
[2]
André Siegfried, ibid., p. 590. Alain Lancelot a cette formule, pour les élections de 1889, marquées également par un taux d’abstention élevé : « Il semble qu’en 1889, l’espoir ayant changé de camp, l’abstention ait frappé une part notable de la gauche traditionnelle » (dans L’abstentionnisme électoral en France, Paris, Armand Colin, 1968, p. 99).
-
[3]
Alain Lancelot, ibid., p. 98 suiv.
-
[4]
François Goguel, Le Monde, 11 novembre 1981 ; F. Goguel, « Les élections législatives des 14-21 juin 1981 », dans Chroniques électorales. Tome III : La Cinquième République après de Gaulle, Paris, Presses de Sciences Po, 1983, p. 177-198 ; Jérôme Jaffré, « De Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand : France de gauche, vote à gauche », Pouvoirs, 20, 1981, p. 5-25 ; François Goguel, « Encore un regard sur les élections législatives de juin 2001 », Pouvoirs, 23, 1982, p. 135-143 ; Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel. Retour sur les élections du printemps 2001 », Pouvoirs, 24, 1982, p. 159-168.
-
[5]
François Goguel, « Les élections législatives des 14-21 juin 1981 », cité, p. 197 et suiv.
-
[6]
Jérôme Jaffré, « De Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand… », art. cité, p. 24 et suiv.
-
[7]
François Goguel, « Encore un regard… », art. cité, p. 139.
-
[8]
Jérôme Jaffré, « De Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand… », art. cité, p. 25.
-
[9]
Dans sa « réponse à François Goguel », Jérôme Jaffré débute ainsi : « Pour la génération de politologues à laquelle j’appartiens, François Goguel est, après André Siegfried, le maître de notre discipline. Mais… » (Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel… », art. cité, p. 159).
-
[10]
Alain Lancelot, Pierre Weil, « Les transferts de voix du premier au second tour des élections de mars 1967. Une analyse de régression », dans Les élections législatives de mars 1967, Paris, Armand Colin, 1971, p. 373 et suiv.
-
[11]
Jacques Capdevielle et al., France de gauche, vote à droite, Paris, Presses de Sciences Po, 1981.
-
[12]
François Goguel n’emploie l’expression qu’entre guillemets, en citant Jérôme Jaffré (François Goguel, « Encore un regard… », art. cité, p. 135).
-
[13]
Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel… », art. cité, p. 161.
-
[14]
Anne Muxel, « La poussée des abstentions : protestation, malaise, sanction », dans Pascal Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le vote de tous les refus. Les élections présidentielle et législatives de 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 137.
-
[15]
En 1998, l’enquête postélectorale de la SOFRES mettait en évidence un léger abstentionnisme différentiel au bénéfice de la droite : l’abstention était de 30 % chez les électeurs qui avaient voté à gauche aux législatives de 1997 contre 26 % parmi les électeurs de droite. Cf. Jérôme Jaffré, « Régionales et cantonales de mars 1998. Des élections de clarification », Pouvoirs, 86, 1998, p. 176.
-
[16]
Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel… », art. cité, p. 161.
-
[17]
Échantillon de l’opération « estimation » réalisée par le CERAPS pour France 3 Nord-Pas-de-Calais à l’occasion des deux tours des élections régionales.
-
[18]
Françoise Subileau, « Abstention », dans Pascal Perrineau, Dominique Reynié (dir.), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001.
-
[19]
Jérôme Jaffré, Anne Muxel, « S’abstenir : hors du jeu ou dans le jeu politique ? », dans Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les cultures politiques des Français, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 19 et suiv.
-
[20]
François Héran, « Voter toujours, parfois… ou jamais », dans Bruno Cautrès, Nonna Mayer (dir.), Le nouveau désordre électoral. Les leçons du 21 avril 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 351 et suiv.
-
[21]
Jean Chiche, Élisabeth Dupoirier, Gérard Grunberg, « La participation dans tous ses états (1986-1992) », dans Philippe Habert, Pascal Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le vote éclaté. Les élections régionales et cantonales des 22 et 29 mars 1992, Paris, Presses de Sciences Po, 1992, p. 165 et suiv.
-
[22]
Joseph Klatzmann, « Comportement électoral et classe sociale », dans Maurice Duverger, François Goguel, Jean Touchard (dir.), Les élections du 2 janvier 1956, Paris, Armand Colin, 1957, p. 254 et suiv.
-
[23]
Alain Lancelot, Pierre Weil, cité. Bernard Dolez, Annie Laurent : « Les reports de voix du premier au second tour des législatives de 1997. Une analyse des résidus », dans Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les cultures politiques des Français, op. cit., p. 401 et suiv.
-
[24]
Patrick Lehingue est à l’origine intellectuelle de cette recherche. Qu’il en soit ici remercié.
1 Deux ans après la vague bleue du printemps 2002, les Français ont-ils saisi l’occasion des élections régionales et cantonales de mars 2004 pour prendre « la parole » ou l’électorat de droite a-t-il seulement fait « défection » ? En d’autres termes, le corps électoral a-t-il basculé de droite à gauche ou les résultats des suffrages exprimés sont-ils d’abord la résultante d’une mobilisation différentielle de l’électorat ?
2 Au-delà de la compréhension intime des mécanismes du scrutin, l’enjeu n’est pas mince : il s’agit, ni plus ni moins, de s’accorder sur la lecture politique des résultats. À dire vrai, la question n’est pas neuve, mais aussi ancienne que la sociologie électorale elle-même. Dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, André Siegfried pose la distinction entre « élections de lutte » et « élection d’apaisement ». À propos des élections de 1881, 1893 et 1898, qu’il range dans la seconde catégorie, il note un « fléchissement de la coalition de droite […]. Mais, chose curieuse et digne d’être soulignée, ce n’est pas tant la colonne de la gauche qui s’en accroît que celle des abstentions […]. D’où cette conclusion, très importante par ses conséquences, que la victoire des républicains lors des élections de 1881, 1893 et 1898 n’est pas due tellement au progrès véritable de la gauche […] qu’au découragement de ses adversaires. L’élévation correspondante et significative des abstentions […] en est la meilleure preuve » [1]. Le mot n’est pas employé, mais la chose est décrite : pour lui, l’abstentionnisme différentiel constitue bel et bien la clef du scrutin. André Siegfried avance même une explication : « La période 1881-1893-1898 se caractérise par un découragement marqué de la droite, découragement qui la porte, soit à mollir son effort, soit à cacher son drapeau, soit même à ne pas présenter de candidats. Il s’ensuit dans l’ensemble de ses forces, une dépression frappante, véritable caractéristique de cette période d’apaisement » [2]. Plus tard, Alain Lancelot fournira la démonstration du bien-fondé de la thèse de Siegfried, en produisant à l’échelle nationale les cartes du progrès de l’abstentionnisme et du reflux de la droite entre les scrutins de 1877 et de 1881 [3].
3 La question resurgit après la séquence électorale du printemps 1981, qui s’achève avec l’élection d’une majorité absolue de députés socialistes à l’Assemblée nationale. L’existence d’un abstentionnisme différentiel lors des législatives du mois de juin fait l’objet d’une vive polémique. Les deux hérauts de la dispute, François Goguel et Jérôme Jaffré, défendent alors des positions diamétralement opposées, réitérées au fil de leur controverse dans de véritables mémoires en réplique [4]. François Goguel, dans des termes proches de ceux employés par André Siegfried trois-quarts de siècle plus tôt, estime que « la victoire de la gauche à ce scrutin s’explique […] essentiellement par, non pas l’augmentation de la proportion de ses électeurs par rapport aux inscrits, mais par un véritable effondrement, supérieur à 20 %, de celle de ces électeurs de droite » [5]. Il appuie sa démonstration par une série de chiffres (tableau 1), de même nature que ceux produits par André Siegfried pour fonder sa distinction entre élections de lutte et élections d’apaisement.
4 Jérôme Jaffré estime, lui, que « les cartes […] permettent de conclure à la forte indépendance » des progrès de l’abstention et des pertes de la droite. Mais il met surtout en avant le fait que, dans le sondage postélectoral réalisé par la SOFRES, « le taux d’abstentionnisme déclaré est le même (14 %) dans les électorats de gauche et de droite de l’élection présidentielle » [6], argument jugé au demeurant « sans valeur » par François Goguel [7]. Jérôme Jaffré en conclut que « la non-participation touche toutes les forces politiques ; la défaite de la majorité sortante ne tient pas à un abstentionnisme différentiel, mais au ralliement sur les candidats socialistes d’une partie de son électorat (10 à 15 %) » [8].
Gauche et droite de 1974 à 1981 (% des inscrits)
Gauche et droite de 1974 à 1981 (% des inscrits)
5 Mais François Goguel et Jérôme Jaffré ne s’affrontent pas seulement sur la lecture des résultats électoraux du printemps 1981. Ils mettent aussi en avant deux définitions différentes de l’abstentionnisme différentiel. Le glissement de sens qui s’opère alors au fil de la controverse marque, d’une certaine manière, un changement d’époque ; il témoigne d’une transformation du regard que la science politique jette sur les résultats électoraux. Rejouant, en quelque sorte, la querelle des « anciens » et des « modernes » [9], ce sont, en fait, deux manières différentes de « faire » de la sociologie électorale qui s’opposent.
6 Si l’on s’attarde sur les deux définitions de l’abstentionnisme différentiel qui nous sont alors proposées, on note que la première se réfère à la nature du mouvement électoral enregistré à une élection, considérée par rapport à un scrutin ou une série de scrutins antérieurs. La mobilisation d’un segment électoral serait plus forte ou, au contraire, moins forte que prévue, par rapport à un attendu. C’est ainsi que raisonnent André Siegfried et François Goguel, en comparant explicitement le niveau de la gauche, de la droite et de l’abstention avec leur niveau antérieur. Dans un jeu à somme nulle, ou presque nulle (en % des inscrits, la somme des trois agrégats tend vers 100 %), il est tentant de relier les variations marginales de la participation aux évolutions symétriques enregistrées par la gauche et/ou la droite. Cette approche était facilitée (pour ne pas dire autorisée) par la relative stabilité de l’abstention dans le temps. Mais elle était aussi commandée par l’inexistence ou le moindre développement d’autres méthodes d’analyse, issues du progrès technologique. Les calculs réalisés sur une population ou un échantillon d’unités territoriales étaient alors fastidieux ou limités : la première analyse de régression est réalisée en France à l’occasion des élections législatives de 1967 [10] ; l’utilisation des sondages postélectoraux à des fins scientifiques prend son essor avec la publication de France de gauche, vote à droite, au lendemain des élections législatives de 1978 [11].
7 Ce n’est sans doute d’ailleurs pas un hasard si l’expression « abstentionnisme différentiel » ne vient pas sous la plume d’André Siegfried ou de François Goguel [12], mais seulement sous celle de Jérôme Jaffré, pour qui elle signifie simplement qu’un « camp [est] beaucoup plus touché que l’autre » [13] par l’abstention. Dans cette perspective, l’abstentionnisme différentiel ne s’apprécie plus prioritairement dans le temps. Il se mesure d’abord au « jour J », grâce aux enquêtes d’opinion. L’approche proposée par Jérôme Jaffré interdit désormais de raisonner en termes de sur-mobilisation absolue ou de sous-mobilisation absolue d’un électorat. Elle s’inscrit dans une démarche relativiste, qui autorise simplement le constat d’un écart, d’une différence de mobilisation entre électorats. Lorsque les études d’opinion permettent de faire l’hypothèse d’un abstentionnisme différentiel, celle-ci est validée sur les données électorales elles-mêmes, en appréciant les pertes ou les gains relatifs des forces politiques en % des suffrages exprimés.
8 Quels que soient les mérites intellectuels respectifs des deux approches, force est de constater que l’éclatement du paysage politique, la hausse tendancielle de l’abstention et les mouvements de grande ampleur qui secouent périodiquement le corps électoral rendent aujourd’hui la seconde définition plus opérationnelle. Si l’abstentionnisme différentiel peut donc simplement être défini comme la propension de certains électorats à s’abstenir de manière plus importante que d’autres, jamais sans doute depuis 1981 cette question ne s’est posée avec autant d’acuité qu’en 2004. Peut-être parce que le recul de l’abstention par rapport aux régionales de 1998 (et, plus prosaïquement, son faible niveau par rapport aux prévisions d’avant scrutin) est, au même titre que la forte poussée de la gauche, l’un des deux faits marquants du 1er tour de ces élections régionales. Dès lors, la tentation est forte de mettre les deux phénomènes en relation.
9 Mais, si le scrutin de 2004 a bel et bien été marqué par un abstentionnisme différentiel, celui-ci ne se laisse pas facilement appréhender, car l’étude approfondie des données électorales montre qu’il est d’une nature plus complexe que prévue : par rapport à 2002, l’abstention croît certes plus fortement dans les terres de droite que dans les terres de gauche, mais la gauche a, dans le même temps, d’autant plus progressé que l’électorat restait mobilisé. Ce double mouvement provoque un « effet de brouillage » des données électorales, qui rend plus difficile la mise en évidence d’un abstentionnisme différentiel. Il rend également nécessaire la distinction de cette forme élaborée d’abstentionnisme différentiel vis-à-vis de sa forme classique, marquée par le seul « découragement » d’une fraction de l’électorat. Il oblige, enfin, à s’interroger sur la portée électorale du phénomène : si l’abstentionnisme différentiel existe bel et bien en 2004, il n’explique que partiellement le succès de la gauche.
Le « découragement » de la droite
10 En 2002, lors du premier tour de l’élection présidentielle, l’abstention avait légèrement plus pénalisé la gauche que la droite : selon le « Panel électoral des Français », elle était de 25 % chez les électeurs se positionnant « à gauche », contre 23 % chez ceux se positionnant « à droite » [14]. Évaluée en 2004 à l’aune des préférences partisanes, elle touche, cette fois dans des proportions identiques, les sympathisants du Parti socialiste (34 %) et ceux de la droite modérée (34 % pour l’UDF et 33 % pour l’UMP), tandis que l’extrême gauche et l’extrême droite peinent à mobiliser leur électorat. L’abstentionnisme différentiel, s’il existe, n’est donc pas perceptible dans les enquêtes d’opinion [15].
L’abstentionnisme par préférence partisane
L’abstentionnisme par préférence partisane
11 En se penchant sur le résultat du scrutin à l’échelle régionale, il n’est pas plus aisé à mettre en évidence (tableau 3). À l’exception de la Corse, où la mobilisation électorale est plus forte qu’à l’élection présidentielle, l’abstention progresse de 6 à 14 points selon les régions. Si elle est à peine plus forte qu’en 2002 en Île-de-France et en Aquitaine, où l’UDF avait imposé à l’UMP une primaire incertaine, elle progresse fortement dans quelques-unes des régions traditionnellement ancrées à droite : l’Alsace, la Lorraine, la Champagne-Ardenne, les Pays de la Loire ou encore la Basse-Normandie. Mais le lien entre les progrès de l’abstention et l’évolution du vote est difficile à saisir, sinon à établir. Dans les régions où l’abstention progresse le plus, la droite recule en Alsace et en Rhône-Alpes, mais enregistre un léger gain en Lorraine et en Champagne-Ardenne. Dans celles où l’abstention progresse le moins, elle fait mieux qu’en 2002 en Languedoc-Roussillon, ainsi qu’en Île-de-France et en Aquitaine, où la concurrence UMP-UDF a sans doute permis de fixer une partie de l’électorat conservateur. Elle recule, en revanche, en Poitou-Charentes et dans le Limousin.
Évolution 2002 (Présidentielle 1er tour)/2004 (Régionales 1er tour) en % des s.e.
Évolution 2002 (Présidentielle 1er tour)/2004 (Régionales 1er tour) en % des s.e.
12 Il faut descendre à l’échelle cantonale pour commencer à discerner vraiment l’abstentionnisme différentiel. Le tableau 4 est construit à partir des coefficients obtenus à l’issue d’une régression multiple effectuée à cette échelle. Selon les calculs réalisés à l’aide du logiciel Eden développé par Jean Chiche, l’abstention 2004 se nourrit non seulement de l’abstention 2002, mais aussi d’une part significative des votes qui, en 2002, s’étaient portés sur l’extrême gauche, l’extrême droite et la droite modérée. En revanche, le vote de gauche 2002 ne contribue guère à l’abstention 2004. La fonction qui, à l’échelle cantonale, « prédit » le mieux l’abstention 2004 par rapport au vote 2002 est la suivante :
13 Abstention 2004 = 0.37 (Exg 2002) + 0.19 (Droite 2002) + 0.32 (Exd 2002) + 1.00 (Abs. 2002) + constante
Matrice nationale des votes 2002 (présidentielle 1er tour)/ 2004 (régionales 1er tour) par cantons – 3818 unités
Matrice nationale des votes 2002 (présidentielle 1er tour)/ 2004 (régionales 1er tour) par cantons – 3818 unités
14 Mais, pour accepter de « suivre François Goguel dans sa démonstration » et faire sienne la thèse d’une victoire de la droite pour cause d’abstentionnisme différentiel, Jérôme Jaffré y mettait deux conditions : « Il faudrait que la progression de l’abstention corresponde à l’implantation traditionnelle de la droite et qu’elle soit liée à l’ampleur de ses pertes relatives par rapport à la gauche » [16]. En 1981, il estimait qu’aucun des deux phénomènes ne se vérifiait.
15 Qu’en est-il en 2004 ? Une analyse menée sur un échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais [17] fournit des indications précieuses. La première condition énumérée par Jérôme Jaffré est remplie : la progression de l’abstention varie bien selon l’orientation politique des bureaux de vote, comme le révèle une analyse par quartile. Dans les bureaux où la droite avait réalisé ses meilleurs scores en 2002, l’abstention croît de 11,9 points ; là où ses scores étaient les plus faibles, l’abstention progresse de seulement 8,8 points, soit une différence de plus de 3 points. On observe un différentiel symétrique dans les zones de force et de faiblesse de la gauche et de l’extrême gauche : ainsi, pour la gauche, l’abstention progresse de seulement 9,4 points dans les bureaux qui lui étaient les plus favorables en 2002 ; mais elle progresse de 12,4 points là où elle était le plus faible au premier tour de l’élection présidentielle. En revanche, l’augmentation de l’abstention ne semble guère structurée par le niveau du FN en 2002.
Évolution de l’abstention de la présidentielle 2002 (1er tour) aux régionales 2004 (1er tour) selon l’orientation politique (2002) des bureaux de votes. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote (BV) de la région Nord-Pas-de-Calais – Analyse par quartile
Évolution de l’abstention de la présidentielle 2002 (1er tour) aux régionales 2004 (1er tour) selon l’orientation politique (2002) des bureaux de votes. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote (BV) de la région Nord-Pas-de-Calais – Analyse par quartile
Un abstentionnisme différentiel ou des abstentionnismes différentiels ?
16 Il reste à vérifier la seconde propriété prêtée par Jérôme Jaffré à l’abstentionnisme différentiel : les progrès de l’abstention sont-ils liés aux pertes relatives de la droite, mesurées en % des suffrages exprimés ? Pour le savoir, nous avons distingué au sein de l’échantillon de bureaux de vote du Nord-Pas-de-Calais quatre quartiles, selon l’évolution de l’abstention entre 2002 et 2004 (tableau 6). À l’évidence, cette seconde condition n’est pas remplie : non seulement les pertes de la droite n’augmentent pas avec les progrès de l’abstention, mais l’on observe le phénomène rigoureusement inverse : la droite enregistre un léger gain (+ 0,6 point) là où l’abstention progresse fortement (+ 14,9 points), alors qu’elle recule (– 2,2 points) là où l’abstention progresse de manière modérée (+ 5,4 points). Pour la gauche, le constat est symétrique. Ses progrès, par rapport à 2002, sont inversement proportionnels à ceux de l’abstention : + 12,1 points dans le quartile où l’abstention bondit de 14,9 points, mais + 16,5 points dans celui où elle ne progresse que de 5,4 points.
Évolution du vote 2002 (présidentielle 1er tour)/2004 (régionales 1er tour) en % des suffrages exprimés selon l’évolution de l’abstention. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais
Évolution du vote 2002 (présidentielle 1er tour)/2004 (régionales 1er tour) en % des suffrages exprimés selon l’évolution de l’abstention. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais
17 Ce double mouvement (progrès de l’abstention plus marqué dans les zones de forces de la droite, mais rebond de la gauche inversement lié au progrès de l’abstention) ne ruine pas la thèse de l’abstentionnisme différentiel, même s’il en rend plus difficile l’intelligence. La seule façon de concilier ces deux résultats est d’admettre que la gauche tire d’autant plus bénéfice de l’abstentionnisme différentiel qui frappe la droite que le niveau de la participation reste élevé. Exprimées en terme politique, les choses deviennent plus simples : quand la gauche parvient à mobiliser le corps électoral (alors que la droite n’y parvient pas), le niveau de l’abstention progresse peu, mais l’abstentionnisme différentiel est important : les gains relatifs de la gauche (c’est-à-dire en % des suffrages exprimés) sont maximum. En revanche, quand la gauche éprouve à son tour des difficultés à mobiliser son électorat, l’abstention progresse de manière plus importante, mais l’abstentionnisme différentiel se réduit : les gains relatifs de la gauche sont alors plus faibles.
18 Pour comprendre ce phénomène, il faut se souvenir que l’on assiste en France, comme dans la plupart des pays occidentaux, à une hausse tendancielle de l’abstention [18] ; que l’abstentionnisme constant ne concerne qu’une frange restreinte de la population [19] ; que l’abstentionnisme stratégique et l’abstentionnisme de mobilité ou de transplantation sont de plus en plus répandus [20] ; que certains scrutins sont plus mobilisateurs que d’autres [21]. Dès lors, les progrès de l’abstention, de 2002 à 2004, ne sauraient être imputés au seul abstentionnisme différentiel. Il serait plus juste d’affirmer que le recul attendu de la participation s’accompagne, en l’espèce, d’un abstentionnisme différentiel qui frappe la droite, au pouvoir depuis presque deux ans. Ou, ce qui est sans doute politiquement plus exact (mais qui revient au même), que le recul de la participation par rapport à 2002 a été moins important que prévu, grâce à la mobilisation différentielle de la gauche.
19 Si l’on s’attache aux seuls effets de l’abstentionnisme différentiel, il faut donc distinguer deux cas. Soit il explique, à lui seul, la hausse de l’abstention par rapport à un scrutin de référence (abstentionnisme différentiel de type I) : s’il frappe la droite, comme en 1881, les gains relatifs de la gauche sont alors directement liés à l’augmentation du niveau de l’abstention. Soit l’abstentionnisme différentiel n’est qu’un des facteurs explicatifs de l’abstention (abstentionnisme différentiel de type II). Ses effets sont, dans ce cas, d’autant plus perceptibles que le niveau général de l’abstention progresse peu. Inversement, plus l’abstention progresse, moins l’abstentionnisme différentiel y a sa part : ses effets se diluent progressivement. Si l’abstentionnisme différentiel frappe la droite, comme en 2004, les gains relatifs de la gauche diminuent alors au fur et à mesure que l’abstention augmente et touche de manière identique tous les électorats (tableau 7).
La droite victime de l’abstentionnisme différentiel – Deux types d’abstentionnisme différentiel
La droite victime de l’abstentionnisme différentiel – Deux types d’abstentionnisme différentiel
Faible abstentionnisme différentiel, forts transferts électoraux
20 Il reste encore un mystère à éclaircir. Pourquoi l’abstentionnisme différentiel, que l’on parvient à isoler au niveau du bureau de vote ou au niveau cantonal, devient-il invisible à un niveau supérieur d’agrégation ? Trois types de réponses (ou d’hypothèses) peuvent être formulés.
21 Le premier type est d’ordre purement théorique. De même que l’électeur, le « non électeur » est un individu politiquement, socialement, mais aussi géographiquement situé. On sait, par exemple, depuis l’article séminal de Joseph Klatzmann, que le lien entre la classe sociale et le vote n’est pas distribué géographiquement de manière égale [22]. On sait aussi que les matrices nationales de reports de voix cachent des mouvements très disparates d’une unité territoriale à l’autre [23]. S’il y a une géographie de l’abstention, pourquoi n’y aurait-il pas une géographie de l’abstentionnisme différentiel, encore à découvrir, qui rendrait malaisée la saisie du lien entre la progression de l’abstention et les pertes relatives de la droite au niveau régional ?
22 La seconde catégorie d’hypothèses est d’ordre méthodologique. L’abstentionnisme différentiel classique se laisse(rait) facilement appréhender à l’échelle régionale, parce qu’il est uniquement structuré par le niveau de la droite et qu’il structure fortement les progrès de la gauche. L’abstentionnisme différentiel que l’on rencontre en 2004 est plus difficile à mettre en évidence à un niveau élevé d’agrégation parce que, si l’abstention progresse davantage dans les terres de droite, les gains relatifs de la gauche sont d’abord fonction de sa capacité à mobiliser son électorat. Pour le mettre en évidence, il faut descendre à un niveau suffisamment fin, pour neutraliser le « bruit » des données.
23 La troisième classe de réponses est d’ordre politique. L’abstentionnisme différentiel explique sans doute, pour partie, le succès de la gauche lors des élections régionales de 2004. Mais il ne saurait l’expliquer intégralement, ni même en constituer l’explication principale, comme le montre l’exploitation des résultats des bureaux de vote de notre échantillon « Nord-Pas-de-Calais ». Entre le quartile où la gauche enregistre ses plus gros rebonds par rapport à 2002 et celui où ses gains sont les plus faibles, le différentiel d’évolution n’est que de 2,4 points pour l’abstention (en % des inscrits). Mais il est de 2,7 points (en % des suffrages exprimés) pour l’extrême droite, de 3,2 points pour l’extrême gauche et de 6,3 points pour la droite modérée (tableau 8A). Les mêmes calculs réalisés sur la droite modérée montrent que, entre le quartile où elle résiste le mieux et celui où elle subit les pertes les plus importantes, le rebond de la gauche passe de + 9,6 points à + 18,5 points, soit un différentiel de près de 9 points (tableau 8B).
Évolution du vote 2002 (1er tour)/2004 (1er tour) en % des suffrages exprimés selon l’évolution du vote de gauche. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais
Évolution du vote 2002 (1er tour)/2004 (1er tour) en % des suffrages exprimés selon l’évolution du vote de gauche. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais
Évolution du vote 2002 (1er tour)/2004 (1er tour) en % des suffrages exprimés selon l’évolution du vote de droite. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais
Évolution du vote 2002 (1er tour)/2004 (1er tour) en % des suffrages exprimés selon l’évolution du vote de droite. Échantillon représentatif de 76 bureaux de vote de la région Nord-Pas-de-Calais
24 Ainsi, le débat n’est plus, comme en 1981 : abstentionnisme différentiel ou basculement à gauche d’une partie de l’électorat. En 2004, l’abstentionnisme différentiel et le basculement à gauche d’une fraction de l’électorat se sont conjugués pour apporter au PS sa plus belle victoire électorale depuis… 1981.
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26 Les progrès de l’abstention d’un scrutin à l’autre ne sont pas toujours uniformes. Observant les législatives en France à la fin du 19e siècle, André Siegfried distinguait déjà les « élections de lutte », où le corps électoral est fortement mobilisé, et les « élections d’apaisement », où l’on enregistre ce que nous appellerions aujourd’hui un abstentionnisme différentiel (de type I). À propos des élections locales, Jean-Luc Parodi distingue les « élections intermédiaires à impopularité gou-vernementale », plus susceptibles d’être marquées par un abstentionnisme différentiel (de type II), des « élections dégouvernementalisées », où la démobilisation a plus de chance de toucher tous les électorats. L’abstentionnisme différentiel fait ainsi le lien entre les deux distinctions, suggérant peut-être une typologie unique en quatre modalités, construite à partir de la nature de l’élection (nationale ou locale) et de l’ampleur de l’abstention (et du type d’abstentionnisme) enregistrée lors du scrutin. Plus concrètement, entre la pleine mobilisation du corps électoral et sa totale apathie, on retiendra que l’abstentionnisme différentiel contribue à faire pencher la balance, sous la Cinquième République, tantôt au profit de la majorité (dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler les élections de confirmation), tantôt au profit de l’opposition. À l’heure où les abstentionnistes sont parfois plus nombreux que les votants, cela nous rappelle que l’issue d’un scrutin dépend tout autant des électeurs qui restent à l’écart des urnes que de ceux qui choisissent de prendre part au vote [24].
Notes
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[1]
André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913/ Paris, Imprimerie nationale, 1995, p. 590 et suiv.
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[2]
André Siegfried, ibid., p. 590. Alain Lancelot a cette formule, pour les élections de 1889, marquées également par un taux d’abstention élevé : « Il semble qu’en 1889, l’espoir ayant changé de camp, l’abstention ait frappé une part notable de la gauche traditionnelle » (dans L’abstentionnisme électoral en France, Paris, Armand Colin, 1968, p. 99).
-
[3]
Alain Lancelot, ibid., p. 98 suiv.
-
[4]
François Goguel, Le Monde, 11 novembre 1981 ; F. Goguel, « Les élections législatives des 14-21 juin 1981 », dans Chroniques électorales. Tome III : La Cinquième République après de Gaulle, Paris, Presses de Sciences Po, 1983, p. 177-198 ; Jérôme Jaffré, « De Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand : France de gauche, vote à gauche », Pouvoirs, 20, 1981, p. 5-25 ; François Goguel, « Encore un regard sur les élections législatives de juin 2001 », Pouvoirs, 23, 1982, p. 135-143 ; Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel. Retour sur les élections du printemps 2001 », Pouvoirs, 24, 1982, p. 159-168.
-
[5]
François Goguel, « Les élections législatives des 14-21 juin 1981 », cité, p. 197 et suiv.
-
[6]
Jérôme Jaffré, « De Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand… », art. cité, p. 24 et suiv.
-
[7]
François Goguel, « Encore un regard… », art. cité, p. 139.
-
[8]
Jérôme Jaffré, « De Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand… », art. cité, p. 25.
-
[9]
Dans sa « réponse à François Goguel », Jérôme Jaffré débute ainsi : « Pour la génération de politologues à laquelle j’appartiens, François Goguel est, après André Siegfried, le maître de notre discipline. Mais… » (Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel… », art. cité, p. 159).
-
[10]
Alain Lancelot, Pierre Weil, « Les transferts de voix du premier au second tour des élections de mars 1967. Une analyse de régression », dans Les élections législatives de mars 1967, Paris, Armand Colin, 1971, p. 373 et suiv.
-
[11]
Jacques Capdevielle et al., France de gauche, vote à droite, Paris, Presses de Sciences Po, 1981.
-
[12]
François Goguel n’emploie l’expression qu’entre guillemets, en citant Jérôme Jaffré (François Goguel, « Encore un regard… », art. cité, p. 135).
-
[13]
Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel… », art. cité, p. 161.
-
[14]
Anne Muxel, « La poussée des abstentions : protestation, malaise, sanction », dans Pascal Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le vote de tous les refus. Les élections présidentielle et législatives de 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 137.
-
[15]
En 1998, l’enquête postélectorale de la SOFRES mettait en évidence un léger abstentionnisme différentiel au bénéfice de la droite : l’abstention était de 30 % chez les électeurs qui avaient voté à gauche aux législatives de 1997 contre 26 % parmi les électeurs de droite. Cf. Jérôme Jaffré, « Régionales et cantonales de mars 1998. Des élections de clarification », Pouvoirs, 86, 1998, p. 176.
-
[16]
Jérôme Jaffré, « En réponse à François Goguel… », art. cité, p. 161.
-
[17]
Échantillon de l’opération « estimation » réalisée par le CERAPS pour France 3 Nord-Pas-de-Calais à l’occasion des deux tours des élections régionales.
-
[18]
Françoise Subileau, « Abstention », dans Pascal Perrineau, Dominique Reynié (dir.), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001.
-
[19]
Jérôme Jaffré, Anne Muxel, « S’abstenir : hors du jeu ou dans le jeu politique ? », dans Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les cultures politiques des Français, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 19 et suiv.
-
[20]
François Héran, « Voter toujours, parfois… ou jamais », dans Bruno Cautrès, Nonna Mayer (dir.), Le nouveau désordre électoral. Les leçons du 21 avril 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 351 et suiv.
-
[21]
Jean Chiche, Élisabeth Dupoirier, Gérard Grunberg, « La participation dans tous ses états (1986-1992) », dans Philippe Habert, Pascal Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le vote éclaté. Les élections régionales et cantonales des 22 et 29 mars 1992, Paris, Presses de Sciences Po, 1992, p. 165 et suiv.
-
[22]
Joseph Klatzmann, « Comportement électoral et classe sociale », dans Maurice Duverger, François Goguel, Jean Touchard (dir.), Les élections du 2 janvier 1956, Paris, Armand Colin, 1957, p. 254 et suiv.
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[23]
Alain Lancelot, Pierre Weil, cité. Bernard Dolez, Annie Laurent : « Les reports de voix du premier au second tour des législatives de 1997. Une analyse des résidus », dans Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les cultures politiques des Français, op. cit., p. 401 et suiv.
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[24]
Patrick Lehingue est à l’origine intellectuelle de cette recherche. Qu’il en soit ici remercié.