Notes
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Texte présenté à la Journée IPSO sur Allergies, le 18 juin 2018, Paris.
1Je ne vous parlerai certes pas des allergies (réactions anormales du système immunitaire contre des éléments étrangers à l’organisme mais inoffensifs, mais de ce que Pierre MARTY a appelé en 1958 : « la relation objectale allergique » ou la « relation d’objet allergique » (Marty 1958)
2« Allergique » ici est plus à entendre comme une métaphore, car non superposable aux allergies en médecine. De plus tout allergique ne présente pas une telle relation d’objet et qu’on la retrouve en revanche chez nombre de sujets qui ne sont pas affectés d’allergies mais sont souvent des malades somatiques, céphalalgiques par exemple ou des états-limites.
3Pour ce faire je vais commencer par vous parler de Woody Allen pour qui j’ai une immense admiration. Ses films ont, à mon avis, plus promu la psychanalyse que toutes les conférences d’Outreach de l’IPA.
4Je vais me centrer sur ZELIG, film réalisé en 1983 dont le scénario campe l’histoire d’un jeune-homme dans l’Amérique florissante des années 30.
5Les deux principaux acteurs du film sont Woody Allen lui-même et Mia Farrow dans le rôle d’Eudora Fetchner, jeune psychiatre passionnée par l’étude de Freud.
6Leonard Zelig est un jeune homme Juif, né à New York de parents Ashkénazes récemment émigrés d’Europe de l’Est.
7Le petit Leo est en butte à l’antisémitisme des banlieues pauvres et aussi aux volées de coup de parents harassés qui ne cherchent qu’à survivre dans un environnement hostile. Il est cogné à l’école et battu à la maison où on lui serine que s’il se comportait comme un petit Américain il ne serait pas la « tête de Turc » à l’école. On le revoit jeune-homme dans des circonstances fort diverses. Soit élégant comme un rejeton de l’aristocratie Bostonienne parlant l’Anglais châtié de Cambridge et reçu dans des soirées huppées.
8Soit il apparaît dans un style plus populaire avec la langue des voyous dans quelque lieu de la pègre.
9Le film est remarquable car il ne raconte pas une histoire linéaire.
10Il est constitué de flash-back, d’aller-venues dans le temps, d’interview de célébrités ayant connu Zelig. Entre autres Bruno Bettelheim et Suzan Sontag…
11Personnage intrigant Leonard Zelig est, à un moment donné, recherché par la police New Yorkaise car porté disparu par sa logeuse à laquelle il doit quelques sous. On tarde beaucoup à le retrouver car Zelig est devenu serveur dans un restaurant de China -Town mais il est aussi devenu « asiatique ». Il est finalement reconnu, pourtant ses yeux se sont bridés, ses pommettes sont plus saillantes ; enfin c’est un Zelig Chinois que retrouve enfin la police.
12Le phénomène intrigue, est médiatisé, et Zelig est déféré dans un service de psychiatrie universitaire renommé. Là-bas il est soumis à des masses de tests divers et variés, somatiques comme psychologiques. On provoque une rencontre avec deux obèses. Sous les yeux d’un aéropage de psychiatres atterrés Zelig gonfle « à vue d’œil » ; mis en présence d’anorexiques il perd 20 kilos…
13Bref le cas de Zelig pose une problème à l’« establishment » de la psychiatrie Américaine. La presse s’en mêle, son cas fait la une des Journaux… Les plus hautes sommités psychiatriques donnent sur ce phénomène des conférences de presse. Le Professeur X affirme que Leonard Zelig souffre d’une tumeur au cerveau. D’après lui les jours de Zelig sont comptés. Mais c’est le Professeur X qui peu après, va mourir brutalement d’une rupture d’anévrisme…
14Le Professeur Y affirme, lui, qu’il s’agit d’une pathologie strictement mentale : « Surement un cas de schizophrénie » dit-il, mais quelques semaines après il présente lui- même une bouffée délirante et doit interrompre sa pratique…
15Bref, soudain le pauvre Zelig passe de l’état de « cas passionnant » à celui de « casse-tête » dont il vaut mieux se débarrasser. On veut le renvoyer de l’Hôpital Universitaire renommé mais le docteur Eudora Fetchner s’accroche. Se battant vaillamment contre ses pairs et ses supérieurs hiérarchique cette jeune psychiatre finit par obtenir la permission de poursuivre le traitement.
16Avec elle Zelig se transforme en psychiatre. Il discute des théories Freudiennes avec sérieux et brio…. Le docteur Eudora Fechner est de plus en plus perplexe. Elle tente le divan, le face à face, l’hypnose.
17Elle est envahie par la problématique de son patient. Elle en perd l’appétit et le sommeil et doit se confronter à l’opprobre de ses pairs et de ses patrons qui se moquent d’elle.
18Au comble du désespoir un jour lui vient une idée.
19Croyant faire n’importe quoi le Dr Eudora Fletcher invente une mise en scène psychodramatique. Elle joue devant Zelig être une « fausse psychiatre » se dit déprimée et désespérée, elle lui demande de l’aide.
20Zelig est très ému et totalement désorienté il exprime un vrai affect pour la première fois.
21Je ne vous détaille pas toutes les péripéties de ce scénario génial mais vais directement à la fin du film.
22Zelig a de nouveau disparu.
23Le docteur Eudora Fetchner erre totalement déprimée dans un New York confronté au début de la guerre en Europe et à la montée du nazisme. Elle cherche à oublier son patient dont elle sait maintenant qu’elle est éperdument amoureuse. Elle va au cinéma pour tenter de se distraire de son obsession. Durant les actualités qui portent sur les grandes manifestations de soutien à Hitler, elle croit soudain reconnaître la silhouette de Leonard Zelig juste derrière le Führer.
24Psychiatre intelligente elle réfléchit et se dit qu’un homme qui ne se sent personne peut fort bien trouver son compte fondu dans une masse de « suiveurs » ou de « fan ». Elle se rend donc immédiatement à Berlin et hante tous les meeting Nazi à la recherche de Zelig.
25Enfin un soir elle le retrouve. Quand il la reconnaît Zelig donne l’impression d’émerger d’un rêve ou d’un moment de grande confusion. Il se demande brusquement ce qu’il fait là et tombe dans les bras d’Eudora.
26Le couple d’amoureux fuit l’Allemagne Nazie ; les SS les poursuivent mais ils parviennent à dérober un petit avion et s’envolent vers les États-Unis.
27C’est Zelig qui pilote, il n’a aucune expérience mais Eudora a elle son brevet. Il lui dit qu’il peut donc conduire l’avion puisqu’il « est branché sur son inconscient à elle ».
28Ils atterrissent enfin en Amérique où ils sont reçus comme des héros et se marient en présence du président des États-Unis. Le film ne nous dit pas s’ils ont eu de nombreux enfants…
29Comme toute œuvre d’art un film est toujours à voir selon des primes variés, l’axe du conformisme exigé des émigrants Juifs est ici majeur. L’assimilation, ou non, des Juifs dans le milieu culturel ambiant est questionnée ici.
30Mais si je m’y réfère ici, dans cette journée, c’est bien que voyant Zelig en 1983 alors que je lisais pour la première fois La Relation d’Objet Allergique j’avais déjà été saisie et m’étais dit à l’époque qu’il faudrait en parler. Puis j’ai oublié.
31En effet Zelig n’est pas un simple caméléon, il se « contusionne » avec l’objet au point de lui faire perdre son altérité et ses repères. S’en suivent dans le film des identifications projectives croisées des plus troublantes.
32Pour en revenir à l’article princeps de Pierre Marty il nous y est dit que les personnalités allergiques ont des difficultés à reconnaître l’autre dans son altérité et à supporter une altérité qui implique des conflits. Aussi veulent -ils effacer la distance qui les sépare de l’objet afin d’en faire un « hôte permanent ». Si la tentative de rapprochement échoue cela déclenche une crise. La crise résulterait d’une régression jusqu’à un niveau de fixation antérieur, archaïque où sujet et objet ne sont pas bien différencié. La saisie immédiate d’un objet a-conflictuel, et non différent de soi, est l’activité essentielle de l’allergique. Dans « la saisie immédiate », identificatoire et projective, décrite par P. Marty il existe une similitude d’avec l’identification adhésive de Meltzer.
33Le déplacement libidinal massif du lien libidinal d’un objet à l’autre rend de plus les objets interchangeables.
34Dans la relation d’objet allergique il y aurait identification totale et massive du sujet allergique à l’objet : « Le sujet habite l’objet de la même façon qu’il est habité par lui ». L’échec de la tentative de rapprochement met le sujet en danger d’où la crise allergique : asthme, eczéma, urticaires, etc.
35Certains sujets, lors des crises traversent un état confuso-onirique, d’autres présentent des angoisses de dépersonnalisation, (comme Zelig). Dans un premier temps cette forme de relation d’objet consiste en une intrusion immédiate et massive de l’autre jusqu’à la confusion des identités, suivie dans un deuxième temps, par « l’aménagement » progressif de l’objet. Ce dernier n’est pas sans rappeler l’identification projective Kleinienne. J’y reviendrai à la fin de mon exposé.
36« L’aménagement » vise à réduire la distance jusqu’à l’indistinction par interpénétration sujet / objet. On peut se poser la question d’une parenté contradictoire de « l’aménagement Martinien » avec la désobjectalisation des borderline décrite par André Green où l’objet est désinvesti, non investi, mais également neutralisé.
37En revanche, chez les structures allergiques, une familiarité particulière avec l’inconscient explique une empathie surprenante. Quand survient une incompatibilité entre deux objets également investis, comme lors du complexe d’Œdipe, l’allergique se retrouve « écartelé » écrit P. Marty entre deux objets identificatoires. On assiste alors à la régression puis à la crise.
38Un autre motif de crise allergique est la perception imprévue d’un trait nouveau ou la disparition de d’un objet, même matériel, comme un changement de lieu ou de cadre. Un de mes patients avait débuté une crise d’eczéma un soir en début de séance. À une de mes questions Il avait répondu que « je n’étais plus la même ».
39Après plusieurs séances séance, nous avions enfin compris que l’éclairage de la pièce avait changé avec l’entrée dans l’été « sous des éclairages savant j’étais douce et accueillante ». Au grand jour il me voyait maintenant « dure et distante ».
40Bref pour Pierre Marty la crise allergique résulte d’une régression globale jusqu’à un niveau antérieur de fixation qui interrompt la régression et protège d’une désorganisation progressive ; ou d’une dépersonnalisation franche. Le foyer de fixation se constitue lorsque le sujet subit des traumatismes lors d’une phase archaïque ou règne encore l’indistinction sujet / objet.
41Michel Fain situait lui cette fixation primaire au niveau du deuxième organisateur de Spitz, « l’angoisse du huitième mois » ou « la peur du visage de l’étranger ». Le deuxième organisateur fonde la mise en place de la triangulation associée à un début de la différenciation sujet / objet.
42Dans son texte fameux Pierre Marty va jusqu’à parler d’« allergie (dite) essentielle » quand le sujet allergique aura un besoin impérieux de réaliser une fusion maximum avec l’objet jusqu’à un stade d’indifférenciation. L’allergique essentiel réagit sur un mode allergique aussi bien aux corps étrangers qu’aux ruptures affectives, réelles ou imaginaires. Il procède à une négation de l’absence de l’objet comme une négation de toute distance de l’objet, négation qui suscite la confusion chez l’observateur au cours de l’investigation clinique.
43Cette négation de l’absence de l’objet fait évidemment penser à une défaillance, ou faillite de « la structure encadrante de la mère » décrite par André Green.
44Me semble évidente la parenté du texte sur la relation objectale allergique avec l’article intitulé « Les Difficultés Narcissiques de l’Observateur devant le Problème psychosomatique » paru lui dans la Revue française de psychanalyse en 1952, donc six ans avant (Marty, 1952).
45En 2010 étudiant ce texte « à la loupe » en vue de le commenter pour l’International Journal of Psychoanalysis, Claude Smadja et moi avions vu une originalité profonde de ce texte qui concerne les observations et les réflexions de Marty sur le contre-transfert du psychosomaticien face au malade somatique même en théorie (Aisenstein, Smadja,2010)
46Celui-ci a, en raison de sa maladie d’une part, une représentation morcelée de son corps, et d’autre part, a tendance à supprimer la qualité d’altérité de l’objet avec qui il est en relation.
47Ces particularités du fonctionnement mental du malade ont pour conséquence de modifier le contre-transfert du psychosomaticien.
48Un double processus identificatoire se développe chez lui : d’un côté, il est conduit à éprouver intimement, par identification à son patient la destruction de son corps et la disparition de son image ; d’un autre coté il subit inconsciemment, de la part de son patient, un mouvement d’identification projective lié à l’effacement de sa qualité d’objet et de son altérité.
49Il s’agit d’une forme d’identification narcissique primaire où le sujet se projette, tout ou partie, dans l’objet, impliquant une confusion psychique avec l’objet et son attaque sous la forme de l’effacement de son altérité. Décrite ici comme une « difficulté » dans la rencontre avec le patient somatisant et l’idée de l’autodestruction qu’il engendre. Nous l’avions entendu comme un mécanisme très proche de l’identification projective de Mélanie Klein. Ces mouvements identificatoires complexes et variés contribuent à accroître les difficultés narcissiques du psychanalyste-psychosomaticien face au fait psychosomatique et au patient malade…
50Vous voyez donc que l’idée d’une attaque spécifique de l’altérité de l’objet par le sujet somatisant a précédé l’écriture de l’article sur la relation objectale allergique. Comme s’il fallait passer par la description d’une attaque qui déconstruit l’objet (le morcellement du corps évoqué en 1952) avant que de rendre compte d’une étape suivante : l’effacement de toute altérité et l’envahissement de l’objet au travers de son aménagement.
Clinique
51La patiente dont je vais vous parler est une très jeune-femme (23 ans) Coréenne venue à mon cabinet en 1985, je ne l’ai suivie que durant trois ans. Elle repartit brusquement à Séoul en m’en avertissant peu de temps avant son départ.
52Je ne suis pas particulièrement fière de ce traitement durant lequel je ressentais une confusion assortie d’un vague malaise.
53Je n’ai jamais pu comprendre comment Heikyong avait atterri chez moi.
54Quand je lui avais demandé qui me l’avait adressé elle m’avait répondu qu’elle était venue de Corée pour poursuivre une thèse sur l’œuvre cinématographique d’Eisenstein.
55Elle ajouta qu’elle habitait dans un foyer de jeunes filles rue d’Assas (ma rue, 4 numéros plus haut) pour perfectionner son français à l’Alliance Française (boulevard Raspail au coin de chez moi à environ 50 mètres).
56Elle ajouta avec un grand sourire qu’elle savait que le Chevalier d’Assas était un héros qui avait vaillamment défendu l’Auvergne, donc un homme très sympathique que nous partagions.
57J’étais abasourdie… Me sentant envahie et cernée, confuse.
58Il faut que j’ajoute qu’elle m’avait d’emblée parlé Anglais et que je lui avais sans réfléchir répondu dans cette langue.
59J’ai compris ensuite que c’était de ma part une lourde faute technique.
60En effet le rendez-vous téléphonique avait été pris dans un mauvais Français et j’aurais dû lui demander : « Comment savez -vous si je parle Anglais puisque vous ne m’avez pas posé la question ? ».
61Cela aurait introduit un soupçon d’altérité, mais hélas je m’étais bel et bien laissée embarquer dans la confusion.
62À la suite de cette consultation je me suis trouvée nulle mais j’ai senti qu’il n’était pas question de ne pas continuer ou de l’adresser sans la mettre en grand danger. J’avais craint un délire voire même un suicide. Je pensais alors surtout à la psychose.
63Je m’étais dit qu’il faudrait mettre un psychiatre dans le coup. J’avais une grande habitude des Psychothérapies de psychotiques mais surtout en institution.
64Là-aussi je n’ai compris que dans un deuxième temps qu’il me fallait désespérément un tiers introducteur d’altérité, pour moi si ce n’était pour elle.
65Lors de la seconde rencontre je lui proposais donc un travail psychanalytique une fois par semaine et lui dit que je souhaitais qu’elle voie aussi un psychiatre.
66Heikyong accepta tout avec un sourire extatique, qui n’était pas pour me rassurer.
67C’était un jeune-fille très grande, surtout pour une Coréenne, maigre mais musclée, avec quelque chose de très masculin dans l’allure.
68Je devais apprendre qu’elle était la troisième d’une fratrie de trois : une sœur de cinq ans plus âgée, maintenant mariée et mère, puis un frère qui avait trois ans de plus qu’elle et vivait aux États Unis.
69Elle m’expliqua que la tradition Coréenne veut que la dernière des filles reste célibataire au foyer pour soigner les vieux parents.
70Elle ne pensait pas déroger à la coutume mais voulais voyager, étudier et accumuler de belles expériences avant.
71Or son père était mort deux ans auparavant d’un infarctus que la mère reprochait à Heikyong. En effet elle était à l’université une militante activiste de gauche.
72Elle avait participé à toutes les marches et manifestations d’étudiants. Elle avait d’ailleurs été arrêtée et lourdement tabassée en prison.
73À une autre occasion elle me décrivit des sensations « d’ex-corporation » qui lui permettait de résister aux coups et aux tortures : elle se voyait à côté de son corps et ressentait les douleurs très atténuées, comme une sorte d’anesthésie.
74Son père, dont elle était la préférée, était fou d’angoisse pour elle ce que la mère reprochait violement à la jeune-fille.
75Elle me disait avoir aimé passionnément ce père doux, calme qui lui lisait des contes et l’aidait dans son travail scolaire. La mère était en revanche décrite comme une femme colérique, sans tendresse, parfois violente, inculte et constamment dans la revendication.
76La configuration œdipienne semblait évidente mais il semblait que la voie des identifications féminines avait été barrée.
77Une scène, souvenir écran, racontée plusieurs fois dans un halo étrange avec une facture de récit de rêve :
78Ses parents et elle dinent, elle est en face de son père, il règne une très belle lumière, la lumière des soirs d’été. La mère rentre en apportant un plat raffiné mais raté. Le père ne dit rien et mange, Heikyong dit que c’est bon mais pas succulent. La mère hurle contre elle, contre le père, contre son four, sa maison, sa vie, son mariage. Elle s’auto-excite et finit par briser des assiettes. Le père se lève, change de place et s’assied près de sa fille, lui entoure les épaules et se met à pleurer.
79La répétition à l’identique de la scène revient comme un rêve traumatique. On peut évidemment penser à un ratage de la scène primitive comme organisateur, cette dernière ne se constituant pas comme fantasme.
80À la suite de cette scène qu’elle situe entre 14 et 15 ans apparaissent des céphalalgies dont elle ne m’avait pas parlé d’emblée lors des premières rencontres.
81Quand je lui avais demandé pourquoi elle m’avait répondu qu’il ne fallait pas se plaindre et que de plus elle supportait bien la douleur physique.
82Après la mort du père Heikyong a été très déprimée, elle pleurait beaucoup la nuit. La mère chercha à se rapprocher d’elle ce qu’elle repoussait avec colère.
83Ses crises de céphalalgies se rapprochent et elle devient insomniaque.
84Un psychiatre de Séoul l’avait médicamentée.
85Pour ce qui est de nos séances elle était toujours ponctuelle et souriante, contente de sa vie à Paris. Elle me mettait moins dans la confusion bien que je restasse perplexe.
86Je continuais d’osciller entre diverses approches séméiologiques : borderline, fonctionnement psychotique, relation d’objet allergique sans allergies.
87Et en effet je me sentais souvent envahie.
88Lors d’une séance j’avais un gros pansement à la main. Elle me demanda comment je m’étais fait mal à sa main. Je repris « Non à ma main » et elle rit. Elle se plaignit néanmoins la fois suivante d’arthrose dans les doigts.
89Bref elle continuait de présenter ce que j’appelais « Un petit syndrome Zelig ».
90Vers la fin de la deuxième année elle rencontre un jeune-homme à la faculté. Il travaille aussi sur le cinéma, sur le cinéma Coréen, lui.
91Ils se voient beaucoup, fréquentent les mêmes cours, les mêmes bibliothèques et dinent souvent ensemble. Quelques mois après ils entament une liaison et Heikyong est radieuse.
92Je suis moi alarmée car je constate qu’elle n’a pas le moindre doute sur la pérennité de leur lien puisqu’ils sont « pareils, sentent les mêmes choses, ont les mêmes rêves ».
93Et en effet un soir lors d’un diner où elle évoque leur amour éternel et sans faille « puisqu’ils seraient comme deux jumeaux qui se retrouvent ». Le garçon prend peur et rompt brutalement le lendemain au travers d’une lettre.
94Heikyong est dévastée, ne va plus à ses cours, sanglote toutes les séances et me parle de se tuer.
95Je suis affolée car je prends ses paroles très au sérieux. L’excellent psychiatre qui la suit est lui aussi inquiet. Elle a perdu beaucoup de kilos et surtout ne dort plus. Il décide d’une hospitalisation dans un service psychiatrique où elle était restée 15 jours.
96Je la vois dès sa sortie, elle me semble plus calme, moins désorganisée mais ce qui la torture est de ne pas comprendre cette rupture. Elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas.
97Dans les mois qui suivirent nous avons pu, à ce propos, travailler autour de la notion d’altérité. Je lui avais dit que si elle se sentais « pareille » Georges lui se sentait probablement un peu semblable mais aussi diffèrent.
98Elle me demandait un jour : « Mais vous Madame vous me comprenez ? »
99Je lui avais répondu : « Je crois vous comprendre aussi avec mes différences ».
100Cela l’avait beaucoup troublée. Quelques mois plus tard elle me dit un jour avoir eu une terrible céphalée qu’elle relie d’emblée à un évènement. Elle correspondait régulièrement avec sa mère par courriel. Elle n’avait pas de logiciel Coréen, sur son ordinateur et depuis toujours les deux femmes correspondaient en Anglais. Soudain elle reçoit un long mail en caractères Coréens. Il s’agit d’une « surprise » de la mère, qui lui a offert et fait installer à distance, le logiciel avec les caractères Coréens.
101Elle décrit une crise d’angoisse massive, proche d’un état de panique qui débouche sur la céphalalgie. Elle est incapable de lire le courriel. Ferme l’ordinateur et le regarde comme s’il « contenait le diable ».
102Je lui demande si l’alphabet Coréen est trop proche ou pas assez ?
103Sa réponse m’avait à l’époque étonnée :
104« Ni l’un ni l’autre mais soudain c’était diffèrent et c’est insupportable ».
105Plusieurs questions se posent :
106Comment comprendre une première contradiction qui semble ne pas s’organiser en conflit ?
107Heikyong est libre, moderne, impliquée dans des mouvements insurrectionnels, vivant une sexualité sous le mode interchangeable de la camaraderie mais affirme ne pas penser à déroger à la tradition Coréenne et assister la fin de vie d’une mère qu’elle dit mépriser et haïr.
108S’agit-t-il d’un clivage ? Clivage fonctionnel qui la protègerait du conflit ? Clivage du moi qui témoignerait d’un fonctionnement psychotique ?
109Les céphalées signent, je crois, tant de l’érotisation de la pensée que de son barrage.
110Dans les séances le choix de l’Anglais pour correspondre entre mère et fille avait finalement été compris comme « une langue étrangère qui les rendait « semblables ».
111Je lui avais suggéré qu’il semblait en ce cas abolir surtout la différence des générations.
112Je crois qu’elle avait compris et elle me dit :
113« Alors on est plus deux adultes qui discutent mais elle est ma mère Coréenne qui me fait peur ? ».
114J’avais répondu « Coréenne mais étrangère, ce qui vous fait peur parce que vous ne supportez pas ce qui est différent.
115J’avais trouvé ce moment très intéressant.
116C’est hélas quelque temps après, son doctorat terminé et la mère étant « malade » qu’elle a décidé de rentrer à Séoul.
117J’ai toujours pensé que ce départ était aussi le fruit d’une résistance, résistance au changement ? à la dépendance ?
118J’ai aussi pensé que si je parlais le Coréen ce travail aurait été plus fructueux, ce qui m’a, je vous l’avoue, aussi amenée à me demander si je n’étais pas moi contaminée par l’horreur des différences de Heikyong.
119J’ai été attristée et déçue, et suis restée avec de nombreuses apories que je vous soumets aujourd’hui.
120La relation objectale allergique a été traduite en Grec en 2015 et publiée par Panos Aloupis, avec une introduction de moi et un commentaire remarquable par Marina Papageorgiou. Le tout dans un élégant petit volume
121Dans son texte M. Papageorgiou propose, à juste titre, une séméiologie différentielle entre relation objectale allergique et identification hystérique (. M. Papageorgiou, 2001et 2015)
122Il me semble que cette « étude comparative » s’impose.
123Je me suis donc tournée vers un dialogue ancien entre Michel Fain, spécialiste de l’identification hystérique, et Florence Guignard, éminente Kleinienne.
124Cet article « Identification Hystérique / Identification Projective » publié par la Revue française de psychanalyse (Fain, Guignard 1984)évoque les similitudes et dissimilitudes des identifications hystériques versus les identifications projectives.
125Il est composé de 6 longues lettres échangées par M. Fain et F. Guignard
126À ce dialogue sert de base un article de Jean Bégoin (1983) qui classait l’identification hystérique comme « une forme particulière de l’identification projective ». Le dialogue est difficile à résumer ici en raison de la complexité des échanges entre les deux protagonistes, je vais néanmoins essayer de vous en donner mon interprétation personnelle.
127De fait, et malgré son intérêt, cela restera ce que j’appelle « un dialogue de sourds » car aucun des deux n’a aucune intention de modifier quoi que ce soit de ses vues.
128De plus pour M. Fain la sexualité humaine a une structure hystérique, de ce fait pour lui l’identification hystérique est un modèle. Ce qui n’est pas le cas pour F. Guignard.
129Michel Fain commence par montrer les similitudes entre identification hystérique et ce qu’il propose d’appeler « pseudo-identification projective ».
130Ensuite il soutient l’idée, totalement fausse à mon avis, d’une corrélation entre identification projective et « identification dans la communauté du déni ». « Cette dernière provient directement de l’idéal d’un autre déniant une part de réalité » écrit-il (p. 517)
131L’identification projective vise en premier lieu à éradiquer ou denier l’affect douloureux puis à le projeter dans l’autre, je ne vois personnellement aucune parenté entre « communauté du déni » et identification projective mais cela peut être débattu.
132Dans sa réponse F. Guignard s’appuie sur un texte de J. Bégoin pour considérer que « la théâtralité, l’aisance à emprunter la voix, les mimiques et la gestuelle de l’autre ; Voire à s’approprier ses processus de pensée dans une immédiateté époustouflante, tout ceci procède bien de l’identification projective » écrit-elle (p. 517)
133Et elle conclut : « Votre concept de Communauté du déni me semble faire partie intégrante de l’identification projective », (p. 517) ce que j’avais moi vu comme erroné, mais nous en parlerons.
134Je dois vous avouer que je suis également surprise par la différence entre les descriptions de l’identification projective par J. Bégoin et F. Guignard et celle de disciples Londoniens actuels de M Klein comme Irma Bremann-Pick et Ron Britton.
135En revanche je vois une parenté entre identifications hystérique et projective dans une même utilisation de ce type d’identifications pour nier la différence d’avec l’objet vécue comme une perte ou un conflit.
136Avec Claude Smadja nous avions dans l’article de l’IJPA (2010) déjà noté cette proximité entre l’identification narcissique décrite par P. Marty en 1952 et l’identification projective de M. Klein.
137Dans la lettre numéro 3, M Fain approfondit la réflexion en se référant à ses travaux avec Denise Braunschweig. Soit à l’hypothèse d’un repérage par l’enfant au contact physique d’une mère désirante, ce qui ferait la base d’une identification hystérique précoce :» Elle proviendrait d’une reprise par le sujet de l’attrait exercé sur sa mère-femme par un tiers investi avant d’être perçu » (p. 519)
138Cette hypothèse d’une identification hystérique précoce me semble à la fois très juste et donnerait à l’identification hystérique une antériorité sur l’Identification Projective.
139Ce à quoi F Guignard répond dans la lettre 4 :
140« L’identification hystérique précoce que vous décrivez me semble pouvoir se comprendre comme la forme spécifique que prend l’identification projective au moment où le bébé réintrojecte une mère désirante » (p. 520) et elle parle de l’Œdipe précoce situé par Mélanie Klein dans le deuxième semestre de la vie de l’enfant.
141J’arrête ici la relation du dialogue car les lettres 5 et 6 comparent les positions schizo-paranoïde et dépressives d’avec le travail du rêve et le double retournement pulsionnel, tout cela s’éloignant de notre propos de ce jour soit la relation objectale allergique.
142La question étant pour moi : peut-on parler d’un chiasme identification hystérique / relation objectale allergique compte tenu d’une parenté de ces deux entités cliniques avec l’identification projective ?
143Sur le plan de la clinique je veux rappeler que pour Mélanie Klein l’utilisation de « l’identification projective » est ce qui lui permet de faire l’économie du contre-transfert. Ceci fut la cause de la rupture avec Paula Heymann lors de la parution en 1949 de son article princeps sur le contre-transfert (Heimann, 1950)
144Chez Pierre Marty dans son article de 1952 sur « Les difficultés narcissiques de l’observateur… » c’est bien du contretransfert qu’il parle, même s’il ne le nomme pas comme tel.
145Pour terminer donc je reviendrai à la clinique en utilisant les deux patients que j’ai évoqués, le patient de Woody Allen : Leonard Zelig et ma patiente Heikyong.
146Chez Zelig l’empathie, l’aisance à s’approprier les processus de pensée, les mimiques et l’intonation de l’autre, son habitus, dans une immédiateté hallucinante me semblent du côté de l’identification hystérique.
147Me parait cependant du côté de la relation allergique la confusion qu’il induit en l’autre et qui met en péril l’altérité de ce dernier.
148Ces deux modes apparemment opposés m’amènent à me demander si on peut imaginer une régression de l’identification hystérique à la relation objectale allergique ?
149P. Marty n’y fait pas allusion et M Fain le nie en écrivant : » elles ne se situent pas dans une succession linéaire ».
150Pourtant la clinique est parfois encore plus complexe que la théorie. Or la fragilité de l’organisation œdipienne n’ouvre-t-elle pas la voie à de telles régressions liées aux discontinuités du fonctionnement mental ?
151Cela reste une question ouverte pour nos débats. En effet on peut être surpris par une contradiction (qui pourtant devrait devenir dialectique) entre l’hypothèse par M. Fain d’une identification hystérique précoce et son affirmation dans la lettre numéro 5 (p. 523) « elles ne se situent pas dans une succession linéaire ».
152Nous en reparlerons lors de la discussion.
153En revanche, Heikyong, elle, personnalité allergique sans symptomatologie allergique manque dramatiquement de ressources hystériques. Il est probable qu’elle a, lors du complexe d’Œdipe, été « écartelée entre ses objets identificatoires » comme l’écrit P. Marty, d’où un inachèvement œdipien patent. Devant la confrontation à l’altérité elle fait des céphalées, se désorganise psychiquement sur le mode de la dépersonnalisation
154Je la classerai volontiers du côté de la relation objectale allergique « pure et dure » ou peut-être « essentielle » comme le propose Pierre Marty dans l’article de 1958, ce qui s’inscrirait dans un questionnement qui reste pour moi ouvert, celui des rapports entre psychose froide, psychose blanche ou bien névrose ou psychose de comportement décrites par Marty.
155Je termine donc avec plus d’apories et de questions ouvertes que de réponses ou de conclusions et vous remercie de m’avoir patiemment écoutée.
Bibliographie
Bibliographie
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- Freud S. (1914), Introduction du Narcissisme dans la théorie des pulsions, in SE, XIV.
- Freud S. (1938), Le clivage dans le processus de défense, in SE, XXIII.
- Heimann P (1950), « On counter-transference », International Journal of Psychoanalysis, 31, p. 81-84.
- Marty P. (1952), « Les Difficultés narcissiques de l’observateur devant le problème psychosomatique », Revue française de psychanalyse, n° 3, repris en 1993 in Revue française de psychosomatique, n° 4, Les Procédés auto-calmants, Paris, Puf, p. 147-164.
- Marty P. (1958), « La relation objectale allergique », Revue française de psychanalyse, 22, n° 1, Paris, Puf, p. 5-29, repris en 2006, in Revue française de psychosomatique, 2006, n° 29, La peau, Paris, Puf, p. 7-30.
- Papageorgiou M. (2015), « Mauvaises fées de l’allergie et sortilèges du transfert, » postface in Marty P. (2015), La Relation allergique, traduit en grec par P. Aloupis et G. Stathopoulos, préface de M. Aisenstein, éd. Agra, coll. Rous, Athènes.
Mots-clés éditeurs : Relation objectale allergique, Identification hystérique, Contre transfert, Psychose blanche, Allergie, Identification projective
Date de mise en ligne : 06/12/2018.
https://doi.org/10.3917/rfps.054.0129Notes
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Texte présenté à la Journée IPSO sur Allergies, le 18 juin 2018, Paris.