Couverture de RFPS_052

Article de revue

Pour le temps d’une amitié

Pages 151 à 162

Notes

  • [1]
    Je remercie le comité de rédaction de la Revue française de Psychosomatique de m’avoir invitée à participer à ce numéro dédié à la mémoire d’A. Green.
  • [2]
    Certains faits ici rapportés ont été mentionnés dans la Monographie de la Société hellénique de psychanalyse sous le titre A tribute to A. Green (2016), éditée par O. Maratou et D. Panits.
  • [3]
    Green prêtait une attention suivie au travail de Marty et des psychosomaticiens qui soutenaient que les excitations intenses et permanentes désorganisent. Mais il tenait aussi compte du fait que Marty se referait surtout à l’« instinct » de mort, alors que lui-même parlait du pulsionnel dans l’organisation psychique.
  • [4]
    À titre indicatif : Un œil en trop (Minuit, 1969) ; Hamlet et Hamlet (Balland, 1982) ; Révélations de l’inachèvement (1992, Flammarion) ; La lettre et la mort (Denoël, 2004) ; Sortilèges de la séduction (Odile Jacob, 2005) ; Joseph Conrad : Le premier commandement (InPress, 2008) ; L’aventure négative (Hermann, 2009).

1 Nombreux sont les collègues qui ont parlé et écrit sur les travaux d’André Green, sur ce qu’il a offert à la psychanalyse, sur la vitalité de ses engagements scientifiques et culturels. Cinq ans après sa mort, pensant à sa contribution au logos psychanalytique, il y a sûrement encore beaucoup à dire. Mais parler d’un ancien ami dans un esprit qui se voudrait strictement professionnel, me semble appauvrissant. C’est pourquoi j’ai choisi de me référer à quelques échanges [2] desquels ne s’absente pas le ton personnel.

2 J’ai connu André Green dans le cadre de la Société psychanalytique de Paris (SPP), « topos » de ma formation psychanalytique, dans les années 1960. Il impressionnait par ses connaissances, par la clarté de ses énoncés et par sa fidélité à l’esprit freudien. Manuel Marcias a bien dit : « Il suscitait l’admiration, la polémique et le respect » (Marcias, 1994).

3 Ses références à l’esprit hellénique ont forgé notre amitié. Peut-être devrais-je parler de « sa passion », car nombreuses sont les publications qui en donnent la preuve, à commencer par Un œil en trop (Green, 1969), qui a connu un succès bien mérité. Green disait : « Ce livre est tout empli du don que la Grèce nous fit ».

4 Son intérêt pour la promotion de la psychanalyse en Grèce ne s’est jamais démenti. Il a toujours accepté les invitations à venir à Athènes et, à chaque occasion, il rappelait que la psychanalyse doit beaucoup à la mythologie grecque et aux tragédies pour l’illustration de ses vues, pour la compréhension de nos désirs et de ce qui nous meut contre nous-mêmes. Et pour tout ce qui sous la pression de l’inconscient détermine nos choix et nos énoncés, joignant l’actuel à un antérieur, récent ou très éloigné, en introduisant des investissements directs ou latéraux. Entre 1983 et 2010, Green n’a pas cessé de développer des idées dont l’apport enrichissant a été internationalement reconnu.

5 Avec son ami intime Christian David, il venait régulièrement en famille passer une partie de ses vacances dans l’île de Thassos où David avait une maison au bord de la mer. Le projet que je suggérais en 1967 d’y tenir un séminaire, qui réunirait des psychanalystes grecs et des psychanalystes amis de la Grèce, ne s’est finalement pas réalisé. Mais cette tentative a marqué le début d’une amitié qui s’est poursuivie le long des années. Pas sans nuages, il est vrai…

6 Ainsi une publication sous le titre de Psychanalyse et Culture grecque (Anzieu et al., 1980) a été l’occasion d’une mésentente dont j’ai gardé le souvenir.

7 Green a posé une question à propos de la préface du livre que je n’avais pas signée alors que j’avais pris l’initiative de toutes les démarches nécessaires à la réalisation de la publication. J’ai répondu que cela ne m’avait pas paru nécessaire. Avec un petit sourire Green a dit : « Tiens ! Rien que cela ? » Énervée par le ton de la remarque que je considérais comme moqueur, je rétorquais que « tout le monde n’a pas besoin de se mettre toujours en avant ».

8 Une pause de quelques mois dans les contacts fit suite à cet échange. Green n’aimait pas l’opposition et j’étais moi-même ennuyée à la fois de sa remarque et de ma réaction. Par la suite, la réussite du livre a arrangé les choses.

9 Un autre moment difficile a été celui d’une référence à Winnicott. Green admirait la pensée de Winnicott, et il a beaucoup fait pour que les travaux de celui-ci soient connus en France. Mais un jour, ennuyée par le fait qu’il ne cessait de répéter que c’était lui qui avait fait connaître la contribution winnicotienne aux psychanalystes français, j’ai réagi en disant : « Avant ou après 1978 ? » La question se référait à la publication en 1978 dans la Revue française de psychanalyse d’un article que j’avais présenté sous le titre : « Comme on l’utilisera » (Potamianou, 1978). L’article avait comme thème la fonction de l’analyste et j’avais utilisé comme point de départ « The Use of an Object » de Winnicott (1969). En ce temps-là Winnicott n’était pas encore très bien connu en France. Green a tout de suite saisi l’intention de ma question. Après une pause coléreuse, il a réagi en disant : « Bon, si j’admets que je n’étais pas le premier, ni le seul, à utiliser les idées de Winnicott, est-ce que ta colère sera apaisée ? »

10 Il disait souvent : « Nul ne nous a obligés à devenir psychanalystes. Mais si nous prenons l’initiative de le devenir, il nous faut avoir le courage d’être sincères et conséquents ». Pour lui, cela était une nécessité, bien que celle-ci n’aille pas sans peine et de ce fait, nos rapports ont souvent été bousculés.

11 La problématique de l’analité primaire a été un autre sujet de désaccord. Ayant des difficultés avec un cas que j’avais en analyse, j’en parlais à Green qui réagit en disant : « Je crois que ce cas présente des manifestations rattachables à l’analité primaire ». Concernant cet échange, il a écrit qu’il ne savait pas lui-même exactement ce qu’il voulait dire (Green, 1993, p. 74), mais que la thématique de l’analité primaire l’intéressait et l’avait conduit à une première élaboration du concept publiée dans la Nouvelle revue de psychanalyse. En effet, en 1982, il avait présenté dans cette revue un article sous le titre « Après coup, l’archaïque » (Green, 1982).

12 À titre de rappel, je dirai que Green envisageait l’analité primaire comme une forme de la relation anale rattachée aux structures non névrotiques et marquée par un narcissisme entaché d’une recherche symbiotique et de difficultés à maintenir les limites du moi. Se dégageant mal d’une oralité brute, l’analité primaire se révélait comme n’admettant pas les différences et la séparation de l’autre et comme visant l’immobilisation de soi. Green faisait l’hypothèse d’une première relation d’objet très intense, suivie d’une déception inguérissable du sujet à la phase anale, en raison de la prise de conscience de l’état de séparation avec l’objet (Green, 2002, p. 145). Une base narcissique fragile fait que le moi de ces patients est constamment en danger d’être envahi par les excitations, par les angoisses d’intrusion, tout aussi bien que par la peur d’être abandonné. Les patients se défendent en utilisant leur pensée comme un axe intérieur narcissique/anal, axe qui s’érige comme possession inaliénable d’un territoire subjectif (ibid., p. 136), refuge contre le danger d’abus insupportables.

13 Pour ces sujets il est plus important de dire « non » aux objets que de dire « oui » à eux-mêmes (ibid., p. 137). Dans le contexte de leur propre avidité déniée, ils perçoivent l’autre comme envahissant et empiétant. L’imago d’un objet primaire interdisant au sujet toute autonomie maintient chez ce dernier à la fois la tentation de détruire l’objet – comme preuve d’affirmation de soi-même – et l’aspiration à une régression fusionnelle. Car Green pensait que le négativisme obstiné n’empêche pas la communication secrète avec un objet imaginé comme tout bon, ce qui aide à supporter les frustrations que l’objet impose.

14 Mon parcours concernant l’analité primaire a suivi une voie différente.

15 Suivant les données de certains cas, je concevais l’analité primaire comme correspondant à une phase de notre vécu psychosomatique durant laquelle les mouvements de rétention et de lâchage sont peu réglés et mal assurés. Ce mode de fonctionnement me semblait renvoyer au prototype du bébé qui, aussitôt nourri, a une émission de selles. Qu’est ce qui est alors retenu ? Qu’est ce qui est perdu ?

16 Dans la foulée du développement libidinal normal, le palier où s’intègrent et se stabilisent les capacités du retenir/contenir et du rejeter/expulser, s’affermit. Les modalités anales du fonctionnement psycho­somatique se précisent et se règlent mieux dans le vécu de sujet. Mais si le fond primaire se modifie peu ou mal, les procédés défensifs auxquels les patients ont recours sont massivement restrictifs et se manifestent comme tentatives d’éviter de prendre en soi, de retenir/absorber, ou par contre comme efforts de ne rien lâcher lors des rapports aux objets externes et internes.

17 C’est ce que j’ai essayé de présenter dans deux publications consécutives (Potamianou, 2002a et 2002b). Je parlais des procédés que les patients développent en défense contre un fond quasi erratique de motions de prise et de laisser aller. L’incapacité à contrôler des saisies qui échappent et des retentions qui échouent conduit à l’instauration de fantasmes de nidification narcissique, lors desquels le moi fusionne avec un objet primaire, constituant ainsi un noyau narcissique dur. Le procédé cloisonnant offre une prime de plaisir narcissique et bloque les oscillations entre retenir et laisser aller, prendre et donner. Est donc mise en place la possibilité de neutraliser les heurts entre prises et lâchages en réglant de manière fixe le jeu, puisque la fantasmatique inconsciente dote le fonctionnement psychosomatique des patients d’une stratégie fixante : on ne rejette pas, on ne vomit pas l’inconfortable ; on immobilise.

18 Freud avait noté la capacité de l’organisme à se rétracter via la musculature (1915, p. 134) et avait souligné la possibilité de l’appareil mental à se resserrer, tout aussi bien qu’à s’étendre, par des investissements se déployant « vers » ou se retirant des objets et du monde extérieur par réduction massive des mouvements. Plus récemment, W. Bion (1962) parlait d’une activité fantasmatique selon laquelle l’appareil mental fonctionne comme un muscle afin de décharger les excès d’excitation.

19 J’avançais l’hypothèse que les défenses mentales restrictives se développent suivant les traces mnésiques de sensations somatiques de resserrement anal. Exposé à des motions de rétraction et de lâchage ressentis comme non contrôlables, le dispositif psychosomatique se protège par des tentatives de limitation, voire de stagnation, de son fonctionnement. On a l’impression d’une sclérose de l’activité psychique et d’une pensée qui se stérilise. Tout changement étant vécu comme apte à menacer l’autosuffisance narcissique, l’opposition aux nouvelles internalisations est farouche.

20 Cette problématique appelle des modifications importantes de la technique analytique. Mais si elle ne conduit pas à un échec de la cure, on peut suivant les vers de Neruda (1972) finir par « percevoir dans l’immobile une palpitation immense… »

21 À l’exception d’une remarque faite sur ton sec, que nos cheminements à ce sujet ne coïncidaient pas, Green n’a jamais fait d’autre commentaire sur les différences de nos points de vue. Il n’en fut pas de même en ce qui concerne une publication portant sur la problématique de la pulsion de mort.

22 Déjà en 1966, un article de Green – repris dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort (Green, 1983) – soulignait son intérêt pour la destructivité qui domine plusieurs aspects de la pathologie de l’humain, ainsi que maintes manifestations sociales et faits historiques. Le premier Symposium de la Fédération européenne de psychanalyse à Marseille (30-31 mars 1984) portait sur le thème de la pulsion de mort et lui donna l’occasion de parler des liaisons qui caractérisent Éros et des déliaisons dues à la pulsion de mort. Green remarquait que les premières organisent et instituent les relations concernant les objets extérieurs et intérieurs ; en plus, elles sont à même d’établir comme objet tout ce qu’elles investissent. Elles ont donc la capacité de situer comme objet n’importe quelle formation mentale à condition que le travail psychique puisse inclure des investissements signifiants. Quant aux deuxièmes, en tant que responsables des mouvements de désinvestissement, elles arrivent parfois à empêcher toute possibilité de réinvestissement. Elles sous-tendent les parcours autodestructeurs et s’établissent comme garantes de la compulsion à répéter en encourageant des démarches auto-mutilantes.

23 La contribution importante de Green durant le Symposium a été sa référence à l’implication de l’objet en tant que révélateur de la pulsion de mort. « L’autodestructivité ne s’exprime pas automatiquement, ni spontanément » disait Green (1993b, p. 116). L’objet est nécessaire à son émergence et le mécanisme du double retournement – l’importance duquel a été longtemps méconnue – est la preuve que la négativité est une défense de base de l’appareil psychique dès les débuts de la vie.

24 Mais tout en admettant que des poussées de destructivité secouent constamment notre existence et déterminent nos actions, ainsi que nos choix dans les relations avec les autres et les rapports que nous entretenons avec notre réalité biopsychique, le monde des analystes est resté loin d’un consensus concernant le concept de la pulsion de mort. C’est ce qui incita Jean Guillaumin, dont l’intérêt pour la question était connu, à lancer en 1999 une invitation afin de revoir les approches concernant cet étrange et inquiétant organisateur de la deuxième théorie des pulsions.

25 Le groupe des invités incluait René Roussillon, René Kaës, Henri et Madeleine Vermorel, Christine Lamothe, Christian Vasseur et moi-même. Green a accepté de rédiger certaines remarques en postface de nos discussions, et les données de ce travail commun ont été publiées (Guillaumin, 2000).

26 Je garde un vif souvenir de ces journées d’échanges réalisés dans un climat de confiance sous le sceau du respect des points de vue présentés.

27 Le titre donné par Green à sa contribution « La mort dans la vie » (Green, 2002) cernait les manifestations de la force de destruction dirigée contre soi-même, ainsi que les formes sous lesquelles celle-ci sert les attaques contre les autres, tout en tenant compte de l’idée princeps soutenue par Freud que, durant la vie, les motions destructrices et destructurantes ne se manifestent qu’en intrication avec les pulsions de vie, et à degrés différents. Prenant appui sur les textes freudiens (Freud, 1923 ; 1938 ; 1940) Green souligne les différences entre la destructivité et la pulsion agressive dont parlait Melanie Klein, insistant sur la nécessité de la référence à l’objet comme révélateur des poussées destructurantes. Il pensait que la psychanalyse actuelle se fourvoie en opposant la théorie des pulsions et la théorie de la relation d’objet, car les pulsions expriment une demande de travail qui ne se réalise qu’avec, et à travers, la contribution de l’objet. Dans cette publication, nul commentaire n’était fait concernant l’idée proposée par deux membres du groupe (Roussillon et moi-même) d’utiliser le pluriel pour la pulsion de mort – comme on le fait pour les pulsions de vie – en raison de la multiplicité de ses manifestations et leurs implications. Mais le dernier livre de Green, paru sous le titre Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort (2007), témoigne du fait qu’il partageait notre point de vue. Par la suite il m’a écrit : « Tu sais bien que je n’ai jamais cessé de croire à leur existence. Sans que cela nous empêche de vivre notre vie ».

28 Il avait raison.

29 Tout en sachant que nous n’arrêtons pas d’ériger des obstacles, arriver à gérer, du moins en partie, la destructivité n’est pas impossible. L’engagement psychanalytique est adhésion à l’idée de ne pas cesser de chercher à comprendre et à dépasser, autant que faire se peut.

30 La présence et l’activité du psychanalyste dans le cadre des institutions a fait l’objet de maintes discussions. Nous étions d’accord sur le fait que les nécessités institutionnelles et les engagements au logos psychanalytique sont loin de converger ; nous étions également d’accord pour dire que s’abstenir n’est pas une solution. Plutôt essayer de ne pas rater les occasions de rapprocher les contraires.

31 C’est peut-être pourquoi, malgré les désaccords, l’amitié a tenu. Nous avons eu de très bons moments en pensant les différences de nos cultures, juive et grecque ; en abordant les illusions et les désillusions de notre vie professionnelle ; en parlant du négatif comme révélant le développement psychique, par la part qu’il tient dans l’organisation des oscillations du psychisme ; en revenant sur le rôle de l’objet, sur les ruptures et sur la question du corps qui peut prendre la valeur d’un objet.

32 La contribution des psychosomaticiens à la pensée psychanalytique préoccupait Green. L’idée que ce qui n’arrive pas à trouver d’issue psychique risque de désorganiser le patient – et éventuellement l’analyste également – est très présente dans ses écrits. Les psychosomaticiens se réfèrent surtout à l’insuffisance des moyens d’organisation du patient, et Green était d’accord pour dire que quand la symptomatologie somatique n’arrive pas à prendre valeur de rappel dans le cadre d’un travail d’élaboration, les obstacles au développement d’une névrose de transfert se posent avec acuité.

33 En écrivant sur les névroses actuelles et les névroses traumatiques, Freud a tenté de cerner certaines difficultés sur lesquelles les psychosomaticiens de l’École de Paris sont revenus en se fondant sur les données de la première topique et, plus tard, en se référant également à la deuxième théorie des pulsions. Leurs écrits donnent maintes descriptions de défaites dans le fonctionnement de l’unité psychosomatique. En lieu et place d’oscillations qui consécutivement se rejoignent et s’opposent dans une entité vibrante de mouvements, la constellation psycho­somatique se présente alors comme scindée. D’un côté, le psychisme refuse de tenir compte d’une partie de son vécu ; de l’autre, le soma subit les tensions que le psychisme ne prend pas en charge. Si une maladie vient témoigner de la brèche établie, elle introduit une économie de forces qui installe le mal-être en lieu et place des objets psychiques.

34 Green soutenait l’idée que certaines altérations s’accentuent quand l’autodestructivité est de la partie, alors que P. Marty était surtout attentif au rôle que joue, dans le cours d’une maladie, le manque ou la réduction des investissements autoérotiques dans les systèmes ou les organes atteints. L’angoisse de castration s’absente, alors que la castration dans le réel tient la scène (Marty, 1980).

35 Telles situations permettent de soutenir que les fluctuations ou les manques en investissements relèvent de processus de négativation, comme Green l’affirmait, ce qui fait que, non seulement le moi court le risque de devenir objet de destruction, mais le soma aussi se trouve en danger. Freud l’avait bien vu (1923, p. 56). Certains patients semblent se tenir aux fils d’une passivité néfaste. Ils ne s’inquiètent guère, ou très peu, de leur santé et semblent maintenir hors-jeu toute intériorisation de soins parentaux. On a parfois l’impression d’assister à des véritables épreuves d’inertie où persistent l’indifférence ou le refus actif de se soigner.

36 Quand une maladie conduit à la mort, on parle de destruction. Mais faut-il parler d’autodestructivité, ce qui implique la finalité d’une activité à but destructif ? J’ai répondu par l’affirmative à cette question en suivant deux axes de réflexion (Potamianou, 2007, p. 101) Premièrement celui de l’insuffisance des investissements en raison de retraits et de restrictions massives du moi. J’ai donné l’exemple de patients qui, suite à des vécus répétitifs de situations pénibles et étouffantes, arrivent au point où, comme disait Gide, toute « invite » provoque en eux un retrait. Chez plusieurs patients, le restrictif apparaît également au niveau organique sous forme de resserrements respiratoires reposant sur fond allergique asthmatique, ce qui rend le soma réceptif à des attaques virales répétitives.

37 Un deuxième axe de réflexion engage la désintrication pulsionnelle qui transforme l’énergie psychisée en poussées brutes destructurantes [3].

38 Dans l’état actuel de nos connaissances et, tout en respectant la référence à la temporalité qui fait que les choses peuvent évoluer vers une direction plutôt que vers une autre, je pense que les difficultés sont reliées à des processus biopsychiques non encore reconnus dans toute l’ampleur de leurs effets combinés.

39 Il ne s’agit pas, bien sûr, de favoriser l’idée d’un soubassement organique qui réglerait les phénomènes psychiques, ni de se tenir à l’idée que le psychique détermine tout ce qui se passe dans le soma. Il s’agit simplement de maintenir ouvert un questionnement sur les effets des courants qui traversent les deux ordres de l’unité psychosomatique, tous les deux se prêtant au travail de motions d’organisation et désorganisation. L’unité psychosomatique est soumise aux effets de motions antithétiques ; quand l’intrication pulsionnelle s’affadît, l’unité est minée. Et là, le travail sur le négatif de Green prend toute sa valeur.

40 Une dernière question : quand une maladie éclate chez un patient au cours d’une cure analytique, qu’en est-il de ce qui peut se mobiliser chez l’analyste ? Est-ce que la situation a une prise sur nous en raison d’une collusion de mouvements psychiques impliquant les points aveugles de notre propre problématique ? Ou bien est-ce la rage qui nous tient, au constat que le patient se dérobe à nos efforts thérapeutiques ? Ou bien est-ce que les deux facteurs se combinent ? Ces questions tourmentaient Green.

41 Personnellement, plus d’une fois, je me suis sentie captée par ce que j’ai appelé « les offrandes du moi » des patients (Potamianou, 1995). Certains rêves ou actes manqués m’ont fait prendre la mesure de la crise qui par moments scelle la dyade analytique. Erlebnis et Erfahrung : expérience et rappel de ce par quoi nous sommes tous traversés.

42 En suivant la séquence que Marty a souligné (1980) concernant les faits traumatiques qui désorganisent pour un temps plus ou moins long le fonctionnement mental et en acceptant la proposition de M. Fain qui disait que dans ces cas, c’est le travail sur le narcissisme et les situations traumatiques qui prévaut (Fain, 1992) je pensais qu’il était nécessaire que l’analyste puisse – en temps opportun – proposer des imageries rattachant les symptômes somatiques au corps libidinal et au vécu relationnel, accordant ainsi un « en plus » de sens aux manifestations du soma.

43 Dans une tentative de faire de certaines répétitions contraignantes des agents de changement, les sensations ou les symptômes somatiques des patients peuvent être utilisés par l’analyste comme éléments attracteurs de fantasmes (Potamianou, 2008) non encore clairement formulés par les patients. Ces constructions de l’analyste tendent à transformer les tensions et à dégager la pensée du patient des imagos d’objets enkystés, permettant ainsi l’émergence de quelques souvenirs ou la conviction de la survenue d’un passé nouvellement bâti. Les éprouvés corporels, les inscriptions et les fixations somatiques – tout aussi bien que les manifestations du comportement – sont aptes à se situer dans des lignées affectives tissées au cours de séances, nourrissant des représentations érigées en morphèmes mythico-historiques.

44 Cette activité de constructions a fait l’objet de plusieurs discussions entre collègues. Finalement un accord semblait s’établir sur l’idée que la mise en rapport d’éléments qui émergent dans les séances favorise le glissement des charges énergétiques brutes dans des constellations qui peuvent acquérir une valeur organisatrice pour l’unité psycho­somatique. Utilisées comme attracteurs de fantasmatisation, celles-ci font passer les excitations sous l’égide du principe de plaisir-déplaisir, leur accordant ainsi le statut d’un ombilic du penser et d’un témoignage du souci chez l’analyste de reconnaître au préconscient des deux constituants de la dyade analytique des possibilités liantes. Les formulations fantasmatiques libèrent la charge émotionnelle lovée dans certaines représentations et donnent à ces dernières une valeur fonctionnelle qui s’oppose aux répétitions compulsives.

45 Green a conclu un long débat portant sur la problématique des constructions en disant : « C’est vrai qu’il y a encore beaucoup à dire concernant la présence thérapeutique du psychanalyste et notre contribution ». Beaucoup à dire sur la destructivité comme opposition à l’extinction pulsionnelle. Beaucoup à dire aussi concernant les effets de la compulsion de répétition qui met ses marques sombres sur la vie des sociétés et sur l’organisation psychosomatique des individus. Toutes ces questions qui préoccupaient Green l’ont, je crois, amené à formuler l’idée – qu’il n’a malheureusement pas eu le temps de développer – d’un négatif du négatif où, éventuellement, ce qui s’absente permet l’existence et le développement de l’appareil psychique (Jackson, 2012, p. 72). Mais au-delà de tout ce que Green aurait pu dire à ce sujet (Botella, 2012), je pense que le plaisir trouvé dans la capacité d’effectuer de nouvelles liaisons s’oppose aux manifestations du négatif dans la vie psychique. Le plaisir les annule en utilisant – voilà un paradoxe – leur contribution. Green était sûrement doué pour penser les liaisons qui annoncent des transformations, car celles-ci sont redevables d’une pensée qui n’admet pas les cloisonnements, alors qu’elle accepte les oscillations entre les actes et le questionnement qui la constitue.

46 Les psychanalystes d’aujourd’hui savent qu’hommage lui est dû pour le développement de la pensée psychanalytique ; pour son attention à la démarche psychanalytique ; pour ses attachements culturels qui nous ont donné des interprétations psychanalytiques de grande profondeur et de grande beauté portant sur la littérature et sur l’art [4]. Mais je crois qu’hommage lui est dû surtout pour son courage à affronter ce qui est si difficilement supportable, i.e. les antinomies et antithèses qui nous ravagent, celles que le logos de la psychanalyse révèle en nous.

47 Green disait : « J’espère que ma pensée contient une part de cette vérité que nous cherchons. »

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu D. et al. (1980), Psychanalyse et culture grecque, Paris, Les Belles Lettres.
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Mots-clés éditeurs : Analité primaire, Désorganisations, Psychosomatique, Liaisons/déliaisons, Pulsion de mort

Mise en ligne 29/11/2017

https://doi.org/10.3917/rfps.052.0151

Notes

  • [1]
    Je remercie le comité de rédaction de la Revue française de Psychosomatique de m’avoir invitée à participer à ce numéro dédié à la mémoire d’A. Green.
  • [2]
    Certains faits ici rapportés ont été mentionnés dans la Monographie de la Société hellénique de psychanalyse sous le titre A tribute to A. Green (2016), éditée par O. Maratou et D. Panits.
  • [3]
    Green prêtait une attention suivie au travail de Marty et des psychosomaticiens qui soutenaient que les excitations intenses et permanentes désorganisent. Mais il tenait aussi compte du fait que Marty se referait surtout à l’« instinct » de mort, alors que lui-même parlait du pulsionnel dans l’organisation psychique.
  • [4]
    À titre indicatif : Un œil en trop (Minuit, 1969) ; Hamlet et Hamlet (Balland, 1982) ; Révélations de l’inachèvement (1992, Flammarion) ; La lettre et la mort (Denoël, 2004) ; Sortilèges de la séduction (Odile Jacob, 2005) ; Joseph Conrad : Le premier commandement (InPress, 2008) ; L’aventure négative (Hermann, 2009).
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