Notes
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[1]
Psychothérapie de la dyade mère-enfant où les deux protagonistes sont incités à associer librement.
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[2]
Je me suis rendue compte que ma façon d’employer tantôt le terme « mère » et tantôt le terme « Madame S. » montre les variations de mon contre-transfert dans cette situation de psychothérapie conjointe où autant « la mère que la femme » est en séance avec moi.
1 L’un des objectifs du psychanalyste qui travaille avec les enfants est de favoriser, au cours des séances, l’émergence des fantasmes en lien avec la sexualité infantile, à travers le jeu ou le dessin. Or, un enfant qui joue ou qui dessine, même s’il fonctionne déjà dans le registre de la représentation, peut le faire de façon répétitive, téléguidée ou mécanique, sans que son dessin ou son jeu ne soit le reflet d’une activité fantasmatique avérée. En effet, les conditions d’apparition de l’activité fantasmatique sont complexes et mettent en jeu l’ensemble de la vie psychique de l’enfant.
2 Freud a écrit « les fantaisies sont ignorées de l’homme satisfait ; chaque fantaisie répond à un désir, désir d’ambition ou désir érotique » (1990, p. 38). Pour lui, les fantasmes les plus primitifs s’étayent sur l’hallucination du souvenir de satisfaction, la réalisation hallucinatoire du désir ne pouvant se mettre en route qu’en l’absence de l’objet.
3 Or, dans certaines situations traumatiques, c’est le vécu même de l’absence de l’objet, au sens où l’enfant se sait désinvesti, qui semble être à l’origine de l’échec de l’hallucinatoire. Les traces mnésiques échouent à se transformer en représentations et les éléments perceptifs dominent. On pourrait dire que du point de vue économique, la régulation et l’écoulement de l’excitation générée par la séparation ne fournissent pas les conditions nécessaires à l’établissement du système hallucinatoire chez l’enfant. Comment favoriser, chez des enfants qui présentent un défaut de mentalisation et fonctionnent plus dans le registre du comportement ou de la somatisation, une activité fantasmatique pouvant aider à réduire leur symptomatologie ?
4 En prenant comme modèle princeps de désinvestissement la séparation au moment où la mère tente d’endormir son enfant, Michel Fain (1971) et Denise Braunschweig (1975) nous ont montré que le vécu de l’absence de l’objet dépend non seulement de la faculté pare-excitante de la mère, mais aussi de la censure qui va s’exercer sur la charge libidinale contenue dans la fantasmatique de l’objet qui s’absente. C’est ce qu’ils appellent la « censure de l’amante ». La censure, que les auteurs emploient dans son sens freudien de fonction surmoïque, maintient inconscients les désirs inavouables de la mère redevenue amante. L’amante censure, et est censurée en tant que source d’excitation, et elle oblige l’enfant à organiser ses propres représentations.
5 Les auteurs ne se placent pas dans une pensée binaire, qui met l’attachement au centre de la problématique de la séparation, mais dans une pensée où tous les éléments de la future situation œdipienne sont déjà présents. En effet, pour eux, la mise en place de l’activité fantasmatique de l’enfant trouve son origine dans la capacité de la mère à répondre au désir d’un tiers qui est dans les coulisses de cette scène qui se joue apparemment à deux. « La place du tiers est occupée par le désir de l’homme pour la mère […] un désir attracteur du désir de la mère », écrit Gérard Szwec (2010, pp. 83-95), insistant sur le fait qu’à ce moment de l’organisation psychique de l’enfant, le père n’est pas encore un deuxième objet pour l’enfant, mais « un tiers absent hallucinable, une préforme du père de la structure œdipienne ».
6 Michel Fain écrit : « La censure instaure un désinvestissement, une discontinuité, dans la relation entre la mère et l’enfant et place l’enfant dans l’ordre symbolique » (op. cit, p. 37), un désinvestissement et une discontinuité qui sont nécessaires et non traumatiques, quand ils sont le résultat de l’attraction qu’exerce le désir du père sur la mère.
7 Quand la mère désinvestit son enfant, on pourrait dire désinvestit le corps de son enfant au moment de le coucher, et se métamorphose en femme, désirée et désirante pour le partenaire sexuel, elle « laisse l’enfant seul, orphelin, avec ses zones érogènes à découvert » (op. cit, p. 38). L’excitation qu’il ressent alors, pousse l’enfant à organiser ses propres autoérotismes. Dans un premier temps, l’enfant répond à ce désinvestissement par une décharge motrice, décharge qui va tendre au cours de son développement à s’approcher de la représentation. Le moment où l’enfant est désinvesti et doit s’endormir pourrait être décrit comme une lutte entre le ça de l’amante trop bruyant et le ça de l’enfant à faire taire absolument dans le sommeil, et dont le rêve en serait l’acte de résistance.
8 De mon point de vue, la force de ce dispositif réside dans l’aspect dynamique du conflit qui oppose la mère et la femme, mais aussi dans l’aspect en perpétuelle tension entre l’amante nécessairement excitante et l’amante censurée parce que trop excitante. Partie intégrante du pare-excitation, la censure exercée par la mère cherche à imposer le silence aux stimulations sensorielles de par l’action de la pulsion de mort, et elle conserve en même temps en elle des éléments porteurs d’excitation du fait de la pulsion de vie. C’est pourquoi, au moment d’endormir son enfant, la mère lui transmet un double message. D’une part : « tu dois dormir pour grandir et être en bonne santé », message qui va dans le sens de l’autoconservation et de la pulsion de vie et, d’autre part, « tu dois dormir pour que je puisse me débarrasser de toi », message qui va dans le sens de l’extinction et de la pulsion de mort. Le degré d’intrication entre pulsion de vie et pulsion de mort amène les auteurs à distinguer la mère « satisfaisante » de la mère « calmante ». La première berce doucement son enfant après avoir satisfait tous ses besoins, l’amène progressivement à se détendre et à s’endormir et favorise ainsi la mise en place de la réalisation hallucinatoire de désir, sous forme de rêve, tandis que la seconde berce son enfant de façon continue et opératoire afin de le précipiter dans le sommeil parce que dès que le bercement cesse l’enfant se remet à pleurer. La mère calmante est excitante, elle enferme son enfant dans un cycle infernal de décharge sans représentation. Le système pare-excitant de la mère est défaillant, le développement des autoérotismes est écrasé et empêche l’enfant d’accéder à toute tentative d’investissement hallucinatoire de l’objet absent. Dans ce cas, le bercement devient le gardien du sommeil en lieu et place du rêve.
9 Dans ma pratique de psychanalyste qui rencontre des enfants ayant des troubles du sommeil, je m’appuie souvent sur cette phrase de Michel Fain qui me semble très bien illustrer les enjeux du désinvestissement : « Le seul moyen légal qu’a la mère pour se débarrasser de son enfant c’est de l’endormir » (op. cit., p. 34).
10 Comment aider une mère à transformer le fait de « se débarrasser de son enfant » au moment de le coucher en un « moyen légal », c’est-à-dire acceptable tant par elle que par lui, et ainsi transformer le fait de le désinvestir brutalement, en le laissant seul avec une excitation vide de représentation, en un événement psychique lui donnant suffisamment de matière à halluciner ?
11 Il est souvent difficile de distinguer qui de la mère ou de l’enfant met à mal l’équilibre entre investissement et désinvestissement. À certains moments, il me semble que c’est la mère qui se trouve contrainte d’investir sans discontinuité possible le moi de son enfant. À d’autres moments, c’est l’enfant exigeant qui s’accroche désespérément à l’objet en train de s’absenter. Cet accrochage réciproque va toujours de pair avec un déficit de présence du père dans le discours de la mère. C’est pourquoi le cadre de la thérapie conjointe mère-enfant [1] – en instaurant d’emblée une triangulation et en favorisant, via le transfert, des niveaux d’élaboration variés chez la mère et l’enfant – peut réintroduire le recours au tiers sexuel fantasmé de la « censure de l’amante ». Le fait d’éveiller chez la mère sa capacité de rêverie, et de l’aider à se défaire de la relation fusionnelle à son enfant, relance le processus de symbolisation.
12 Luc a trois ans, il présente une dermatose rare qui marque son visage et son corps de plaques rouges et nécessite un suivi médical et hospitalier. Depuis qu’il est né, il a de grosses difficultés de sommeil et d’endormissement.
13 Sa mère [2] le caresse le soir avant de l’endormir à travers son pyjama et la couette, à même le sol parce qu’il veut dormir sur du dur. Au moment de se coucher, les sensations d’irritation de sa peau se font fortement ressentir, tout contact direct avec sa mère serait trop douloureux ou excitant. Luc veut bien être touché mais avec des rituels particuliers, sortes de compromis, qui d’une part atténuent la frustration de la mère et de l’enfant à être privés du contact peau à peau et, d’autre part, aménagent une distance matérielle à l’objet qui pallie la difficulté à organiser une distance psychique. Une fois que le moment des caresses cesse, ce qui n’est jamais très long, Luc exige que sa mère reste là, à ses côtés, jusqu’à ce qu’il s’endorme, ce qui prend toujours beaucoup de temps. Les nombreux jouets qu’il installe dans son lit viennent se substituer à l’objet qui est en train de s’absenter, non pas exactement comme des objets fétiches qui annuleraient l’absence de l’objet, mais pas encore tout à fait non plus comme des objets transitionnels (type doudou) qui lui permettraient de mieux accepter l’absence de l’objet. Luc joue longtemps avant de tomber de fatigue. Luc et sa mère organisent à deux des rituels qui calment l’angoisse de la séparation mais maintiennent l’accrochage à l’objet et font obstacle à l’intégration par l’enfant du pare-excitation maternel. Luc reste dépendant de l’objet tout en le maintenant à distance. Madame S. n’est pas à proprement dit une mère « calmante » qui désinvestit brusquement son enfant. Elle tente d’établir la bonne distance entre son moi et le moi de son enfant, mais il me semble qu’elle échoue à trouver l’équilibre entre le trop d’excitation qui fait effraction et le pas assez qui amène à l’extinction. De ce fait, elle accompagne son désinvestissement d’une défense contre l’excitation qui, de par sa rigidité, constitue une source intense d’excitation pour son fils. Luc finit par s’endormir d’un sommeil qui n’est pas protégé par un système hallucinatoire suffisamment efficace pour le tenir endormi. Il se réveille de très nombreuses fois dans la nuit et reprend des comportements de grattage. En écoutant la mère me décrire le moment du coucher, je me suis demandée si « se gratter » est une réponse comportementale à une excitation interne, sorte d’auto-érotisme détourné ou, au contraire, si « se gratter » est un comportement, de type « procédé auto-calmant » (Szwec, 1998), qui empêche la venue d’une pensée érotisée.
14 Madame S. se montre très tolérante et attentive aux exigences de son enfant. Elle ne s’en plaint pas. Depuis sa naissance, elle est tout entière dévouée à ses soins et à ses besoins, ce qui pose la question de la place du père. Nous avons vu que sans le désinvestissement dû à la censure de l’amante, une mère ne peut pas endormir son enfant. C’est la femme faisant appel au père sexuel qui a besoin que son enfant dorme. Or, dans cette situation, il semble que le père de Luc, qui est très présent, a pris une place de deuxième mère. Il soutient sa femme, la seconde et la remplace quand elle n’en peut plus. L’un et l’autre disent combien il leur est difficile de se séparer de Luc le matin à l’école. Ils souffrent terriblement de l’entendre hurler et préfèrent ne pas s’attarder.
15 La première fois que je rencontre Luc, je suis assez saisie par l’aspect douloureux de son visage qui contraste avec sa gaîté et sa vivacité.
16 Madame S., femme discrète et effacée, va rapidement s’identifier à ma difficulté à approcher son enfant et va tenter d’y pallier par une politesse et une coopération immédiate. Elle se montre une bonne mère face à moi et s’accroche à une attitude éducative. Elle associe peu, parle de façon pudique et non spontanée, mais n’est pas hostile à mes interventions ou questions. Sa façon de faire alliance et d’éviter les conflits a pu me faire penser à ce que décrit Pierre Marty quand il parle de la « relation d’objet allergique » (1958), alors que je ne pense pas pouvoir dire que Luc répond vraiment aux critères de ce type de relation. D’une part, Luc, qui colle et rejette sa mère, manifeste un comportement en tout ou rien qui va dans le sens d’une relation d’objet allergique mais, d’autre part, pendant de longs mois il ne s’est pas adressé à moi directement et a évité de m’approcher, ce qui fait penser qu’il a mis en place une différenciation entre le familier et l’étranger. Pourtant, je ne vois pas dans sa réserve l’expression d’une phobie de l’étranger bien organisée, mais plutôt une manifestation de sa crainte de trop de proximité dans la relation avec moi.
17 Madame S. ne se souvient pas d’avoir vu le visage de son enfant avant ses deux ans. Elle a les larmes aux yeux en évoquant la panique dans laquelle elle a été entre les six mois et les deux ans de Luc car personne n’avait de réponse médicale à ses questions. Madame S. avoue que les seuls moments où elle se sentait enfin apaisée quand il était tout petit étaient les moments au cours desquels Luc dormait car elle était sûre qu’il ne souffrait pas. Lors de l’une des séances de la première année, Madame S. soupire et se montre nostalgique du moment où Luc était dans son ventre et n’avait rien à la peau, « il était bien » insiste-t-elle. Pourtant, cette période fusionnelle idyllique est entachée d’une pointe de culpabilité. Elle se demande si elle n’aurait pas avalé une substance ou un produit avarié, pendant qu’elle était enceinte, qui aurait pu développer cette allergie chez son fils. Dans cette séance où la mère a pu livrer un peu du contenu de sa sexualité infantile, le fantasme d’avoir été fécondée par une substance toxique se substitue au fantasme de scène primitive avec le père. Luc serait-il fantasmatiquement « l’enfant de la nuit » dont ont parlé Michel Fain et Denise Braunschweig (1975), l’enfant fruit de l’inceste avec son propre père, l’enfant qui porterait sur son visage l’aspect monstrueux de cette union ? Un enfant qui encombre de par l’importance de ses symptômes ?
18 Quand Luc se met à se gratter compulsivement en séance, sa mère, souvent désemparée, voire gênée vis-à-vis de mon regard, qui dans le transfert est le regard critique de sa mère, lui propose une compresse avec de l’eau ou tente de le calmer par les mots, de loin, sans le toucher.
19 À certains moments, j’ai pu percevoir combien toucher et être touché relevait de la difficulté à établir une relation sadomasochiste satisfaisante entre elle et son enfant. L’exigence des soins quotidiens et la douleur permanente à laquelle Luc a été confronté ont sûrement entravé l’instauration du couple passivité-activité. On peut supposer que cette douleur a donné lieu chez lui à une intense activité de co-excitation sexuelle pour tenter de la lier, de l’érotiser. Or, l’absence de soulagement des douleurs par son entourage et le défaut d’intégration du pare-excitation maternel ont dû déborder ses capacités de co-excitation et avoir des effets désorganisants. C’est pourquoi, à la place de la constitution du masochisme érogène, on trouve une solution de décharge comportementale. Luc a très longtemps refusé les soins et chaque moment de soin était devenu un véritable rapport de force. Son surinvestissement de l’attitude active aux dépens de la passivité se retrouve dans son attitude « toute-puissante » face à sa mère dans les séances. Il s’agite, hurle, tape quand il n’obtient pas immédiatement satisfaction dans le jeu.
20 Je pense que la position de tiers que j’occupe dans ces moments-là permet d’atténuer la charge trop excitante dans la relation mère-enfant, en mettant une distance entre eux. De plus, le transfert maternel contenant permet à Madame S. d’adopter elle aussi une position plus passive et de se laisser aller à l’émotion et à la tendresse.
21 Luc et sa mère ont toujours eu une complicité tendre même si leurs échanges sont assez heurtés. De toute évidence, cette mère a du mal à trouver la bonne distance dans la relation avec son enfant qui tantôt lui monte sur le corps, lui attrape le visage pour obtenir un contact physique, et tantôt la rejette durement. Elle ne proteste que très faiblement et dit qu’elle ne comprend pas les demandes de son fils, elle pense qu’il veut juste qu’elle soit contente quoi qu’il fasse. À d’autres moments, Madame S. m’explique qu’elle supporte mal qu’il se colle comme ça tout le temps à elle. Elle me raconte que Luc est venu un matin dans leur lit parce qu’il avait fait un cauchemar, mais elle pense que c’est un prétexte et ajoute : « Quand il fait des caprices on n’aime pas. » Il me semble que le mot caprice sous-entend une position surmoïque qui n’est pas celle de la censure de l’amante, mais celle de l’imago maternelle de Madame S., rigide et intransigeante. Aussi, je doute que le « on » représente le couple de la scène primitive qui, ayant coupé les liens avec le monde, n’est plus en position de parents de l’enfant.
22 Au fur et à mesure des séances, Luc va entrer en contact avec moi par le regard et va de plus en plus me solliciter. Il organise des jeux peu scénarisés, tels des accidents de voiture à répétition, autour desquels je propose des mises en sens parfois approximatives et dans lesquels j’essaie d’inclure la mère le plus possible. Il amène des choses du dehors : des petites voitures ou des camions, petits bouts de feuilles et bouts de bois ramassés sur le chemin, bonbons sortis du sac de sa mère. Il passe beaucoup de temps à découper des petits bouts de papiers qui jonchent le sol et que l’on doit ramasser en fin de séance, petits bouts de choses délaissés comme des crottes, qui iraient dans le sens d’une analité mal organisée. Travailler avec Luc c’est travailler avec presque rien. Son défaut de mentalisation majeure m’oblige à exploiter la moindre chose, le moindre mouvement, en essayant de ne pas envahir mère et fils de mes représentations.
Dark vador ou le tiers sexuel
23 Cette séance a lieu un an et demi après le début de la psychothérapie. Luc a quatre ans. Le personnage de Dark Vador est au cœur de nos séances. Il me semble pouvoir dire que c’est par ce personnage qu’est apparu le « tiers sexuel » qui a, en quelque sorte, inscrit Luc dans une filiation, d’où mon choix de nommer mon patient du même nom que le fils de Dark Vador.
24 Ce jour-là, Luc geint et se plaint de ses « bobos tout rouges ». Madame S. fait remarquer que Luc, qui est trop petit pour avoir vu le film de La Guerre des étoiles, est intrigué et apeuré par le masque de Dark Vador. Ni elle ni lui ne savent ce qui se cache derrière ce masque. Après plusieurs séances où il est question de ce personnage sombre, je finis par raconter que Dark Vador, en se battant contre son maître, est tombé dans la lave d’un volcan, que la peau de son visage est totalement brûlée et qu’il respire très difficilement. Le masque est la condition de sa survie.
25 Madame S., sidérée par le rapprochement qui vient d’être fait entre Dark Vador et son fils, a un mouvement de repli. Luc vient se coller contre elle. Il est très animé, geint en parlant de ses « bobos tout rouges » et veut tuer les méchants avec des canons-feutres, mais ne sait plus très bien reconnaître qui sont les méchants et se demande si Dark Vador a un masque parce qu’il est gentil. Nous sommes tous les trois pris dans un moment de confusion dont il est difficile de sortir.
26 Gérard Szwec pense que l’irruption du visage de l’étranger ne peut se dissocier de la disparition de la mère, et que la censure de l’amante offre un angle de vue plus conflictuel en rapprochant le visage de l’étranger de celui de la mère se mutant en femme (2010, pp. 90-91).
27 Il me semble que mon intervention sous forme de révélation est venue en quelque sorte imposer une représentation du tiers sexuel caché et monstrueux, faisant émerger une sexualité à vif dans sa nudité.
28 Luc se blottit contre sa mère. Je lui demande ce qu’elle ressent quand il est comme ça, lové contre elle. Elle dit qu’il est comme « un tout-petit », mais ne peut rien ajouter sur son ressenti à elle. Je lui fais alors remarquer que l’on dirait qu’il recherche le contact avec sa peau. Elle me répond que « ce n’est pas anodin ».
29 Je soutiens ce moment régressif où Luc refusionne avec sa mère, comme s’il venait la rassurer, ou se rassurer, en réponse à l’apparition du tiers menaçant entre eux deux. Madame S. sort de sa torpeur, se redresse et dit en riant : « Regarde, Luc, comment est habillée Madame Maupas c’est la femme de Dark Vador. » (Ce jour-là je suis habillée en rouge et noir !). Madame S. me désigne comme « l’amante », celle qui peut les désinvestir au profit de son homme, fut-il Dark Vador. Madame S. projette sur moi la charge trop érotisée qui est venue de mon investissement pour l’histoire de Dark Vador. De plus, en me mettant « du côté des méchants », comme dit Luc, dans ce mélange ludique entre réalité et fiction, elle manifeste avec humour son désir de me mettre à distance.
La séparation ou le temps du désinvestissement
30 Luc a cinq ans. Il est de mieux en mieux intégré à l’école. Mais, la sortie de son isolement s’accompagne d’une certaine agitation maniaque. Il fait de plus en plus de colères à la maison, crie, insulte et ne supporte aucune frustration. Pendant les séances, Madame S. se retire complètement du jeu, le visage fermé, ou manifeste son agacement à être coincée dans la pièce avec nous. Il faut dire que le contenu des jeux de Luc à cette période-là évoque de plus en plus des contenus en lien avec la sexualité infantile.
31 Depuis plusieurs semaines, il a été question de changer de cadre thérapeutique, Luc devant rester seul en séance avec moi. Madame S. est désemparée face à l’agitation de son fils et s’impatiente devant ma retenue à organiser ce moment de transition. Sans que je m’y attende, elle décide un jour qu’il est temps que Luc reste « seul avec Madame Maupas ». Elle lui dit qu’il est grand maintenant, que c’est bien pour lui d’agir comme un grand (comme une mère dirait à son enfant qu’il est bon de dormir) et, en même temps, ne peut cacher son empressement à « se débarrasser » de lui. Luc crie, tape sa mère qui amorce une sortie de la pièce. Je mets des mots sur ce qui se passe et lui demande de nous aider à trouver une date pour le moment de la séparation. Sans aucune hésitation, il lance : « encore trois semaines ». Le chiffre trois me fait penser que Luc, en imposant à sa mère de différer la séparation, met du tiers entre eux deux. La semaine suivante, Luc arrive triomphant en séance avec un « avion boomerang » que son père lui a appris à faire : avion qui part et qui revient ! Il organise ainsi un jeu de Fort-Da et s’exclame que lui aussi est un « enfant boomerang » qui part à l’école et revient à la maison.
32 Je demande alors à ce que le père de Luc puisse venir parler avec nous du changement de cadre. Madame S. est étonnée et me dit « vous pensez que c’est nécessaire ? ». J’insiste et Luc dit qu’il va demander à son père de venir faire des avions avec moi.
33 La semaine suivante, Monsieur S. parle des progrès de son fils, de ses inquiétudes pour le passage en CP, il parle des soins, du régime alimentaire, de l’endormissement. Luc s’assied sur les genoux de son père qui lui caresse la peau du dos. Puis, il va se mettre à mes côtés pour me montrer avec beaucoup de minutie comment faire le fameux « avion boomerang ». Luc est ravi, Madame S. silencieuse.
34 Je vais aussi mettre ces trois semaines à profit pour tenter de faire associer la mère sur ce que l’idée d’être seule, exclue de ce qui se passera entre Luc et moi, lui fait, sachant qu’elle sera privée de sa thérapeute, faisant ainsi allusion au transfert. Elle me répond : « Oh je ne serai pas seule, je serai avec mon livre. »
35 Je tente alors de faire de ce livre, dont le titre évoque une histoire d’amour, un tiers fantasmé en disant : « Ah vous allez nous oublier au profit d’une belle histoire d’amour. » Madame S. rit et insiste sur son plaisir à retrouver du temps pour elle en ce moment. Alors, je me mets à espérer que ce temps soit occupé à l’éveil de ses rêveries érotiques.
Dans le ventre du volcan ou la construction du fantasme
36 Cette séance marque un tournant dans la psychothérapie de Luc, parce que l’on assiste à la construction d’un fantasme inconscient, nourri des fantasmes originaires de scène primitive et de menace de castration. Luc a six ans. Pour la première fois, il va organiser toute la séance autour d’un dessin qui reprend notre histoire commune de Dark Vador, laissée de côté depuis un certain temps.
37 Il colorie l’intérieur d’un volcan en rouge et fait des petites boules à la pointe du volcan en disant « les boules rouges sont le signe que ça va sortir ». Il semble tenter de contenir le moment du jaillissement pulsionnel.
38 Puis il dessine un bonhomme sur le côté du volcan en s’appliquant à compter les doigts de chaque main, qu’il fait très grands. Luc dit que le bonhomme va voir ce qui se passe à l’intérieur du volcan. Il n’a pas peur de la lave parce qu’il a une combinaison spéciale. Malheureusement, l’homme meurt. Sa combinaison ne l’a pas protégé. La représentation de la pénétration par l’homme à l’intérieur du volcan est chargée d’angoisse et d’excitation. Luc se met à se gratter frénétiquement sous son tee-shirt. Encore une fois, ses efforts de symbolisation ne suffisent pas à canaliser l’excitation. Je continue à commenter son dessin et m’indigne contre la personne qui lui a vendu cette mauvaise protection. Luc cesse de se gratter et reprend son crayon pour poursuivre son histoire. Le passage par le comportement a été bref et a eu pour résultat de baisser un peu son agitation intérieure.
39 Il dessine un autre bonhomme avec une combinaison et un casque sur la tête qui, au risque d’être englouti et brûlé, saute à l’intérieur du volcan avec une super-protection et en ressort indemne, voire indestructible. Son dessin accompagné de son récit est la première vraie tentative d’intrication pulsionnelle qui lie une douleur à une représentation. Le dessin du casque et de la combinaison symbolise la protection du pare-excitant maternel contre le débordement pulsionnel. Mais il me semble que c’est avant tout la constitution du fantasme inconscient qui assure à Luc la meilleure protection pare-excitante.
40 Luc, en imaginant un tiers solide et résistant (l’homme à la bonne combinaison) s’inscrit dans une organisation œdipienne. Je vois ici l’indice d’une transmission du message de castration véhiculé par la mère.
41 Je dis alors à Luc que dans son histoire cet homme pourrait être Dark Vador qui, cette fois, aurait la bonne protection et sortirait du volcan encore plus fort. Il sourit.
42 J’ai le sentiment que Luc a lui-même ôté le masque de Dark Vador et qu’il met à découvert ses théories sexuelles infantiles. Mon intervention faite un an auparavant, qui avait amené le tiers sexuel de façon assez directe, est reprise dans l’après-coup et donne lieu à un scénario fantasmatique plus complexe. Luc imagine être issu d’une scène primitive sulfureuse entre un vulcanologue et le volcan. Volcan pulsionnel ou ventre maternel menaçant qui aurait marqué son visage comme aurait été marqué celui de Dark Vador, le père, au moment où il renie sa filiation par désir de vengeance ? Le fantasme inconscient de porter la marque d’une faute, ou d’une trahison, reprend de façon différente le fantasme maternel d’avoir avalé une substance toxique et enfanté un enfant monstrueux (« l’enfant de la nuit », Braunschweig & Fain, 1975).
43 La suite du dessin nous emmène au cœur d’un combat entre « des méchants » avec de grands sabres laser et leur « force » à côté d’eux et des clones avec d’énormes pistolets qui tirent partout. Le combat s’organise entre lui et moi. Il est tout-puissant et je suis « nulle ». Il me malmène, me dénigre, me massacre, me tue. Alors que je proteste parce que le combat n’est pas égal et demande plus de justice, il me toise et lance avec un plaisir sadique évident : « t’es un gros caca et tu vas être jetée à la poubelle parce que ta mère ne t’aime pas » !
44 Luc projette sur moi son fantasme d’être mal-aimé (parce que malade) et se récupère du côté de l’analité. Le fait que la douleur ait pu être liée à une représentation atténue son impact traumatique et en fait un événement psychique. Il n’est alors plus question d’exhiber les croûtes sur sa peau, mais de parler de sa souffrance à subir cette maladie.
45 Quelque temps plus tard, Luc, me parlant de sa dermatose, me demandera : « Pourquoi ça m’arrive à moi ? »
46 Cette question, rendue possible grâce à tout le cheminement transféro-contre-transférentiel de la mère et de l’enfant au cours de la psychothérapie, ouvre sur la question des origines et des identifications. La relation à sa mère s’est conflictualisée, elle s’est tiercéisée et le processus de symbolisation est lancé. Les conditions d’apparition de l’hallucinatoire de désir semblent requises pour permettre à Luc d’organiser ses auto-érotismes et d’élaborer des fantasmes originaires, tandis que sa mère, de son côté, poursuit sa lecture, voire sa rêverie, dans une autre pièce.
Bibliographie
- Braunschweig D. & Fain M. (1975), La Nuit, le Jour, Paris, Puf, coll. « Le Fil rouge ».
- Fain M. (1971), « Prélude à la vie fantasmatique », in Revue française de psychanalyse, Paris, Puf, n° 2-3.
- Freud S. (1990), L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard.
- Marty P. (1958), « La relation d’objet allergique », in Revue française de psychanalyse, vol. XXII, n° 1.
- Ody M. (2013), Le psychanalyste et l’enfant, de la consultation à la cure, Paris, Édition In Press.
- Prudent A. & Maupas A. (2016), « La censure de l’amante », in Des psychanalystes en séances, glossaire clinique de psychanalyse contemporaine, ouvrage collectif, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
- Szwec G. (1998), Les Galériens volontaires, Paris, Puf, 2013.
- Szwec G. (2010), « L’enfant dormira bien vite… », in Revue française de psychosomatique, vol. XXXVII.
Mots-clés éditeurs : psychothérapie conjointe mère-enfant, fantasmes, fantasmes originaires, « censure de l’amante », somatisation
Date de mise en ligne : 25/11/2016
https://doi.org/10.3917/rfps.050.0103Notes
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[1]
Psychothérapie de la dyade mère-enfant où les deux protagonistes sont incités à associer librement.
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Je me suis rendue compte que ma façon d’employer tantôt le terme « mère » et tantôt le terme « Madame S. » montre les variations de mon contre-transfert dans cette situation de psychothérapie conjointe où autant « la mère que la femme » est en séance avec moi.