Notes
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Sára Botella, « La valeur psychanalytique du procédé d’investigation de Pierre Marty », in Revue française de psychosomatique, vol. XLV, pp. 77-82.
1 Comme toujours Sára Bottela nous propose un texte remarquable, concis, très freudien, une épure : un texte que je trouve difficile et condensé pour l’écouter en première lecture.
2 Elle parcourt allègrement le trajet qui va de l’observation, impliquant la vision, à l’investigation impliquant l’ouïe (mais la vision aussi, ainsi que tous les sens), en passant du rôle de la motricité dans la relation d’objet à l’investigation de Monsieur Gilbert, patient angineux, décrit dans le cas 5 de L’Investigation psychosomatique, que Marty reçoit en présence de son cardiologue, ce qui n’est pas si banal.
3 Sur ce point se pose une interrogation : est-ce si évident qu’il y ait une gradation progrédiente du visuel à l’auditif ? C’est une vraie question, je crois me souvenir de Kreisler disant que le nouveau-né reconnaît la voix de sa mère avant de reconnaître son visage. Je connais mal les bébés et m’y suis fort peu intéressée, je n’ai donc aucune réponse...
4 Je pense à la polysémie du « vu », le travail de César et de Sára Botella sur la figurabilité en témoigne, ainsi que le dernier livre de Jean-Claude Rolland, intitulé Quatre essais sur la vie d’âme, qui consacre tout un chapitre au « travail de l’image ».
5 Dans le volume 45 de notre Revue, consacrée à Affect et Pulsions, Sára Botella avait commenté cette même investigation en en tirant l’idée de « l’émergence d’un nouveau sens manifeste ». Je la cite :
La façon d’être de Marty durant ses investigations avait quelque chose de nouveau, d’exaltant. La puissance de l’investissement de son attention […] une attitude mentale et corporelle absorbée par « la perception », à l’instar de la captation perceptive d’un « prédateur » face à sa proie ou d’un torero face au taureau. Mais cela n’était que le cadre manifeste de l’investigation. Ce qui est impressionnant c’est la capacité psychique de Marty de produire, sans perte de contact, une régression de la pensée, une convergence de tous les événements qui se produisent dans l’entretien, et de les transformer en événements perceptifs communicables, sans danger pour le patient.
7 Cette citation est formidablement subtile, mais j’en discuterai pourtant quelques points :
8 a) Il est vrai qu’il était fascinant de voir Marty « investiguer », il écoutait et regardait les patients avec tout son corps, il captait. Je n’aurais jamais pensé à un prédateur, ou alors à un « bon prédateur », non pas un faucon, mais une belle lionne qui surveille ses petits, prête à bondir.
9 b) Oui, il produisait une régression de la pensée, régression formelle donc, de par son contact – et non malgré – véritable avec le patient, qu’il ne lâchait jamais.
10 c) Oui, encore, pour ce qui est de la capacité psychique de Marty à transformer tous les événements par lui perçus, avec tous ses sens, lors de l’entretien en mots et dans une chaîne psychique significative acceptable pour le patient. Sur ce point, il y a une différence avec ce qu’écrit Sára Botella. Est-ce cela qu’elle appelle « émergence d’un nouveau sens manifeste » ? et là j’en serais d’accord.
11 Sára Botella vient ensuite aux deux théories de l’optique : optique classique et optique cohérente.
12 Cela me rappelle un article d’anthropologue dans la Revue Terrain : « Rêver, le mot, la chose, l’histoire ». Daniel Fabre nous apprend que rêver voulait à l’origine dire « s’égarer », le sens actuel du mot est tardif et n’apparaît que dans la suite de la nouvelle théorie de l’optique, optique cohérente, qui fait de l’œil un dispositif à traiter les rayons lumineux. L’auteur explique très savamment l’importance de cette révolution sur la notion même de perception, et donc de sujet, ce que Merleau-Ponty développe dans La Phénoménologie de la perception, puis dans Le Visible et l’Invisible (1964), où il parle de « la chair du monde » et d’« intercorporéité ».
13 Sára Botella nous apprend que nous ne percevons un objet que parce qu’il modifie la lumière qu’il reçoit il modifie tous les paramètres de l’onde lumineuse.
14 Grâce à Christian Delourmel, j’ai enfin compris que :
deux ondes lumineuses sont dites mutuellement cohérentes si elles donnent naissance à une figure d’interférence assez stable pour être détectée. À l’opposé, deux ondes qui ne peuvent donner naissance à des interférences stables sont dites incohérentes entre elles.
16 C’est cela l’optique cohérente.
17 Cette capacité de créer des interférences stables propres à induire des formes. Quand les ondes sont en phase, elles peuvent faire rêver et penser entre autres au modèle greenien du double retournement...
18 Or, Sára Botella remarque que l’opacité entre les points n’entre pas en considération. Elle nous propose l’idée très originale selon laquelle toute la seconde partie de l’œuvre de Freud serait justement centrée sur l’opacité.
19 La question est donc : l’opacité serait-elle pour Sára Botella l’une des figures du négatif Greenien ?
20 J’avoue que je n’aurais pas pensé à cette « opacité ». Je vais donc essayer de comprendre pas à pas.
21 La notion de perception a toujours taraudé Freud. Dès 1895 dans l’Esquisse, il parle du système perception/conscience qui est pour lui un outil conceptuel pour mieux discriminer le conscient et l’inconscient. D’un côté il met la perception et la motricité liées à la conscience, de l’autre l’inscription psychique, les traces mnésiques, la mémoire, qu’il range du côté de l’inconscient.
22 La perception rentre en contact avec le monde des phénomènes extérieurs. Freud parle même de « cellules perceptives » qu’il oppose aux « cellules mnésiques », qui sont pour leur part tournées vers l’intérieur. À l’époque, il ne parle que d’excitations, sa conception de la pulsion étant plus tardive.
23 Dans Les pulsions et leurs destins, Freud évoque l’infans :
Un être vivant dans un état de détresse presque totale, qui n’est pas encore orienté dans le monde et reçoit des excitations dans sa substance nerveuse […] Cet être sera très rapidement en mesure d’effectuer une première distinction : d’une part il sentira des excitations auxquelles il pourra se soustraire par des actions musculaires ; il les met au compte du monde extérieur, mais d’autre part il sentira des excitations contre lesquelles toute action demeure vaine […] ces excitations sont l’indice d’un monde intérieur, la preuve des besoins pulsionnels.
25 Donc si dans un premier temps la perception lui sert à cerner l’opposition conscient/inconscient, le concept de pulsion (1915) vient brouiller cette première opposition.
26 Il passe ensuite à l’opposition représentation-perception qui lui a permis de théoriser le désir avec « l’expérience de la satisfaction » différente de la réalisation hallucinatoire du désir de retrouver l’objet. C’est ici que Freud a recours à l’épreuve de réalité.
27 Selon cette logique, ce serait donc dans un troisième, voire quatrième temps, qu’il en viendra à se tourner vers l’opacité ? Sára Botella ne rejoint-elle pas là L’Invisible de Merleau-Ponty ? C’est une question que je poserai.
28 Enfin, ce qui me paraît certain c’est qu’à un moment donné Freud abandonne tour à tour toutes les discriminations/distinctions et se retrouve dans la seconde théorie des pulsions où il semble oublier l’opposition dedans/dehors, en des termes perception-extérieur/mémoire-intérieur décrits dans l’Esquisse. Je rapproche cette avancée de ce que dans la seconde théorie l’intrication se fait dans et grâce à l’objet perçu donc.
29 Sára Botella écrit : « Pour Freud chaque nouvelle inscription représente une nouvelle traduction du matériel perceptif, je suis mille fois d’accord avec cette formulation et je pense que nous le sommes tous. »
30 Elle évoque ensuite la théorie de Pavlov, le Reflexe conditionnel (1932). Mais pourquoi ? Quel est l’intérêt de ce modèle, puisque Freud l’avait pratiquement décrit, dès 1909, dans les parties II et III du chapitre 7 de L’Interprétation :
L’accomplissement de désir ; à ceci près que ces pages me semblent autrement subtiles que l’association du son de la clochette et de la nourriture. Mais peut-être que Pavlov donne une base physiologique à ce que Freud avait écrit 25 ans auparavant.
32 Le fondement commun aux deux théories est l’association, ce qui nous mène au cœur de la présentation : « La portée théorique de l’expression associative en psychosomatique », notion déjà développée en 2014 dans l’article cité plus haut ; « La valeur psychanalytique du “procédé d’investigation” de Pierre Marty » [1], notion que Sára Botella développait déjà d’une façon très intéressante.
33 Le travail de l’investigateur serait « un travail métabolique » proche du « travail du rêve » soit :
un vaste mouvement psychique faisant converger tous les éléments perceptifs à un moment de veille : paroles, mimiques, manifestations sensori-motrices, algiques, neurovégétatives : sudations, rougeurs, pâleurs etc. Faisant donc converger le tout vers ce que Pierre Marty nomme une « attitude de pensée chez l’investigateur apte à produire des expressions associatives ».
35 Travail singulier dont la seule régression ne peut pas rendre compte, et qui privilégie le lien à l’appareil sensori-moteur du patient, sans correspondance obligatoire avec sa conscience. Sára Botella voit ce « vaste mouvement » comme étant le seul apte à libérer « un sens otage des identifications sensori-motrices ».
36 Belle formule qui m’a pourtant également paru énigmatique. Je vais tenter de la décondenser en retournant aux sources que j’ai citées.
37 Le rapport sur L’Importance de la motricité dans la relation d’objet concluait que la motricité est toujours sous-jacente à toutes les formes de relation d’objet, toute l’activité psychique se dégageant progressivement d’une relation à l’objet primaire sensori-motrice et primitive. Les auteurs écrivent dans la conclusion qu’ils cherchent à analyser l’importance de la motricité initiale sur les productions mentales, je cite : « Notre travail est un timide essai d’établissement d’une physiologie objectale » (je comprends mieux là pourquoi l’évocation de Pavlov).
38 C’est néanmoins dans l’Introduction (pp. 13-14) que j’ai trouvé un passage qui m’a éclairé :
Sur la base de notre expérience nous pensons qu’il existe une certaine équivalence entre l’activité relationnelle avec un objet extérieur (avec la représentation d’un objet extérieur, l’activité mentale, intellectuelle ou fantasmatique) et l’activité fonctionnelle somatique perturbée. Dans cette chaîne analogique, la qualité de l’intégration de l’énergie se dégrade en même temps que la qualité objectale s’efface au profit de l’activité fonctionnelle […] C’est ainsi que l’on peut voir un trouble viscéral ou musculaire se substituer à la relation à une personne significative. L’application de ce principe d’équivalence à l’investigation conduit à élargir l’anamnèse associative (expression de Felix Deutch) en « expression associative ». Ce n’est pas leur seule présence qui doit être notée mais leur apparition, fluctuations, au cours de l’entretien selon l’évolution du transfert ou l’émergence de nœuds conflictuels.
40 On voit bien que Pierre Marty « fait feu de tout bois » pour donner un sens à l’activité psychique, mais aussi somatique, du patient. Nous avons bien ici une pensée qui va de la physiologie et de l’observation de tout mouvement somatique à une théorie du fonctionnement mental. L’expression associative est une intégration de tous les niveaux – notamment expressifs, physiologiques et gestuels – du patient dans une compréhension globale qui elle est transformée en langage par l’investigateur.
41 La conception de Pierre Marty est fondée sur la valeur fonctionnelle des représentations. La qualité de la mentalisation dépend de l’inscription psychique des perceptions et de la possibilité de les convoquer sous forme de représentations avec affects. Lorsque la mentalisation est défaillante, les représentations reproduisent des perceptions vécues dans la réalité. Il y a une dégradation du tissu représentatif. Les représentations témoignent de traces perceptives. Elles sont peu mobilisables, les liaisons entre ces couches de représentations sont pauvres. Alors on assiste à une prévalence d’un mode de fonctionnement comportemental avec une vigilance accrue et un accrochage au perceptif. La distinction claire entre perception et représentation s’efface, comme dans un parcours regrédient vers la matérialité.
42 Je pense à l’une de mes premières patientes de l’IPSO qui n’évoquait jamais d’affects, mais m’indiquait ses états d’âme au travers de tenues très diversifiées.
43 Un jour elle arrive avec un ensemble très insolite pour elle : tout de cuir noir vêtue, pantalon serré de cuir, blouson, chaussures plates sportives et un cache-col noir lui couvrant la tête. D’emblée je me dis « elle vient de faire une grosse connerie ». Je lui ai dit : « Vous voulez sans doute me montrer quelque chose par cette tenue de cambrioleur ? », c’était une association immédiate. Elle se montre très étonnée « Vous trouvez ? Pourquoi cambrioleur ? ah bon... mais c’est la mode… » et finit par me dire en fin de séance qu’elle est embêtée car, pour faire des courses, elle a volé pour quelques heures la carte bancaire de sa mère mais a très peur que cette dernière ne s’en rende compte car « elle a dépensé beaucoup trop d’argent ».
44 Le récit de cette séance avait mis Marty en joie.
45 Ici il s’agit de pur comportement mais la clinique du « brouillage perceptions/représentation » est plus complexe, lorsque l’espace-temps du patient est envahi, lorsque ce qui vient du dedans est perçu comme venant du dehors et vice et versa. Je pense que Guy Lavallée insiste sur ces questions à propos de l’autisme et de la psychose. Je me souviens d’une autre patiente vue en ville, elle qui était une « paranoïaque du bruit », elle entendait toujours les voisins et obligeait donc son pauvre mari à des déménagements fort fréquents. Leur installation dans un pavillon isolé, où soudain le silence la rendait folle, l’avait amenée à consulter pour la première fois. Elle avait voulu re-déménager mais, excédé, son mari lui avait dit « là c’est le divorce ou la consultation chez un psychiatre ». À ce seul prix, elle put aborder un travail sur son vacarme intérieur qui l’envahissait et lui rendait toute vie impossible.
46 Pour terminer ce commentaire, il s’agit en effet plus d’un commentaire que d’une discussion, je voudrais dire que Marty nous a laissé un corpus théorique et technique fascinant dont la richesse et la complexité sont irréductibles à un seul axe, néanmoins comme le dit Sára Botella : « le principe d’équivalence énergétique est crucial pour saisir sa pensée ».
Pour conclure, quelques notes sur les conclusions de Sára Botella
47 Sára Botella conclut en quatre points :
48 a) Le sens du perceptif est un sens à former, nous dit-elle et j’en suis d’accord.
49 b) L’objectivité du perceptif serait liée à la subjectivité de la névrose, oui mais je dirais surtout à la subjectivité tout court.
50 c) La théorisation du perceptif de Marty serait « le reflet de sa relation au cours de ses investigations » et je ne peux que m’associer à cette formulation.
51 d) « L’expression associative » est inséparable d’une mémoire ancestrale qui contient des « expériences perceptives dont on retrouve des formes aujourd’hui » : n’est-ce pas d’abord très freudien, avant que d’être martinien ?
52 À mon sens, on peut penser une vision phylogénétique qui, dans un second temps se combinerait avec l’évolutionnisme de Marty.
53 Merci enfin de nous avoir rappelé la métaphore de l’optique à laquelle Freud a eu recours pour penser son premier modèle de l’appareil psychique. Il en parle comme d’une « représentation auxiliaire » qui lui aurait permis de se rapprocher d’un « fait inconnu » tout en restant sur le « terrain psychologique, en écartant la notion de localisation anatomique ».
Mots-clés éditeurs : Associativité, Inconscient, Observation, Perception, Vision
Date de mise en ligne : 30/05/2016.
https://doi.org/10.3917/rfps.049.0031Notes
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Sára Botella, « La valeur psychanalytique du procédé d’investigation de Pierre Marty », in Revue française de psychosomatique, vol. XLV, pp. 77-82.