Couverture de RFPS_038

Article de revue

Se reconstruire par la peau. Marques corporelles et processus initiatique

Pages 85 à 95

Notes

  • [1]
    Sur tous ces points autour d’une anthropologie de la peau et du toucher, cf. D. Le Breton, La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006, p. 219 et s.
  • [2]
    Cf., sur les modifications corporelles dans les sociétés humaines, C. Falgayrettes-Leveau (dir.), Signes du corps, Paris, Musée Dapper, 2004 ; et, sur les modifications corporelles dans nos sociétés, cf. D. Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2004.
  • [3]
    D. Anzieu, Le Moi-Peau, Paris, Dunod, 1985.
  • [4]
    S. Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1973, p. 194.
  • [5]
    Sur le foisonnement de ces rites privés de reconstruction de soi recourant à la blessure, je renvoie à D. Le Breton, En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.
  • [6]
    K. Hewitt, Mutilating the Body. Identity in blood and ink., Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 1997, p. 80.
  • [7]
    V. Pitts, In the Flesh. The cultural politics of body modification, New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 58.
  • [8]
    Sur ces aspects anthropologiques de la douleur, cf. D. Le Breton, Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance, Paris, Métailié, 2010.

Anthropologie de la peau

1La peau est l’évidence de la présence au monde. Elle est le lieu du corps qui se donne à voir au jugement des autres. Par elle nous sommes reconnus, nommés, identifiés à un sexe, à une qualité de présence (séduction, etc.), à un âge, à une « ethnicité », voire à une condition sociale. Elle indique aussi d’emblée la dimension affective d’une parole (rougeur, pâleur, sensation de froid ou de chaud dans une situation morale, expressions du visage, du corps…), voire même un état de santé (couleurs, boutons, etc.). Elle diffuse des odeurs intimes et ne cesse de nous déborder et de révéler aux autres des significations personnelles, même celles qui souhaiteraient demeurer dissimulées. Mais la peau est toujours double, l’individu n’en contrôle qu’une partie; si elle cache, elle montre parfois dans le même mouvement. Dans nos sociétés occidentales, nous allons vers les autres le visage et les mains nus livrés à leur connaissance et au risque de leur reconnaissance. La peau enveloppe et incarne la personne en la reliant aux autres ou en la distinguant selon les signes utilisés. Sa texture, son teint, ses cicatrices, ses particularités (grains de beauté, rides, etc.) dessinent un paysage unique. Elle conserve, à la manière d’archives, les traces de l’histoire individuelle comme un palimpseste dont seul l’individu détient la clé : traces de brûlures, de blessures, d’opérations, de vaccins, de fractures, etc. On se souvient de la belle scène du chant XIX de l’Odyssée où Ulysse revenant à Ithaque est reconnu par sa vieille nourrice Euryclée grâce à la cicatrice qu’il porte à la cuisse. La trace cutanée se mue en signe d’identité. Elle est souvent utilisée pour nommer des corps demeurés anonymes dans les affaires criminelles ou sur les champs de bataille où les « signes particuliers » comme les tatouages ou d’autres singularités cutanées sont la seule carte d’identité désormais possible.

2La peau engage sans doute le sens essentiel de l’existence : le toucher. Perdre la faculté du toucher c’est se trouver en apesanteur, dépourvu de tout point de contact, paralysé et livré aux autres, même pour les actions les plus anodines ou les plus intimes. La disparition de toutes sensations tactiles entraîne la disparition de tous points d’appui et donc la perte de l’autonomie personnelle, la paralysie de la volonté et la nécessité de s’en remettre à d’autres personnes pour toutes les conduites de l’existence. En permanence sur tous les lieux du corps, même en dormant, nous sentons le monde environnant, nous en éprouvons la chaleur ou le froid. Le sensible est d’abord la tactilité des choses, le contact avec les autres ou les objets, le sentiment d’avoir les pieds sur terre. Matrice des autres sens, la peau est une vaste géographie nourrissant des sensorialités différentes, elle les englobe sur sa toile, ouvrant à l’homme des dimensions singulières du réel que l’on ne saurait isoler les unes des autres. La peau est aussi un lieu privilégié du contact à travers la caresse ou l’érotisme ou les nombreux gestes qui relient aux autres au fil du quotidien, ou à l’inverse à travers la violence, la rudesse, etc.

3La peau est doublement l’organe du contact. Le vocabulaire du toucher métaphorise de manière privilégiée la perception et la qualité du contact avec autrui, il déborde la seule référence tactile pour dire le sens de l’interaction. On a un bon ou un mauvais contact avec les autres. Le courant passe ou non, on se tâte avant de prendre une décision. Avoir du tact ou du doigté consiste à effleurer l’autre sur des sujets délicats par des manières justes et discrètes. Une formule touche juste, atteint la corde sensible, ou fait vibrer. On est piqué au vif à cause d’un contact qui donne des boutons, hérisse le poil, tape sur les nerfs, surtout si on est à fleur de peau et si on a des réactions épidermiques, etc. Ce lexique cutané pour dire la relation à l’autre est sans fin [1].

4La peau est un seuil, à la fois instance d’ouverture ou de fermeture au monde selon la volonté de l’individu. Frontière symbolique entre le dehors et le dedans, l’extérieur et l’intérieur, l’autre et soi, elle est une sorte d’entre-deux, elle fixe une limite mouvante de la relation de l’individu au monde. Surface de projection et d’introjection du sens, elle incarne l’intériorité, elle est le chemin qui mène à la profondeur de soi. Elle est un sismographe du sentiment d’identité, elle traduit des « états d’âme ». En ce qu’elle cristallise quelque chose du lien social, elle est aussi un lieu où résoudre les tensions, défaire des crispations. Le rapport au monde de tout homme est une question de peau et de solidité de la fonction contenante. Instance frontière qui protège des agressions extérieures ou des tensions intimes, elle donne à l’individu le ressenti des limites de sens qui l’autorisent à se sentir porté par son existence et non en proie au chaos ou à la vulnérabilité. Par excellence, la peau est un objet transitionnel.
Elle est aussi une frontière physique et morale entre soi et le monde qui révèle toujours ce qui se joue également de l’adhérence ou des écarts entre le moi psychique et le moi corporel. Écran où l’on projette une identité rêvée, en recourant aux innombrables modes de mise en scène de l’apparence, elle enracine le sentiment de soi dans une chair qui individualise. Les marques corporelles sont bien des butées identitaires, des manières d’inscrire des limites de sens à même la peau. Sans doute aussi anciennes que les hommes, surtout sous leur forme provisoire renvoyant aux manières de se coiffer ou de décorer sa peau avec des pigments naturels, elles participent de l’appropriation symbolique de soi et du monde environnant. Dans nos propres sociétés individualistes, quiconque ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur sa peau pour la ciseler autrement. Agir sur elle revient à modifier l’angle de la relation au monde. Tailler dans la chair, c’est tailler une image de soi désirable en en remaniant la forme [2]. La peau est une instance de fabrication de l’identité. À telle enseigne que des marques délibérément ajoutées deviennent des signes d’identité arborés sur soi. La peau est l’interface entre la culture et la nature, entre soi et l’autre, entre le dehors et le dedans. Une instance de maintenance du psychisme [3]. « Le moi est avant tout une entité corporelle, non seulement une entité toute en surface, mais une entité correspondant à la projection d’une surface [4]. » Le sentiment de soi s’enracine sur les sensations corporelles, et particulièrement sur la peau en tant qu’elle est le lieu immédiat de contact avec les autres et avec le monde. La peau est une première ligne de défense, donc une ligne de sens face à la complexité du monde environnant. Carapace pour les uns, elle est une zone de contact pour les autres selon leur histoire personnelle. Son degré d’ouverture ou de fermeture est lié à la qualité d’amour du maternage et de l’environnement familial : contacts chaleureux, tendres, rassurants, signifiants ou, à l’inverse, abandon, indifférence, gestes hors de propos, brutalité…

La peau comme instance de régulation du rapport au monde

5Quand on est justement mal dans sa peau, une solution est de changer de peau pour être mieux dans son existence, trouver un angle plus propice de sa relation au monde. En modifiant l’image de soi, on modifie le regard des autres sur soi et on régénère ainsi l’estime de soi en se reconnaissant davantage dans cette image offerte à l’appréciation de la scène publique. Sur la peau s’inscrit une vision du monde, une image de soi. La constitution d’une géographie cutanée personnelle autorise une singularisation du sujet. Toutes ces transformations de l’architecture de la peau produisent des intensités libidinales, des lieux de désirs pour soi ou pour les autres, elles sont les hauts lieux de l’autostimulation, ou des caresses et des attentions des partenaires.

6Depuis les années quatre-vingt-dix, le corps est devenu une matière première de la fabrique de soi. Il importe d’en changer la forme d’une manière ou d’une autre. Régimes alimentaires, culturisme, fitness, etc. Nous nous attarderons davantage sur les inscriptions cutanées qui ont saisi la planète, et qui ont en ce sens inversé leur ancienne réputation péjorative en signe d’excellence. Dans nos sociétés, la culture traditionnelle du tatouage, longtemps dominante, relevait surtout d’une culture populaire masculine et hétérosexuelle visant à affirmer la virilité, la force de caractère, l’agressivité, etc. Elle se donnait en opposition à la culture bourgeoise. Dans les années soixante-soixante-dix s’amorce lentement une culture des modifications corporelles débordant le tatouage pour investir les piercings, les implants, les brandings, burnings, cuttings, etc., et touchant d’abord de manière privilégiée les communautés gay, lesbienne, sm, fétichiste, etc., avant de s’élargir au fil des années à une population tout venant.

7Les marques corporelles sont des butées identitaires à sa disposition, des manières d’inscrire des limites à même la peau. Dans une société du spectacle, du look, du logo, toute marque visible sur la peau est susceptible selon l’investissement de l’individu de se transformer en signe d’identité. La peau s’érige alors en instance de fabrication du sentiment de soi, l’individu essaie de mettre hors de lui-même ce qu’il est à l’intérieur. La peau se transforme en langage et se redouble dans la seconde peau des vêtements ou de la manière de se coiffer et de se comporter avec les autres.

8En période de crise personnelle, la marque corporelle est un motif de construction identitaire, un instrument symbolique de reconquête de soi du fait de l’investissement dont elle est l’objet. Avec elle, la peau n’est plus la frontière, elle s’élargit d’un rayonnement, d’une puissance symbolique qui retentit sur le sentiment de soi. Elle fait corps en rattachant éventuellement à un groupe social ou à une société imaginaire dont l’individu rend compte à travers un récit personnel qui magnifie son expérience en lui donnant une nouvelle origine. La marque a alors une visée réparatrice ou d’élargissement de soi, elle est une seconde peau décidée par l’individu lui-même, et son recours renforce le moi corporel en le rapprochant du moi psychique. Elle recouvre ou brouille des blessures d’enfance.

9La modification corporelle (le terme est déjà révélateur) devient une sorte de badge identitaire, une signature de soi. Nombre de contemporains se donnent une identité, et la conviction d’une radicale distinction des autres à travers leurs signes corporels; sans eux, ils disent qu’ils ne seraient plus « eux-mêmes ». Manière psychiquement économique de faire peau neuve. Le corps est inachevé sans ce bricolage sur soi pour échapper à l’indifférence. Le signe cutané ne change pas nécessairement l’existence mais il modifie en partie le regard sur elle, il accroît la confiance en soi, le mûrissement personnel. Le propos est courant « Il y a des gens à qui ça a changé la vie. Cela leur a permis d’avoir un meilleur contact avec leur entourage, de s’extérioriser » (musicien, 24 ans). « Je me sens plus sûr de moi. J’ai l’impression aussi d’être moins timide. J’ai plus de courage. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’inconsciemment j’accepte l’idée que le tatouage est réservé aux gens forts et résistants » (Alex, 26 ans, infographiste). On retrouve dans l’expérience de bien des amateurs de modifications corporelles la survivance des anciennes représentations sociales les associant à la fermeté de caractère, au fait de ne pas s’en laisser conter, etc.

10La marque renarcissise le corps et restitue le goût de vivre. Elle unifie le rapport au monde en lui conférant une sorte d’ancrage symbolique. Elle signe un sentiment d’identité plus solide à l’image du témoignage d’une étudiante de 22 ans. Longtemps elle a désiré être tatouée, hésitant à franchir le pas. Un soir, au sortir d’une soirée rave, elle voit une camionnette avec un professionnel qui propose ses services. Elle choisit rapidement un motif et le fait exécuter. Bouleversée, elle quitte les lieux avec un tatouage : « Pour la première fois de ma vie j’avais l’impression que mon corps était complet. » Des années après, elle se souvient encore de cet instant avec les larmes aux yeux.
Pour beaucoup, le tatouage ou le piercing donnent enfin une valeur au corps : « Je ne m’aime pas, je n’aime pas mon corps, mais au moins avec le tatouage j’ai l’impression qu’il est plus beau. Il est plus féminin, plus sensuel. Mon corps a quelque chose qui fait que je m’aime un peu plus. Dans la relation avec mon copain, je le mets en valeur » (Lise, 22 ans, étudiante). « Je me trouve bien mieux maintenant. Je pense que les autres doivent penser pareil. Pas parce que je me trouve plus beau… Enfin, je ne sais pas. C’est une manière que j’ai d’assumer mon corps » (Sylvain, 19 ans, étudiant). L’efficacité symbolique des modifications corporelles en termes de changement d’existence n’est évidemment pas une donnée inhérente à l’épreuve, elle dépend de l’investissement psychique du sujet, de ses attentes, de ses représentations. Le même signe est vécu par l’un comme un simple embellissement corporel, pour un autre il accompagne une expérience spirituelle qui bouleverse sa vie.

Des actes de passage pour ne pas mourir

11Pour le jeune, le corps est un lieu de reconquête de soi, une matière première pour se construire un personnage enfin propice. Les marques corporelles sont pour beaucoup une manière de signer sa peau, d’afficher qu’elle leur appartient, notamment en se « démarquant » ainsi des parents. Mais pour d’autres il est un lieu d’enfermement que le jeune a parfois envie de déchirer. À l’inverse de la signature, il s’agit ici de gommer, de rayer, autant de biffures de soi. Le recours à la peau nourrit une multitude de rites privés pour se reconstruire et panser ses blessures [5]. Le corps qui n’a pas été investi par les proches avec amour dans un processus de reconnaissance, ou qui a été abîmé par des abus sexuels ou l’inceste, entraîne la volonté de s’en défaire. La peau colle alors à la peau d’une identité souillée, ce n’est plus la chair du rapport au monde mais désormais un corps en trop.

12La blessure délibérée traduit le dualisme entre le corps et le soi, et la redéfinition du corps comme espace d’enfermement en soi. Elle est une répétition de la violation, mais dans une tentative de conjuration en la déplaçant à la surface de la peau et en devenant acteur de la situation. D’où l’importance des scarifications après l’agression. Volonté impérieuse de se défaire du dégoût et de surmonter les vagues de souffrance qui saisissent l’adolescente en essayant de détruire une enveloppe souillée ou de s’en délivrer. La peau est le lieu du traumatisme, l’entame corporelle est une manière symbolique de l’arracher, de se défaire d’une peau qui enferme dans le dégoût.

13Les scarifications effectuées par des victimes d’inceste ou d’abus sexuel participent d’un rite privé de purification. Elles luttent contre la souillure sur un mode anthropologique en faisant couler le sang de l’impureté, en entaillant leur corps, en se faisant mal. Parallèlement, elles se punissent d’avoir laissé faire (même si elles étaient impuissantes à réagir) et éventuellement d’avoir éprouvé du plaisir en dépit des circonstances. La victime est déchirée entre le désir de hurler sa détresse et de la dévoiler à tous, et la honte, l’impossibilité de dire l’horreur, l’impuissance de la parole à combler l’abîme ouvert en soi. Les blessures auto-infligées sont une manière de dire par son corps l’impensable qui continue à tourbillonner en soi. Se faire mal devient une nécessité pour que sorte enfin le cri muré dans la chair. La blessure délibérée est contrôlable, visible, modulée selon la profondeur de la souffrance. Tentative aussi de renforcer ses limites pour colmater des brèches ou pour conjurer la dépersonnalisation. Le sentiment de détente tient au soulagement que produit aussitôt l’acte après la purgation des émotions, il permet de reprendre pied, de ne plus être emporté par le chaos.

14L’entame est le prix à payer de l’échange symbolique avec la durée pour s’assurer d’un avenir meilleur. Si on se fait soi-même du mal, on peut espérer que le sort relâche enfin son emprise. Lucie, victime douloureuse d’un inceste, explique que « c’est un peu comme si on arrivait nous-mêmes à gérer notre souffrance. C’est pas quelqu’un de l’extérieur qui va nous faire du mal, comme dans le cas de l’inceste ou de l’abus sexuel, ce mal c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons. Donc on a un contrôle sur la souffrance subie. D’autres choses entrent en jeu, c’est aussi, entre guillemets, “un mal pour un bien”. C’est laisser sortir une certaine souffrance qui pourrait être dite avec des mots et qui passe là par une maltraitance du corps ».
En se jetant contre le monde à travers l’incision, le jeune échappe à un affect puissant et destructeur venu de l’intérieur, et il le porte à la surface pour le contenir et en reprendre le contrôle. Le choc de la sensation, le bref instant de douleur résonne comme un éveil qui rétablit les frontières de soi et coupe court au sentiment de morcellement et de perte. Il rétablit le sentiment d’être réel et vivant. Il rappelle à l’existence concrète qui permet de reprendre son souffle, de se retourner contre sa souffrance en une soudaine volte-face. Elle restitue au sujet une initiative, une position d’acteur. Redéfinition provisoire des circonstances, elle éloigne le sentiment d’étouffement et d’impuissance. L’attaque au corps est une mise en ordre symbolique, un apaisement du sens qui relance le temps et donc la possibilité de vivre.

Des rites intimes de reconstruction de soi par la peau

15Le corps est le lieu où repenser les limites de son rapport au monde, modifier les frontières entre le dehors et le dedans, le public et le privé dans la mesure où tout corps est potentiellement sous le regard des autres. Du fait de son statut anthropologique, la peau est une instance physique et psychique où peuvent se réparer les blessures d’enfance ou les traumas de l’existence, elle est le levier sur lequel agir pour se changer radicalement en changeant de peau. Des femmes victimes d’inceste ou de violence sexuelle « choisissent des piercings génitaux pour recréer et revendiquer leur corps. Si elles sont lucides sur leurs motivations, alors leur choix de subir un moment douloureux et une période de cicatrisation leur donne du pouvoir. Même si elles ne sont pas tout à fait lucides sur leur désir de piercing, elles bénéficient du processus d’intégration du corps et de la psyché à travers le fait du bijou », observe K. Hewitt [6]. Aux États-Unis, le principe est aujourd’hui courant. Il tend même à se transformer en protocole, ce qui n’empêche pas nombre de ces femmes d’y trouver enfin une réponse.

16Ainsi V. Pitts évoque l’itinéraire de Karen. Abusée sexuellement par son oncle, elle porte des piercings aux tétons, des scarifications et des tatouages. Longtemps lors de son adolescence elle s’est efforcée de contrôler un corps qui lui échappait et dont elle avait honte par des pratiques physiques intensives et souvent ascétiques. Ses premières scarifications, effectuées par une professionnelle dans une boutique, sont vécues par elle comme un rétablissement dans un corps qui lui avait été arraché dans son enfance, une première réconciliation avec son histoire. Les modifications corporelles sont pour elle une « revendication de son corps ». Ses seins portent le tatouage d’un dragon comme une forme de conquête sur soi, d’intériorisation d’une force intérieure. « Le dragon est vraiment ma manière à moi de rester debout sur mes deux pieds, de chercher ma voie hors de la famille en étant dans un monde à moi comme une personne réelle » [7].

17Karen évoque sa souffrance lors de la séparation de ses parents où elle fut livrée à elle-même. L’image du dragon gardien d’une grotte représente pour elle une manière de surmonter sa peur. Elle se sent « devenir le dragon » et pouvoir désormais se défendre de l’adversité : « Le dragon a été ma manière de revendiquer mon corps, de revendiquer mes seins. Car j’ai aussi grandi avec une poitrine assez grosse, avec sans arrêt le regard et les propos des hommes sur moi. Quand j’avais quatorze ou quinze ans et que je marchais dans les rues, il y avait toujours des types pour m’appeler “hey baby”. C’était répugnant de voir des types perdre tout contrôle comme ça » (p. 59). Quelques années plus tard, atteinte d’un cancer du sein, elle se bat pour que les médecins préservent le tatouage réparateur toujours perçu par elle comme un talisman. Karen porte également des scarifications effectuées en boutique par des professionnelles. L’une d’entre elles a été effectuée en public sous le regard de sa communauté de femmes lesbiennes et sm. Elle décrit cette expérience comme « spirituelle. « Ce qui se passait concernait une expérience de spiritualité et de revendication de soi. M’accepter moi-même. Et c’était un état de concentration qui touche la spiritualité. […] C’est totalement connecté au cœur de moi-même, à mon centre. C’est une manière de contrôler l’instant et de ne faire qu’un avec ce que tu vis. En étant complètement ouverte » (p. 60). Karen regrette que tant de gens se vouent désormais à ces pratiques de modifications corporelles par pure imitation en étant indifférents à leur connotation « originelle ». Le conformisme contemporain de ce recours banalise, voire même profane dans le double sens du mot, une démarche associée pour elle à une nécessité intérieure et à une remise au monde.

18Les scarifications effectuées en boutique par des professionnels, et les piercings sont en la matière un outil de choix pour s’opposer à la résonance du trauma une manière de se fabriquer un corps purifié. D’autres femmes sont en rupture à l’encontre des modèles de beauté, de séduction, de jeunesse, de minceur, etc., qui imposent tyranniquement leur injonction du fait du marketing. Pour la mouvance lesbienne, les transformations corporelles sont des signes cutanés de résistance aux injonctions symboliques propres à cette construction du féminin, elles sont des signes de reconnaissance, de ralliement. Leur corps devient un espace de rébellion où se redéfinir sous le regard de leur communauté, en se démarquant des autres groupes.
Ces pratiques de transformation corporelle impliquent la traversée de la douleur au moment de leur exécution. Or, la douleur est un agent de métamorphose. Elle fait devenir autre pour le pire quand la souffrance l’accompagne, mais, si elle reste sous la décision et le contrôle de l’individu, elle se transforme de manière propice. Le passage de ces femmes par une injection de douleur lors de la pose du piercing, de l’exécution de la scarification ou du tatouage, participe à la transformation heureuse de soi, elle est une mémoire incisée dans la peau qui signe la renaissance. Dans la brûlure brève de la douleur, il faut aussi percevoir une expérience de dépouillement et de purification [8].


Mots-clés éditeurs : piercing, peau, transformation de soi, reconstruction de soi, tatouage, rite personnel, body modifications

Date de mise en ligne : 13/12/2010

https://doi.org/10.3917/rfps.038.0085

Notes

  • [1]
    Sur tous ces points autour d’une anthropologie de la peau et du toucher, cf. D. Le Breton, La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006, p. 219 et s.
  • [2]
    Cf., sur les modifications corporelles dans les sociétés humaines, C. Falgayrettes-Leveau (dir.), Signes du corps, Paris, Musée Dapper, 2004 ; et, sur les modifications corporelles dans nos sociétés, cf. D. Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2004.
  • [3]
    D. Anzieu, Le Moi-Peau, Paris, Dunod, 1985.
  • [4]
    S. Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1973, p. 194.
  • [5]
    Sur le foisonnement de ces rites privés de reconstruction de soi recourant à la blessure, je renvoie à D. Le Breton, En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.
  • [6]
    K. Hewitt, Mutilating the Body. Identity in blood and ink., Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 1997, p. 80.
  • [7]
    V. Pitts, In the Flesh. The cultural politics of body modification, New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 58.
  • [8]
    Sur ces aspects anthropologiques de la douleur, cf. D. Le Breton, Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance, Paris, Métailié, 2010.

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