Couverture de RFP_834

Article de revue

Aux confins de la vie psychique : le « Moi-matière »

Pages 1221 à 1235

Notes

  • [1]
    Eau, peinture, colle, farine, paillettes, etc., matières de couleur blanche. Fréderic Content nettoie lui-même l’atelier. Il travaille dans le service de pédopsychiatrie du CHU de Dijon. Conférence à paraître.
  • [2]
    Un dispositif « cadrant et écran » définit une limite en surface (bord, cadre) et une limite inscriptible en profondeur (écran) c’est donc un dispositif symboligène.
  • [3]
    Les neuroscientifiques nous disent que l’imagerie médicale du cerveau ne fait pas de différence entre une hallucination et une perception.

Introduction

1La première intuition de ce que je vais aujourd’hui proposer sous le nom de « Moi-matière » a émergé en moi dans les années 1980 lors d’un travail de médiation thérapeutique utilisant la photographie auprès d’un adolescent autiste asymbolique et sans langage. Pour comprendre dans quel moi-corps il pouvait vivre il me fallut imaginer un moi corps sans limite, sans forme, sans regard, essentiellement centré sur des sensations corporelles internes : « substance corporelle » dit F. Tustin. On pourrait parler de somesthésie, je vais y revenir.

2Il se trouve que depuis une dizaine d’années je suis imprégné à nouveau de cette question lors de supervisions d’ateliers de médiation thérapeutique et d’art-thérapie utilisant toutes les ressources des arts plastiques.

3Plus les pathologies sont extrêmes, plus l’investissement de la matière est privilégié par rapport à la forme et la couleur.

4Je dispose donc aujourd’hui, d’un côté de l’idée héritée de Tustin d’un premier auto-investissement de la substance corporelle et de l’autre de son analogon dans le réel : la matière dans les arts plastiques. Voilà pourquoi, bien que le mot « moi-substance » eut été plus noble et sans doute mieux accueilli, je propose de parler de « Moi-matière » qui peut directement renvoyer à du matériel clinique. Freud n’a cessé de mettre en relation et en équivalence dans ses théories pulsionnelles le corps propre et le monde extérieur, et je me sens ici parfaitement en accord avec lui.

5Le déclic, la contrainte à théoriser, m’est venu de la conférence et des images de Frédéric Content, éducateur spécialisé et art-thérapeute travaillant avec un référentiel psychanalytique. Il s’en est suivi une exigence de ressaisie théorisante que je portais donc en moi depuis longtemps.

La clinique d’atelier de Fréderic content

6F. Content exerce en institution auprès de petits garçons très agités diagnostiqués TED par les pédopsychiatres. Dans cet exposé il expliquait comment il les laisse « jouer » en groupe et joue avec eux, au bord du chaos sans jamais y sombrer, avec des états intermédiaires de la matière entre liquide et solide. Les enfants mélangent des matières blanches dans des « barquettes » blanches sur des paillasses et des lavabos blancs, ils semblent chercher une « consistance » apaisante à leur matière qui signerait la stabilité d’un état de ce que je vais proposer de concevoir comme un « Moi-matière [1] ».

7Soulignons les exceptionnelles capacités de jeu winnicottien régrédient chez F. Content. Il dit lui-même que ce sont les enfants qui lui donnent l’énergie nécessaire. Il s’agit donc là d’une voie royale du soin puisque, à partir d’un mouvement régrédient, en groupe, émerge la progrédience de symbolisations trouvée-créée par l’enfant lui-même.

Les différentes conceptions du moi-corporel

8D’abord quelques rappels sur la dimension corporelle du moi : du plus élaboré au plus archaïque.

9

  • – Le moi-corps.

10C’est la partie corporelle du moi, qui signe le développement stable et adulte de celui-ci. C’est un habitat, en trois dimensions, spécularisé, discrètement érogénéisé : « Je vis dans mon moi-corps. » Quand je cesse de penser dans mon espace dédoublé interne, c’est lui qui m’accueille et assure la continuité, l’éprouvé d’être moi.

11

  • – Le Moi-peau, de Didier Anzieu

12Je ne retiens ici que quelques aspects irremplaçables de ce concept : c’est un moi de surface. C’est la première surface d’inscription. C’est une limite, une interface, entre le dedans et le dehors du corps.

13Frederic Content nous a montré des enfants relevant, par contact avec un papier, des empreintes de coulures sur le sol. Le papier utilisé alors est un analogon de la peau surface d’inscription des traces. Grâce à ce dispositif d’inscription « cadrant et écran » les traces sont symbolisées (symbolisation primaire), elles ne sont plus sans signification, elles appartiennent au moi [2].

14

  • – Le Moi-matière

15C’est ma proposition. Ce Moi-matière relève de l’originaire, en deçà donc des symbolisations primaires, et bien en deçà d’une image spéculaire de soi, mais il va permettre au moi de « grandir » en construisant à partir de lui un premier niveau de symbolisation.

16En dernière analyse la « matière » du moi relève de la biologie. Mais la biologie pour devenir psychique doit d’abord s’incarner en « matières » corporelles.

17Le corps est fait de matière solide et liquide : les muscles, la graisse, la chair, le sang, les os… Ses « excréments » sont des matières : les larmes, la « morve », l’urine, les fèces, la bave, les crachats, le vomi, ce sont des matières qui ont un sens psychique et qui prennent après coup d’autres sens dans une vision du développement diachronique, en boucle rétroactive, tout au long de la vie. Le sang qui s’écoule d’une blessure a un statut à part : il provoque l’effroi des parents, c’est la vie qui s’en va, etc. La scarification de l’adolescente, même si elle est une atteinte directe au Moi-peau, est une blessure infligée à ce premier moi intimement mêlé à celui de la mère. Se saigner ce peut-être une tentative pour faire sortir du moi-matière le mauvais, la persécution, qui y est emprisonnée. Dans l’exposé de F. Content il m’est apparu remarquable que la seule couleur introduite par un enfant était du rouge sang, en coulures limitées et maîtrisées sur des ensembles de matière blanche. Le sang qui coule : la vie, la mort du moi ?

18Quant au corps propre du bébé, avant de le sentir limité par la peau et bien avant de se donner réflexivement une image de lui-même dans les yeux de sa mère et dans les miroirs, il serait sans doute vécu comme une substance, liée, souple, consistante, qui peut se déformer sans se rompre : le moi-matière. Dans les états de grandes détresses du nourrisson, l’intégrité de cette matière se délite, « coule », se morcelle. Il est nécessaire que les soins maternels lui redonnent son intégrité matérielle, notamment en serrant le bébé contre elle, entre ses bras et son giron, comme on presse de la terre dans sa main pour la rassembler. Le Moi-matière peut être restauré par une étreinte. La « pression » du corps semble apaisante pour nombre d’autistes, Temple Grandin en témoigne : elle avait inventé une « machine à serrer » son corps au niveau du thorax, pour réguler sa détresse. Le « packing » reprend cette idée.

19Une de mes patientes, dotée d’une organisation névrotique et qui avait souffert de très graves carences précoces heureusement limitées dans le temps, demandait à son mari de la serrer très fort, de la « briser », ce qui lui donnait le sentiment de retrouver son moi-corps, et lui procurait un sentiment de bien-être ! Ici l’action bénéfique, complexe dans cette organisation névrotique, se situe aussi au niveau des somesthésies du Moi-matière.

20Dans les états autistiques extrêmes de l’adulte il arrive que le Moi-matière ne soit pas constitué, la bouche (oralité) est parfois le seul « univers » « vivant » du corps.

21Le bébé ingère du lait et s’en remplit le ventre jusqu’à satiété. Le ventre juste plein dans la satisfaction, élisant le plaisir en principe autoconservatoire est certainement le premier état du Moi-matière. Ventre plein de bonne matière, ensemble souple constitué de bonne matière, ni trop ni trop peu. État de satisfaction apaisante qui autorise l’émergence d’un noyau subjectal. Puis le bébé va uriner et déféquer pour régulariser l’état somato-psychique de ce Moi-matière qui devrait dans les bons cas continuer à obéir au principe de plaisir : uriner est plaisant, déféquer aussi. Quand le bébé a faim il pleure, son Moi-matière est en danger et la mère doit intervenir pour le remplir à nouveau de nourriture et d’amour pulsionnel, l’Éros freudien.

22Trois sphincters : la bouche pour entrer, le sphincter anal et le sphincter urétral pour sortir, autant de zones érogènes qui marquent les premières limites dedans-dehors qui deviendront petit à petit contrôlables. Contrôle qui est l’affaire du moi. Contrôle sur la matière : il va s’agir de maintenir une sensation de Moi-matière stable discrètement érogène avec des sphincters qui permettront la gestion du « trop plein », et qui ultérieurement en protégeront l’accès. À partir de là, l’emprise tendra sa main vers le monde pour le contrôler et plus tard la maîtrise anale assurera la victoire de la fonction de rétention des matières puis des pensées. Tout ceci suppose un bébé en bonne santé et un environnement « suffisamment bon ». Le principe de plaisir, présent dans les zones érogènes permettra par exemple aux mots dans la bouche d’être ressentis comme un plaisir à fonctionner physiquement et psychiquement (lallation, gazouillis). Les auto-érotismes se constituent. La mère répondra avec son ton et ses mots à elle adaptés à l’enfant : son « mamanais ».

23Si le principe de plaisir ne parvient pas à dominer le Moi-matière, le principe de liaison imposera des liens négatifs construits sur la souffrance du tout petit. Nous les retrouverons dans les pratiques de contentions, aux confins de la douleur, produites par un objet « d’amour », dans la sexualité « perverse ».

24Comme F. Content nous le montre, dans un processus de soin, ces petits garçons très gravement perturbés et agités demeurent en quête d’un Moi-matière dominé par le principe de plaisir, mais le lien négatif menace toujours. Il s’agit donc de « mettre au travail le négatif », comme le soutenait André Green. Un enfant qui efface, sur un tableau, ses traces avec une éponge humide en les « redessinant » en même temps, est un bel exemple de « travail du négatif » que je reprendrai plus loin.

25Quand les choses se passent bien, l’Éros freudien, les formidables capacités d’investissement et de liaison du bébé et en réciprocité de la mère et du père construisent quelque chose qui s’appelle l’Amour. Le visage maternel devient le premier miroir (Winnicott). La réflexivité « pictographique » est en marche (Piera Aulagnier). Le sein de la mère crée la bouche de l’enfant et la bouche de l’enfant recrée hallucinatoirement le sein de la mère.

26Il m’a été donné d’observer pendant une longue période une mère donnant le sein à son bébé. Arrivé à satiété de la tétée, alors que sa mère le tenait encore dans ses bras, il lâchait le sein, se mettait à téter l’extrémité de sa propre langue avec ses lèvres et s’endormait. La réalisation hallucinatoire du désir ne se produit donc qu’en une absence relative de la mère et après une acmé satisfaisante ! En même temps qu’une représentation du sein est créée, une fonction-écran hallucinatoire et négative, fruit de « l’introjection-effacement » du sein lors de la plongée dans le sommeil, commence à se constituer. Lors de ce processus la tenue dans les bras assure l’intégrité du Moi-matière.

27On pourrait dire que la bouche en se tétant elle-même auto-symbolise le sein. Il s’agit donc d’un processus de recréation hallucinatoire qui va s’élaborer et se « décorporer » progressivement : l’aube des représentations. La symbolisation, et sa fonction écran soutenue par les forces hallucinatoires positives et négatives est bel et bien en route.

28Puis, la peau enveloppe et différencie dedans et dehors ; la station debout, la marche « érige » le moi-corps et le mouvement de la préhension active la pulsion d’emprise. Le Moi-matière pourrait alors commencer de se voir en une forme cohérente et limitée, dans le visage de la mère puis dans les miroirs se transformant ainsi en un moi-corps comme habitat.

29L’excitation doit prendre matière avant de se sublimer dans des figurations.

30L’informe doit prendre matière avant de prendre peau et de prendre forme.

La somesthésie

31C’est une expression du domaine des neurosciences qui recoupe en partie l’idée de proprioception. Si on met à part l’épiderme que ces auteurs englobent, me semble-t‑il, à tort, avec le reste, il s’agit de prendre en compte différentes sensations corporelles internes : pression, chaleur, froid, douleur et leurs « mécanorecepteurs, du derme, des viscères, muscles, tendons etc. ». Les neuroscientifiques observent que c’est le premier système à être fonctionnel au cours de la vie fœtale. Et que la privation totale de « stimulations somesthésiques » provoque des troubles psychologiques graves. On voit donc qu’une approche neurologique est plutôt cohérente avec ma proposition d’une ébauche de moi corporel précoce : le Moi-matière.

32Je peux ici faire état de sensations corporelles contradictoires au sortir d’une anesthésie générale : en salle de réveil, j’avais chaud à l’extérieur de mon corps parce que de l’air pulsé chaud me réchauffait l’épiderme, mais j’avais froid à l’intérieur de mon corps dans mes endoperceptions somesthésiques : mon corps avait été refroidi longuement en salle d’opération. Mon Moi-peau avait chaud, mon Moi-matière avait froid !

Images, consistance, détresse du moi-matière

33Le Moi-matière est semblable à de l’eau sur un sol imperméable : il maintient sa cohérence sur un mode instable. C’est un ensemble mou, agglutiné, tenu ensemble par une certaine cohésion. La forme primaire de l’ensemble n’est pas donnée elle est changeante, c’est un ensemble flou mais cohérent. Le Moi-matière est semblable à une amibe qui émettrait des pseudopodes manuels vers le monde : la pulsion d’emprise.

34Une autre image me vient, c’est celle de la montre molle de Salvador Dali. Molle elle ne peut pas donner l’heure mais en « coulant » elle maintient son intégrité !

35L’opposition dur/mou est très présente dans la clinique de l’autisme. Les spécialistes de l’autisme ont parlé de ce moi « mou » ou « à carapace » comme un corps de mollusque emprisonné dans une coquille. Une seconde peau de contention a été imaginée par ces cliniciens. Une peau musculaire par exemple. L’utilisation de la contraction des muscles produit un Moi-matière de contention mobilisable à volonté. On pense aussi aux « galériens volontaires » de Gérard Szwec pour qui l’action musculaire compulsive « auto-calmante » produit des somesthésies qui viennent compenser les « auto-érotismes » défaillants.

Dans le ventre de la mère, dans ses seins : le liquide

36Dans le ventre de la mère le fœtus baigne dans un liquide contenu dans une poche. Le corps du tout petit y est enveloppé mais s’y « déplace ». À la naissance, le lien corporel nourricier est constitué d’un liquide : le lait. Dans l’après coup de sa naissance et de son premier développement, l’enfant peut retrouver en lui des traces modifiées de cet état du corps flottant, informe du point de vue du moi adulte et des traces aussi de cet état de son objet primaire : la « mère-liquide-solide ». Tous ces éléments sont conservés non symbolisés à l’état de trace informe, d’impressions, de sensation vagues, de souvenir sans souvenirs, non pas dans l’inconscient dynamique freudien qui ne peut conserver que des matériaux symbolisés mais dans l’inconscience du « ça ». La fascination pour l’élément liquide, lait inépuisable, toujours là, de forme changeante, au robinet de l’atelier comme dans la nature a bien des sources, mais, chez l’autiste, prime sans doute la quête de l’état liquide du monde originaire. Son Moi-matière n’a pas acquis une bonne consistance.

37Ahmed, un petit patient de F. Content capable de parler et de dessiner, passait « son dessin ou sa peinture sous le robinet du lavabo ». Paradoxalement, laver ses traces semblait le rendre plus présent et plus autonome (notons ici le « travail du négatif »). Une séquence-clé permet de comprendre le mouvement psychique du petit garçon. Après avoir déposé des traces à la craie sur un tableau noir, il prend une éponge humide pour les effacer, ce faisant son éponge marque le tableau. Il s’écrie alors à l’adresse de F. Content : « Oh ! Fred, regarde ça dessine ! » Faire trace avec l’eau, concilier mère-liquide et figurations tel était son rêve ! Et il pouvait le « réaliser » dans l’atelier !

Moi-matière et pulsionnalité

38« Là où était le “ça” le moi doit advenir » écrit Freud. Premier état psychocorporel de l’enfant avant toute différenciation et toute construction d’un moi, le ça, est pour une part, une « matière » excitée par les pulsions liées aux zones érogènes. Mais le ça est aussi source d’une énergie hallucinatoire sans vécus sensoriels directs, relativement décorporée, puisque sans doute issue directement du fonctionnement de notre cerveau et non pas de sources pulsionnelles corporelles [3]. Le bébé dort beaucoup, or il y a une activité hallucinatoire qui se maintient tout au long du sommeil de la nuit !

39L’hallucinatoire positif de liaison et négatif de déliaison présent, selon moi, dès le début de la vie, permet de lier/ délier/ relier… Ce processus auto-régulateur originaire accompagne les transformations du Moi-matière en maintenant sa cohésion.

40Mais l’hallucinatoire positif de liaison a aussi la vertu de maintenir une certaine quantité d’indistinction sujet/ objet, autrement dit mère-bébé, et dedans/ dehors via les canaux perceptifs et endoperceptifs. Le Moi-matière porte la marque de ces indistinctions vitales pour le tout petit. L’indistinction hallucinatoire mère-bébé permet de comprendre comment narcissisme primaire et « amour primaire » (Balint) sont liés.

41La matière physique, dans l’atelier de F. Content, animée par des forces hallucinatoires transtopiques, serait donc vécue à la fois dedans et dehors : ce qui est modifié matériellement au-dehors aurait des effets psychiques au-dedans. Dans les projets de soins, lorsque la voie régrédiente est activée comme c’est le cas dans le travail de F. Content, la recherche d’une matière au-dehors avec des matériaux ad hoc correspond hallucinatoirement à des états du Moi-matière au-dedans.

42Bien évidemment la justesse de la voie régrédiente se vérifie dans la reprise au sein du processus de temps progrédients féconds symboligènes, par exemple ici la prise d’empreinte d’une coulure par un petit patient (à l’aide d’une feuille de papier : ce qui constitue un dispositif symbolisant « cadrant et écran »), ou encore les empreintes du visage d’un enfant dans la matière.

Pourquoi parler d’un « moi » à propos des matières corporelles ?

43En parlant d’un Moi-matière, je cherche à donner au premier moi, problématique incertaine s’il en est, une origine non seulement corporelle (comme nombre de psychanalystes) mais « matérielle », l’incarnation est nécessaire. La mort, c’est la mort de nos organes !

44À partir du chaos énergétique du ça qui « agite » les matières du corps, et dont l’hallucinatoire traverse les topiques, la notion de moi nécessite de penser une première organisation, un premier contenant de l’ordre de l’originaire rendant possible des symbolisations primaires constituant des débuts de représentation : le Moi-matière. Le moi est contraint à la représentation de choses (les images sensorielles dans tous les registres) et aussi de mots. Les symbolisations primaires semblent être la création du tout petit à partir de sa sensori-motricité au contact du monde, les mots lui viennent des autres humains, ils sont « importés » dans son psychisme, et certains psychotiques s’en « souviennent ».

45Le moi des enfants que j’ai vus jouer en atelier plastique cherche activement à contrôler (retournement passif-actif) un état de la matière instable qui serait le vécu somesthésique perturbant du moi-corps originaire de ces enfants.

46Les matériaux utilisés par eux sont peut-être des analogons dans le réel des traces inconscientes informes logées dans leur corps, issues des « vécus » dans le corps de la mère où l’élément liquide est prévalent. Faute d’une évolution favorable à la naissance, l’élément liquide peut revenir hanter la psyché de ces enfants (les jeux sans fin avec l’eau), et représenter l’état « trop liquide » de leurs matières internes. Une consistance ad hoc doit être trouvée : l’établissement d’un premier Moi-matière en dépend.

47D’autre part, même chez nous adultes, le moi-corps en tant qu’habitat nous donne aussi un éprouvé de substance interne, surtout en ce qui concerne le ventre (ce deuxième cerveau !) et la digestion : nous ressentons une matière interne. Des expressions comme : « J’ai le ventre plein, je suis repu, j’ai une boule dans le ventre, j’ai des lourdeurs d’estomac, je suis ballonné… » traduisent des états d’une matière interne que nous ressentons : trop dure (boule), trop gazeuse (flatulence), brûlante (des remontées acides dans le tube digestif), etc. Au toucher notre ventre est plus ou moins souple.

48Dans les états limites les sensations de vidange ne concernent pas seulement l’analité c’est tout le Moi-matière qui semble s’en aller, provoquant une angoisse de mort intense. Si le Moi-matière disparaît il n’y a plus de moi-corps : il est vidé de sa substance ! Dans l’anorexie il y a une régression du moi-corps, qui est halluciné négativement, à un Moi-matière dévitalisé, insensibilisé, vidé : les forces hallucinatoires et négatives de déliaison, d’effacement, de néantisation, dominent.

49Il est possible que dans l’orgasme sexuel adulte le Moi-matière, dans la diffusion du plaisir au-delà des zones érogènes sexuelles, soit aussi engagé. Il est possible aussi qu’à la toute fin, à l’approche de la mort, seul subsiste ce Moi-matière.

50Je pense aussi aux vécus des mères enceintes et à ceux de l’accouchement, qui activent aussi le Moi-matière. Je pense encore à la mobilisation apaisante du Moi-matière dans les diverses techniques de relaxation. Enfin l’hypocondrie est peut-être aussi une plongée vertigineuse dans le moi-matière !

51Le ça freudien est‑il pour une part un chaos conservé en tant que trace corporelle comme de la matière liquide/solide : consistante ?

Le Moi-matière et le modèle « digestif » de Bion

52Dans sa proposition de transformation des éléments Bêta en éléments Alpha, Bion introduit la présence d’un objet primordial transformateur, pour passer de l’expérience sensorielle brute non psychisée, traumatique, à un matériau psychique utilisable pour la pensée. Ce faisant il introduit un modèle digestif de l’avènement de la pensée chez le bébé. Il propose que la mère va digérer, « détoxifier », les expériences encore corporelles et douloureuses de l’enfant et qu’elle va lui restituer après transformation ; il va ainsi pouvoir introjecter l’expérience (bonne ou mauvaise) sans danger pour son moi naissant. En somme, la mère (comme le thérapeute) dispose d’une « baguette magique » : sa propre vie psychique, sa capacité de rêverie, dit Bion, pour transformer l’expérience corporelle insupportable, en expérience psychique supportable.

53Voilà comment j’ai compris cette opération processuelle de transformation. La mère prend en elle la détresse que l’enfant est en train de vivre, elle l’éprouve et le symbolise en différents registres, primaire et secondaire. Elle détoxifie ainsi le vécu de l’enfant, et le lui restitue tolérable par tous les moyens symboligènes à sa disposition : mots, gestuelles, portage, manifestation des émois assimilables par l’enfant, elle utilise son « mamanais ». Elle « mâche » le matériau sensoriel traumatique, la matière sensorielle brute, pour donner « la becquée » à son enfant qui pourra ainsi la digérer. Remarquons que le lait est le fruit de l’alimentation de la mère et qu’il donne à l’enfant sous une forme appropriée physiquement et psychiquement (la tétée), une alimentation assimilable avec les moyens de son Moi-matière. Grâce à l’aide psychique de la mère, l’enfant passe donc d’un vécu traumatique sans recours à une introjection effective constructive de son expérience corporelle devenue psychique. Mais il intériorise aussi progressivement le processus de la « capacité de rêverie » elle-même.

54Nul doute que ces expériences digérées par la mère viennent d’abord nourrir le Moi-matière d’affects détoxifiés qui le rendent à son bien-être sous le signe de la liaison, et ouvrent à son évolution vers les symbolisations imageantes (ou primaires) à partir des perceptions externes.

55Le Moi-peau qui va envelopper le Moi-matière et produire une première interface dedans-dehors va pouvoir entrer en scène.

Décorporation ou excorporation ?

56Symboliser, penser, suppose un éloignement des sens et des sensations corporelles, une « décorporation » (Green) qui est la base même de la notion de sublimation. Mais cette décorporation ne doit pas mener à une perte du Moi-matière, du Moi-peau et du moi-corps dans un processus « d’excorporation » psychotisante (Green).

57Un tout petit qui dit « maman » prend le risque de perdre son enveloppement de chair maternelle. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, le mot doit renvoyer à une évocation affective interne du corps de la mère. C’est ainsi que le mot, la pensée deviennent les amis du corps, de l’affect, de la sensation et de l’ancien Moi-matière qui continue à exister ne serait-ce qu’en psychosomatique au quotidien, dans la resomatisation de l’affect ! (mal au ventre, sensation d’étouffement, douleur au cœur, etc.).

58Il est possible que ce Moi-matière, lieu des expériences émotionnelles les plus précoces et les plus archaïques, soit la plaque tournante des somatisations.

59On retrouve le Moi-matière dans les grandes dépressions. Sensation d’un corps ectoplasmique informe qui ne tient plus debout etc. Mais aussi dans l’anorexie : hémorragie du Moi-matière jusqu’à la mort, et encore dans la boulimie : remplissage du Moi-matière pour annuler tout manque, puis vomissement pour « vidanger » la matière… etc.

60La vision étant le plus décorporé de tous nos sens, j’ai conçu la pulsion partielle scopique comme un mixte d’hallucinatoire et d’emprise, l’hallucinatoire rendant compte du caractère décorporé de l’énergie psychique visuelle, et l’emprise marquant la place du moi-corps. La pulsion d’emprise est une sorte de main psychique qui va se saisir du monde, se rendre maître de l’espace, et abolir la distance : la recorporer psychiquement. J’ai donc supposé une double liaison pulsionnelle : décorporée, hallucinatoire, d’une part et corporelle, la pulsion d’emprise, d’autre part.

61Pour les enfants de F. Content, les photographies de leurs productions éphémères, faites en temps réel dans l’atelier à leur demande sont une bonne façon de symboliser en « décorporant » la matière. En outre la photo fixe un état des lieux qui disparaîtra dans les modifications apportées par l’enfant, mais… ne disparaîtra pas grâce au dispositif photographique décorporant mais « réflexif, cadrant et écran ». Ici une photographie est semblable à une symbolisation primaire qui conserve transformée en une image l’expérience sensorielle brute : F. Content en prenant ces photos exerce sa capacité de rêverie bionienne. L’objet photographié est fantasmatiquement détruit, perdu et retrouvé, présent/absent à la fois. La décorporation est nécessaire à la symbolisation mais elle ne doit pas échouer en « excorporation » : mise en dehors du corps et effacement des sensations corporelles dans ses liens à l’affect, aboutissant à des intellectualisations « psychotisantes ».

62Pierre, un des petits patients de Fréderic Content, cherche l’image spéculaire de son visage non pas dans un miroir mais… dans la farine ! Il plonge son visage dedans et en découvre l’empreinte, il trouve lui-même le lien entre Moi-matière corporel et le moi spéculaire décorporé. L’image du corps propre dans un miroir est en effet dépourvue de vécus corporels directs. Il avait auparavant posé son pied dans la farine pour en contempler l’empreinte. « Un petit pas dans la farine, mais un grand pas pour Pierre » note avec humour F. Content. Ces enfants sont des aventuriers des espaces infinis.

Moi-matière, analité et contention

63La notion d’analité, qui montre le destin d’une fonction corporelle de base dans la mise en place d’une organisation psychique, est une des grandes découvertes du génie freudien. Il me semble que dans le développement habituel de l’enfant, le Moi-matière va se fondre, en partie, avec l’analité et demeurera ainsi présent tout au long de la vie.

64Je propose de concevoir que dans le développement « suffisamment bon » de l’enfant, les sensations internes qui concernent la matière des organes s’estompent.

65On passe de vécus organiques à l’introjection hallucinatoire et négative contenante de ces vécus. Autrement dit à une introjection-effacement faisant écran à ces sensations internes.

66Le Moi-matière s’estompe en devenant la part interne du moi corps toujours discret à la conscience. Il restera, entre autres, de ce moi-matière tout au long de la vie un ensemble de perturbations digestives banales qui accèdent à la conscience, et surtout la défécation quotidienne le plus souvent agréable, amenant l’ancien Moi-matière à une acmé apaisante sous le sceau du principe de plaisir. Le moi pourrait se dire : « Ouf, mes matières sont bonnes, c’est plaisant, apaisant et j’ai réussi ! »

67Il est remarquable qu’une défécation régulière de fèces qui doivent être ni trop dures ni trop molles, soit tellement investie, consciemment ou pas, par l’humain. Le bien-être de son moi-corps en dépend ! L’ancien moi-matière retrouve chaque jour une bonne homéostasie vide/plein avec une tension interne paisible, régulée, qui donne au moi corps adulte la sensation d’être bien dans sa peau !

68Une défécation régulière est pour une part involontaire et volontaire, elle est donc au plus haut point l’affaire du moi qui s’assure de son contrôle sur ses matières, et s’inquiète qu’elle puisse lui échapper !

69La diarrhée vide le Moi-matière, elle échappe au contrôle sphinctérien, elle est vécue comme une vidange du moi-matière, encore plus quand des vomissements l’accompagnent ! Quant à la constipation ses liens psycho-soma sont au premier plan : la rétention est toujours liée à des états psychiques particuliers, à l’angoisse dépressive par exemple. L’angoisse de vomir (sans vomissement) est une variante fréquente et atténuée de l’anorexie-boulimie. Le moi-matière déborde dans la sphère de « l’oralité » mais ne peut pas s’y fixer (mérycisme par exemple).

70Notons le plus important. L’analité scelle un lien d’amour particulier du Moi-matière à son objet primaire. L’accès à la propreté pour l’enfant quand elle se passe bien et sans forçage exagéré donne à la matière un statut paradoxal. La rétention du moi est valorisée par la mère, et le moi lui-même est heureux de son pouvoir sphinctérien : « Ce que je retiens, puis donne à sa demande à maman, ce sont des sales matières, mais ces matières valent de l’or puisqu’elles me procurent l’amour de maman ! »

71L’ambiguïté fondamentale de la matière anale, sale et précieuse à la fois, mérite d’être soulignée. Le sculpteur en sait quelque chose ! Et les petits patients de F. Content aussi !

72En proposant des matières blanches, F. Content fait basculer la matière anale nettement du côté du précieux, de la composante idéale de l’amour de transfert. C’est ici un choix très heureux qui évite la « fécalisation » du jeu.

73Le moi-matière à travers l’analité et ses constructions de « caractère » est donc présent toute la vie.

74Mais il ne faut pas oublier pour autant la question, toujours présente elle aussi toute la vie, de la pression globale auto-créée sur le corps propre. Là où les carences précoces ont été importantes, le Moi-matière est très présent, serait-ce négativement ! Il l’est dans les contentions de la sexualité perverse par exemple comme seule façon de se sentir un corps vivant via la douleur contrôlée endoperçue, donnée par un objet « d’amour ». Être serrée fort par son mari qu’elle aimait était le souhait ultime d’une patiente « névrotique », l’étreinte fait sentir le Moi-matière homogène et bien contenu. Le plaisir d’être bien dans un corps somesthésique discrètement érogène s’oppose en continu aux douleurs internes épisodiques liées à des contractions musculaires, à des maladies, qui mettent à mal le Moi-matière. Les douleurs peuvent aussi provenir de phénomènes réversibles de conversion : le Moi-matière, plaque tournante du psyché-soma y est engagé !

Moi-matière et affects

75Le Moi-matière est depuis le début de la vie le lieu où surgissent et se forment des impressions-sensations primaires : bien-être ou danger de disparition du moi-matière à tonalité dépressive ou paranoïde. De ce point de vue, dans les psychoses de l’adolescence où la déroute du moi-corps en tant qu’habitat est patente, on peut supposer que ce serait le moi-matière lieu des affects-sensation primaire de vie ou de mort qui – régressivement – serait au premier plan.

76Tout au long du développement d’un sujet les affects qui lient la Force et le Sens vont s’enrichir de significations diverses moins chargées de quantum énergétiques, et s’élaborer en émotions, en sentiments, bien temporisés et stabilisés par le langage. C’est l’aire des « petites quantités », seules compatibles avec la construction et le maintien de l’intégrité d’un moi. Chez l’adulte les affects sont endoperçus, palpés dans le moi-corps, le moi-matière y demeure sans doute le lieu de leur enracinement. Le moi psychique adulte dominé par un préconscient largement organisé par le langage a souvent peur de ces affects qui sortent de ses « tripes » et peuvent atteindre une intensité désorganisatrice (l’affect dépressif qui donne une sensation d’effondrement quasi-corporel demeure le plus redoutable).

Pour conclure : de la matière à la substance du moi

77Lors de son devenir psychique, le Moi-matière se transforme en substance du moi. « Substantifique moelle » (Rabelais) du moi psychique, matière-socle de la psyché. Le Moi-matière est le terreau dont le moi tire sa substance.

78Puisse ma proposition contribuer à clarifier et à penser la complexité clinique du moi-corps.


Mots-clés éditeurs : Moi-Matière, Originaire, corps, Hallucinatoire, Moi peau

Date de mise en ligne : 25/09/2019

https://doi.org/10.3917/rfp.834.1221

Notes

  • [1]
    Eau, peinture, colle, farine, paillettes, etc., matières de couleur blanche. Fréderic Content nettoie lui-même l’atelier. Il travaille dans le service de pédopsychiatrie du CHU de Dijon. Conférence à paraître.
  • [2]
    Un dispositif « cadrant et écran » définit une limite en surface (bord, cadre) et une limite inscriptible en profondeur (écran) c’est donc un dispositif symboligène.
  • [3]
    Les neuroscientifiques nous disent que l’imagerie médicale du cerveau ne fait pas de différence entre une hallucination et une perception.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.87

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions