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Article de revue

Le greffé et le greffon, une double étrangeté nécessaire ? De l’altérité au risque de l’aliénation

Pages 751 à 765

Notes

  • [1]
    En dehors des transplantations d’organes sur donneur vivant ou de la greffe de moelle.

Pour introduire…

1 Le travail analytique engagé auprès de transplantés hépatiques adultes se révèle prompt à souligner la spécificité des problématiques psychiques engagées dans cette thérapeutique extra-ordinaire, et leurs avatars. Cette procédure extrême exige un travail psychique de traduction/symbolisation de la part du patient. La greffe impose un remaniement identitaire avec l’intégration d’un hôte (vocable qui porte en français la marque de celui qui reçoit et celui qui est reçu) puis, plus fondamentalement, enrichi d’un autre. Un jeu allant de l’hôte à l’autre ! Une dynamique, un mouvement, un transfert au service de l’ouverture à l’altérité vitale. Parfois pourtant, comme dans une impasse, le travail psychique est rendu impossible tant le clivage marque le fonctionnement psychique, tant l’altérité imposée au-dedans pour survivre est menaçante.

2 Mes rencontres d’une vive intensité avec ces patients gravement malades chroniques puis transplantés s’inscrivent toujours dans le maillage transférentiel et la dynamique contre-transférentielle. Mon attention porte ici sur Schéhérazade mue par une organisation labile au service d’éros, mais également sur Prince et Caliméra au fonctionnement psychique marqué par une fragilité narcissique massive et inquiétante avant la transplantation, tous deux décédés dans les suites de greffe.

3 Ces rencontres comme autant « d’entretiens psychothérapeutiques » se déploient dans le dispositif hospitalier du protocole de transplantation hépatique durant l’hospitalisation et/ou lors des consultations externes des patients en pré- et/ou post-opératoire. Si le cadre de la procédure de transplantation autorise et rend possible leur engagement dans un travail psychique, il n’en reste pas moins que la dynamique transférentielle promeut sa poursuite au-delà de la stricte prise en charge de leur greffe. Ainsi, les patients désireux de poursuivre leur psychothérapie au-delà de la temporalité médicale peuvent témoigner de ce désir pour eux-mêmes et prolonger le travail psychique après leur sortie de l’hôpital ; les rendez-vous de consultations psychothérapeutiques en externe étant alors privilégiés.

Greffe d’organe et mise à l’épreuve de l’identité

4 Avec la maladie léthale cardiaque, pulmonaire ou rénale, le patient peut faire l’objet d’alternative thérapeutique avant d’en arriver à une proposition de transplantation d’organe. Le cœur artificiel, la dialyse ou l’ablation du poumon atteint, s’ils restent des palliatifs, sont autant de solutions réconfortantes pour les malades qui savent qu’elles « existent malgré tout ». Tel n’est pas le cas des patients aux prises avec une maladie hépatique chronique ou fulminante à pronostic léthal. En l’absence de transplantation du foie, ces sujets peuvent rapidement mourir et « le savent » ; la mort survient d’ailleurs parfois – du fait de la pénurie d’organes, lorsque les patients sont inscrits sur liste d’attente de greffe. Aussi, l’absence d’alternative médicale thérapeutique pour les malades hépatiques avive-t-elle l’angoisse de mort et la culpabilité, laquelle s’associe au désir, secrètement fomenté, de voir un donneur potentiel rapidement décéder. Pour autant, les problématiques psychiques propres à la procédure de transplantation d’organe sont souvent communes en ce qu’elles mettent à l’épreuve, et parfois radicalement, l’identité (Gueniche, 2000, p. 81).

5 La proposition du projet thérapeutique est toujours un événement traumatisant car la greffe confirme la limitation de l’espérance de vie. Les patients se trouvent au carrefour des fantasmes de destruction et de finitude et en même temps de toute-puissance et de déni (défi ?) de la mort. La réalité même de l’intervention chirurgicale actualise les fantasmes et réactive les angoisses de castration et de morcellement, voire d’anéantissement. Les futurs transplantés sont donc confrontés à l’image douloureuse et difficilement représentable de leur propre mort ; l’importance vitale de l’organe défaillant, voire déjà mort, « renvoie forcément à l’idée que la mort est imminente » (Baudin, 1989). L’annonce par le médecin de la nécessité d’une transplantation conduit le patient à la défaillance de l’un de ses organes (« foutu ») et au-delà de sa propre mort.

6 C’est la mort d’un autre qui autorise la transplantation d’organe [1] (De Kérangal, 2014, p. 64). Le deuil de ce dernier correspond au mécanisme psychique d’adaptation à l’idée toujours présente chez le receveur, même si non verbalisée par lui, que quelqu’un est mort pour qu’on puisse prélever son/ses organe(s) ou du moins que quelqu’un s’est sacrifié, « il est mort pour que je puisse être transplanté et vivre » (Basch, 1973). Cette formulation pour le moins singulière trahit les vœux de mort du malade secrètement fomentés. Le « il est mort pour moi » alimente l’auto-accusation inconsciente « je suis responsable de sa mort » et peut aisément devenir « je l’ai tué ». Avec le transplanté, la formulation « grâce à sa mort, je vis » devient « pour que je vive, il a dû mourir ».

7 La mort du donneur renvoie à d’autres pertes (réelles ou fantasmatiques) qui ont jalonné l’histoire du receveur et la culpabilité de ce dernier est plus liée à des conflits antérieurs (notamment œdipiens), plus ou moins élaborés, qu’à la situation présente. En témoigne une femme atteinte d’une cirrhose alcoolique décompensée qui venait d’être transplantée après une très longue période d’attente qui avait dû mobiliser en elle bien des pensées meurtrières et expliquer en post-opératoire son état dépressif. Denise était prostrée dans son lit, presque hagarde et quasi mutique. Son état psychique était inquiétant. Après quelques rencontres où elle jaugea la confiance qu’elle pouvait me porter, elle se mit à (me) parler avec beaucoup d’émotion. « Mes enfants ont perdu un de leur grand ami dans un accident de voiture ; je le connaissais bien et ça m’a fait quelque chose. Je ne sais pas pourquoi, j’ai tout de suite pensé à mon foie ; je me dis que peut-être c’est un jeune. Je me sens un peu coupable ; c’est pour ça que je n’ai jamais demandé de qui provenait le foie. (…) Quand j’étais petite fille, ma mère est décédée d’un accident de bicyclette sur la route ».

8 Après la greffe, le désir de remercier la famille du donneur est souvent exprimé mais chargé d’ambivalence car ce désir s’associe à la peur. Peur liée au fantasme d’acquérir au contact de la famille, la personnalité ou des traits de personnalité du donneur « ça m’aurait fait plaisir de connaître les caractéristiques du donneur mais ils ne le disent pas. Je serais peut-être allée voir sa famille, la remercier comme s’il vivait encore en moi. (…) Quoique après, si on avait entretenu des relations, cela aurait été peut-être trop ». Le greffon, en effet, en tant que corps étranger, est appréhendé comme susceptible de transmettre, comme par contamination, des traits de personnalité du donneur (Boileau et Narcejac, 1965, p. 45).

9 Du point de vue psychique, la transplantation d’organe mobilise un double travail : le travail de deuil de l’organe mort et du donneur et simultanément le travail d’intégration du greffon : travail de traduction des messages énigmatiques portés par le greffon (l’autre) et implanté dans le corps par le truchement du chirurgien. Toute l’activité fantasmatique tourne autour de l’incorporation du greffon sur un double registre : celui appartenant à l’organe de remplacement et celui émanant du sujet lui-même et de sa capacité à recevoir et garder ce qui lui est donné. Selon la qualité de l’évolution somatique post-greffe, le donneur anonyme pourra par identification projective être perçu comme bon ou mauvais donneur et le patient pourra en retour se vivre comme bon ou mauvais greffé.

10 Cette « crise psychique », inhérente à la procédure de greffe et incontournable pour l’adaptation à la situation est potentiellement très féconde ; elle témoigne des remaniements psychiques qui accompagnent et peuvent rendre possible « l’incorporation » physique et psychique du transplant, processus qui assure la continuité du sentiment d’exister. La question avec la greffe se pose en effet de savoir ce qui se passe au niveau psychique lorsqu’une partie corporelle « étrangère » est ajoutée au corps. Cette situation contraste en effet avec la plupart des procédures chirurgicales dans lesquelles il peut y avoir un changement dans l’image du corps (chirurgie réparatrice) ou bien une perte d’une partie du corps (ablation, amputation, etc.). On peut l’imaginer, l’acte chirurgical de la transplantation est loin de recouvrir l’activité mentale de l’incorporation et du processus d’intégration psychique. Le modèle laplanchien peut éclairer les modalités du travail psychique qui permettent au greffé de traduire psychiquement l’expérience de l’intromission du greffon en lui pour faire que tout en en étant « grandi », son self se maintienne. Schéhérazade en est un exemple.

Schéhérazade

11 Schéhérazade, jeune fille de 19 ans est inscrite sur liste d’attente pour une greffe du foie. Très vivante et gaie, cette jeune fille semble sortie d’un conte de fée. Si ses ressources psychiques indéniables sont mises à mal par sa maladie mortelle, ses capacités à tisser un fil libidinal la poussent vers le travail et le changement psychiques. Le cancer qui la ronge en silence, sournoisement, est le résultat d’une lente évolution cirrhotique associée au virus de l’hépatite B. Nos rencontres analytiques hebdomadaires déployées sur une année, entre ses consultations et ses hospitalisations, lui permettent de donner du sens à sa maladie, à la transplantation et aux suites opératoires. Ce travail analytique l’autorise également à restaurer son narcissisme mis à l’épreuve par l’adolescence et la greffe, toutes deux paradigmes de crises de vie. Elle s’interroge sur l’origine de sa maladie : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour attraper ça ? » Au départ, Schéhérazade ne peut s’autoriser à se déprimer car elle se sent contrainte de contenir les angoisses de ses parents, eux-mêmes dépressifs. Ces derniers sont en effet figés par l’angoisse et par la culpabilité. C’est à sa naissance que le virus, porté par le père, aurait été transmis. Ainsi, c’est en donnant la vie à leur fille qu’ils lui ont en même temps donné la mort. Alors que son médecin la prépare à la possibilité d’une greffe, Schéhérazade révèle son sentiment d’inquiétante étrangeté, ses peurs de changer avec le foie d’un autre et que le greffon soit de mauvaise qualité : « Ça m’a fait bizarre une greffe ; m’enlever quelque chose de moi et me mettre quelque chose qui n’est pas à moi ; c’est étrange » puis « c’est difficile à imaginer. Prendre l’organe de quelqu’un d’autre pour qu’on me le mette dans moi, c’est bizarre. Qu’est-ce qu’il a fait ? Qui c’était ? J’ai peur de ne pas pouvoir surmonter ça » et enfin « j’ai peur que la greffe ne me change ; d’abord physiquement et moralement aussi. Je ne sais pas si j’accepterais. Je me dis “est-ce qu’il va bien s’adapter à moi, enfin à mon organisme ?” Comme c’est le foie de quelqu’un d’autre, d’un inconnu dont je ne connais pas les antécédents. J’espère que ce foie il sera bon. » Pendant un temps, Schéhérazade parle de son angoisse à s’envisager dans une relation spéculaire d’emprise avec son donneur fantasmé. Avec son « est-ce que je vais être comme lui/comme elle », on entend le risque de Narcisse, fortement anxiogène, probablement inhérent à toute transplantation d’organe (Gueniche, 2004) ; risque d’aliénation majeur aussi, du fait de la dette. Une allégeance à vie ?

12 Progressivement et au fil de nos rencontres, la jeune fille peut verbaliser sa capacité à intégrer le projet de greffe à un projet de vie ; elle dit l’accepter beaucoup mieux et être prête à assumer les contraintes hospitalières et les traitements. Elle exprime le souhait de rencontrer d’autres transplantés et se liera d’amitié avec une jeune fille de son âge. La transplantation est réalisée ; les suites opératoires sont simples et le traitement chimiothérapique associé bien toléré. C’est en soins intensifs et alors qu’elle demande des nouvelles de son amie transplantée (Caliméra) que je lui annonce son décès ; elle en est bouleversée. Une semaine après sa greffe, Schéhérazade est conduite en réanimation. Là, elle fait part en pleurant de son angoisse de mort qui par voie associative la conduit à la mort de Caliméra et à son chagrin. Son angoisse de mort transparaît à l’évocation du traitement immunosuppresseur qui imposé et contraignant réactive la menace insupportable d’un rejet, lui-même vécu comme un arrêt de mort : « C’est comme si à présent c’étaient les médicaments qui me faisaient me sentir malade, plus malade qu’avant. Au fur et à mesure ça va devenir une habitude. Il y a des femmes qui prennent la pilule depuis 20 ans et bien moi je prendrais 2 ou 3 cachets dans la journée ; ce sera presque pareil », lance-t-elle dans une association labile qui sous-tend la sexualisation, de très bon aloi, de la greffe et sa résonance avec sa psycho-sexualité. Alors qu’à sa demande, nous envisageons ensemble de mettre un terme à sa psychothérapie, Schéhérazade parle : « Je pense à présent parfois au rejet ; est-ce que je vais le sentir ? Est-ce que ça va se voir ? Pour moi ça veut dire que le foie il ne veut pas travailler. Je me dis “est-ce que je vais pouvoir retrouver la vie que j’avais avant ? Est-ce que je vais être comme avant ?” ».

13 Dans l’un de nos derniers entretiens, Schéhérazade est envahie par une vive angoisse identitaire. Celle-ci témoigne de la mise à l’épreuve de son sentiment continu d’exister et révèle ses interrogations inquiètes quant à sa capacité à maintenir un lien entre l’avant et l’après greffe, entre l’enfance et l’âge adulte, « si c’est ça être adulte, je préfère rester enfant ». Pour l’accompa­gner et apaiser cette angoisse, je l’invite à me raconter des souvenirs d’enfance ; ce qu’elle fait avec plaisir. Quelque temps après cet entretien, elle amène l’album de photos de son enfance qu’elle dit regarder tous les jours, « je vous l’ai amené pour que vous me voyiez petite ». Ce support lui permet d’élaborer autour de son enfance, de sa famille, de ses amis, se rassurant seule avec moi sur sa continuité d’être. Tout se passe comme si ce partage permettait à Schéhérazade d’historiciser singulièrement son histoire, comme si sa parole (notre parole) autour de ces photographies l’autorisait à s’inscrire dans un texte psychique intime, comme s’il s’agissait là d’une re-subjectivation à la faveur de la mobilisation fantasmatique portée par les images. Elle s’arrête sur l’une de ses photos. Son regard se pose sur une femme de même origine culturelle qu’elle qui, atteinte d’un cancer du sein, ne connaissait ni son diagnostic ni le risque vital encouru par sa maladie ; elle dit « quand même, on devrait lui dire la vérité ; même si c’est difficile au début, au moins on le sait et on se bat pour lutter contre ». Tout se passe comme si l’acte posé par les rencontres analytiques avec cette jeune fille avait permis la circulation des affects, la mise en mouvement de l’érotisation de sa vie psychique, en d’autres termes une remise en histoire de sa vie pulsionnelle. Le travail psychique imposé voire exigé par la maladie et l’expérience de la greffe a probablement consisté en un travail de traduction de Schéhérazade, garant de sa continuité d’être.

La transplantation d’organe et l’inquiétante étrangeté

14 Mais, la transplantation soumet le sujet à un tout pouvoir humain aux effets « d’inquiétante étrangeté » car notre conception de l’homme est là profondément remaniée. Pour Anzieu (1985), reprenant les idées freudiennes de 1919, le sentiment d’inquiétante étrangeté correspond aux sensations de ne pas se reconnaître, de perte du sentiment d’unité, de perte du sentiment des frontières entre soi et le monde extérieur… au moment de vacillement de l’identité subjective, au moment de bascule, quand le sujet ne sait plus « à quoi s’en tenir quant au moi propre, ou met le moi étranger à la place du moi propre ; quand il y a régression à des époques où le moi n’était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui » (Freud, op.cit.). « Je ne me reconnais plus » est souvent verbalisé par le greffé, notamment dans les suites post-opératoires. Tout se passe comme si, à ce moment-là, il se sentait étranger à lui-même et demandait de l’assurer, par le truchement du mouvement transférentiel, de sa permanence identitaire « et vous, me reconnaissez-vous ? ».

15 La greffe impose au sujet de remettre sur le métier sa dynamique identitaire et identificatoire et exige de lui un travail de transformation subjective. Comment vivre avec l’organe d’un autre ? Comment cette expérience de rencontre avec une altérité radicale peut être vécue ? Comment l’hôte, porteur de vie, peut-il être appréhendé, accepté ? Comment se sentir le même après l’intromission à l’intérieur de soi d’un corps étranger ? Qui Je ? (Lavie, 1985, p. 5). Quelles sont les vicissitudes identitaires (« suis-je toujours le même ? ») et identificatoires (« suis-je toujours une femme avec le foie d’un homme ? », « suis-je toujours une fille avec le cœur d’un garçon ? ») que la greffe d’organe réactive ?

16 La transplantation d’organe constitue ainsi une expérience de rencontre avec une altérité radicale. Elle convoque la figure de « l’intrus », figure de l’extrême par excellence. Sur le plan psychique, c’est l’altérité et l’aliénation qui sont en cause. L’autre, représenté par l’organe greffé (le greffon), est présent dans le sujet (le greffé). Pour continuer à vivre, la greffe d’organe impose en effet une relation avec un hôte, un autre (l’intrus), étranger à soi-même : « l’étranger dans notre maison ». L’expérience n’est pas neuve puisque si l’on suit la métapsychologie et la pratique analytique, la question de l’identité se joue toujours dans un rapport avec l’altérité, que ce soit sous la forme de l’identification, de l’incorporation, de l’introjection ou encore de cet autre en nous qu’est l’inconscient. L’opposition « aliénation/ séparation » témoigne d’ailleurs bien du rôle de l’autre dans la constitution de soi. La greffe repose ce problème sous une forme d’abord corporelle – car l’autre est présent sous cette modalité –, puis psychique puisque la question est d’être soi en contenant une part d’un autre implantée par l’instance tierce qu’est la médecine. Ainsi, la transplantation illustre de manière concrètement médicalisée, via l’irruption du réel biologique dans le monde symbolique et imaginaire du malade, la nécessité de la relation conflictuelle à l’autre pour que se construise ou se reconstruise une psyché animant un corps érogène pulsionnel.

17 Jean-Luc Nancy, et cet intrus qui occupe le corps, nous convie à une réflexion philosophique imposée par son expérience de greffé du cœur. Il écrit : « J’ai (qui, « je » ?, c’est précisément la question, la vieille question : quel est ce sujet de l’énonciation, toujours étranger au sujet de son énoncé, dont il est forcément l’intrus et pourtant forcément le moteur, l’embrayeur ou le cœur) – j’ai, donc, reçu le cœur d’un autre. On me l’a greffé. Mon propre cœur (c’est toute l’affaire du “propre” [...]) – mon propre cœur, donc, était hors d’usage, pour une raison qui ne fut jamais éclaircie. Il fallait donc, pour vivre, recevoir le cœur d’un autre » (Nancy, 2000, p. 13). C’est dans ce récit sensible que le philosophe nous livre un questionnement sans fin autour de sa propre identité. Au-delà de sa souffrance et de sa lutte pour survivre, Jean-Luc Nancy témoigne du chemin quasi impossible qu’on se doit de parcourir lorsqu’un « intrus » rentre dans son propre corps car ce qui est en jeu dans cette expérience extrême, c’est la difficulté d’accepter le surgissement de l’altérité au sein même de l’identité.

18 Avec la transplantation, un organe prend la place d’un autre. La vie continue. « Je » vit de nouveau. Mais qui est-il ? À partir du moment où son cœur lâche, « je » fait l’expérience de l’étrangeté : c’est son « propre » cœur qui devient un « étranger » et qui laisse la place à un « intrus » avec lequel il faut apprendre à vivre ; c’est l’altérité qui surgit au « cœur » même du « je » écrit Marzano (2005, p. 58). « Mon cœur, ajoute Nancy, devenait mon étranger : justement étranger parce qu’il était dedans. L’étrangeté ne devait venir du dehors que pour avoir d’abord surgi du dedans ». L’étrangeté oblige l’auteur à se poser de nouveau la question : « Qui suis-je ? » Que connaît-il, en effet, de son corps qui ne survit que grâce à un intrus ? Que pense-t-il de l’étranger qui l’habite et qui demande à être intégré à l’intérieur de son organisme ? « Je » s’interroge donc. Un « je » qui ne sait plus qui il est. Dans son livre, écrit Marzano (op.cit., p. 57), la question de l’identité est abyssale ; « le philosophe cherche à savoir si son “je” avec un cœur étranger est toujours le “même”, si “son” corps est toujours “son” corps ».

19 La greffe convoque ceci de paradoxal que c’est « l’étranger » qui permet de survivre, l’intrus qui sauve : « Jamais l’étrangeté de ma propre identité, qui me fut pourtant toujours si vive, ne m’a touché avec cette acuité », écrit Jean-Luc Nancy (op.cit., p. 36). Après la greffe, le risque de rejet installe le sujet dans une double étrangeté. D’une part, le greffon est attaqué par l’organisme en tant qu’organe étranger ; d’autre part, la médecine abaissant l’immunité du greffé pour qu’il tolère l’étranger, le rend étranger à lui-même. Dans ce contexte, « je » se sent inconnu dans un corps connu : il n’est plus « chez lui », mais il ne peut aller ailleurs sans en mourir. D’autres sensations l’habitent, d’autres émotions l’animent. Progressivement, et dans les cas heureux, l’intégration psychique du greffon permet à l’hôte, l’intrus, d’élargir le self et de faire advenir du familier, du « propre » en lieu et place d’une étrangeté radicale.

La greffe psychique en impasse et la fragilité narcissique ?

20 Remettre sur le métier sa dynamique identitaire et identificatoire exige du greffé un travail de transformation subjective. Pour certains, ce travail psychique est impossible et la greffe d’organe reste comme une enclave non pensable. L’altérité, mise au-dedans pour poursuivre sa route de vivant, est parfois en effet trop risquée.

21 Si la greffe d’organe vient ébranler les assises identitaires d’un individu, le vacillement est d’autant plus massif que l’angoisse qui le sous-tend se noue aux vicissitudes de sa propre subjectivité et de sa psycho-sexualité. En témoigne Jean, jeune homme de la trentaine au contact difficile et froid, aux prises avec un vécu paranoïde associé à l’angoisse d’avoir en lui un « organe étranger mais surtout féminin » et qui révèle ce faisant la fragilité de son self et de son identité sexuelle, et les vicissitudes de sa bisexualité : « Sans être raciste, si c’est le foie d’une personne étrangère, comment ça va aller ? Je pense que peu importe que la personne soit blanche, rouge ou bleue. Je conçois mieux dans mon esprit d’avoir le foie d’une personne étrangère que d’avoir le foie d’une femme. Pourquoi ? J’ai du mal à expliquer tout ça. »

22 Au-delà de Jean et de sa problématique psychotique bien structurée, d’autres mettent à l’épreuve l’idée selon laquelle certaines opérations narcissiques en lien avec une fragilité narcissique-identitaire peuvent, dans certains cas, avoir une visée thanatique. Il en va de Caliméra et Prince, deux jeunes patients de 20 et 32 ans (décédés respectivement 12 jours et 5 mois après leur transplantation) et qu’aucun médecin ne « prédisposait » à une fin si tragique.

23 L’état psychique de ces jeunes patients était donc marqué par une fragilité identitaire qui les laissait démunis et dans une vacuité psychique totale en l’absence réelle de l’objet (« rien », « le vide »). Prince atteint d’une maladie hépato-biliaire depuis sa naissance, était marqué par une dépression de forte intensité en pré-opératoire ; Caliméra, elle, avait été greffée en état d’hépatite auto-immune sub-fulminante. Si le déni était érigé, il n’était ni opérant ni structurant pour eux. Le clivage entre leur fonctionnement psychique et leur corps était massif. Chez eux, la dépression narcissique n’était pas reconnue et ne donnait pas lieu à des symptômes mentalisés dans le sens névrotique (culpabilité, désir de réparation). Le travail de symbolisation était quasi impossible avec un clivage des défenses narcissiques qui témoignait d’une difficulté du maniement pulsionnel. À l’instar d’Anzieu (op.cit.), la question s’est posée, pour ces deux jeunes gens et à un moment donné de leur histoire, d’une désorganisation somatique grave les conduisant à la mort, en lien avec une extrême fragilité narcissique. Le vécu traumatique, inassimilable, de la transplantation a pu majorer leur vulnérabilité narcissique. Dans nos rencontres, tout se passait comme si Prince et Caliméra étaient incapables d’habiter leur propre corps. Leur surinvestissement de l’objet externe tout comme de la rationalité instrumentale semblait tout entier engagé au service de la lutte contre la vacuité de leur corporéité et de leurs affects.

24 Dans ce faisceau clinique, la théorie de Laplanche prolongée et remise sur le métier par Dejours en 2003 et 2009 dans le cadre des expériences du corps peut venir aider à penser ce questionnement. Aussi, la question se pose-t-elle de savoir si l’expérience radicale de passivation du corps (détresse, attente du greffon, greffe elle-même, soumission totale aux chirurgiens et à l’équipe soignante et aux aléas des suites de greffe, etc.) dans la procédure de transplantation, pensée ici comme l’intromission radicale d’un autre en soi, ne constitue pas pour certains patients un intraduisible ; et ce faisant, le terreau entravant le passage de la passivation à la passivité ?

25 À propos de leur étude sur la transplantation rénale, Crombez et Lefebvre écrivent :

26

Notre étude nous montra que le rein, l’hémodialyse et la greffe étaient perçus de façon différente selon les malades, et que ces perceptions étaient en rapport avec des souvenirs antérieurs ou des traces mnésiques inférables à partir de situations comparables. Comparables par certains aspects tels que la confrontation à la mort, la passivité, le don, la régression et les expériences incorporatives primitives. Dans la mesure où ces situations comparables ont été pathologiques, elles rendent la greffe particulièrement pathogène, ce qui aboutit à de nombreuses complications physiques et psychiques mineures ou majeures. Ainsi, la greffe est une greffe mais elle est bien plus qu’une greffe (Crombez, Lefebvre, 1973).

27 Du point de vue du patient donc, l’expérience de la greffe (se voir implanter un autre en soi) réalisée par le chirurgien transplanteur coïncide ainsi avec une expérience incorporative rappelant celle de la séduction de l’adulte de la relation anthropologique fondamentale. Implantation (parfois intromission) anatomique du greffon paradigmatique de l’incorporation, et passivité… et la théorie traductive laplanchienne entre sur la scène de la greffe d’organe !

De la passivation à la passivité – la greffe d’organe comme une mise à l’épreuve du féminin ?

28 La clinique des malades somatiques renseigne de manière originale sur les altérations du corps érotique, les ruptures, ou les interruptions de la subversion libidinale. Avec la transplantation d’organe, le patient, déjà malade grave, est soumis à une radicale passivité excitante (être ausculté, soigné, observé, opéré, etc.). La procédure chirurgicale de greffe consiste en l’implantation d’un hôte, un autre étranger, dans le corps du sujet par le truchement du chirurgien. Les relations fantasmatiques avec cet autre s’inspirent de la relation originaire avec l’adulte, avec lequel l’enfant séduit est en position asymétrique. L’implantation littérale de l’autre en soi exige un travail psychique (Schéhérazade en témoigne) dont le destin n’est pas écrit d’avance.

29 Parfois, l’implantation est une intromission, en elle-même violente et intraduisible. Parfois encore la passivité n’advient pas et le patient reste dans un état de passivation ; Prince et Caliméra l’illustrent avec leur détresse massive et écrasante. Après plusieurs complications inexpliquées (toujours à la veille de ses sorties d’hôpital), Caliméra meurt tout juste transplantée, emportant avec elle l’énigme de ce décès soudain et laissant l’équipe et moi-même abasourdie. Le fonctionnement psychique de Caliméra était fragile avec des défenses narcissiques prégnantes mais non efficaces et un mode identificatoire mélancolique indéniable. Elle était soumise à une angoisse de séparation inélaborable ; sa mère restait là auprès d’elle, opératoire dans son attitude et silencieuse. Caliméra attendait peut-être qu’elle lui parle. Dans notre relation, mais elle m’a laissé trop peu de temps pour qu’elle se déploie, nous nous parlions. Elle refusait la greffe tant son traumatisme et ce que cette chirurgie extra-ordinaire lui imposait (vivre avec un autre en soi) ne pouvait faire l’objet d’une quelconque élaboration.

30 Prince aussi fonctionnait sur un mode narcissique ; lui aussi est mort. Ils n’ont pu habiter ce corps greffé, habité par un autre : étranger à eux-mêmes, intrus aux pouvoirs mortifères ? Tout s’est passé comme si l’autre était resté mort pour eux, à la manière d’une incorporation cannibale mélancolique qui fige et tue l’intérieur. Mais tout s’est peut-être aussi passé comme si l’autre était trop dangereux et menaçait de séparation leur fragile narcissisme.

31 Caliméra et Prince étaient submergés par ce que la greffe leur avait fait vivre. La greffe certes, mais aussi pour Caliméra le trauma de l’hépatite auto-immune subfulminante qui avait conduit les médecins à une transplantation en quasi urgence ; et pour Prince, une soumission supplémentaire qui se rajoutait à tout ce qu’il avait subi depuis la naissance. Tous deux étaient, semble-t-il, pris passivement, submergés psychiquement et physiquement. Je me souviens que Prince redoutait les rejets. Il n’avait de mots pour dire ses affects qu’il ne contrôlait pas. Il les subissait sans pouvoir les nommer. Lui comme Caliméra, allongés dans leur lit d’hôpital, me donnaient l’impression de vivre une véritable expérience de passivation, de détresse « quand “être excité” est éprouvé sur le modèle de l’Hilflosigkeit, un état d’impuissance à l’image du nourrisson, dépendant d’autrui, qui ne peut par lui-même abaisser, traiter l’état de tension, l’excitation qui l’anime jusqu’à l’excès » (Green, 1999). La position psychique passive n’est pas tenable quand elle laisse la psyché envahie par l’objet confrontant le sujet à sa dépendance.

32 Le paradoxe est que « toutes les solutions pour mettre fin à cet état de détresse [intriquée à la passivation] passent par l’objet, par la reconnaissance de son altérité et de ses effets sur le moi du sujet avant que celui-ci puisse transformer l’expérience, “en faire quelque chose” » (André, Loüet, 2017). Paradoxe car avec la greffe, l’objet est dedans et a pris possession du patient au risque d’une aliénation, voire d’une décompensation devant l’effrayant de son altérité. Que l’objet survive aux attaques serait la seule voie vers la subjectivation de l’expérience de transplantation au risque d’un renversement ; encore faut-il que le risque de le perdre ne soit pas abyssal.

33 Avec la greffe d’organe, il faut pour les patients engagés dans ce protocole hors du commun pouvoir soutenir la position psychique de passivité, c’est-à-dire se laisser pénétrer par l’autre (qui a fait irruption dans l’intériorité corporelle) et ses effets, et se laisser modifier par la rencontre avec cet objet. On l’a vu, ce pari n’est probablement pas toujours possible et les destins psychiques d’une greffe d’organe sont nombreux. Parmi ceux-ci, le refus de la féminité au sens où la position psychique féminine, être pénétré, est insoutenable ; ce refus laisse supposer une confrontation impossible à la perte, à la perte d’un objet dont l’investissement narcissique est à la hauteur du risque éprouvé. Refus de la passivité va avec refus de l’altérité de l’objet au sens où l’altérité de l’objet passe inexorablement par la reconnaissance de sa perte.

34 Le paradoxe n’est pas des moindres : pour que l’objet advienne comme tel, il faut avoir éprouvé sa perte, en avoir « fait l’expérience ». Soutenir la position de passivité et accéder au « travail du féminin », en tant que travail de symbolisation de l’intérieur et de tout ce qui y pénètre, sont intimement liés à la capacité dépressive. Ainsi, pas de rencontre avec soi-même, c’est-à-dire avec l’inconscient en soi, sans prendre le risque du mouvement dépressif. C’est le risque qu’a pu prendre Schéhérazade ; probablement ni Prince ni Caliméra.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • André J., Loüet E., Là où ça fait mal, je ne souffre pas, Revue française de psychanalyse, à paraître.
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  • Dejours Ch., Les Dissidences du corps, Paris, Payot, 2009.
  • Freud S. (1919 h), L’inquiétante étrangeté, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1992.
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  • Lavie J.-C., Qui Je… ?, Paris, Gallimard, 1985.
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  • Nancy J.-L., L’Intrus, Paris, Gallimard, 2000.

Mots-clés éditeurs : Identité, Passivité, Transplantation, Travail psychique, Étrangeté, Féminin

Date de mise en ligne : 12/07/2018.

https://doi.org/10.3917/rfp.823.0751

Notes

  • [1]
    En dehors des transplantations d’organes sur donneur vivant ou de la greffe de moelle.
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