1Je saisis avec plaisir l’invitation de César Botella de continuer par écrit un dialogue commencé à la suite de sa remarquable conférence de l’année passée à la SPP. Revoir le texte de ses propositions m’a semblé très productif : tout contact avec une réflexion rigoureuse et engagée comme celle que l’auteur expose permet que d’autres réflexions émergent, dans un mouvement dialectique.
2L’auteur retrace les processus qui l’ont conduit à ce texte en rendant explicite une méthode que je considère comme essentielle en psychanalyse – et, plus généralement, dans tout travail de recherche – méthode qui consiste à inscrire dans toute réflexion sur la théorie l’histoire et le processus à travers lequel on arrive à la construction de la théorie elle-même. Je vais tenter, dans ce qui suit, de donner également quelques indications sur les étapes qui m’ont permis d’avancer dans mon propos.
3Comme nous pouvons le voir déjà à travers le titre, ces considérations s’articulent autour de deux notions principales : la diversité des théories psychanalytiques et les perspectives évolutives de notre discipline.
4César Botella a raison de juger fallacieuse la métaphore de la tour de Babel appliquée à la psychanalyse en essayant plutôt de mettre l’accent sur l’inévitabilité de la diversité des théories. Une diversité que je propose d’assumer comme principe épistémologique, comme j’essayerai de le démontrer.
5Je commencerai, comme le fait l’auteur, par une brève incursion dans la définition du concept de théorie. César Botella se réfère à Gilles-Gaston Granger, dont la définition est basée sur la fermeture de l’ensemble des énoncés à travers un raisonnement déductif. Cette fermeture est considérée comme souhaitable. Elle est relativisée, et cela est très intéressant, non seulement parce que Granger souligne qu’elle est souvent imparfaite, mais aussi parce que la théorie est définie comme l’ensemble des énoncés actuels et potentiels (c’est moi qui souligne). L’existence d’énoncés potentiels se pose comme objection à la fermeture, ce qui, à mon avis et comme nous allons le voir, va dans le sens d’une conception de la diversité des théories en psychanalyse (ce qui est valable pour les autres disciplines).
6Je vais proposer ici deux autres définitions du concept de théorie, non par une trop pointilleuse précision épistémologique, mais parce que l’une d’entre elles étaye les hypothèses de César Botella.
7Ces deux définitions appartiennent à l’épistémologue argentin Gregorio Klimosvky qui, comme bon nombre d’autres épistémologues et philosophes des sciences, souligne le caractère polysémique du mot théorie (Klimovsky, 1994). Ces définitions, comme celle de Granger, et tant d’autres, n’ont pas la prétention d’être plus correctes que les autres. Je m’y réfère avec pragmatisme puisqu’elles s’adaptent mieux à ma manière d’approcher cette question.
8La première définit la théorie comme un ensemble d’hypothèses considérées comme le point de départ d’une recherche. La théorie inclut la déduction d’hypothèses dérivées et des conséquences observées.
9La deuxième définition affirme que la théorie est l’ensemble de toutes les hypothèses, ensemble formé des hypothèses initiales et de celles pouvant être déduites par les premières. La conséquence logique est qu’une théorie serait un corpus potentiellement infini d’hypothèses.
10On peut donc parler dans ce cas de principes, d’hypothèses fondamentales, d’hypothèses initiales de la théorie, mais la théorie même impliquera aussi toutes leurs conséquences logiques. En fait, il s’agit d’une exigence qui remonte à Aristote : les conséquences logiques des affirmations fondamentales d’une science appartiennent également à cette science. D’un certain point de vue, dans la mesure où cette définition peut être liée au « Théorème de la déduction », elle recouvre partiellement le critère de Granger qui privilégie le raisonnement déductif. À d’autres égards, cette deuxième définition se base sur la différence à travers l’ouverture constante de l’ensemble théorique à un processus évolutif et cela représente un des éléments fondamentaux de la pensée de César Botella.
11J’ai déjà souligné qu’il n’y a aucune prétention d’exactitude et aucun privilège lié à l’utilisation de cette deuxième définition puisqu’on pourrait en proposer tant d’autres (en commençant par celle de N. Campbell et F.P. Ramsey, 1952). La diffusion sémantique du mot « théorie » a été et reste toujours très significative (Marradi). Néanmoins, tout choix conceptuel définit une position particulière à l’égard d’une problématique et implique des conséquences concrètes.
12Cela devient particulièrement évident quand nous nous demandons à quel modèle de science devrait se référer la psychanalyse. Je ne m’occuperai pas ici de la discussion et du développement de la question de la scientificité de la psychanalyse, mais il me semble utile de rappeler que le fait de chercher à réunir toutes les activités scientifiques dans le sillon de la théorie de la science dérivée du Cercle de Vienne et de l’épistémologie de Karl Popper, ou attendre que toutes les théories soient assimilées à des théories formelles, est contraire à l’expérience de nombreuses disciplines et surtout à l’expérience de la psychanalyse.
13En ce qui concerne la découverte scientifique, se révèle utile de considérer aussi si nous allons mettre l’accent sur la question logique, c’est-à-dire sur la détermination de la relation logique entre les données d’observation ou d’expérimentation et les lois scientifiques, ou sur la question méthodologique, c’est-à-dire de savoir si de facto les lois scientifiques sont des découvertes de l’expérience scientifique. Mon sentiment est que ce deuxième aspect est fondamental dans la construction des théories psychanalytiques et dans notre pratique clinique (Canestri, 2003). Je crois, en effet, que c’était l’orientation proposée par l’hypothèse de Joseph Sandler lorsqu’il préconisait l’exploration des processus d’inférence de l’esprit de l’analyste dans le travail clinique. C’est également l’orientation suivie par la recherche du Working Party on Theoretical Issues de la FEP qui proposa l’exploration des théories implicites dans la pratique clinique.
14Selon cette orientation, nous pouvons étendre la valeur sémantique du mot « théorie » (Canestri, 2006, p. 18 et 2012). La théorie peut être définie, selon l’hypothèse des théories implicites formulée par Sandler et développée dans le projet de la FEP, comme un ensemble d’éléments (hypothèses, modèles, schémas) plus ou moins bien définis et caractérisés, de manière implicite ou explicite, pouvant représenter un point de départ pour la mise en forme d’une recherche si l’on réussit à faire en sorte que l’ensemble (ou du moins quelques-uns de ses éléments en alternance) devienne explicite. Très probablement de nombreux épistémologues n’accueilleraient pas favorablement une telle définition, mais elle est certainement celle qui se prête le mieux à des projets de recherche du même type de celui que nous avons essayé de développer.
15César Botella note que Freud lui-même se sert de critères similaires quand il écarte toute définition rigide dans sa construction théorique en privilégiant l’idée du progrès de la connaissance. Freud préconise, comme le rappelle l’auteur à de nombreuses reprises, de ne pas fabriquer des théories, mais de les accueillir, tel « un hôte non invité » (Freud, 1996, Lettre à Ferenczi du 31 juillet 1915). Cela correspond à ce que l’épistémologie conceptualise comme une méthode heuristique et qu’Einstein avait résumé en affirmant que la science dans sa totalité n’est rien d’autre qu’un raffinement de la pensée commune dont l’origine est toujours inconsciente. Ernest Mach, déjà et malgré son empiriocriticisme, affirmait l’importance heuristique de l’hypothèse.
16Face à l’indéniable existence d’une diversité théorique, de ce qui est généralement défini comme pluralisme théorique, sans le confondre avec le relativisme, Botella identifie deux tendances de sens opposé : celle qui cherche à définir des « subcultures psychanalytiques » et celle qui poursuit le rêve d’une synthèse. L’auteur argumente que face à l’apparente difficulté de définition de la psychanalyse, on aurait essayé de rendre « scientifique » la psychanalyse à travers la recherche.
17Mais, se présente ici un problème qui, chassé par la porte, revient par la fenêtre : j’ai dit plus haut que je ne voulais pas entrer dans le débat sur le caractère scientifique de la psychanalyse, mais, comme le souligne César Botella, quand il s’agit de s’inspirer du modèle scientifique pour donner une unité à la psychanalyse, il est inévitable de se demander à quel modèle scientifique, ou, plus précisément, à quelle idée de science nous faisons référence.
18César Botella mentionne le fait que l’IPA a créé, il y a de nombreuses années, un Standard Research Committee. Ayant été membre de cette commission pendant longtemps, je dois dire que notre travail ne s’inspirait pas d’un des modèles des sciences de la nature, la recherche n’était pas uniquement empirique, mais aussi conceptuelle, historique, etc. Tout comme pour d’autres types de recherche il est nécessaire de préciser qu’une bonne recherche empirique exige une bonne recherche conceptuelle en amont et qu’une bonne recherche conceptuelle nécessite la programmation de moments empiriques de recueil et analyse de données pertinentes aux hypothèses de la recherche même. De plus, il n’est pas exclu qu’une recherche conceptuelle ayant pour but de confronter des théories différentes puisse utiliser l’analyse statistique bayésienne, la théorie des probabilités, les inférences inversées ou les inférences de fréquence pour identifier les hypothèses ayant une valeur heuristique plus importante, et ainsi de suite.
19Michael Hampe, dans son remarquable travail présenté au congrès de recherche de Francfort (2002), avait montré le développement des deux polarités historiques stratégiques pour l’évolution de la connaissance : le pôle unifiant (Platon) et le pôle différentiel (Aristote), le premier, dans sa séquence historique de matrice mathématique, basé sur des principes axiomatiques, le deuxième privilégiant les structures complexes (Hampe, 2003). Le titre de son intervention était significatif : « Plurality of Sciences and the Unity of Reason ».
20La même orientation, celle qui conteste la séparation des sciences de la nature des autres sciences au nom de l’unité de la raison, est présente dans l’article d’Hermann von Helmholtz, le maître de Brücke, et donc, grâce à ce dernier, de Freud, intitulé : « Ueber das Verhältnis der Naturwissenschaften zur Gesamtheit der Wissenschaften » (À propos du rapport des sciences de la nature avec la totalité des sciences, von Helmholtz, 1950 [1862]). Le titre même promeut de manière implicite la non-séparation des sciences au nom de l’unité de la raison.
21La séparation des sciences de la nature des autres dépend de l’intervention des mathématiques dans le champ de la recherche et cela contribue à refuser le modèle de l’explication aristotélicienne. Bacon affirme que recueillir les données, décrire et répéter l’expérience pour créer un consensus n’est pas suffisant, il faut aussi de la méthode. Et la méthode implique le calcul.
22Alexandre Koyré soutient que la conception qualitative du monde a été remplacée, entre le xviie et le xviiie siècle, par une conception mathématique et cela a produit une réorganisation des disciplines : les mathématiques se rapprochent de la physique et des sciences naturelles, on parle alors de révolution scientifique. Cela se comprend mieux si on y jette un rapide coup d’œil historique : jusqu’à la mort de Copernic et à la fin du xvie, le raisonnement scientifique était encore d’ordre rhétorique ; à partir du xviie siècle, en bonne partie grâce à l’extraordinaire contribution du calcul, on assiste au développent des théories de Kepler, Galilée, Bacon, Fermat, Descartes, Newton et Locke et on situe à cette époque la naissance de la science moderne. Mais, comme le rappelle le titre de l’article de von Helmholtz, cela n’efface pas automatiquement la qualité de science de ces autres disciplines qui ne privilégient pas le calcul, et n’en exclut pas l’usage si cela se révèle utile ou nécessaire. Dans ce cas, comme dans d’autres, le préjudice s’étend dans les deux directions, des sciences « dites » naturelles, exactes, etc. vers ces « autres » et vice-versa.
23Tout cela est contraire à la conception d’une unité de la raison.
24Botella a donc raison de vouloir chercher dans la science contemporaine une nouvelle manière de se confronter avec le concept de scientificité. La citation de Laughlin qu’il retranscrit va dans la direction d’une reconnaissance et une valorisation des processus d’inférence du scientifique. C’est la même direction que j’indiquais à propos des processus d’inférence du psychanalyste au travail. Ce n’est pas un hasard si, dans ma recherche concernant les théories implicites, je me suis servi des travaux de Poincaré, Hadamard, Chandrasekhar – tous des mathématiciens – parce que, paradoxalement, ce sont les mathématiciens à avoir mieux décrit leurs processus créatifs, face à un incontestable silence des analystes, sauf si on pense à Freud, et peut-être à Bion ensuite. Il faut s’accorder également sur la période qui serait la plus à même de mériter l’appellation de « contemporaine ». Le meilleur exemple qui me permette d’analyser le processus créatif scientifique d’un génie me semble être celui d’Albert Einstein, et je trouve passionnant de parcourir son histoire infantile et familiale et le travail qui l’amène à la rédaction des trois textes de 1905 et celui sur la théorie de la relativité généralisée de 1915, dont nous avons fêté l’anniversaire l’année dernière. J’ai signalé plus haut qu’Einstein considérait que toute théorie possédait une origine inconsciente. Je ne vais pas entrer davantage dans l’analyse de cette affirmation, mais il est vrai, comme le dit Botella que, si nous considérons que le début de la contemporanéité se situe autour de 1900, le xxe siècle, tout comme le xviie siècle déjà évoqué, produit un concentré de connaissance incomparable et une possibilité d’accéder à des critères de scientificité plus adaptés à notre expérience.
25Je partage avec César Botella l’idée que « le propre de la psychanalyse serait justement de se développer à travers une activité créatrice permanente des théories implicites individuelles diverses et pouvant être contradictoires ». Je pense qu’il faudrait ajouter aussi un travail d’élaboration de ces théories implicites, de confrontation avec les théories officielles, qui serait, si on peut le définir ainsi, un travail « méta » sur les étapes de la construction de la théorie.
26Le rêve de la synthèse ou de la négation de la diversité se manifeste également par la nécessité de considérer que la méthode est invariable : en définitive, vu qu’il est inévitable de se rendre à la diversité théorique, on a tendance à insister de manière défensive sur l’inaltérabilité de la méthode. L’auteur du texte que je suis en train de commenter, en 2011, avait déjà écrit un article intitulé Sur les « limitations » de la méthode freudienne pour décrire les nécessaires transformations dues, justement, aux « limitations » originaires. Dans un numéro Hors-Série de la Revue française de psychanalyse, « Courants de la psychanalyse contemporaine », sous la direction d’André Green, César et Sara Botella ont écrit un texte « De la recherche en psychanalyse » qui, à mon avis, devrait être lu comme la suite et le développement du premier. Dans ce même numéro est paru un de mes articles « La ressource de la méthode » et en référence au titre j’expliquais :
Pour certains, mais peut-être pas pour tous, le titre de cet article sera familier. Il s’agit de la traduction du titre d’un roman de l’écrivain Alejo Carpentier, qui évoque inévitablement à son tour le bien plus célèbre Discours de la méthode. Le passage de l’espagnol du titre original (El recurso del método) au français n’est pas sans importance, puisque recurso en espagnol signifie aussi bien recours que ressource. Tandis que recours, étymologiquement ‟retourner en courant”, vient du latin recurrere jusqu’à revêtir par la suite des connotations juridiques, ressource vient du latin resurgere : ‟se relever”, ‟rejaillir”. Le titre, qui doit être lu dans la double signification que lui confère la langue originale, propose donc le retour à la méthode comme ressource, mais aussi la possibilité de son renouvellement à travers l’étude attentive et approfondie de notre pratique (Canestri, 2011, p. 67).
28Et j’ajoutais :
Il est évident et reconnu de tous que la théorie psychanalytique a évolué et s’est diversifiée, pour certains jusqu’à produire des théories radicalement différentes et parfois inconciliables, pour d’autres jusqu’à construire des modèles partiels de l’esprit au sein d’une théorie plus ample, la théorie freudienne, considérée comme la seule théorie ayant un caractère général. Il semble tout aussi évident que l’emploi de concepts théoriques différents peut induire des changements dans la méthode (Canestri, ibid., p. 68).
30Je suis donc d’accord avec les conclusions de Botella à la fin de la première partie de son texte, où il dit que la « recherche classique » est incapable de résoudre le problème de la diversité des théories psychanalytiques. Mais, nous sommes d’accord si, avec « recherche classique », il se réfère aux exigences de la définition de Grünbaum et ses critères de validations basés sur la recherche empirique et les preuves extra-cliniques. Je suis d’accord aussi avec la solution proposée : « La marche à suivre serait, nous inspirant de Freud, celle d’une démarche d’investigation. »
31César Botella souligne que, lors de la conférence de recherche de Francfort, j’avais insisté sur l’inéluctabilité de l’augmentation de la pluralité théorique. Je continue de penser qu’il en est ainsi et les raisons sont diverses. Si nous acceptons la définition de théorie que je proposais initialement, elle contient en elle – dans la mesure où elle représente un corpus potentiellement infini d’hypothèses qui laisse l’ensemble théorique soumis à un processus évolutif constamment ouvert – la graine de la diversité. Toute la science contemporaine est une démonstration de ce processus : l’unité de la raison ne présuppose pas l’unicité de la théorie, pour cela il suffit de penser aux théories cosmologiques en astrophysique.
32De plus, si nous considérons l’existence de processus heuristiques dans la clinique psychanalytique, dans les processus d’inférence de l’analyste au travail qui promeuvent la création et l’utilisation (essentiellement inconsciente) de théories implicites, il est évident que ces dernières iront infiltrer les théories « officielles » produisant dans une plus ou moins grande mesure une ultérieure diversité qui se superpose à celle existante entre les théories dites « officielles ». Il n’est pas certain, comme nous l’avons indiqué que cette apparente richesse soit toujours avantageuse (Canestri, 2006, p. 18 et 2012).
33Les « configurations » qui se créent entre ces croisements répondent à la définition de théorie qui émergeait de notre recherche : la théorie est la somme de la pensée basée sur les théories « officielles » + la pensée théorique privée + l’interaction de la pensée privée et explicite (c’est-à-dire l’utilisation implicite des théories officielles ou explicites).
34Toutefois à l’hypothétique prolifération de théories découlant de cette définition, il faut ajouter l’apparition de certaines régularités et confluences donnant une variété limitée de ce que nous avons appelé « nouvelles théories fonctionnelles » qui sont proches, plus proches que le théories officielles, de notre expérience clinique quotidienne. Nous ne pouvons pas dissimuler le fait que ces « nouvelles théories fonctionnelles » confrontent le clinicien et le chercheur à une grande variété de questions d’ordre épistémologique, théorique et clinique, que je ne vais pas pouvoir approfondir davantage ici.
35J’aimerais également souligner qu’une autre explication à cette prolifération et diversification des théories est directement liée à l’expérience clinique. Freud même dans son cheminement a dû se confronter avec une variété psychopathologique qui progressivement s’éloigne de la psychopathologie classique de la névrose.
36Alors, Botella a raison de relier l’inévitable et indispensable diversité des théories avec le modèle de l’évolution de la pensée freudienne. Et, a raison Freud aussi quand, dans la citation concernant les hôtes qui tombent à l’improviste rappelle que le tout doit être soumis à la critique impitoyable de la réalité, et de spécifier que « not anything goes ». Cet argument pourrait nous détourner de notre commentaire actuel, mais il faut rappeler que la psychanalyse n’est pas exemptée de répondre au problème de la « preuve », quel que ce soit le sens de ce terme dans notre propre approche épistémologique.
37L’auteur, dans la deuxième partie de son texte, reconnaît dans l’œuvre freudienne une constante évolution des idées qui, au fur et à mesure, rend plus complexe la définition de la psychanalyse. Cela crée de nombreux « tournants théoriques » qui, souligne Botella, ne peuvent être analysés sans leur articulation à ceux qui les précèdent et les succèdent. Il affirme que le tout constitue une unité en développement qu’on devrait appeler plutôt « paradigme évolutif ».
38Je suis tout à fait d’accord avec cette approche en ce qui concerne le fait que la théorie constitue une unité en développement dans la pensée de Freud et généralement de tout théoricien, de même que – grand classique de l’épistémologie – épistémologiquement parlant nous ne pouvons considérer la théorie que comme un tout dans son évolution historique et non comme un concept isolé : la théorie que nous avons atteinte à travers un processus spécifique, la théorie avec son cortège heuristique.
39Désigner de « paradigme évolutif » ce processus d’évolution de la pensée, même s’il ne correspond pas entièrement au concept de Kuhn est possible, et même certain. Le concept kuhnien de paradigme est généralement défini comme une constellation qui comprend des lois, des théories, des applications, des instruments correspondant à une tradition de recherche spécifique. Il implique nécessairement et va de pair avec le concept de « révolution scientifique ».
40Botella distingue dans l’œuvre freudienne quatre paradigmes principaux et je ne vois pas d’objection à cette classification. Cependant, je pense que le fait que le terme choisi ne corresponde pas à la définition de Kuhn nous conseille de changer le terme pour nommer ces passages évolutifs de la théorie ; d’autant plus qu’il me semble que l’on ne puisse pas affirmer que chacun de ces paradigmes chez Freud est effectivement une constellation de lois, d’applications et d’instruments fondamentalement différents dans chaque cas. J’aimerais suggérer l’utilisation du terme de « configuration » qui a l’avantage de nous rapprocher des exigences de la clinique dans la description des différents moments du processus analytiques de nos patients.
41Je crois que, aujourd’hui encore, il peut être intéressant de relire les critiques de Imre Lakatos au concept de paradigme et de révolution scientifique de Kuhn et les efforts de l’épistémologue hongrois pour améliorer et modifier la théorie de la réfutabilité de Popper (Lakatos, 1976 et 1978). Bien que nous puissions être sceptiques, comme Feyerabend, à l’égard des « programmes de recherche » de Lakatos, son approche pour analyser la « solution de problèmes » dans les théories peut se révéler utile selon les idées avancées plus haut. Parmi les principes fondamentaux, nous retrouvons l’exigence de ne pas séparer l’histoire d’une discipline de la discipline elle-même et de reconstituer la genèse des problèmes que la théorie cherche à résoudre. Pour comprendre une théorie, il y a aussi la nécessité de se demander quels problèmes elle essayait de résoudre et quels problèmes elle a réellement résolus.
42Si nous analysons la proposition de César Botella sur un « paradigme évolutif » de la pensée freudienne à la lumière de ces suggestions, je pense que nous pouvons trouver des affinités conceptuelles avec les idées de Lakatos.
43Botella identifie et met en évidence deux « paradigmes évolutifs » principaux chez Freud, celui du désir et celui du traumatisme. Il analyse les deux notions et, en ce qui concerne le premier, l’aide de la pensée de Green, qui soutient la thèse d’une pensée évolutive, est précieux. Le deuxième, celui du traumatisme, est aussi très intéressant et surtout de grande actualité. La notion de traumatisme, affirme Botella, se modifie pendant la période de 1932-1938, en réalité, comme le souligne l’auteur même, celui du désir se modifie aussi au même moment, c’est-à-dire quand Freud quitte la définition du rêve comme réalisation d’un désir et s’oriente vers une définition de la « tentative » de réalisation d’un désir. Ce changement est très bien analysé par Ilse Grubrich-Simitis dans son excellent travail sur l’histoire du rêve dans l’œuvre freudienne, ainsi que ses écrits sur l’apparent dilemme entre la pulsion et le traumatisme dans la causalité psychique (Grubrich-Simitis, 1987 et 2000). Concernant le trauma, l’auteur, avec Sara Botella a émis l’hypothèse de l’existence d’un « négatif du trauma » qui enrichit ultérieurement les réflexions sur ce concept.
44En conclusion, Botella rappelle que la diversité des théories en psychanalyse représente la modalité d’avancement d’une discipline caractérisée par son inachèvement structurel et que personne n’est propriétaire de l’évolution de la pensée. Il préfère parler de « pensée psychanalytique » plutôt que de théorie psychanalytique en argumentant que la diversité des théories et l’évolution permanente de la psychanalyse démontrent l’approximation de la définition de théorie. En réalité, je pense que cette situation est proche de celle de nombreuses sciences, surtout de celles qui s’occupent de situations d’hypercomplexité. Enfin, qu’elle soit appelée pensée ou théorie, la question à laquelle il faudrait donner une réponse est celle que l’auteur même propose à la fin de son travail passionnant : de quelle façon se développera la pensée psychanalytique s’orientant vers une progressive cohérence ?
Bibliographie
Références bibliographiques
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