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Article de revue

Moi inconscient et prise de conscience

Pages 1515 à 1520

La deuxième topique éclaire des domaines entiers de la clinique et de la métapsychologie que la première ne réussit pas à clarifier.
André Green, Vie et Mort de l’inconscient freudien

1 Une surprise renouvelée de la cure psychanalytique réside dans les voies complexes que peut revêtir la prise de conscience. Nous sommes peut-être trop habitués à écouter le patient parler comme s’il ne se rendait pas compte de ce qu’il disait vraiment ; c’est évidemment le cas mais le mode d’» inconscience » nous paraît devoir être précisé à la lumière de ce qu’à la suite de Michèle Van Lysebeth (2016), je préfère appeler la deuxième métapsychologie de Freud (1920, 1923). Les catégories topiques que celui-ci introduit alors pourraient se révéler de façon différenciée dans la séance, soit comme effets du « latent », productions de l’inconscient première topique, soit comme issues du troisième inconscient, défini à cette occasion, celui du moi. Cet inconscient deuxième topique est peut-être celui qui se manifeste quand les éléments habituellement cachés affleurent à un point tel que nous ne pouvons que postuler un défaut de refoulement tant leur lecture devient une sorte de jeu d’enfant ; même les profanes ne se gênent pas pour interpréter sauvagement ce qui semble si lisible dans la vie quotidienne. Notre travail de psychanalystes n’est hélas pas aussi évident puisque ce genre de pointage ne favorise pas le changement psychique, bien au contraire parfois. Qu’en est-il de cet écart entre langage et pensée consciente ?

2 Il faut reconnaître, avant d’aller plus loin, la difficulté de rallier véritablement un public francophone à ce thème. En effet, les théorisations de la psychanalyse française ont nettement privilégié la première métapsychologie freudienne, n’empruntant qu’avec précaution et une retenue certaine quelques éléments disparates de la seconde. Il s’en est suivi un grand intérêt pour la ­structure du préconscient au détriment de celle du moi inconscient. L’opposition historique à l’Ego-psychology a laissé des traces toujours perceptibles. Quelques pionniers ont néanmoins tenté de réhabiliter le deuxième modèle freudien, comme André Green qui affirmait de plus en plus la nécessité de suivre cet axe de travail. C’est ainsi qu’il a défriché le champ, par lui nommé « psychanalyse contemporaine », autour de la folie privée et des cas-limites (Green, 1990), une préoccupation qui permet d’ouvrir le dialogue avec d’autres courants de la psychanalyse internationale. Les travaux discutés lors du Congrès des Psychanalystes de Langue Française de Bruxelles (2016) confirment cet intérêt.

3 La question que nous soulevons ici concerne la difficulté de tirer quelques conséquences théoriques, cliniques et techniques de l’antagonisme entre les deux topiques. Dans une référence à la première, il faudrait se borner à l’inconscient et surtout ne pas s’occuper du moi, le mettre si possible hors-jeu car il interfèrerait, ramenant sans cesse à la conscience, au point d’être qualifié d’» incorrigible » par Jacques André (2014). La deuxième métapsychologie relativise beaucoup la notion si cruciale d’inconscient puisque Freud en fait alors une « qualité » du psychisme et non plus une instance. En fait, je pense que nous pouvons contester ce changement catégoriel un peu rapide car si le moi est bien promu au rang d’instance, nous pouvons dire que, pour nous psychanalystes, c’est bien comme moi inconscient qu’il nous intéresse particulièrement en ouvrant les voies de la cure à nos patients les plus difficiles, hors psychose. Peut-être faudrait-il parler d’inconscient du moi (Sparer, 2013) pour qu’il en devienne fréquentable !

Caracteristiques du moi inconscient

4 Pour tirer quelques conséquences techniques de la compréhension en deuxième métapsychologie, essayons de reprendre rapidement les caractéristiques importantes du moi inconscient.

5 Les éléments découverts en premier par Freud demeurent les plus connus, il s’agit des résistances inconscientes et des mécanismes de défense. Ceci n’a pas accru la popularité de ce troisième inconscient qui devient, une fois de plus, « l’ennemi à combattre » tant il est vrai que la levée des résistances est une tâche considérée comme prioritaire. La force refoulante appartient au même système que celle qui cherche à se dégager, le refoulé, ou plutôt elle partage la même « qualité » psychique, inconsciente. Ceci entraîne des modifications dans notre technique interprétative qui ne peut plus viser exclusivement la levée du refoulement.

6 Les autres caractéristiques n’appartiennent pas seulement au négatif ; elles sont, au contraire, positives, créatives, font du moi le siège de fonctions élaboratrices extrêmement importantes pour l’action psychanalytique. Il serait dommage que la terminologie de « fonctions » ramène trop facilement aux théorisations de l’Ego-psychology, car il s’agit probablement d’une conception du psychisme fort différente. Par exemple, la fonction objectalisante, décrite par Green (1995), peut être attribuée au moi inconscient, mise au service de la construction du lien avec l’objet à partir des pulsions (issues du ça) ; la variante négative, désobjectalisante suivrait un tracé similaire quoique résultant d’une désintrication pulsionnelle. Nous parlons ainsi souvent en termes de travail : travail du rêve, du deuil, de figuration, etc. Où le placer, ce travail qui se déroule indépendamment de notre vouloir conscient, si ce n’est dans le moi ­inconscient ? Si nous l’attribuions au préconscient, il serait alors vraiment du côté de la conscience, ce qui peut parfois être le cas. La discussion exhaustive des caractères distinctifs du préconscient et du moi inconscient par Van Lysebeth (2016) nous permet de comprendre la nécessité de « conférer une forme et un sens psychique au donné pulsionnel brut », particulièrement en cas de paralysie du préconscient. Faut-il rappeler ici que le premier modèle freudien, la première topique, ne contient pas les pulsions ? Il devient donc impératif de rejoindre l’élaboration freudienne d’après le tournant de 1920, quand la destructivité est à l’ordre du jour ; c’est alors que la position centrale du moi inconscient le qualifie comme carrefour, lieu par excellence de l’intrication pulsionnelle et des identifications. À ce titre, il participe au déroulement de la construction moïque et devient par conséquent indispensable au traitement de la négativité du ça. Le mot-clé associé est bien celui de liaison, à nouveau fonction ou travail, liaison, reliaison (avec leur opposé, à nouveau, la déliaison). Ceci ouvre sur un ensemble de séquences reliées entre elles que nous connaissons bien. Il s’agit des processus psychiques qui y trouvent leur lieu et leur dynamique : processus de la cure elle-même, moteur indispensable à l’avancée du travail, mais aussi processus tertiaires au sens de Green (1995), comme circulation hautement souhaitable entre les productions primaires et les élaborations secondaires. Nous pourrions ranger dans la même catégorie le siège de la transitionnalité, décrite comme phénomène mais équivalente, de fait, à un processus, constitutif de la zone entre le moi et l’objet (pour ne pas compliquer davantage avec une distinction entre le moi et le self) ainsi que la fameuse fonction alpha de Bion, celle qui permet la liaison des éléments toxiques béta.

7 D’autre part, si le moi inconscient est bien le lieu où se développent les représentations à partir des pulsions issues du ça, alors nous devons conférer à cette instance un rôle très important comme lieu d’origine de la constitution du fantasme à partir du noyau représentatif primitif. L’idée d’une oscillation possible entre fantasme conscient et fantasme inconscient s’en accommode fort bien à condition de préciser les modes de passage de la partie consciente à la partie inconsciente du moi. À cet égard, la question de la censure se pose très différemment du modèle de la première topique, ce n’est plus le barrage, d’­ailleurs troué, qui permettait le retour du refoulé mais peut-être un libre-passage qui résiste néanmoins à l’appropriation subjective, trace de la phase primitive de constitution du moi pendant laquelle l’objet remplissait cette fonction. Il ne serait donc pas étonnant que le psychanalyste soit convié à intervenir pour que les éléments provenant du moi inconscient puissent vraiment être « conscientisés », accessibles à la prise de conscience. Ceci nous ramène à notre question initiale, plus technique, que nous allons aborder maintenant.

Le devenir conscient

8 L’admission de la seconde métapsychologie freudienne n’est pas seulement cosmétique ; nous en avons véritablement besoin avec nos patients aux fonctionnements limites. C’est bien avec eux que se pose la question des moyens de comprendre d’abord, et de restaurer ensuite, les capacités génératives du moi, à partir d’éléments ténus déjà présents, d’embryons de travail, processus, identifications, liaisons, etc. Il convient toutefois de distinguer rapidement les problèmes posés par un fonctionnement en « moi inconscient prévalent », de même que leurs éventuelles solutions.

9 Le travail onirique étudié par Van Lysebeth (2016) en constitue un chapitre important en pointant un au-delà de la première théorie freudienne du rêve. Certains rêves évoquent des caractéristiques de « rêves éveillés », entremêlant des affects assez violents à une figuration descriptive, pauvre en condensation et en déplacement. Souvent, l’analyste lit assez facilement ce qui ne donne pourtant lieu à aucune association. Ces rêves peuvent soit reprendre une scène plus ou moins traumatique vécue dans l’analyse et signe d’un nœud transférentiel actuel, soit servir une représentation du fonctionnement psychique lui-même. Dans une optique classique, on aurait tendance à parler plutôt d’échecs du rêve et à les délaisser, dans l’attente d’une occasion plus riche en associations. L’approche et les théories de Bion (1962) sur le travail alpha du rêve, dégageant la voie des éléments les plus indigestes, montrent d’autres pistes avec une ouverture sur ses attributs « traumatolytiques » décrits d’abord par Ferenczi (1934). Cette conception pourrait en effet, comme le dit Van Lysebeth correspondre à la ­théorie manquante de Freud sur le rêve après le tournant de 1920. À nos yeux, elle a le mérite d’indiquer une fonction élaboratrice du moi ­inconscient, nécessaire à l’inscription symbolisante des traces de blessures anciennes dans la cure.

10 La perlaboration des conditions nécessaires à l’appropriation subjective entre, elle aussi, dans la catégorie des prérequis au devenir conscient. En présence du clivage du moi, seules les fonctions défensives s’expriment, pour parer l’hémorragie narcissique. L’art du psychanalyste s’exerce donc autour de la boucle qui repère les déliaisons pour y substituer du lien, encore et encore, dans ce qu’on peut appeler un tissage, favorisant la reprise associative en appui sur les fonctions élaboratrices du moi inconscient. Face aux troubles de la symbolisation, en présence de souffrances identitaires, les formulations intermédiaires tiennent une grande place, perspective winnicottienne, dont on connaît la difficulté quand le « jeu » interne et relationnel est empêché. Winnicott (1975) disait bien que quand un patient est incapable de jouer, la première tâche était de le lui permettre, de restaurer cette capacité. Il s’agit sûrement de sa contribution à la deuxième métapsychologie autour de l’aire transitionnelle que nous continuons d’explorer. C’est pourquoi les psychanalystes parlent actuellement davantage en cas de besoin, sortent du silence, leurs interprétations se sont, si ce n’est enrichies, du moins complexifiées ; elles peuvent se décomposer en interventions plus ou moins clarifiantes, confrontantes, etc. Les plus intéressés par cette approche contemporaine utilisent plus fréquemment qu’auparavant le face-à-face, pratiquent la conversation psychanalytique, étudient les composantes thérapeutiques de leur engagement de psychanalystes, etc.

11 Quand la défaillance associative est à l’ordre du jour, que les limites du psychisme sont atteintes : décharges dans le soma, passages à l’actes destructeurs, un changement de paradigme s’impose assez clairement dans la clinique du psychanalyste. Il s’agit de pallier la paralysie momentanée ou durable du préconscient qu’il convient de restaurer dans sa fonction, ce qui n’est pas vraiment nécessaire dans un régime conforme à la première métapsychologie freudienne. Sans pouvoir entrer ici dans le détail des implications techniques, il suffit peut-être de relever l’importance de considérer le moi inconscient comme occupant une position centrale indispensable. Il est alors nécessaire d’allier travail de l’inconscient et travail thérapeutique sur le moi. Se ­pourrait-il que nous ayons jusqu’ici négligé l’importance de ce véritable carrefour psychique ?

Bibliographie

Références bibliographiques

  • André J., Guyomard P., Le Moi, cet incorrigible, Paris, Puf, 2014.
  • Bion W.R. (1962), Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
  • Cupa D., Quelque chose de l’inconscient, Revue française de Psychanalyse, t. LXXX, no 5, Paris, Puf, 2016.
  • Ferenczi S. (1934), Réflexions sur le traumatisme, in Œuvres complètes de psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982.
  • Freud S. (1920g), Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque », 1982 ; OCF-P, XV, 1996 ; GW, XIII.
  • Freud S. (1923b), Le Moi et le Ça, Essai de psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981 ; OCF-P, XVI, 1991 ; GW, XIII.
  • Green A., La Folie privée : psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1990.
  • Green A., L’objet et la fonction objectalisante, Propédeutique, chap. IX, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 229.
  • Green A., Vie et mort de l’inconscient freudien, L’Inconscient freudien, recherche, écoute, métapsychologie, G. Bayle (dir.), Paris, Puf, 2010.
  • Sparer E. A., L’inconscient du moi, Revue française de Psychanalyse, t. LXXVII, no 1, Paris, Puf, 2013, p.194-208.
  • Van Lysebeth-Ledent M., Le travail onirique du moi inconscient, Revue française de psychanalyse, t. LXXX, no 5, Paris, Puf, 2016.
  • Winnicott D.W. (1971), Jeu et Réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975, p. 55.

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