Notes
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[1]
Je renvoie aux travaux de René Roussillon sur la symbolisation primaire, qui fixent une base incontournable de la pensée et de la théorisation sur ce sujet (Roussillon, 2009, 2014).
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[2]
Je renvoie pour plus de détails à mes publications sur ce sujet (Prat, 2007, 2014).
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[3]
Je renvoie à la remarquable présentation de ces travaux et à l’analyse qu’en fait Joëlle Rochette (2014).
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[4]
Voir l’analyse de ce cas (Prat, Israël, 2011).
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[5]
Traduction personnelle.
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[6]
Je renvoie à la publication complète étayée de nombreux exemples cliniques (Prat, 2004b, p. 55-80 ; 2004c, p. 1735-1742).
1 Pour peu que l’on s’arrête sur son sens « manifeste », le langage courant nous rappelle que le vocabulaire de la sensation sert à communiquer des états affectifs : se « sentir » bien ou mal, ne pas pouvoir « sentir » quelqu’un, mais aussi voir « rouge », être « bleu » de peur, « vert » de rage, ou dans une colère « noire », avoir une voix « acide », un ton « sucré » ou « glacial », une personnalité « brillante » ou « insipide », faire « chaud » au cœur ou « froid » dans le dos…
2 Les mots-sensations qui se glissent dans le langage lui donnent son poids de chair.
3 Les qualités sensorielles dans le discours adressé à l’autre vont avoir pour vocation de transmettre une part de l’éprouvé sensoriel intime, de le partager en le faisant éprouver à l’autre, de le toucher : « Ça me touche beaucoup » est également une expression corporelle au service de la transmission de l’affect, au plus proche de l’essence de la communication
4 Un consensus semble se dégager pour considérer les situations cliniques auxquelles nous sommes confrontés, pathologies narcissiques, états limites, personnalités psychosomatiques…, comme des troubles des modalités de la symbolisation : il s’agit d’une entrave de la capacité à transformer les éprouvés et sensations brutes en émotions, affects, sentiments, susceptibles d’être -reconnus par la personne, d’être communiqués à un partenaire et d’être compris [1].
5 Le travail à partir de la sensation va donc occuper une place centrale : aussi bien dans le développement que dans l’allure des traitements, on va suivre la construction d’un continuum qui partirait de la perception-sensation, pour arriver à l’affect-sentiment et à sa représentation.
6 Cela nous ramène à une psychanalyse que l’on pourrait dire somato-psychique, pour laquelle nous avons maintenant des éclairages et des connaissances qui faisaient défaut à Freud dans sa recherche des sources somatiques de la psyché.
7 Je vais résumer brièvement mes propositions personnelles pour introduire mon propos, puis je proposerai une confrontation des points de vue psychanalytiques avec certaines données récentes des neurosciences et de la recherche développementale, enfin j’envisagerai les conséquences cliniques de l’élargissement des modalités de notre écoute, aussi bien du côté du matériel du patient que des ressources de l’analyste.
À l’origine du monde, la sensation… quelle sensation ?
8 Les sensations nous ramènent à l’originaire de la constitution même du moi : « Le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps » (Freud, 1923b).
9 Le travail du psychisme peut se concevoir comme la nécessité de « traiter », de transformer les premières informations sensorielles, premières « excitations » qui seront à la source de l’organisation pulsionnelle.
10 On peut faire l’hypothèse que les premières modalités des expériences sensorielles constitueront une première trace, à laquelle se lieront les éprouvés ultérieurs.
11 La question de l’origine est, à mon sens, fondamentale. À partir de recherches sur les données embryologiques d’un calendrier sensoriel maturationnel, j’ai proposé l’hypothèse d’une organisation sensorielle étayée sur le modèle du toucher, premier organe des sens ébauché dans l’embryogénèse dès la 7e semaine de développement embryonnaire, dans la région péribuccale.
12 Entre la 8e et la 11e semaine du développement embryologique, on passe d’un « évitement » du contact à une « recherche » du contact : première transformation, et donc premier traitement « psychique » d’un éprouvé sensoriel (pré-psychique, ou proto psychique). Dès le début de la vie, les premières expériences sensibles sont d’emblée inscrites dans une dualité et faites -d’alternance entre « être au contact » et « être sans contact » et déterminent une forme primitive [2].
13 L’étayage du développement sensoriel sur la forme primitive du toucher permet de faire remonter au début de la vie l’organisation d’un modèle, que l’on pourrait dire précurseur du fort-da : tous les sens seront utilisés pour garder le contact avec l’objet et préfigurent les capacités de mentalisation qui rempliront la même fonction. J’ai suivi les différentes évolutions de ce modèle dérivé du tact, que j’ai appelé « tenu-lâché », dans lequel successivement odorat, audition et vue permettent le jeu de rester au contact/perdre le contact avec l’objet. Cette déclinaison du « tenu-lâché », dans toutes les modalités sensorielles constitue un premier travail psychique de symbolisation primitive et représente le fil rouge de l’organisation de la personnalité.
14 Cela pose la question de la trace mémorisable que peuvent laisser ces impressions sensorielles précoces ou précocissimes et leur devenir dans des expressions symptomatiques ou une structuration pathologique de la personnalité.
Dialogue de Freud avec les découvertes actuelles
15 La question de la mémoire, et en particulier de la mémoire traumatique, est indissociable de celle de l’inconscient et de la psychanalyse. On va pouvoir distinguer trois registres et niveaux de fonctionnement mémoriel, dont je vais brièvement rappeler les caractéristiques :
16 « La mémoire est représentée par les frayages se trouvant entre les neurones » (Freud, 1895, p. 320).
17 Cette hypothèse théorique spéculative sur une mémoire cellulaire, a un siècle d’avance sur la validation scientifique que fera Eric Kandel (prix Nobel de physiologie-médecine en 2000, pour ses travaux sur la mémoire). Il a étudié l’inscription cellulaire des traces mémorielles et la capacité des cellules nerveuses à modifier la force et même le nombre de leurs synapses, et découvert que la modification transitoire d’une synapse la « marque ».
Les structures de la mémoire
18 « Un système de marques est par là introduit, qui a pour but de mettre en dépôt [… Ce sont] « des restes mnésiques qui n’ont rien à faire avec le devenir-conscient. Ils ont souvent le plus de force et de ténacité quand le processus qui les a laissés derrière lui n’est jamais venu à la conscience » (Freud, 1920g).
19 Les travaux de Mauro Mancia montrent que la mémoire implicite correspond aux expériences précoces qui ne pourront ni faire l’objet d’une réévocation, ni être communiquées par le langage et constituent « l’inconscient non refoulé » (Mancia, 2007, p. 369-388), structuré en lien avec les noyaux amygdaliens, alors que l’inconscient dynamique, issu du refoulement, s’organisera après deux ans, lorsque les structures cérébrales de l’hippocampe arriveront à maturité.
20 Jean-Pol Tassin estime qu’une configuration de connections synaptiques va se constituer lors de l’entrée répétée d’une information et jouer un rôle de « bassin attracteur : toutes les perceptions, les sensations et plus tard les actes moteurs proches seront attirés et deviendront « analogues » à cette mémoire.
21 Un fonctionnement analogique familier au psychanalyste que nous retrouvons au cœur de l’association libre. La psychosomatique serait ainsi l’association, échappant au traitement cognitif, de situations anxiogènes à des zones somatiques,
22 La première organisation psychique est donc une organisation de la sensorialité qui reste profondément ancrée dans la mémoire ; mais il s’agit d’une mémoire non réévocable si elle n’a pas fait l’objet d’un traitement cognitif, c’est-à-dire d’une transformation symbolique ultérieure.
23 On comprend mieux le « roc » sur lequel on bute, lorsque des traumatismes précoces restent agissants, sans pouvoir faire l’objet d’un travail de réélaboration analytique.
Aux sources de l’organisation sensorielle
24 L’attention est en position centrale dans une fonction de prélèvement des données du monde extérieur. Dans « Au-delà du principe de plaisir », en 1920, Freud fait l’hypothèse que les organes des sens « ont pour caractéristique de n’élaborer que de très minimes quantités du stimulus externe, ils ne procèdent qu’à des échantillonnages du monde extérieur ; on peut peut-être les comparer à des palpeurs qui s’approchent du monde extérieur en tâtonnant et ensuite s’en retirent à chaque fois » (Freud 1920g, p. 299).
25 Je propose l’hypothèse que cette petite quantité prélevée va servir de dénominateur commun à tous les stimuli externes : le rythme est selon moi ce dénominateur, susceptible de faire fonction de « passeur » d’une modalité sensorielle à l’autre.
26 La perception du temps semble une donnée fondamentale dans les premiers vécus, comme Freud l’avait pressenti : « Le facteur décisif pour la sensation est le degré de diminution ou d’augmentation dans le temps » (ibid., p. 295).
27 Dans « Le problème économique du masochisme » en 1924, il introduit un facteur qualitatif essentiel dans l’augmentation et la diminution de la tension dans l’alternance plaisir/déplaisir : « Peut-être est-ce le rythme, l’écoulement temporel dans les modifications, augmentations et diminutions de la quantité de stimulus » (Freud, 1924c, p. 12).
28 Nous pouvons confirmer l’intuition de Freud : Daniel Stern considère la perception du temps comme un véritable « sixième sens » et affirme que « sans la dimension temporelle, nous ne pourrions pas avoir les expériences sensorielles que nous connaissons » (Stern, 2002, p. 27-42). De considérables découvertes ont été faites dans les vingt dernières années, en particulier autour du rythme à l’œuvre dans la communication entre deux personnes. (inter-subjectivité de Trevarthen et Stern, « musicalité communicative » de Malloch et Trevarthen…)
29 Un mode de perception dit « amodal », ou « synesthésique » a été mis en évidence par les études développementales. Le bébé a la capacité de traiter des informations reçues dans une modalité sensorielle donnée, et de les traduire dans une autre. Il va ainsi pouvoir reconnaître visuellement une sucette qu’il a seulement touchée ou transposer la rythmicité d’une présentation mélodique sur une présentation visuelle. C’est la base des échanges mère-bébé que Stern a appelé « accordage ».
30 Les études de Vilayanur S. Ramachandran ont établi des concordances persistantes des modalités sensorielles amodales chez les autistes. Les créateurs et les poètes conserveraient cette modalité perceptive amodale de façon sept fois plus importante que la population générale. Néanmoins, nous conservons tous une trace de ce passé « amodal » qui nous permet d’apprécier la poésie, d’utiliser des métaphores : ainsi une expérience où on demande d’attribuer un nom « kiki » ou « bouba » à deux formes, l’une arrondie, l’autre pointue montre que 95 % des gens attribueront le nom de « kiki » à l’objet pointu et de « bouba » à l’objet arrondi.
31 L’ajustement rythmique et les survivances d’un mode de perception amodale sont à l’œuvre dans tous nos échanges interpersonnels, et également entre patient et analyste.
32 Le besoin fondamental de la réponse de l’autre pour que les bébés identifient leur propre ressenti sensoriel, et puissent construire leur sentiment d’identité, est démontré par des travaux très nombreux et convergents : « Un bébé ça n’existe pas ! » : ça n’existe pas seul, comme le précisait Winnicott.
33 Deux conclusions sont particulièrement intéressantes pour notre propos :
34 Le bébé a besoin de voir chez l’autre la manifestation de ses ressentis émotionnels et sensoriels pour les identifier et se les approprier. C’est donc toute la capacité d’intériorisation et de représentation adéquate de son ressenti qui se trouve engagée (Gergely, 1998). Les distorsions seront des distorsions profondes de la personnalité et de la représentation du monde interne. (L’expérience dite du « still-face » montre la désorganisation chez le bébé lorsque la mère réagit par un visage impassible à ses manifestations).
35 Le bébé a besoin d’être l’agent des états mentaux de l’autre.
36 Le bébé n’a pas simplement besoin de voir son reflet dans un miroir parental passif, il a besoin d’être l’acteur du ressenti émotionnel de l’autre et de déclencher des sensations analogues, sur un mode amodal, à celles qu’il ressent : ce n’est pas une imitation, simple miroir, mais un transfert sur d’autres modalités sensorielles, une échoïsation et une transformation [3].
Les développements de la psychanalyse
37 Ces découvertes récentes mettent donc au centre de la construction de l’appareil psychique un processus de transformation des éprouvés de la sensation, dans lequel le partenaire est déterminant.
38 Bion constitue la base de ces développements, avec une théorie de la transformation des éléments Bêta, éprouvés sensoriels bruts, en éléments Alpha, transformation étayée sur la fonction du psychisme de la mère (fonction alpha, rêverie, appareil à penser les pensées…)
39 La séance est considérée comme une expérience émotionnelle, au centre du processus thérapeutique : « La théorie des transformations et son développement n’appartiennent pas au corpus central de la théorie psychanalytique, mais à la pratique de l’observation psychanalytique » (Bion, 1982, p. 43) Le domaine du psychanalyste se situe, nous dit Bion, « entre le point où le sujet reçoit des impressions sensorielles et le point où il donne une expression à la transformation qu’il a opérée ».
40 L’œuvre de Christopher Bollas, à l’interface de la pensée de Winnicott et de celle de Bion, s’origine dans l’idée de transformation : « La mère, en tant qu’elle est l’ “autre” self du nourrisson, transforme continuellement l’environnement intérieur et extérieur du nourrisson » (Bollas, 1989, p. 1181). Il définit un objet transformationnel, qui reste vivant en tant que processus tout au long de la vie : « Caractéristique qui demeure dans certaines formes de la quête de l’objet à l’âge adulte où […] l’objet est recherché pour sa fonction de présage de transformation » (ibid., p. 1182).
41 Matte Blanco, psychanalyste chilien de formation kleinienne (non traduit en français, voir Carvalho, 2009) propose une gradation perception/sensation/émotion/sentiments/pensée et raisonnement en les associant partiellement ou les dissociant, comme dans une cartographie différenciant leurs principes de fonctionnement.
42 Il superpose l’émotion à l’inconscient même : « Nous ne trouvons rien qui nous amène à une distinction claire et nette entre émotion et inconscient » (traduction personnelle). Il développe l’idée de l’existence d’un inconscient non-refoulé, très cohérente avec les travaux neuroscientifiques de Mauro Mancia cités plus haut.
43 Le courant de psychanalyse italienne a été profondément influencé et stimulé par Matte Blanco, qui a passé les trente dernières années de sa vie en Italie. Ces approches théoriques permettent de prendre en compte le corps, dans la séance analytique et dans les moyens de communication. Ils sont des outils de réflexion essentiels pour le travail aux limites, avec des états non névrotiques et le travail de transformation de la sensation-émotion en pensée.
44 Pour Lombardi : « Quand le sujet évite le travail de transformation de l’émotion en pensée, il réussit seulement à paralyser son fonctionnement mental » (Lombardi, 2016). Le tableau clinique des troubles de la symbolisation est « […] une distorsion tellement radicale qu’elle peut comporter une dissociation du corps et de l’esprit » et nécessite de changer de perspective par rapport à la situation freudienne : « En effet, si le père de la psychanalyse mettait l’accent sur le corps pulsionnel tendant vers une satisfaction sans limite, je tends au contraire à mettre l’accent sur une situation de dissociation du corps ou bien sur la disparition du corps à l’horizon de l’esprit. »
Conséquences cliniques
45 Le travail à l’intérieur de la séance, ainsi que, plus généralement, dans l’évolution du traitement, consistera à effectuer le passage de la sensation à l’émotion puis au sentiment, qui pourra être rapporté à un contexte, mis en histoire aussi bien dans l’histoire individuelle du patient que dans l’histoire du traitement et de la relation transférentielle. Mais nous allons devoir d’abord privilégier le trajet de la sensation et la reconstruction de l’histoire dans le corps, avant d’interpréter le transfert. Selon Lombardi, « il est préférable de déplacer le transfert sur l’analyste vers le transfert sur le corps » (ibid.).
46 Nous sommes au cœur de la symbolisation primaire et le traitement va emprunter les voies du développement pour proposer la reconnaissance et l’identification des vécus en séance et leur transformation : la nécessité d’une résonance affective en effet miroir, associée aux capacités transmodales, proscrit le silence et l’effet « still face » de l’analyste trop neutre. Il s’agit au contraire d’utiliser les caractères non-verbaux du langage de façon à manifester une présence émotionnelle.
47 Dans ce que René Roussillon nomme « conversation psychanalytique », la « libre adaptation » de l’analyse et de l’analyste, ainsi que celle du « style analytique », sont « la condition sine qua non de la créativité nécessaire à la pratique analytique » (Roussillon, 2005).
48 Le réveil émotionnel peut s’apparenter à un dégel de sentiments non éprouvés car non qualifiés en tant que sentiments.
49 Après un an de travail en face à face, M. Renard s’arrête brutalement, en cherchant dans la pièce ce qui peut lui piquer les yeux. Il pense à une allergie, se demande si je n’ai pas mis le radiateur en marche, « ses yeux le piquent », « ses yeux pleurent ». Ce patient, devenu expert pour écraser, détourner, étouffer, les sentiments, et même les sensations, ne reconnaît pas les pleurs, seuls le « ça pique » est reconnu (Prat, 2004, p. 172-188).
50 Mais c’est d’abord le « piquant » dans les yeux, et le « faire pleurer » qui serviront de base à la construction : le « ça pique » se relie à l’idée que j’aurais allumé le radiateur ; on est en été je pourrais faire des choses absurdes ou nocives. « Quelle mouche m’aurait piquée ? », comme de partir bientôt en vacances…
51 Nous allons devoir décaler nos interrogations du « pensé » au « senti » : La sollicitation des associations par le classique « à quoi cela vous fait penser ? » est la plupart du temps tout à fait inadéquate… au mieux cela ne fait penser à rien. Nous devons aider le patient à décomposer la sensation en différents éléments et questionner leur enchaînement. Nos modes d’intervention vont se situer avant la possibilité de communiquer un sens métaphorique, y compris au transfert.
52 Dans une séance où la patiente se plie en deux au coup de sonnette du patient suivant, je demande ce qu’elle a ressenti. Lorsqu’elle parle d’une douleur fulgurante, je demande, où, précisément, était cette douleur : le sens d’un coup dans le ventre et d’un arrachement pourra être mis en lien avec d’autres aspects du matériel et prendre sens d’une réédition de traumatisme précoce [4].
53 Avec Octave, sorte de bébé autiste de dix-huit ans, mesurant 1 mètre 95 et pesant près de 100 kilos, j’apprends au fil des mois de nos séances quasi sans paroles à me régler sur ce que je perçois de son rythme interne, sa respiration, le degré de fermeture de ses yeux, parfois serrés derrière des paupières crispées, parfois moins crispées, parfois s’ouvrant… mais sur des yeux renversés dont je ne vois que le blanc… puis un peu de pupille, dans un regard en coin sur moi, jamais direct.
54 Dans cette situation clinique extrême, je vais apprendre à considérer les manifestations corporelles comme des associations et proposer un lien narratif qui les relie. Ainsi je vais pouvoir parler de la terreur qu’il a de ce qui bouge et de ce qui peut venir de moi, puis, au contraire, de sa sensation de confort lorsqu’il se cale dans les bras du fauteuil en retrouvant du connu. La musicalité et les qualités d’entourance de ma voix me semblent prépondérantes. Un allié thérapeutique inattendu, sous forme des grondements d’un orage s’approchant, me permettra de faire un lien avec des sensations terrifiantes contre lesquelles il s’est défendu en construisant une carapace autistique : terreur de ce qu’on ne peut prévoir ni contrôler, de ce qui vient du dehors et aussi de moi, comme autrefois des colères de sa mère et de sa voix grondante
55 Après un long parcours, il peut enfin s’exprimer spontanément mais c’est le vocabulaire de la sensation qui permet la communication : « J’ai froid aux pieds », me dit-il. Nous allons pouvoir suivre dans la séance l’évolution de ce froid aux pieds, apparu dans la salle d’attente : il disparaît au fur et à mesure que se réchauffe le climat émotionnel entre nous, lorsque nous pouvons nous retrouver dans la séance.
56 Les manifestations corporelles du patient et leur enchaînement ont la valeur d’une chaîne associative.
57 Lorsque le mécanisme associatif lui-même est utilisé comme une défense, une carapace logorrhéique quasi autistique empêche toute association réelle : il est particulièrement douloureux de nous trouver pris dans le paradoxe de ces pseudo-associations, car l’enfermement est représenté par l’écoute, et tout le processus analytique se trouve ainsi dévié.
58 Nous devons alors arrêter le patient dans son auto-interprétation et déconstruire ce matériel pour ramener au matériel brut.
59 Cela suppose d’intervenir « dans » le matériel, en arrêtant le patient sur des détails, de contexte, d’environnement, c’est-à-dire sur les aspects sensoriels.
60 Les interprétations fermées que le patient livre en place de la scène originelle évoquée constituent une défense contre les aspects sensoriels fixant les vécus traumatiques. C’est en nous intéressant au détail concret de l’action ou de la scène, et donc à son contenu sensoriel et émotionnel, que nous amènerons le patient à la revisiter en présence de l’analyste, pour pouvoir reprendre le trajet de la symbolisation et ouvrir le passage de l’analogique au cognitif.
61 Christopher Bollas recommande dans les situations de « limitation de la psychanalyse quand un patient ne peut pas associer librement » : « Amenez-les à vous raconter ce qu’ils ont fait le jour même [5] » (Bollas, 2004).
62 De la même façon, dans le travail du rêve, nous allons nous intéresser au détail du sensoriel : le ressenti dans les moments du rêve, les couleurs, les détails de la scène du rêve…
63 Nous allons proposer des représentations, des mises en forme visuelles, des évocations sensorielles et émotionnelles.
64 Véra reprend des découvertes des séances précédentes et me dit qu’elle a réalisé qu’elle ne pouvait jamais être détendue, se sentant toujours susceptible d’être critiquée même quand elle est seule. Je demande dans quelle situation elle a ressenti cela. Lorsqu’elle me dit que c’était en jardinant, je lui demande de me décrire ce qu’elle faisait, et de qui auraient pu venir les critiques. Son père savait toujours comment il fallait tout faire, et il était le seul détenteur du bon mode d’emploi : même lorsqu’elle est seule dans le jardin, elle se sent sous contrôle.
65 Je montre alors la fenêtre ouvrant sur mon propre jardin, et je reprends ce qu’elle a dit en arrivant : « Et pourtant, vous disiez que “c’est agréable quand il recommence à faire beau !” Votre père aussi trouvait ça agréable de faire le jardin ? » Elle acquiesce. Je poursuis : « Mais quand vous êtes seule, c’est une présence critique que vous retrouvez et pas un jardin habité par un père qui serait content d’en prendre soin, et de partager avec vous. » Je mime une petite scène accompagnant : « planter » » arranger » « faire pousser », en direction également de mon propre jardin, qu’elle a commenté en arrivant.
66 On peut certes y voir tout le substrat pulsionnel œdipien, avec son interdit surmoïque, et je pense au sens de : « Savez-vous planter les choux. » Néanmoins, utiliser cette métaphore ne ferait que nous éloigner de ce premier niveau défaillant, celui de l’impossibilité de la scène première du ressenti, du partage et de la résonnance émotionnelle.
67 Elle hoche tristement la tête à cette image, suscitée par moi, d’un père chaleureux et heureux de transmettre et de partager : « Non, ça n’a jamais eu lieu », dit-elle. Puis, tout d’un coup, elle sursaute ; elle a un souvenir ; elle pense que c’est peut-être le seul souvenir heureux de son enfance ; elle me raconte, qu’âgée d’une dizaine d’années, elle avait voulu fabriquer des étagères pour sa chambre, et son père lui avait permis d’utiliser ses outils. Peu à peu émerge une scène : son père lui a montré comment faire et l’a aidée, tout en respectant les plans qu’elle avait dessinés. Profondément émue, elle s’étonne de ce ressenti nouveau et du lien que je propose avec ses propres investissements de bricolages créatifs, comme une façon de garder vivante cette trace du plaisir partagé.
68 Tout se passe comme si l’évocation des qualités sensorielles d’un échange avait suscité une image interne, qui avait pu alors s’associer analogiquement à un éprouvé refoulé, ou plus vraisemblablement clivé.
69 Du côté de l’analyste, nous allons de la même façon utiliser des modalités corporelles, susceptibles de mettre au travail les aspects sensoriels et de proposer un outil de transformation. Ces modifications dans l’approche clinique supposent que l’analyste développe une capacité à incarner un discours et à utiliser cette incarnation dans son style interprétatif. Je renvoie à ce que nous avons travaillé avec Paul Israël pour différencier les « passages par l’acte » des « passages à l’acte », en proposant d’ajouter à un modèle du rêve un modèle du jeu (Ibid.).
70 Nous allons utiliser les ressources de notre propre langage corporel : aussi bien la musicalité de la voix, que les gestes d’englobement, de refus, la position dans le fauteuil, assortie ou non de verbalisation.
71 Je demande à Laura qui s’occupait d’elle enfant, lors des absences fréquentes de sa mère ? Elle évoque les précaires figures d’attachement de son enfance, une bonne qui écoutait « des trucs » à la radio : elle ponctue le nom du chanteur dont cette bonne était « fan », d’un geste de balayage de la main. J’ « attrape » ce geste de la main, pour rompre le fil d’un discours sûrement maintes fois répété ; je lui demande si elle se souvient de ces chansons. Elle fait un nouveau balayage de la main, geste d’évacuation indiquant que cela n’a aucune importance.
72 Je dis : « Il ne faudrait pas en parler ? »
73 « Euh… non », dit-elle d’un ton mal assuré ; mais elle ne se souvient plus… « C’était (nouveau geste de la main)… un truc… un truc d’amour, ultra connu. »
74 Je fredonne l’air auquel je pense et je lui demande : « C’était ça ? »
75 Je donne ainsi droit de cité aux « trucs » pas seulement interdits, mais innommables : chez elle on écoutait de la musique classique et elle se sentait mal aimée ; la bonne rêvait d’un monde d’amour, de confiance et croyait à la force des sentiments : c’était ça qui était balayé de son souvenir ; elle indiquait par son geste qu’on ne devait pas s’y arrêter, encore aujourd’hui, ici avec moi.
76 Des aspects du vécu corporel somatique sensoriel de l’analyste vont être considérés comme éléments du contre-transfert porteurs de matériel non évocable par le patient (les éléments impensables de Bion, projetés chez l’analyste). J’ai proposé une catégorisation des modalités et du niveau de symbolisation chez l’analyste comme un indicateur du niveau de symbolisation à l’œuvre dans les capacités de transformation psychique du patient [6]. Nous avons ainsi accès à un outil clinique de premier plan où peuvent être interrogés, dans leur sens transférentiel, les vécus et impressions sensorielles de l’analyste en séance, comme une traduction fantasmatique ou une mise en forme d’un vécu non ressenti par le patient.
77 Au bout d’à peu près deux mois de traitement M. Renard, lorsque je vais l’accueillir, me donne l’impression d’un tout petit garçon, frêle et diaphane, qui glisse sa main dans la mienne dans la salle d’attente et l’y laisse jusqu’à ce que je l’aie accompagné à mon bureau. D’une force quasi hallucinatoire cette impression m’a fait « voir », à coté de moi, ce petit garçon, d’une taille et d’une présence corporelle d’un enfant de deux ans, presque un bébé.
78 J’ai développé ailleurs (Prat, 2004a) comment l’évolution du traitement va confirmer cette impression-hallucination et faire apparaître un tout petit qui a dû se débrouiller tout seul avec des sentiments de détresse incompris. Sa défense, dans la détresse infantile, a été de cliver son fonctionnement psychique : le pilote poli, militairement sûr de lui, a étouffé le bébé et est devenu un « clone » de ses divers environnements, répondant à l’attente des autres en développant un côté parfait.
79 De même, les organisations visuelles de formes émergentes sur le papier peint de mon bureau m’ont appris qu’elles pouvaient traduire, dans une sorte d’effet Rorschach, un sens dont je n’avais pas pris conscience dans le matériel du patient et les impressions contre-transférentielles qu’il produit : le tissu mural aux motifs flous et non-figuratifs de mon bureau est le décor qui -accompagne mon écoute depuis des années et j’en connais parfaitement bien certains contours et formes qui me sont très familières.
80 M. C me noie dans sa logorrhée, rien ne semble pouvoir s’accrocher à un sens. Il témoigne d’une grande « bonne volonté » et développe avec moi un contact très familier, me donnant souvent à penser que nous partageons beaucoup de bases de vie et d’idées, au point de penser que nous pourrions avoir des amis communs.
81 L’émergence sur le papier peint-Rorschach derrière lui d’une forme de chien-loup que je n’avais jamais vue auparavant, m’a fait « voir », bien avant de l’entendre, une agressivité et une violence extrême, dont l’écrasement s’avèrera constituer le soubassement de la pathologie de ce patient.
82 J’espère avoir contribué à montrer que le travail clinique centré sur la transformation de la sensation représente une voie thérapeutique cohérente avec les apports psychanalytiques sur la construction de l’identité et les entraves à la symbolisation primaire résultant des évènements traumatiques de la petite enfance : ces conceptions confirment les intuitions freudiennes, corroborées par les découvertes récentes des neurosciences et de la psycho-logie développementale.
Références bibliographiques
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- Carvalho R., Ginzburg A., Lombardi R., Sanchez-Cardenas M., Matte Blanco, une autre pensée psychanalytique – L’inconscient (a)logique, Paris, L’Harmattan, 2009.
- Freud S. (1920g), Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque », 1982 ; OCF-P, XV, 1996, p. 295 ; GW, XIII.
- Freud S. (1923b), Le Moi et le Ça, Essais de psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981 ; OCF-P, XVI, 1991, (p. 270, note rajoutée en 1927) ; GW, XIII.
- Freud S. (1924c), Le problème économique du masochisme, Névrose, Psychose et perversion, trad. fr. D. Guérineau, Paris, Puf, 1973 ; OCF-P, XVII, 1992, p. 12 ; GW, XIII.
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Mots-clés éditeurs : Mémoire, Perception, Symbolisation primaire, Transformation, Expérience émotionnelle
Date de mise en ligne : 12/09/2016
https://doi.org/10.3917/rfp.804.1024Notes
-
[1]
Je renvoie aux travaux de René Roussillon sur la symbolisation primaire, qui fixent une base incontournable de la pensée et de la théorisation sur ce sujet (Roussillon, 2009, 2014).
-
[2]
Je renvoie pour plus de détails à mes publications sur ce sujet (Prat, 2007, 2014).
-
[3]
Je renvoie à la remarquable présentation de ces travaux et à l’analyse qu’en fait Joëlle Rochette (2014).
-
[4]
Voir l’analyse de ce cas (Prat, Israël, 2011).
-
[5]
Traduction personnelle.
-
[6]
Je renvoie à la publication complète étayée de nombreux exemples cliniques (Prat, 2004b, p. 55-80 ; 2004c, p. 1735-1742).