Notes
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[1]
Je remercie Hélène Tessier et Christophe Dejours pour leur lecture attentive et leurs commentaires avisés sur ce texte.
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[2]
« La référence à une soi-disant orthodoxie freudienne me paraît être ici, comme souvent, un piège : ou bien on y adhère aveuglément, ou bien, plus subtilement, on l’invoque pour y enfermer Freud, et le condamner » (Laplanche, 1992, p. 397).
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Postérité à laquelle, ironiquement, Laplanche a indéniablement contribué : « Lorsque Pontalis et moi-même avons exhumé du parfait oubli où ils se trouvaient dans la communauté analytique les “fantasmes originaires” (Laplanche et Pontalis, 1964), nous ne nous attendions certes pas au destin grandiose qui leur a été donné, en particulier dans la communauté analytique française. Tel est le sort de l’exégète ou du critique : d’avoir redécouvert cette notion et montré toute la place qui lui revient dans le système freudien, nous en devenons comme nécessairement les champions. Vingt-cinq ans plus tard, je me heurte à la stupéfaction et à l’incrédulité, lorsque j’affirme mon opposition résolue à la fable des fantaisies phylogénétiquement transmises, dans la descendance du père de la horde primitive » (Laplanche, 1992, p. 388).
Pour moi, l’inconscient, ce n’est pas une création de la situation analytique, ce n’est pas une invention de Freud. C’est, tout bêtement, ce qui fait qu’en descendant les escaliers, tout d’un coup, on se casse une jambe.
1 Le nom de Jean Laplanche restera inévitablement attaché au célèbre Vocabulaire de la Psychanalyse (Laplanche et Pontalis, 1967), rédigé avec J.-B. Pontalis, ouvrage de référence pour les cliniciens et les chercheurs en psychanalyse. Ce Vocabulaire préfigure déjà ce qui deviendra la vocation de Laplanche et le fil directeur de son œuvre : l’étude, le commentaire et la traduction de l’œuvre de Freud. En effet, Laplanche compte sans nul doute parmi les spécialistes les plus tenaces de l’œuvre freudienne. Sa fidélité au fond de la pensée de Freud se distingue pourtant d’une quelconque allégeance à la lettre du texte freudien, et se méfie de toute hagiographie [2]. C’est bien plutôt l’esprit de la découverte freudienne que Jean Laplanche a contribué à rendre vivant, notamment grâce à sa critique des fourvoiements freudiens. En effet, son « infidèle fidélité », comme il aimait à le dire, l’entraîne à remettre Freud sur le droit chemin de sa découverte chaque fois que ce dernier s’écarte de l’itinéraire par lui-même inauguré. Ce que d’aucuns pourraient simplement prendre pour de l’orthodoxie relève davantage, chez Laplanche, d’une volonté consciente et systématique de « faire travailler Freud » et d’honorer, sans révérences, l’exigence de pensée qui sous-tend son œuvre. Toutefois, au-delà de sa fonction de traducteur et d’exégète de Freud, Jean Laplanche est également l’auteur d’une théorisation originale en psychanalyse, passée à la postérité sous le nom de théorie de la séduction généralisée. Il n’est naturellement pas possible, dans le cadre d’un article, de rendre compte de l’ensemble des propositions laplanchiennes. À défaut de pouvoir restituer le détail de la théorie de la séduction généralisée, nous nous tiendrons à un exposé des contributions les plus notables de Laplanche. Contributions qui, du reste, nous forcent à tracer des lignes de partage entre la théorie de la séduction généralisée et les courants de pensée post-freudiens les plus en vogue, lui allouant de la sorte une position singulière dans le champ de la psychanalyse contemporaine.
Déclin et renaissance de la sÉduction
2 La démarche de Laplanche est tout entière traversée par une méthode qui tente, au plus près du texte de Freud et de ses mouvements successifs, d’extraire la quintessence de la problématique freudienne, pour ainsi circonscrire à la fois l’objet, le périmètre et la portée de la psychanalyse. Une telle prétention ne va pas sans une dose d’hérésie. Car il faut parfois aller à l’encontre de Freud afin de pouvoir y retourner. L’affront est ici motivé par l’espoir de sauver la découverte freudienne des apories dans lesquelles son propre inventeur, suivi en cela par certains de ses disciples, menace parfois de la laisser s’enliser. Or ce sauvetage en passe, pour Laplanche, par la réhabilitation d’une hypothèse abandonnée précocement par Freud : la séduction de l’enfant par l’adulte comme premier temps du traumatisme psychique et cause du refoulement originaire. Rappelons-le rapidement : avec l’abandon de sa « neurotica », annoncé dans la célèbre lettre de l’équinoxe 1897 à Fliess (Freud, 2015), Freud renonce au modèle étiologique du trauma, qui faisait de la névrose la conséquence d’un traumatisme provoqué par des évènements de séduction réels, vécus par un enfant encore trop immature pour comprendre la nature sexuelle des avances de l’adulte. L’effroi éprouvé à cette occasion paralyse la vie psychique et favorise la formation d’un « groupe psychique séparé » (Freud et Breuer, 1895). Dans un second temps, un nouvel évènement – survenant après l’éveil sexuel pubertaire –, susceptible d’évoquer par associations le souvenir de la première scène, révèle le contenu proprement sexuel de la séduction originaire. La première scène prend alors la valeur d’un traumatisme dans l’après-coup. L’afflux d’excitation endogène ainsi réveillé de son hibernation, et l’attaque par le « corps étranger interne » que constitue le souvenir exhortent le sujet à se défendre, par le biais du refoulement.
3 Les commentaires du tournant de 1897 n’ont pas manqué de le mettre en lumière : avec l’abandon de la théorie de la séduction, l’adulte séducteur et la séduction en acte ont laissé la place, sur le plan de la théorisation, au scénario imaginaire du fantasme et à l’action de la réalité psychique inconsciente (Grubrich-Simitis, 2003 ; Schimek, 2003). Dès lors, la sexualité émerge de la vie fantasmatique du sujet, une thèse que Freud parachèvera plus tard en postulant l’existence de fantasmes originaires (Pontalis et Laplanche, 1964). Ce mouvement signe le renfermement du sujet sur lui-même et le recentrement de la psychanalyse sur une monadologie que Laplanche qualifie de ptolémaïque, en référence au modèle géocentrique de Ptolémée (Laplanche, 1992). Pourtant, ce mouvement centripète n’est jamais totalement définitif dans l’œuvre de Freud, qui ne cesse de montrer, par d’autres voies, que le sujet est inéluctablement ouvert sur le monde. Ainsi, Freud continuera de défendre la valeur pathogène des scènes de séduction effectivement vécues par les enfants (Freud, 1905b, 1940). Et il réintroduira l’adulte séducteur sur scène, en évoquant notamment l’excitation (sexuelle) produite par les premiers soins corporels prodigués à l’enfant (Freud, 1933).
4 Laplanche viendra mettre son grain dans les hésitations de Freud et dans les brèches de sa théorie. De l’ambivalence patente dans la problématique freudienne après l’abandon de la neurotica, il tirera une nouvelle théorie de la séduction, véritable continuation de la révolution copernicienne initiée par Freud. Toutefois, pour reconceptualiser l’émergence du sexuel dans l’homme, il faut repartir de la contribution majeure que représentent les Trois essais sur la théorie sexuelle (Freud, 1905d).
Autoconservation et sexualité, premier dualisme freudien
5 C’est en effet dans cet ouvrage que Freud s’attache à décrire la genèse de la pulsion sexuelle chez l’enfant. Ce pan de la théorie freudienne étant bien connu, nous nous abstiendrons de la restituer dans son intégralité. Rappelons uniquement le rôle privilégié que Freud accorde au domaine de l’autoconservation d’une part, à la notion d’étayage d’autre part.
6 La vie du nourrisson est d’emblée dominée par les impératifs physiologiques (dont la faim sert souvent de modèle à Freud), qui déterminent la relation de l’enfant à son entourage et au monde environnant. Les pulsions sexuelles, de leur côté, n’interviennent que secondairement. Elles se développent en prenant appui sur les fonctions vitales, par une sorte de parasitage du domaine de l’autoconservation. La fonction physiologique première des organes et des montages instinctuels se voit progressivement colonisée, envahie, par la sexualité (processus qu’un auteur comme Christophe Dejours qualifie de subversion libidinale [Dejours, 2012]), dont l’objectif est la recherche de plaisir par accroissement de la tension et décharge. La notion d’étayage constitue le pivot de cette transmutation. Freud insiste sur le fait que le premier mouvement est dicté par les besoins vitaux et que l’étayage sur la fonction physiologique, nécessaire à l’avènement de la pulsion, constitue un deuxième temps. La pulsion mime l’instinct, puis le recouvre, finit par le faire dériver. En revanche, la pulsion suivra un développement anarchique, contrairement à l’instinct qui – à condition de ne pas se faire totalement pervertir par le sexuel infantile – suit un schéma préformé. Ici, la dichotomie pulsion (Trieb)/instinct (Instinkt), termes que Freud emploie dans un sens précis, trouve toute sa pertinence (Hock, 2007 ; Laplanche, 2007, 2008). Le terme d’instinct nous renvoie au domaine de l’autoconservation. Celui-ci sert de combustible aux comportements prédéterminés par l’héritage phylogénétique, selon un modèle constant, à visée adaptative (Laplanche, 1999). La pulsion, quant à elle, est l’autre nom de la sexualité infantile, perverse et polymorphe. Imprévisible, anarchique et autoérotique de surcroît, elle tend vers le seul but de sa propre satisfaction. Elle n’a que faire de la conservation du sujet ou de l’adaptation à des fins déterminées. Entre la pulsion et l’instinct, passe la frontière entre la sexualité et l’autoconservation, qui délimite le domaine propre de la psychanalyse. Frontière régulièrement mise à mal, tantôt par Freud lui-même, tantôt par ses successeurs. Le rabattement sur une conception biologisante de la pulsion, assimilée à l’instinct, représente en effet une tendance lourde de la psychanalyse post-freudienne, notamment dans les courants anglo-saxons (Tessier, 2007). À leur décharge, force est d’admettre que le ver est dans le fruit depuis Freud, qui dessert bien trop souvent sa découverte en se faisant l’avocat d’une conception endogène, sinon phylogénétique de la pulsion, amplement reprise à sa suite. En rendant la pulsion au « roc du biologique » (domaine duquel il était parvenu à la libérer), il prête alors le flanc aux critiques – qui n’ont pas manqué – l’accusant d’un matérialisme simpliste ou vulgaire, voire d’un scientisme borné (Jacoby, 1975).
7 Le maintien de ce premier dualisme autoconservation/sexualité contribue, du reste, à clarifier les voies d’influence réciproque entre l’ordre du vivant et le (dés) ordre du sexuel. Autrement dit, réaffirmer la nécessité de la séparation – mais aussi les éventuels lieux de recouvrement – entre instinct et pulsion, revient à renforcer à la fois l’intérêt de la psychanalyse et des sciences de la vie (dont le domaine de savoir concerne l’ordre vital et la sexualité instinctuelle, telle qu’elle se manifeste à la puberté par exemple) pour expliquer et comprendre les conduites humaines. C’est également se prémunir contre les critiques de « pansexualisme », que Freud a dû affronter en son temps, en définissant la zone d’influence du sexuel comme un champ spécifique, qui justement ne recouvre pas l’ensemble des motivations humaines, mais tend à « pirater » une partie d’entre elles. À l’inverse, le brouillage ou l’effacement de cette limite, soit-il drapé des oripeaux de l’éclectisme et de la largeur d’esprit, ou prétextant d’un œcuménisme béat, risque de servir un syncrétisme par trop complaisant.
De l’autre externe à l’altérité intériorisée
8 Si la notion d’étayage illustre bien la façon dont le sexuel en vient à pervertir l’autoconservatif, le processus qui, selon Freud, conduit du deuxième au premier – un ébranlement de nature physiologique censé produire une excitation devenue, on ne sait par quelle alchimie, « sexuelle » (Laplanche, 1970, p. 38) – remporte la conviction difficilement. Manifestement, la transmutation postulée par Freud dans les Trois essais fait du sexuel le produit d’un matériel qui, dans un premier temps, n’a rien de sexuel. C’est pourquoi, après avoir donné ses lettres de noblesse au concept d’étayage, Laplanche reviendra sur ses pas pour s’en prendre à l’illusionnisme freudien qui tente de faire sortir le lapin du sexuel du chapeau de l’autoconservation (Laplanche, 1992 ; Scarfone, 2014). Il s’efforcera par la suite de montrer comment le sexuel ne peut advenir, en vérité, que d’un matériel d’emblée sexuel : l’inconscient sexuel refoulé de l’autre.
9 Le petit de l’homme, constitutionnellement incapable de pourvoir à ses besoins, est dépendant des soins de l’adulte. Un tropisme vital le pousse inéluctablement à rechercher le contact de l’autre (ce que les théories de l’at- tachement ont contribué à mettre en évidence). Se trouvent alors réunis, dans une situation d’une radicale asymétrie, un enfant dépourvu d’inconscient et un adulte chez qui les fantasmes sexuels sont désormais agissants. Rien de moins, d’après Laplanche, qu’une situation anthropologique fondamentale. L’inégalité notoire de cette situation n’est pas, en première instance, celle banale et évidente de la différence de force et de stature entre les deux protagonistes, mais plutôt celle, moins tangible, qui résulte du fait que l’adulte, contrairement à l’enfant, possède un inconscient (Laplanche, 1987, 2007). Dans l’interaction avec l’enfant, ce dernier ne peut s’empêcher de laisser « filtrer » ses propres fantasmes, qui agissent à son insu. Inévitablement, les messages de l’adulte se trouvent compromis par son propre inconscient, qui se fraye une voie dans la communication avec l’enfant. La sexualité inconsciente, immaîtrisable par définition, s’immisce dans les gestes, les mimiques et les paroles adressées à l’enfant. Et c’est donc malgré lui que l’adulte contamine l’échange communicationnel. La part inconsciente du message, méconnue à la fois par son émetteur et son récepteur, a inévitablement sur l’enfant un pouvoir excitant, c’est-à-dire un pouvoir de séduction. L’énigme contenue dans le message génère une effervescence qui enjoint l’enfant à la liaison. Ce faisant, les messages compromis se mutent en exigence et engendrent chez l’enfant une véritable pulsion à traduire.
10 Cependant, quels que soient les efforts de l’enfant pour maîtriser l’excitation que véhiculent ces messages, il ne peut qu’aboutir à des traductions incomplètes ou imparfaites, laissant des restes. Ces dépôts prendront la forme de « corps étrangers internes », imperméables à la communication et au sens. Ils vont progressivement participer à la formation de l’inconscient sexuel de l’enfant. Les résidus de la traduction ne manquent pas d’insister et de faire retour. Aussi, le refoulement aura pour fonction de contenir ces attaques venues désormais de l’intérieur. En substance, dans la théorie de la séduction généralisée, le matériel constitutif de l’inconscient nous est fourni de l’extérieur, par voie de la séduction ; en revanche, une fois implanté, ce dernier se manifeste sur le mode de l’attaque venue de l’intérieur, ce que la célèbre formule de Freud – « le moi n’est pas maître dans sa demeure » (Freud, 1933) – restitue de façon exemplaire.
11 Chez Laplanche, le processus de formation de l’inconscient sexuel détermine les principales caractéristiques de ce dernier. En d’autres termes, la nature et le mode d’action de l’inconscient s’expliquent par sa genèse. Érigé sur les éléments proscrits de la communication entre l’enfant et l’adulte, l’inconscient échappe à toute logique du sens. Il représente d’ailleurs ce qu’il y a « de moins subjectif en nous » (Laplanche, 1999). Cette « quintessence d’altérité », par essence inappropriable sur le simple mode de l’introspection ou de la réflexivité, se dérobe également à toute tentative d’interprétation d’un sens caché ou secret. De même, l’inconscient sexuel se distingue d’un « moi profond », soi-disant plus authentique, enfoui dans les tréfonds de l’âme. Il n’est pas la vraie nature de l’homme : il est une seconde nature. En définitive, l’inconscient laplanchien se présente comme une chose, indomptable et hermétique, irréductible à ce qui en l’homme reste inaccessible directement à la conscience – donc à une version descriptive ou cognitive de l’inconscient (Tessier, 2012).
Fantasmes, scènes et autres phénomènes « originaires »
12 De cette théorie traductive de l’inconscient découle, sans surprise, une remise en cause des considérations freudiennes sur la thématique de l’originaire (Green, 2000 ; Pontalis et Laplanche, 1964). Celle-ci continue pourtant de faire florès en psychanalyse, et ce malgré le défi qu’elle oppose à toute tentative d’explication plausible. Bravant l’incrédulité, et alors même qu’elle demeure vraisemblablement la composante la plus irrationaliste du legs de Freud (Tessier, 2014a), la « fantaisie phylogénétique » (Grubrich-Simitis, 2003) continue de séduire de nombreux psychanalystes.
13 Freud entend par fantasmes originaires des scénarios imaginaires universels (scène primitive, Meurtre du père, castration), à l’œuvre chez tout un chacun et indépendants des contingences biographiques. Transmis par voie héréditaire, ils seraient les rejetons d’évènements réels, survenus dans la préhistoire de l’espèce (ainsi, le Meurtre du père renverrait à un assassinat réel, pratiqué au temps de « l’ère glaciale » [cf. Grubrich-Simitis, 2003]). Dans une veine évolutionniste, Freud soutient que ces expériences appartiendraient désormais à la mémoire collective, par une sorte d’engrammage qui les aurait inscrites dans le patrimoine génétique de l’humanité. Malgré la postérité dont ils jouissent [3], les axiomes freudiens au sujet de l’originaire restent largement contestables. Et, à moins de céder à l’illusionnisme d’une intériorisation collective, qui transforme des phénomènes de l’expérience en fantasmes congénitaux, susceptibles de passer entre les individus, les générations et les cultures par une voie endogène, on voit mal comment les thèses freudiennes à ce sujet pourraient résister à la réfutation.
14 Dans l’absolu, le recours, dans la théorie, à la notion de fantasmes originaires, préexistants au refoulement individuel et constitutifs d’un « atavique immémorial » (Laplanche, 1999, p. 69), peut être considéré comme un tour de force freudien, une tentative de rattrapage corrélative à l’abandon de la théorie de la séduction. L’introduction de ce véritable deus ex machina que représente la catégorie de l’originaire signe le retour de Freud à un biologisme, sinon un nativisme, dont un des objectifs honorables reste de réintroduire la réalité matérielle aux sources du fantasme (Pontalis et Laplanche, 1964). Partant de là, on peut faire l’hypothèse que le retour de la phylogenèse comme force explicative n’est que la conséquence du refoulement d’une première théorie de l’émergence du fantasme : la théorie de la séduction. Néanmoins, une fois ce premier itinéraire délaissé, il fallait bien trouver un chemin alternatif au fantasme, ce que Freud parvint à faire en postulant l’existence de fantasmes donnés dès le départ, venus des profondeurs de l’espèce. Il tente ainsi, in extremis, de remettre à l’endroit une théorie qui marchait sur la tête depuis l’abandon de la neurotica. Plutôt que contredite ou contestée, cette régression théorique a été entérinée par les approches psychologiques, biologiques ou phylogénétiques de l’inconscient (Laplanche, 1999 ; Tessier, 2004, 2005, 2006).
15 Ce n’est pas pour autant qu’il conviendrait de jeter par-dessus bord l’idée même de fantasmes dont la similarité des contenus persisterait par-dessus la variabilité interindividuelle. Ces derniers témoignent effectivement d’une constante clinique. Les fantasmes de séduction, de castration, de la scène primitive existent certainement dans la tête des patients, à la fois ceux de Freud et les nôtres. Seulement, il faut les prendre pour ce qu’ils sont : des contenants imaginaires remplis en grande partie par des mythes et des éléments symboliques propres à l’environnement culturel dans lequel baignent les enfants. Pour Laplanche, les grands récits que constituent la castration et l’Œdipe sont déjà des modalités de liaison de l’angoisse provoquée par le travail de sape de la pulsion (Laplanche, 2007). Ces autothéories (au sens des « théories sexuelles infantiles ») s’abreuvent de mythes, fables ou contes afin d’échafauder un ensemble narratif capable de s’opposer au refoulé. Ces dernières sont donc secondaires à la séduction par l’adulte et à la formation de l’inconscient sexuel par le refoulement. Leurs ressemblances doivent davantage à la similitude des codes et des aides à la traduction proposés par le socius qu’à un fonds commun héréditaire.
16 Ravir le fantasme à une source congénitale pour le rendre au domaine de la pensée nous semble une condition essentielle pour pouvoir imaginer le changement auquel vise la cure psychanalytique. Car, pour pouvoir être transformée dans la cure, la réalité psychique doit au préalable être conçue comme transformable par des moyens humains. En somme, appréhender le fantasme comme un phénomène de la pensée, plutôt qu’un rejeton de l’hérédité, représente un garde-fou précieux contre toute tentation naturalisante et potentiellement conservatrice en psychanalyse. C’est enfin conférer à l’historicité un rôle central dans le développement humain.
Retour à la situation anthropologique fondamentale
17 La tentation de subordonner la métapsychologie à la pratique clinique, voire d’en faire un domaine accessoire et dispensable, fait périodiquement retour dans les débats psychanalytiques. Malgré les différentes formes prises par ce véritable serpent de mer de la psychanalyse, on connaît désormais l’antienne : la métapsychologie ne serait guère plus qu’une métaphysique désuète, une abstraction oiseuse, dont les construits spéculatifs seraient plus encombrants que nécessaires. Les développements de la métapsychologie, cinquième roue du carrosse, mériteraient d’être relégués aux oubliettes, au profit d’un pragmatisme thérapeutique de bon aloi. Du reste, l’accent mis sur la pratique clinique et la relation thérapeutique incite naturellement à une déflation théorique qui ne fait que confirmer, par un effet de balancier, l’accusation de départ.
18 L’opposition susmentionnée – restituée certes de façon trop sommaire dans le cadre de cet article – témoigne d’une vision singulière des rapports entre métapsychologie et pratique en psychanalyse, tributaire d’un utilitarisme autrement dénoncé avec véhémence dans les cercles psychanalytiques. À l’opposé de cette conception, Laplanche soutient l’unité de ces deux domaines comme un des fondements de la démarche analytique (Tessier, 2014a). Pour Laplanche, la métapsychologie demeure indissociable de l’invention majeure de Freud : la situation analytique. Celle-ci reste avant tout une méthode d’accès à des régions autrement impénétrables de la vie d’âme. La métapsychologie s’est développée à partir de cette méthode et de son objet (l’inconscient sexuel refoulé) pour tenter d’en expliciter l’origine, le contenu et les modalités de fonctionnement. Elle est donc bien plus qu’une grille de lecture abstraite : elle vise à rendre compte de la pratique analytique, dont les échecs et les remaniements doivent être intégrés dans la théorie.
19 L’objet sur lequel est censée agir la psychanalyse demeure pourtant tout à fait singulier. Il suppose, premièrement, un éclatement du sujet autonome, qui ne parvient plus à venir à bout d’une résistance interne. Là réside une des spécificités majeures de la psychanalyse, qui la distingue de toute psychologie du développement personnel : elle entre en jeu lorsque la maîtrise de soi et la volonté consciente sont mises en échec, lorsque le sujet est devenu opaque à lui-même. Compte tenu de ce à quoi elle s’affronte, la pratique analytique ne peut raisonnablement espérer produire des effets qu’à condition de favoriser un réaménagement du rapport à l’altérité interne (Heenen-Wolff, 2013 ; Tessier, 2014b). D’après Laplanche, un tel dessein commande de rebrousser chemin jusqu’à la situation originaire de séduction, moment clé d’implantation du sexuel. D’où l’asymétrie de la situation analytique, qui met face à face un sujet (enfant/analysant) sommé de traduire ce qui lui arrive et un deuxième protagoniste (adulte/analyste) porteur de l’énigme. La réinstauration du rapport à l’énigme relance la pulsion à traduire, qui s’efforcera de trouver une nouvelle autotraduction, « plus englobante, moins asservie au “non traduit” » (Laplanche, 1992, p. 411), suite aux détraductions opérées dans l’analyse. L’idée d’une nouvelle traduction, possiblement plus complète, va de pair avec le souhait d’un dégagement du pouvoir d’attrait de l’autre interne. Cet affranchissement, toujours incomplet et souvent insatisfaisant, reste néanmoins un des buts du processus analytique.
Prolongements du mouvement copernicien
20 La reprise du décentrement copernicien n’est pourtant pas l’apanage de la cure. En réalité, Laplanche laisse ouverte la possibilité d’un prolongement, d’un maintien de l’ouverture à l’autre au-delà des frontières bien délimitées de la situation analytique :
Mais ce que je crois savoir, c’est qu’il est un type d’ouverture que l’analyse parfois maintient : celle qui est précisément sa marque d’origine, sa marque par l’origine. Et que cette ouverture peut être maintenue, transportée au-dehors vers d’autres champs d’altérité et d’inspiration. C’est ce qu’il faut bien nommer transfert de transfert (Laplanche, 1999, p. 337).
22 Transfert de transfert ou report au-dehors de la situation analytique du rapport au message énigmatique. Ce qui se joue dans la cure peut donc également se (re)jouer ailleurs. Selon Laplanche, certaines situations sont propices à la reprise du travail psychique de retraduction. Il énumère explicitement au moins quatre moments susceptibles de favoriser ce processus : le travail du deuil, le travail du texte, le travail de l’analyse et, tout naturellement, le travail de l’enfance. Moments privilégiés pour relancer la traduction, car le contexte dans lequel ils s’inscrivent produit un débordement du message énigmatique. Ce débordement est le fruit d’une absence, d’une équivocité inhérente à la situation, qui appelle une nouvelle traduction. Il est ici tentant de mettre en rapport les formulations de Laplanche sur le transfert de transfert avec ce qu’il a plus tard nommé l’inspiration. Par ce terme, Laplanche désigne un destin des pulsions qui à la fois se rapproche et se distingue de la sublimation conceptualisée par Freud. Ceci, car, pour Laplanche, l’effet liant de la sublimation reste sous l’égide du Moi et, par conséquent, du refoulement. Son mouvement centrifuge cherche à éviter la réouverture du premier trauma. Voilà pourquoi il postule, à côté de la sublimation, un mouvement centripète, dicté par l’objet, dont Léonard de Vinci et Giacometti fournissent l’exemple. Il suggère ainsi la notion d’inspiration, censée être plus à même de caractériser la polarisation de la pulsion à traduire vers l’autre. À l’inverse de la sublimation, l’inspiration serait vectorisée par la « quête », elle-même déterminée par l’objet, véritable « agent provocateur » (Laplanche, 1999, p. 336). Objet qui, de par sa fonction à la fois d’adresse indéchiffrable et de destinataire jamais comblé, réinstaurerait le rapport à l’énigme.
23 Laplanche ne s’épanche pas à ce sujet et ses formulations restent ici relativement vagues. Il laisse pourtant entendre que l’altérité du message – à l’instar de la nécessité de traduire qu’il attise – déborde la relation duelle entre l’adulte et l’enfant. On pourrait donc légitimement postuler, à côté des quatre situations énumérées par Laplanche, d’autres lieux de réouverture du transfert originaire. Ce qu’ose faire un auteur comme Christophe Dejours, qui voit dans le rapport à l’œuvre – et d’une façon générale dans le rapport au travail – le temps privilégié de l’inspiration et, par conséquent, d’une nouvelle traduction :
[…] chaque œuvre, ou chaque ouvrage, chaque production de qualité est potentiellement une traduction nouvelle du message énigmatique. Plus exactement, de ce qui, du message initial de l’adulte, n’a pas pu être traduit par l’enfant, de ce reste non traduit, donc refoulé (Dejours, 2014a, p. 12).
25 Ceci suppose toutefois d’introduire un chaînon supplémentaire dans la théorie psychanalytique de la sublimation. En effet, en sus du rapport sujet-objet, il convient de faire une place au rapport subjectif à la matière. Une matière vivante. Ou plutôt, à laquelle l’homme donne une vie, par le truchement du corps et du fantasme :
La métapsychologie freudienne autorise l’idée d’un investissement d’une partie du corps, voire d’un organe. Et ce serait probablement par l’entremise du corps et des parties du corps, dans la mesure où ils peuvent faire l’objet d’un investissement libidinal, qu’une transposition sur un objet matériel serait éventuellement envisageable (Ibid., p. 2)
27 La matière serait donc susceptible d’être « pulsionnalisée » par un transfert, une transposition pulsionnelle dont le corps constituerait la médiation capitale. La thèse soutenue par Dejours est, au passage, exposée dans des termes dont on se demande si l’analogie avec la situation anthropologique fondamentale est voulue ou fortuite :
Familiarisation qui passe par un corps-à-corps avec la matière, l’outil ou l’objet technique, orientée fondamentalement par la volonté d’un dialogue. Dialogue entre le corps du travailleur et la matière ou l’objet technique. Mais ce dialogue est inégal. Parce que la matière ou la machine ne parle pas. Faute de la faire parler, il faut la faire réagir (Ibid., p. 6).
29 La métaphore susmentionnée reprend le modèle de la communication inégale pour rendre compte de la relation entre l’homme et la matière. Bien que suggestive, une telle comparaison comporte des limites facilement perceptibles. Oserait-on cependant la pousser un peu, au risque de brûler quelques étapes, pour y voir un avatar de la séduction ? Le monde matériel représenterait-il un véhicule supplémentaire de l’énigme, une nouvelle occasion d’amorcer la séquence traduction-détraduction-retraduction ? Toutes choses égales par ailleurs, Laplanche nous concèderait certainement que l’œuvre n’est nullement extérieure à la catégorie du message. Par conséquent, elle est d’emblée prise dans les multiples visages de la séduction.
30 À l’image des allusions de Laplanche, ce laïus conclusif est voué à laisser sans réponse bon nombre d’interrogations, sinon de critiques que l’on pourrait aisément formuler à l’égard des propositions susmentionnées. Une approche plus exhaustive des problèmes abordés ci-dessus devrait vraisemblablement fournir des précisions supplémentaires sur la nature et les modalités d’investissement de la « pulsion à traduire » : est-elle susceptible de se développer chez tout un chacun, ou concerne-t-elle uniquement les créateurs d’exception, à l’instar de Léonard de Vinci et Giacometti ? Quelles sont les conditions de son déploiement ? Des éléments de réponse à ces questions existent du côté de la clinique du travail (Dejours, 2014b). Quant aux réponses susceptibles de venir du côté de la théorie de la séduction généralisée, il faut encore la faire travailler dans ce sens, quitte à la faire grincer.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Dejours C., Le corps entre « courant tendre » et « courant sensuel », Revue française de psychosomatique, no 40 (2), 2012, pp. 21‑42.
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Notes
-
[1]
Je remercie Hélène Tessier et Christophe Dejours pour leur lecture attentive et leurs commentaires avisés sur ce texte.
-
[2]
« La référence à une soi-disant orthodoxie freudienne me paraît être ici, comme souvent, un piège : ou bien on y adhère aveuglément, ou bien, plus subtilement, on l’invoque pour y enfermer Freud, et le condamner » (Laplanche, 1992, p. 397).
-
[3]
Postérité à laquelle, ironiquement, Laplanche a indéniablement contribué : « Lorsque Pontalis et moi-même avons exhumé du parfait oubli où ils se trouvaient dans la communauté analytique les “fantasmes originaires” (Laplanche et Pontalis, 1964), nous ne nous attendions certes pas au destin grandiose qui leur a été donné, en particulier dans la communauté analytique française. Tel est le sort de l’exégète ou du critique : d’avoir redécouvert cette notion et montré toute la place qui lui revient dans le système freudien, nous en devenons comme nécessairement les champions. Vingt-cinq ans plus tard, je me heurte à la stupéfaction et à l’incrédulité, lorsque j’affirme mon opposition résolue à la fable des fantaisies phylogénétiquement transmises, dans la descendance du père de la horde primitive » (Laplanche, 1992, p. 388).