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Article de revue

L’homosexualité féminine primaire et secondaire dans la cure

Pages 773 à 784

Pour moi, le langage tendre toujours tragique- de ma mère était seul à la mesure d’un drame, d’un mystère qui n’était moins lourd, ni moins aveuglant que Dieu lui-même.
Georges Bataille.

1 Si l’homosexualité féminine se déploie de manière évidente dans la dynamique transféro-contre-transférentielle entre une analyste femme et sa patiente, l’argument de Paul Denis se conclut par une interrogation portant sur l’existence d’une homosexualité féminine chez l’homme : « Et si l’on décrit l’hystérie chez l’homme, peut-on aussi décrire chez lui une homosexualité féminine ? » Cette interrogation nous engage donc à ne pas s’en tenir à une définition de l’homosexualité tant féminine que masculine, fondée sur le caractère « homo » du sexe anatomique. Il s’agit non seulement de tenir compte de l’incontournable bisexualité psychique et des positions identificatoires qui en découlent, mais en-deçà, de la problématique posée par Freud et développée par ses successeurs, d’un féminin propre aux deux sexes et en particulier d’une position féminine primaire par rapport à l’objet maternel. Nous avons choisi d’interroger l’ancrage d’une homosexualité féminine primaire tant chez l’homme que chez la femme avec comme souci d’articuler deux lignes de théorisation : d’un côté le développement d’É. Kestemberg autour de la notion d’homosexualité primaire dans sa dimension fondatrice et structurante; et d’un autre côté, les théorisations autour du féminin primaire (Melanie Klein, Monique Cournut, Monique Schneider, Jacques André…).

2 C’est ainsi que la notion d’homosexualité féminine primaire dans les deux sexes que Jacqueline Godfrind développe (Godfrind, 1997), nous a paru pertinente pour caractériser le lien primaire et ses deux pôles constitutifs : l’infans et ses pulsions sexuelles suscitées par l’objet primaire, et le psychisme maternel, « informé » de la différence des sexes et qui, de par la force de ses projections, ses soins, ses rêveries, sa tendresse reposant sur l’inhibition quant au but de ses pulsions, participe à la constitution, « dès le début », du psychisme sexué de l’enfant. En effet, la passivité inhérente à la situation anthropologique fondamentale, fonde une féminité primaire à laquelle l’inconscient maternel contribue, du fait de son investissement narcissique et de ses projections, même dans les configurations névrotiques. Dans la relation primaire, la mère récupère une position phallique signant un triomphe sur la castration sur le mode de l’avoir (enfant-pénis) et de l’être (narcissisme phallique). Cette position participe à une « féminisation » du bébé quel que soit son sexe, et sert de base à la constitution de l’imago de mère phallique. Cette imago acquiert la dimension de fantasme, de représentation figurée (tel le souvenir d’enfance de Léonard) dans les après-coups qui jalonnent le développement psycho-affectif de l’enfant, et constitue le pôle central de l’homosexualité féminine primaire dans les deux sexes telle qu’elle s’actualise dans le champ transféro-contre-transférentiel.

3 Bien que caractérisée dans les deux sexes, nous nous centrerons dans le cadre restreint de cet écrit sur la place de l’homosexualité féminine primaire chez un patient homme que des difficultés à sublimer et une grande inhibition sexuelle ont conduit à consulter. Nous verrons comment l’exercice des capacités sublimatoires et sexuelles du patient repose sur la possibilité de passer d’une position homosexuelle féminine primaire (position passive par rapport à la mère phallique) à une position homosexuelle féminine secondaire (position passive par rapport au père phallique). Un des enjeux majeurs de la cure se révélant être le passage d’une passivité primaire à une passivité secondaire (Bokanowski, 1999), à partir de quoi peuvent s’élaborer la problématique de l’œdipe positif et les identifications secondaires.

Emilio

4 Quand je reçois Emilio, je suis frappée par son allure de petit garçon bien élevé et sage, et par le peu de mise en valeur d’un physique très masculin. Il présente à mon égard une grande déférence et une demande d’aide explicite. C’est un jeune homme d’origine sud-américaine, issu d’un bon milieu social et très doué scolairement, qui est venu en France il y a quelques années pour faire des études de sciences politiques. Mais depuis plusieurs mois, il vit reclus dans son appartement, « sa bulle », en dehors de la réalité. Il n’est pas parvenu à rendre son mémoire de fin d’études et, à la suite de cet échec personnel, il a tout lâché et s’est installé dans une passivité dont il a du mal à sortir car il lui semble être vidé de toute énergie. D’autre part, Emilio ne parvient pas à avoir des relations sexuelles satisfaisantes avec des femmes. Il souffre de sa solitude affective et de son impuissance sexuelle. La mise en place du travail analytique a des effets dynamisants très rapides et conduit à une forme de restauration narcissique qui permet à Emilio de se réinscrire dans une réalité matérielle, de trouver un petit boulot en deçà de ses qualifications, et de réinvestir une dimension objectale qui était passée au second plan. Il désire se construire un futur différent et a de hautes ambitions, quoi qu’il ne sache pas du tout quel métier exercer car ses idéaux se sont effondrés après le premier échec qu’il a essuyé. De ses parents dont les figures sont peu différenciées, de son histoire infantile, il n’est presque pas question, et la dimension de la réalité quotidienne occupe tout l’espace des séances. Dans un premier temps de la cure, il me semble qu’un transfert narcissique est au premier plan, que je représente un double de lui-même ou une partie de lui-même à qui il s’adresse et qui lui donne la sensation d’exister. Ainsi, n’ai-je pas le sentiment d’avoir un statut de personne à part entière, et la différence sexuelle entre lui et moi n’est pas un élément important dans son discours. Je me sens plongée dans sa bulle, tantôt comme une partie de lui, tantôt comme un objet partiel nourrissant et réconfortant. Emilio fait l’expérience en séance à la fois d’une forme de passivité et d’une activité de représentation et de psychisation que je soutiens sans trop intervenir. Il éprouve sa capacité d’être seul sans que je perçoive chez lui d’angoisse particulière. Son travail et ses séances lui donnent un cadre structurant qui rythme sa semaine. Ainsi sort-il d’un repli qui commençait à s’installer, mais ce changement n’en demeure pas moins insatisfaisant au regard d’une intelligence et de capacités intellectuelles tout à fait remarquables. Les plaintes liées à sa passivité et le sentiment dépressif persistent. Emilio ne fait pas attention à son corps qu’il ne valorise pas du tout : il ne prend pas soin de lui, ne se nourrit pas beaucoup, bien qu’il apprécie la bonne nourriture. Il se rattrape lorsqu’il est invité chez un couple d’amis de ses parents, qui à son arrivée en France, a joué le rôle de parents substitutifs. La femme, tout comme sa mère, est une très bonne cuisinière.

5 Bien qu’Emilio se soit séparé de ses parents en changeant de pays, et ce, depuis plusieurs années, la dépendance affective et matérielle à sa mère apparaît rapidement comme centrale. Petit à petit se dégage une imago maternelle toute puissante, phallique, personnage protecteur qui domine toute la famille et par rapport à laquelle aucune prise d’indépendance ne semble possible. Le père est relégué au second plan, il est présenté comme « inférieur » à sa femme. L’enfance d’Emilio est décrite sous son meilleur jour, mis à part des problèmes à l’école avec certains camarades qui n’étaient pas tendres avec lui. Ainsi se remémore-t-il des scènes où sa mère, très pieuse, lui interdisait de faire preuve d’agressivité envers ses camarades même lorsqu’il subissait des bousculades. Emilio se décrit alors comme un petit garçon raisonnable, qui tendait l’autre joue pour, selon l’injonction maternelle, ne pas répondre à la violence par la violence. L’émergence d’une figure maternelle hautement idéalisée et figée, conduit (ou répond) à des changements dans la dynamique transférentielle. Le patient sort progressivement de la bulle analytique et déploie des transferts latéraux qui témoignent d’une capacité de déplacement et d’une libidinalisation de l’investissement transférentiel. Dans un premier temps, sa fuite devant la réussite est interprétée de manière classique comme une manière de s’affirmer et de se dégager de l’emprise maternelle tout en maintenant sa dépendance. Ce mouvement contradictoire reprenant une forme d’injonction maternelle paradoxale pouvant se formuler ainsi : deviens grand mais reste petit.

6 C’est à ce moment de la cure qu’un événement dans la réalité intervient et infléchit considérablement le processus. Je croise le patient dans un lieu public alors que j’étais accompagnée d’un enfant, et nous nous saluons d’un signe de tête à distance. À la séance suivante, Emilio évoque le fait de m’avoir vue mais ne fait pas du tout référence à l’enfant. Je m’interroge sur l’existence d’une forme d’hallucination négative, question que je mets en latence. Quelque temps après, en me voyant raccompagner un patient à la porte, il revient sur l’épisode de la rue et il se rend compte, comme s’il percevait la scène pour la première fois, que je n’étais pas seule. L’après-coup de la perception de l’analyste avec un autre patient, avait fait surgir la perception de l’analyste avec un enfant. Les conséquences de cette intrusion de la réalité de l’analyste dans la cure sont grandes tant dans la réalité psychique que dans la réalité matérielle du patient. Elle conduit à une levée de refoulement concernant un événement important de sa petite enfance qui a vraisemblablement induit une dépression maternelle et pour la première fois, Emilio envisage sa mère sous l’angle de la perte et de la castration. Quelques temps après cela, il identifie une voie professionnelle qui lui conviendrait davantage et qui le valoriserait dans ses compétences. La sortie du déni de perception, a conduit à un désir de s’inscrire dans la réalité mais son ambivalence reste grande et son désir très vacillant. Les démarches importantes qu’il doit effectuer pour s’inscrire dans cette voie, ont lieu pendant une période de congés et avant de m’absenter, je me demande s’il en viendra à bout. Cette interrogation, bien entendu, portait sur le degré de dépendance du patient par rapport au cadre et à l’analyste. Comme si, sans la contenance du cadre et la présence effective de l’analyste, je craignais qu’il ne se laisse lui-même tomber. Or c’est tout le contraire qui se passa. À la reprise, le patient me dit avoir respecté les délais et être en attente d’une réponse, tout en mettant en avant son ambivalence par rapport à son éventuelle réussite.

7 Réussite qu’il obtient, et qui a pour effet de perturber la régularité du travail analytique. Emilio est souvent absent et me signifie indirectement qu’il a mieux à faire que de venir à ses séances. Il est très enthousiasmé par les nouveautés qui s’offrent à lui, il s’intègre dans son groupe de travail, et s’investit dans son activité. Bien que ce mouvement ait lieu quelque temps après une période de congés qui le laissait seul face à ses responsabilités, et représente à l’évidence une forme de retournement du type identification à l’agresseur, je choisis de ne pas mettre l’accent sur cette dimension dans un premier temps (l’interprétation du sentiment d’abandon, ne ferait que renforcer la défense) car je ne sens pas que cette forme de désinvestissement apparent du travail analytique constitue une menace pour le lien transférentiel. Au contraire, il me semble qu’Emilio met à l’épreuve la capacité de l’analyste, objet du transfert maternel, d’accepter cet éloignement relevant d’un triomphe sur l’objet de type hypomaniaque. La mise à distance fait barrage à son angoisse de retomber dans une passivité à laquelle l’expose le fait d’être patient. L’interprétation porte davantage sur l’angoisse des représailles de l’objet en lien avec l’affirmation d’une virilité qu’il ne peut assumer devant moi en séance.

8 Cette période de confiance en lui se fissure lorsqu’Emilio se trouve confronté à une épreuve professionnelle qui fait resurgir le spectre de son premier échec. C’est alors qu’apparaît une figure masculine, un supérieur hiérarchique, qui jouera un rôle central dans ses inhibitions. En effet, Emilio doit lui rendre un travail et, une nouvelle fois, est tenté de se mettre en échec. La figure de cet homme apparaît alors en contrepoint du personnage paternel, en grande partie dévalorisée car Emilio persiste à gommer la différence des générations avec son père et à affirmer l’existence d’une position symétrique entre eux – la dissymétrie reconnue est celle entre eux et la mère. Le supérieur hiérarchique, homme brillant et symbole d’une grande réussite professionnelle, devient alors le support de l’imago du père phallique castrateur. Accomplir sa tâche au travail devenait une soumission à l’autorité paternelle et la tentation de provoquer activement l’échec apparaît alors comme la seule solution pour échapper à cette soumission. Dans le transfert, le patient me fait témoin de ce conflit interne et mes interprétations (notamment centrées sur les fantasmes liés au fait de m’avoir perçue accompagnée d’un enfant qui, il en était certain, était le mien) ont pour but de me dégager de la projection de la mère phallique et à faire advenir une mère œdipienne qui accepte que son fils puisse être enrichi d’un lien homosexuel impliquant une passivité vis-à-vis d’un homme. Il s’agissait de pouvoir rendre possible chez le patient l’existence d’une complicité homosexuelle dégagée de fantasmes sadomasochistes très vivaces. À ce moment de la cure, Emilio, jusqu’alors célibataire, assume d’être dans la séduction avec une femme, commence une relation et parvient progressivement à se montrer actif sexuellement. Puis, les figures parentales se différencient, les fantasmes œdipiens commencent à s’élaborer de manière authentique ainsi que le sentiment d’exclusion de la scène primitive (notamment à partir des sentiments transférentiels suscités par le double événement dans la réalité).

Le passage de l’homosexualité féminine primaire à l’homosexualité féminine secondaire dans la cure

9 La processualité de cette cure peut être abordée sous l’angle du passage de l’homosexualité féminine primaire à une homosexualité féminine secondaire qui met particulièrement en jeu deux dimensions : l’opposition dynamique passif/actif et la problématique identificatoire.

10 La première partie de la cure donne lieu à l’émergence d’une imago de mère phallique qui sert de base à l’homosexualité féminine primaire. Emilio fait l’expérience d’une passivité transférentielle autorisée et même requise tant du côté du patient que de l’analyste (« passibilité » de D. Scarfone). Dès le début, l’intérêt que je porte à sa parole, a un effet narcissisant au sens winnicottien d’un regard-miroir réfléchissant et non intrusif (l’écoute même dégagée du regard a dès lors une fonction similaire au sens d’un reflet narcissique). Les premiers transferts latéraux sur des figures féminines témoignent d’une dimension érotique dont Emilio a très peur et dont il se protège. Dans ce contexte de mise au jour d’un mode transférentiel reposant sur l’homosexualité féminine primaire, l’oralité joue un rôle très important. Emilio semble avide d’être nourri de mes paroles, de mes interprétations… Ma position, en porte à faux avec l’image maternelle, consiste à ne pas écraser (par un nourrissage qui précède la demande) mais à encourager le déploiement d’une réflexivité qui repose sur une forme d’illusion primaire. Pour autant, l’imago de mère phallique est tenace et sape toute velléité d’une affirmation de lui-même en tant qu’homme. Dans son rapport à moi, il est frappant de constater à quel point Emilio est extrêmement respectueux, il semble ne jamais remettre en question une autorité qu’il m’attribue. La séduction passe par le fait d’être un bon petit garçon et non pas par le fait de valoriser une masculinité adulte qui reste en arrière-plan. Le patient est dans une demande de tendresse et exprime à demi-mot ses difficultés sexuelles.

11 Le deuxième mouvement de la cure, est inauguré par le « coup » de la perception de l’analyste hors du site analytique, conduisant à l’hallucination négative de l’enfant, et l’après-coup de la perception de l’analyste avec un autre patient conduisant à la levée du déni de perception du premier temps. La reprise élaborative de l’après-coup est venue bousculer le lien homosexuel primaire. Si la fonction du tiers paternel est de tempérer le fantasme de mère-phallique tant du côté de la mère que de l’enfant (censure de l’amante), chez Emilio, la figure du tiers paternel est très peu présente. La possibilité de me percevoir comme la mère d’un autre enfant apparaît comme un point de rupture en tant qu’elle fragilise la projection transférentielle imagoïque tout en révélant sa force dont témoigne l’hallucination négative. En effet, ce mécanisme de défense fait barrage à la disqualification de la projection imagoïque et à la reconnaissance du tiers paternel. Un deuxième temps a été nécessaire à l’advenue du tiers séparateur. La levée du déni de perception qui s’ensuit, donne lieu dans la foulée à l’apparition d’un matériel nouveau (souvenir d’enfance) qui contrevient à l’imago de mère phallique et par-là même, rend compte de la nécessité qui a conduit le patient à préserver cette imago comme rempart à la perception de la dépression maternelle.

12 Après la levée du déni, le patient sort de sa passivité et accède à une position active, comme en témoigne sa réinscription dans une voie beaucoup plus en adéquation avec son niveau intellectuel et ses aspirations. Mais ce mouvement répond selon nous à un simple retournement interne à l’homosexualité féminine primaire. Faute de pouvoir conserver un lien primaire fondé sur la projection d’une mère phallique, l’identification au phallus maternel a pris le relais. Le rejet de l’analyse et de l’analyste qui s’ensuit, correspond à une forme de fécalisation du féminin et de la position passive. Cependant, ce mouvement hypomane laisse quand même place, lors de certaines séances (dans lesquelles prédomine certainement un mouvement de réparation ou de culpabilité) à un travail plus explicite sur ses difficultés sexuelles. Il fait état de certains fantasmes de castration par la mère comme celle du pénis captivus. Nous voyons à quel point le patient oscille entre avoir le phallus ou le concéder à sa mère mais dans les deux cas, le lien exclusif à l’objet primaire est maintenu.

13 C’est alors qu’apparaît pour la première fois une figure paternelle qui tient la route : cet ascendant hiérarchique de qui dépend la validation de son projet. Ce moment mutatif au niveau transféro-contre-transférentiel correspond au troisième mouvement de la cure qui mène à un dépassement de la position homosexuelle féminine primaire par l’élaboration d’une homosexualité féminine secondaire, condition de l’identification au phallus paternel. Ce dépassement repose sur la possibilité de quitter l’unique position d’objet de la mère et de s’identifier à son désir en tant qu’il s’adresse à l’autre paternel. D’un point de vue technique, il s’agissait alors d’élaborer avec lui la possibilité d’être enrichi par le phallus paternel sans être réduit à une passivité narcissiquement dévastatrice. Au niveau du contre-transfert, le maintien de ma position de neutralité en dépit de ses nombreuses absences reposait sur le fait d’accepter une forme de mise à l’écart et de castration symbolique, d’être la mère délaissée et exclue d’un lien psychique homosexuel au père, sans pour autant sombrer dans la dépression ou être dans les représailles. L’homosexualité féminine secondaire est la condition de l’introjection du pénis paternel puis de l’identification au père, nécessaire à l’émergence des désirs œdipiens (ainsi l’identification au père est à la fois condition et résultat de l’Œdipe). En effet, si l’on insiste beaucoup et à juste titre sur le changement d’objet pour la petite fille (de la mère au père), il n’en demeure pas moins qu’il y a chez la fille une continuité entre ses identifications primaires et secondaires. Pour le petit garçon, il y a une continuité d’objet mais un changement de pôle identificatoire. Les destins du féminin chez l’homme reposent sur la plus ou moins grande intensité de l’identification à l’objet primaire et du rejet du féminin comme défense contre la position passive primaire : « Ainsi donc la part narcissique, qui pallie la perte dans l’identification, est maintenue pour la fille, alors que pour le garçon quelque chose en sera perdu, et ne subsistera que l’horreur de l’identification à la femme, être châtré. Il ne peut être comme son premier objet d’amour et l’aimer » (Kestemberg, 1999, p. 259). Ce n’est que secondairement que se joue la défense contre la passivité et les angoisses de castration vis-à-vis du père. A contrario, le maintien de l’imago de la mère phallique et la dévalorisation du père peut s’interpréter comme une manière de maintenir le refoulement sur le désir œdipien. Cette dynamique révélerait une forme de solidarité féminine avec le père dont témoigne le fantasme d’une commune passivité par rapport à la mère et le gommage de la différence des générations. Dans la temporalité de la cure, le matériel œdipien et le fantasme de scène primitive sont apparus dans la continuité de ce mouvement. En effet, l’imago maternelle s’est dé-condensée et il a été possible d’interpréter le maintien d’un lien de dépendance affective et matériel à la mère comme un désir d’écarter le père.

14 Cette cure permet d’aborder le conflit entre passivité et activité dans des contextes psychiques différents allant de la passivité primaire à la passivité secondaire. La haine de la passivité trouve son ancrage dans l’angoisse et le désir que la configuration propre à l’homosexualité féminine primaire continue de susciter. Le blocage des activités sublimatoires d’Emilio a pu s’interpréter dans ce contexte théorique.

La sublimation des pulsions : les différents niveaux de désexualisation

15 L’élément déclencheur de la symptomatologie dépressive d’Emilio fut son incapacité à venir à bout d’une épreuve intellectuelle symbolique qui devait couronner son parcours universitaire. Jusque-là Emilio n’avait jamais connu d’échec, cependant, l’impression que son choix d’étude ne correspondait pas à une décision personnelle s’est révélée au moment où la fin des études impliquait un engagement dans la vie adulte. Si Emilio n’avait pas fait « de crise adolescente » explicite dans son pays natal, et avait toujours fait en sorte de se conformer au désir parental, une crise liée à l’entrée dans la vie adulte est apparue avec force et a laissé apparaître la problématique de l’homosexualité féminine primaire et les difficultés identificatoires afférentes. L’échec, révélateur de la crise, s’est rejoué dans la cure et a permis de travailler, dans le cadre transférentiel, les troubles de la sublimation précoce que l’après-coup du passage symbolique à l’« âge adulte » a mobilisés.

16 En premier lieu, nous partons de l’hypothèse que le lien entre l’inhibition des capacités sublimatoires et la resexualisation de la pensée, repose sur le maintien d’un lien primaire aliénant fondé sur l’imago de la mère phallique. Ainsi comme le souligne A. Green à propos de certaines difficultés dans le processus sublimatoire : « Ce n’est pas seulement le modèle paternel surmoïque que l’on rencontre ici, jouant dans le registre de l’interdit, mais aussi celui où l’imago maternelle tend à s’accorder la préséance sur celle du père » (Green, 1993, p. 320). La problématique de l’objet primaire est donc au premier plan et la sublimation, telle que le théorise Jean-Louis Baldacci, « serait une manière de s’affranchir de l’objet en participant à une transformation de la pulsion » (Baldacci, 2005, p. 89). Nous avons interprété le blocage lié à la transformation pulsionnelle chez Emilio par l’aliénation à l’objet primaire et le manque d’appui du tiers paternel. Ainsi l’idéalisation/surestimation de l’objet primaire a contribué à la formation d’un idéal du moi annexé à cette modalité de lien primaire : soit le patient s’identifie à la mère phallique et s’expose à la rivalité, soit il est passivé et féminisé et son narcissisme est atteint. Le premier échec d’Emilio est une tentative de résolution du conflit auquel l’expose la rivalité phallique avec la mère et le conduit à une régression à une position féminine qui préserve l’imago de mère phallique. Cette régression de l’identification à une soumission passive a pour conséquence une faillite de l’idéal du moi. Ainsi l’échec qui apparaissait dans un premier temps comme une non-soumission aux exigences de l’autorité maternelle révèle une soumission plus profonde : celle à l’imago archaïque. La fixation-régression à une modalité de lien à l’objet primaire est à la source de deux types d’inhibitions : des capacités sublimatoires et de la fonction sexuelle. Ainsi se produit-il une resexualisation des processus secondaires et une désexualisation du sexuel conduisant à l’impuissance et la recherche de tendresse.

17 Dans les deux cas, la problématique de la sexualité infantile et des pulsions partielles intervient de manière significative. Les troubles des capacités sublimatoires d’Emilio témoignent des entraves dans ces étapes initiales du processus sublimatoire dont la fonction est « de désexualiser les pulsions partielles de la sexualité infantile et de les affranchir de leur dépendance à l’objet primaire en participant à l’introduction de la référence paternelle, à son introjection » (Baldacci, ibid., p. 105). L’imago de mère phallique qui révèle la sexualisation du lien primaire, fait barrage aux capacités sublimatoires et le processus de la cure mène à plusieurs niveaux de désexualisation. Les pulsions sexuelles orales sont particulièrement convoquées chez Emilio qui ne se nourrit que chez l’amie de sa mère, substitut symbolique et affectif de cette dernière. Par la suite, l’analité prendra de l’importance dans le matériel. Si les dimensions anales de maîtrise et de honte narcissique sont présentes dès le début de la cure, ce n’est que secondairement que la valeur structurante de l’analité en tant qu’elle signe une première prise d’indépendance vis-à-vis de l’objet primaire, apparaîtra. Du point de vue de la construction de l’histoire d’Emilio, il est possible que les mouvements pulsionnels sadiques inhérents à l’érotisme anal aient été très intenses et ont donné lieu à des formations réactionnelles qui se sont opposées à la fois à la sublimation et à l’exercice d’une sexualité génitale en tant que les deux présupposent et manifestent une activité inconsciemment associée au sadisme anal. La levée de refoulement portant sur l’érotisme prégénital a renforcé le narcissisme et a rendu possible l’exercice d’une sexualité génitale pouvant intégrer les pulsions orales et anales.

18 La distinction entre une homosexualité féminine primaire et une homosexualité féminine secondaire qui présuppose la reconnaissance d’un autre objet, cause du désir maternel, nous conduit à développer l’idée selon laquelle la sublimation se jouerait à ces deux niveaux : primaire et secondaire. En effet, on peut donc faire l’hypothèse d’une sublimation de l’homosexualité en deux temps, ou plutôt sur les deux niveaux correspondant aux deux types d’homosexualités telles que nous les avons posés. Ces deux niveaux de désexualisation seraient la condition de l’affirmation des désirs œdipiens et de leur désexualisation. Schématiquement, la cure mettrait en jeu ces différents mouvements : sexualisation/désexualisation de l’homosexualité féminine primaire ; sexualisation/désexualisation de l’homosexualité féminine secondaire qui conduit à une introjection du phallus paternel ; sexualisation/ désexualisation du désir œdipien pour la mère qui se soutient d’une identification au père. Ainsi devient possible la mise en œuvre de la sublimation reposant sur plusieurs niveaux de transformation de la libido objectale (en tant qu’elle vise les différents objets dont il a été question précédemment) en une libido narcissique enrichie des différentes identifications qui découlent du processus de désexualisation.

19 Pour terminer, on peut remarquer le rôle de la perception de l’analyste en tant que mère dans la reprise des capacités sublimatoires d’Emilio. La pro­- blématique de la création est, culturellement, associée à la gestation, à la procréation. On peut remarquer que l’inhibition d’Emilio porte précisément sur la « création » d’un objet intellectuel. Création qui nécessite de travailler seul, sur un long terme, et qui requiert à la fois la mise en œuvre de la position active et passive (comme l’évoque le célèbre poème de Paul Valéry, Les pas, qui s’interprète classiquement comme une métaphore de la création littéraire, sublimation d’exception, en tant qu’elle implique une forme de disponibilité et une auto-érotisation de la passivité : « Ne hâte pas cet acte tendre/ Douceur d’être et de n’être pas/ Car j’ai rêvé de vous attendre/ Et mon cœur n’était que vos pas. ») Création et procréation sont associées du fait de la passivité requise par celui qui crée/procrée et l’attente que ces processus présupposent. D’autre part, Emilio ne supporte pas l’idée qu’on lui impose un terme temporel et joue perpétuellement sur la limite. Le fait de devoir créer un objet a ravivé le conflit identificatoire entre le féminin maternel et la mère phallique. Chez Emilio, le fait de savoir son analyste, mère, a eu, selon ses termes, un effet « humanisant », a contribué à déstabiliser l’imago de mère phallique et à susciter une identification au féminin maternel qui implique la reconnaissance du tiers paternel. Le travail sur ces différents éléments a infléchi considérablement le rapport du patient à ses capacités sublimatoires.

20 Ainsi les différentes identifications produites par l’homosexualité féminine primaire et l’homosexualité féminine secondaire, contribuent à un enrichissement narcissique et à la reprise des capacités sublimatoires d’Emilio. Cette cure souligne l’importance de la réalité du sexe de l’analyste comme donnée de départ des investissements transférentiels. Dans le cas d’Emilio, la perception de l’analyste avec un enfant, a constitué une réalité « de plus » et a renforcé le pôle maternel du transfert tout en déstabilisant le contenu projectif de l’imago maternelle. L’usage par l’analyste de sa bisexualité psychique est évidemment primordial et conditionne le déploiement de l’éventail transférentiel. Néanmoins, nous avons vu chez Emilio l’importance de la latéralisation du transfert sur la figure du supérieur hiérarchique qui a contribué à faire émerger l’homosexualité féminine secondaire. Si l’on se laisse aller à imaginer ce qu’il en aurait été avec un analyste homme, il est tout à fait probable que le trajet de la cure et l’articulation entre homosexualité féminine primaire et secondaire auraient été différents. Ainsi, comme on le sait, la temporalité de la cure est toujours, pour une part, spécifique à la rencontre particulière entre l’analyste et son patient, et donne lieu à un travail singulier sur les différents niveaux du fonctionnement psychique, primaire et secondaire.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Godfrind J. (1997), À propos d’homosexualité féminine chez l’homme, Revue Belge de Psychanalyse, 30, p. 37-53 ; repris dans ce numéro.
  • Green A. (2011), La sublimation, Le Travail du négatif, Paris, Minuit, p. 297-354.
  • Kestemberg É. (1984), « Astrid » ou homosexualité, identité, adolescence, Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie, 1984, n° 8 ; in L’Adolescence à vif, « Le fil rouge », Paris, Puf, 1999 ; repris dans ce numéro.

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