Notes
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Une des raisons pouvant l’expliquer tient au fait que son mari, proche du milieu analytique participait à certaines réunions des analystes (où le nom de Mr Hirschfeld apparaît à divers reprises). De surcroît, cet homme était propriétaire d’une maison d’édition publiant les manuscrits de certains analystes, comme en atteste la lettre que Freud (1909-1939, p. 101) écrit à Pfister le 11 mars 1913.
Introduction
1Officiellement, Freud n’aurait traité de la question du mensonge que dans un court document de quatre pages, intitulé Deux mensonges d’enfants (1913b). Cet essai recèle un intérêt capital pour qui s’intéresse à la question du mensonge, puisqu’il constitue la base des travaux métapsychologiques en la matière. Cependant, à l’examen approfondi, cet écrit ne possède pas la limpidité coutumière à Freud et certains des arguments développés dans cet essai nous ont interrogés. Sachant qu’il se révèle incontournable dans la mesure où les rares travaux actuels se penchant sur ce thème s’en inspirent (de Mijolla-Mellor, 2002, p. 1046), il nous a semblé essentiel d’en proposer une relecture.
2Nous décrypterons ce texte crucial eu égard au cas qui le fonde. Nous chercherons à montrer que l’influence de cette patiente sur la psychanalyse est aussi méconnue qu’elle est forte en exploitant les éléments d’archives attestant de la nature de ses liens avec les premiers analystes. Nous postulons que Freud se serait servi du cas de cette femme pour illustrer son essai, car, adulte elle aurait continué d’user du mensonge pour exprimer de façon agie l’expérience traumatique dont elle aurait été victime.
3Autour de l’analyse de ce cas nous tenterons de démontrer que le discours mensonger implique une action significative à l’adresse d’autrui. La prise en compte du mode d’utilisation de l’objet (au sens winnicottien) relatif à cet « acte-parlé » (Chapellon, 2013) permettrait de déchiffrer les logiques inconscientes qui animent le sujet. Aussi travaillerons-nous autour de l’hypothèse selon laquelle l’acte de mentir permettrait la communication inconsciente de vécus en défaut de symbolisation. En trompant ceux dont il tente de faire des dupes, le sujet externaliserait son propre clivage.
Mensonges d’enfant(s)
4L’essai que nous étudions se scinde en deux parties, correspondant à l’anamnèse de deux fillettes. Ce ne sont pas elles que l’analyste reçoit en consultation, mais les femmes qu’elles sont devenues.
5La précision des éléments d’anamnèse auxquels Freud fait appel à propos de l’histoire de ces patientes ont laissé soupçonner à Bernard Chervet (1992, p. 1062) qu’il s’agissait d’un essai de nature autobiographique. Effectivement, la scène où ladite « fillette » est payée pour garder secrète la relation que sa bonne entretenait avec le médecin de la famille rappelle l’enfance de Freud. Tel n’est cependant pas le cas de la patiente avec laquelle l’analyste illustre le second chapitre de son essai. Il s’appuie sur le récit d’une femme décrite comme « gravement malade ». Elle se remémore une époque antérieure, où il s’était produit un incident qu’elle se reprochait vivement et où elle voyait « la preuve de son abjection fondamentale » (Op. cit., p. 185). Cette patiente, l’aînée d’une fratrie de cinq enfants, qui se rappelle avoir été vaniteuse et menteuse durant les premières années de sa vie est décrite comme très attachée à son père. Cet attachement « extraordinairement intense » devait, explique Freud, faire échouer son bonheur. Ce père à qui les talents de dessinateur valaient l’admiration de ses enfants, n’aurait cependant pas été un si grand homme qu’elle était prête à le croire : il n’était ni aussi puissant ni aussi distingué qu’elle l’avait pensé (ibid., p. 186). Les motifs de cette déception ne sont pas mentionnés. Pourtant c’est elle qui aurait poussé la fillette à tricher par deux fois. La première en se vantant d’avoir de la glace tous les jours, après qu’une camarade eut déclaré en avoir mangé au déjeuner. La seconde, quand à l’âge de dix ans, elle traça au compas un cercle que le maître avait demandé aux élèves de dessiner à la main. Le professeur, découvrant les traces de l’instrument, n’obtint pas les explications qu’il réclama à l’enfant, laquelle se réfugia dans un silence obstiné (ibid.). Freud explique qu’il lui était impossible d’avouer, car « c’eût été avouer l’amour incestueux caché » (ibid., p. 187). Selon lui, ces deux mensonges étaient motivés par la conscience de culpabilité s’attachant à un penchant excessif pour son père (ibid., p. 186). Une culpabilité liée à un fantasme incestueux serait donc déterminante de ces deux mensonges. Cette assertion nous a interrogés. L’association mensonge- soulagement d’une conscience de culpabilité nous a paru étonnante.
6Nous souhaitons montrer qu’une zone d’ombre environne les raisons qui ont conduit Freud à établir un lien entre mensonge et désir incestueux. Certains détails semblent questionner une configuration autre que celle de l’Œdipe, entre autres, l’attachement « extraordinairement intense » que la fillette voue à ce père à propos duquel il est précisé qu’il n’était pas un si grand homme qu’elle était prête à le croire. Freud a évoqué le fait que son mensonge aurait consisté à soutenir son père contre le monde en se défendant d’avoir à rabaisser la valeur d’idéal de ce dernier. Pourtant les raisons pour lesquelles ce père n’aurait pas été un si grand homme que sa fille désirait le croire ne sont pas exposées. Aussi proposons-nous de les saisir en explorant les coulisses de la cure de cette patiente. Il s’agit de à cerner l’écart qui sépare les arguments théoriques de la réalité du tableau clinique de cette femme « gravement malade ». Notre entreprise tient à la volonté de déconstruire le préjugé qui avait pu fossiliser la notion de mensonge dans une interprétation en termes de fantasme œdipien, pour tenter de montrer que les mensonges concernés auraient exprimé une histoire d’enfant dramatique. Le lien père-fille que Freud décrit comme extraordinairement intense s’avèrerait plus tragique qu’il n’a été dit.
7Les mensonges de l’enfant auraient consisté à répéter une réalité autrement indicible pour cette patiente chez qui s’étaient passées « des choses qu’elle se reprochait vivement » (ibid., p. 185). Nous pensons que le mensonge n’aurait pas été pour elle le symptôme d’un contenu fantasmatique refoulé, mais l’expression d’un traumatisme réel.
Un cas méconnu, et pourtant…
8Ernst Falzeder (2005) est le premier auteur à dévoiler l’identité de ce cas : Elfriede Hirschfeld, dont l’histoire clinique et le destin théorique étaient restés sous silence. Bien que Freud la juge très importante pour ses écrits, comme nous allons l’expliquer, les éléments d’anamnèse la concernant s’avèrent rares en dehors des correspondances. Si son cas a été utilisé dans de nombreux textes, l’y retrouver s’avère périlleux, tant les comptes rendus qui la concernent sont parcellaires. En fonction de chaque interlocuteur, elle est identifiée avec des initiales différentes ; il en résulte un véritable puzzle théorique. Freud a brouillé les cartes, de manière à ce que ni ses collègues ni son mari [1] ne puissent reconnaître celle dont le cas était au centre de nombreux essais.
9Il s’en serait servi pour rédiger un des pans les plus audacieux de son œuvre. Elle a notamment été identifiée par Ernst Falzeder (ibid.) comme la femme souffrant « de la maladie du doute et d’un cérémonial obsessionnel » dans Un rêve utilisé comme preuve (1913a). Nicolas Gougoulis (2002, p. 779-780) rapporte le fait qu’elle apparaît en toile de fond des articles techniques Répétition, remémoration, élaboration (1914g) et dans les Observations sur l’amour de transfert (1915a). C’est à son contact que Freud aurait formulé son essai sur Le roman familial (1909c). R. Fiori (2008) relève encore sept autres articles que cette patiente aurait contribué à illustrer, parmi lesquels Sur la transposition des pulsions et particulièrement dans l’érotisme anal (1916-1917a) ; Un enfant est battu (1919e) ; Inhibition, symptôme et angoisse (1926d).
10Freud l’appelle Mme C. dans sa correspondance avec Jung, Mme H. dans celle avec Pfister, « Frau A. » quand il s’agit d’Abraham, Mme Gi quand c’est avec Binswanger qu’il communique, et enfin « la patiente de trente-sept ans » avec Ferenczi. Son cas a également alimenté quelques débats de la Société Viennoise. L’hétérogénéité des pseudonymes dont elle fut affublée et la place fragmentée que tient son cas dans la littérature freudienne est remarquable. On peut aussi s’étonner du nombre impressionnant de médecins par lesquels cette patiente a été suivie : outre Freud, Pfister, Jung, Binswanger, et Muthmann, Janet, Poesgen et Bleuler ont aussi joué un rôle dans son suivi (Freud, 1908-1938, p. 208). Malheureusement, le texte qui aurait pu être le plus important à son sujet, celui portant sur son histoire secrète, a disparu (Fazelder, Op. cit., p. 190). Aussi, ce sont dans les échanges épistolaires de Freud que l’on peut essayer de saisir la place que ce cas a tenu.
11Cette patiente aurait été d’une importance extrême pour Freud qui la considérait comme sa « Grande-Patiente » (ibid., p. 172-173). Dans une lettre écrite à Jung le 2 décembre 1911, il la jugea même « dans l’obligation de se sacrifier à la science » (1910-1914, p. 235). Cette patiente lui aurait en effet permis de développer des arguments techniques fondamentaux, comme il l’évoque à Binswanger, à qui il confie combien elle était importante pour ses écrits (Freud, 1908-1938, p. 208). Celle que Freud considéra comme son fléau principal (1910-1914, p. 169) s’avère être un cas difficile. Cette patiente décrite comme obstinée et indocile dans les Observations sur l’amour de transfert (1915a, p. 125) semble avoir poussé les limites du cadre de la cure.
12Quand Freud entreprend la rédaction de son unique contribution officielle à la question du mensonge, Mme Hirschfeld est en thérapie chez lui depuis environ cinq ans. Auparavant, il avait hésité à l’accepter en cure car la gravité de ses symptômes ne laissait pas envisager un pronostic optimiste. Finalement, il la suivit jusqu’en 1914, soit sept années d’un suivi très compliqué. Cette patiente décrite à Jung comme étant « un gros morceau » (Freud, 1906-1909, p. 253), aura beaucoup préoccupé Freud. Celle qu’il dépeint à de nombreuses reprises comme atteinte d’une névrose obsessionnelle gravissime (Nunberg, Federn, 1978, p. 359-360) tient une place aussi essentielle que méconnue dans son œuvre. Cependant, peu d’éléments d’anamnèse sont disponibles pour comprendre l’origine du trouble de cette femme décrite par Freud comme faisant partie des cas les plus graves qu’il eut à traiter (1910-1914, p. 176), on sait seulement qu’elle est l’aînée de cinq filles qui considère une de ses petites sœurs comme son enfant (Freud, 1921, p. 16). L’intérêt particulier que nous attachons à l’histoire de son cas ne tient pas seulement à la gravité de ses symptômes : deux faits ont retenu notre attention. Primo : adulte, elle n’aurait jamais cessé d’user de mensonges auprès de Freud et des autres thérapeutes qui se préoccuperont de son cas. Secundo : Freud aurait transposé une situation œdipienne sur le vécu réel d’inceste dont elle aurait été victime. Ses mensonges d’enfant auraient donné l’alerte sur cette tragique réalité qui aurait fait d’elle une patiente « au-delà de toute chance thérapeutique », comme il l’écrit à Pfister (1909-1939, p. 235).
Indécrottable
13Dans Deux mensonges, Freud fait une courte allusion au thème de l’érotisme anal. D’érotisme et d’organisation anale il semble être beaucoup question concernant Mme Hirschfeld. C’est à partir du matériel clinique tiré de son cas que Freud étaya ses travaux précurseurs sur le rôle de l’analité dans la vie psychique. Notamment, son article sur l’érotisme anal, où il se dit par exemple guidé par une expérience analytique particulièrement contraignante qui l’aurait amené jusqu’à l’hypothèse d’une « organisation prégénitale » (1916-1917a, p. 106). Freud avait pressenti dès les prémices de cette cure les tendances masochistes cette patiente, comme en atteste une missive à Jung, à qui il dit qu’elle serait venue en analyse pour satisfaire ses « intentions de punition » (Freud, 1906-1909, p. 245). N’omettons pas les vifs reproches que la patiente décrite dans Deux mensonges se faisait à propos de souvenirs où elle voyait « la preuve de son abjection fondamentale » (1913b, p. 185). Cette abjection devait être à l’origine de son obsession de salir.
14R. Fiori, qui a eu accès aux archives de la clinique de Bellevue, où cette patiente fut admise en 1916, relate les rituels de lavage qui y animaient ses journées. Elle se lave pendant environ une heure sur le bidet, passe ensuite une autre heure dans le bain, avant de finir par le visage. Le rapport de la clinique Bellevue relève que le médecin n’avait pu lui rendre qu’une seule visite, en raison du fait qu’elle se sentait trop impure pour le recevoir (ibid.). Elle était obsédée par la crainte qu’il ne se salisse à son contact. Il est aussi noté que pendant ses cérémonials de lavage, la patiente demandait à ce qu’une des femmes de chambre la surveille continuellement. D’ailleurs Freud relate une surprenante scène concernant une dame âgée de trente ans environ souffrant de phénomènes d’obsession très graves. Elle exécutait plusieurs fois par jour un rituel consistant à se précipiter de sa chambre dans une autre pièce contiguë, et, après s’être placée près de la table occupant le milieu de la pièce, à sonner sa femme de chambre pour lui donner un ordre quelconque ou la renvoyer purement et simplement avant de s’enfuir précipitamment dans sa chambre (1916-1917b, p. 243). De même, dans Un rêve utilisé comme preuve, Freud (1913a) parle d’une femme qui exige que sa garde-malade ne la quitte pas des yeux. Son angoisse d’être perdue de vue l’amène à accuser sa gardienne de s’être endormie au lieu de veiller sur elle. Cette angoisse d’être lâchée interroge une problématique narcissique. Les traits pathologiques découverts chez cette patiente nous ont conduits à interroger la cause de ses troubles.
15Durant la réunion des Minutes du 19 octobre 1910, Freud proposa l’exemple d’une écolière qui mentit en raison d’une identification à son père, qui « la forçait à jouer un certain rôle » (Nunberg, Federn, 1979, p. 36). Nous avons été amenés à penser que ce rôle imposé correspondait à ce que Freud considérait comme des séductions précoces, avant qu’il n’abandonne sa neurotica. L’amour paternel excessif qu’il était impossible à la fillette de Deux mensonges d’avouer aurait donc concerné une relation incestueuse plus qu’un fantasme œdipien. Ceci modifierait considérablement le sens de ses mensonges d’enfant. Si, comme Freud l’énonce, ils avaient valeur d’aveu, c’est la tonalité de celui-ci qui changerait.
Fantasmes incestueux ou réalité traumatique
16Dans Deux mensonges, Freud s’attarda sur la déception causée par le père qui n’était pas un si grand homme que la fillette était prête à le croire. Il précisera ultérieurement (1921, p. 16) que ce père s’occupait beaucoup de ses filles à qui ses tours d’adresse en imposent alors qu’il « n’en impose pas par ailleurs ». Nous avons été conduits à envisager que l’analyste brosse un tableau d’autant plus critique à propos de cet homme qu’il n’aurait pas simplement fait de sa fille aînée sa confidente (ibid.) mais aurait aussi abusé d’elle.
17C’est en effet à propos de cette patiente que Freud (1909-1939, p. 100) interroge les effets de l’inceste réel dans une lettre à Pfister. Dans une autre, il confie à Jung que cette femme qui s’identifie à un homme qui va en avant et en arrière se ferme la nuit avec des épingles pour rendre ses organes génitaux inaccessibles (Freud, 1906-1909, p. 253). De plus, en réponse à la lettre de Binswanger qui se dit harcelé par les coups de téléphone de la dame, Freud explique l’attitude de cette dernière par des « circonstances réelles exceptionnellement défavorables » (Freud, 1908-1938, p. 207). Au cours de la réunion des premiers analystes du 22 décembre 1909, il décrit aussi son étrange fantasme qu’un homme abuse sexuellement d’un enfant : « Cet homme est son père et cet enfant délibérément indéfini est elle-même » (Nunberg, Federn, 1978, p. 360). Durant une séance ultérieure, il fait un parallèle entre les symptômes d’un garçon apparemment victime d’inceste et ceux de cette patiente, dont la vie sexuelle aurait, précise-t-il, commencé très tôt (ibid., p. 445).
18La crudité des fantasmes précédemment relatés, ainsi que les récurrentes références faites à l’existence d’expériences sexuelles prématurées nous ont ainsi conduits à envisager la question de l’inceste. Il s’agit à présent d’étudier les conséquences que cette expérience traumatique aurait eues sur son psychisme pour comprendre comment le mensonge en aurait été l’expression.
Faux self
19Mme Hischfeld semble avoir dépensé une énergie considérable pour séduire les thérapeutes penchés à son chevet. Nous pensons qu’elle était animée par une irrépressible contrainte à plaire aux personnes qui l’entouraient et à satisfaire le désir qu’elle présupposait aux autres.
20Dans l’essai sur le mensonge, les actes de l’enfant sont associés à une identification à son père, il semble qu’elle ait incorporé en elle les sévices qu’elle aurait subi de sa part. Cette patiente dont le besoin de soutenir son père contre le monde évoqua à Freud l’image de Jeanne d’Arc (Freud, 1908-1938, p. 208) aurait sacrifié sa psyché au pesant secret dont il l’avait fait porteuse. Ceci l’aurait conduit à développer une personnalité en « faux self ».
21Winnicott (1960) explique que si l’enfant n’a pas la possibilité de contrer un empiétement émanant de l’extérieur, il s’organise en fonction de lui. Il apprend à satisfaire aux exigences, aussi perturbantes et désorganisatrices soient-elles, d’un environnement perturbant. Cette patiente, décrite comme extraordinairement attachée son père, se serait adaptée d’une façon tout aussi extrême au lien déstructurant qu’il lui aurait imposé. Les comportements de cette femme que Freud (1908-1938, p. 207) décrit comme « trop prévenante », seraient à entendre comme l’expression d’une oblativité pathologique. Oblativité qui l’aurait, notamment, conduit à apporter des fleurs à son analyste dans un moment de dépression (Freud, 1913b).
22La patiente réussit à toucher ses thérapeutes, comme on l’observe par exemple quand Freud termine ironiquement une lettre à l’adresse de Binswanger en saluant Mme Gi, ou encore quand il ajoute tout aussi ironiquement son nom sur l’enveloppe de sa lettre suivante (op. cit., 1908-1938, p. 234-235). Nous estimons que ce type de contre-attitude est lié au fait qu’en mentant aux différents analystes chargés de son suivi, cette patiente les aurait profondément déstabilisés.
Mensonges d’adultes
23En réponse aux nouvelles que Freud donne à Jung de leur patiente commune ce dernier parle spontanément d’un cas qui lui aurait consciemment caché un mensonge pendant toute une année (Freud, 1910-1914, p. 177). Cette association laisse supposer que la question du mensonge était récurrente dans la cure de cette femme. D’autres courriers le confirment, notamment quand Freud confie à Binswanger que Mme Gi se « paie la tête » de Pfister (Freud, 1908-1938, p. 207). Ce même Binswanger lui écrira que pendant tout le temps de sa présence à la clinique, la malade n’aurait fait que le « mener par le bout du nez » (ibid., p. 230). En fait, elle n’aurait eu de cesse de tromper ses interlocuteurs. Ceci à la fois pour se soulager de la violence qu’elle portait en elle, tout en faisant suspecter le secret qu’on l’obligeait à taire.
24Si nous entendons le « mensonge » dans son acceptation commune, consistant à le définir comme une assertion faite dans l’intention de tromper, nous envisageons que cette manière de s’adresser aux autres avec le désir de les induire en erreur implique des dynamiques intersubjectives atypiques. Le mensonge serait à considérer comme un moyen de renverser un vécu d’empiètement tout en le faisant activement vivre à autrui. Un sentiment de tromperie généralisée pousserait les sujets à user du mensonge pour faire vivre à leurs partenaires les outrages qu’ils auraient connu enfant (Eiguer, 1997, p. 17). Aussi l’acte de mentir serait-il au centre d’un mécanisme de « transfert par retournement » (Roussillon, 1999, p. 14) où se communiquerait activement une expérience subie passivement.
25Mme Hirschfeld, ne pouvant figurer sa propre histoire d’abus, l’aurait reproduite à l’identique en abusant ses thérapeutes. En leur mentant elle aurait renversé son sentiment d’envahissement psychique en la faisant vivre à ceux qu’elle trompait. Elle aurait ainsi fait ressentir des éprouvés difficilement tolérables aux différents analystes réunis autour de son cas, chez qui elle aurait « exporté » (Guillaumin, 1998) son clivage.
Abuser, être abusé
26Nous postulons qu’au moyen du mensonge, les sujets externalisent des vécus traumatiques non élaborés. Ils transfèrent des affects en défaut de symbolisation chez ceux qu’ils trompent. En ce qui concerne Mme Hirschfeld, ceux-ci se seraient frayés une voie d’accès vers le groupe des psychanalystes qu’elle aurait utilisé comme un Moi auxiliaire. Déniant sa haine envers l’agresseur de son enfance, cette patiente l’aurait inconsciemment communiquée jusqu’à eux. Clivée entre sa haine pour son père et la vénération qu’elle n’a jamais cessé de lui vouer, elle aurait figuré son clivage en diffractant le groupe thérapeutique formé autour d’elle. De vives tensions se firent en effet jour entre Freud et ses confrères. Cette patiente aurait était au centre de diverses querelles. Les différends qui se profilent à l’ombre de cette cure expriment le propre chaos de cette femme. En désunissant les thérapeutes qui se sont penchés sur son cas, elle aurait mis en scène sa propre désorganisation psychique.
27On peut, entre autres, s’en rendre compte à travers la lettre où Freud informe Binswanger que cette patiente aurait pris parti dans la dissension avec Zurich et qu’elle serait l’une des protagonistes à l’égard desquelles Jung se serait conduit de façon incorrecte (Freud, 1908-1938, p. 207) ? Elle serait au centre du conflit entre Freud et Jung. Ernst Falzeder cite à ce propos la version que Freud retint des événements que la patiente lui rapporta concernant sa première rencontre avec Jung. Ce dernier se serait, aux dires de la patiente, étonné auprès d’elle du fait qu’elle supporte son analyse chez Freud, et se serait même recommandé pour un traitement avec lui (Falzeder, op. cit., p. 181). La retranscription qu’elle aurait faite à Freud des paroles de Jung n’avait-elle pas pour but de les désunir ?
28Mme Hirschfeld aurait progressivement opposé les uns aux autres les nombreux médecins qu’elle rencontrait. Cette patiente aurait délité son environnement thérapeutique en colportant à chacun des informations dont la teneur était propre à générer des dissensions. On l’observe dans la lettre que Freud rédige à l’intention de Jung, le 31 décembre 1911, à qui il écrit que « la C- » lui aurait raconté toutes sortes de choses sur lui et sur Pfister (Freud, 1910-1914, p. 237). Elle aurait ainsi échauffé les relations entre ses thérapeutes, au moyen d’allusions négatives faites à l’adresse de tel ou tel. Elle semble avoir cherché à attiser la concurrence entre eux en les amenant à dénigrer leurs pratiques respectives. On le comprend en lisant la suite de cette lettre où Freud évoque le fait que leur patiente commune lui aurait fait part d’« une mauvaise humeur » de Jung à son égard. Soupçonnant le fait que son confrère ait informé la patiente de leur litige, Freud lui demande de ne plus lui relater leurs conversations et de ne plus se laisser influencer ou commander par elle (ibid., p. 237-238). La façon dont elle s’est immiscée entre les analystes est mise en exergue par la réponse de Jung, quand dans son courrier du 2 janvier 1912 il écrit à Freud qu’il attendait depuis longtemps déjà que Mme C- avertisse son confrère d’une affaire problématique. Elle lui aurait, selon ses termes, « posé un piège » en le forçant à avoir avec elle une discussion sur Freud (ibid., p. 242). On mesure l’emprise que cette femme, qui fait dire à Jung plus de choses qu’il ne voudrait en révéler. Elle semble agir à la façon d’Iago, désunissant Othello et Desdémone après avoir créé avec chacun d’entre eux une relation d’intimité permettant de soutirer des confidences propres à les mettre en porte-à-faux.
29Cette manière de désunir des membres clefs de l’institution psychanalytique naissante, n’est pas sans rappeler celle avec laquelle certains sujets provoquent des conflits entre les soignants. Les antagonismes qui perturbent le fonctionnement institutionnel s’avèrent le reflet des configurations de lien enkystés des patients (Pinel, 2007, p. 19-20). Ces derniers cherchent inconsciemment à faire héberger par le groupe, qu’ils utilisent en tant que Moi auxiliaire, les défaillances de leur propre appareil psychique. Les contours de l’identité de tels sujets sont à tel point incertains qu’ils projettent sur le dehors les liens d’attachement perturbants qu’ils ont incorporés. Ainsi surinvestissent-ils l’extérieur pour obturer un vide interne et contre-investir une menace d’effondrement. Pour maintenir coûte que coûte un narcissisme vacillant, de tels sujets ont besoin que l’environnement thérapeutique prenne en charge les éléments les plus chaotiques de leur psychisme. À l’instar de Mme Hirschfeld faisant dysfonctionner ses thérapeutes en miroir du dysfonctionnement de son propre appareil psychique, ils délèguent au groupe la tâche de « recycler » (Eiguer, 1989, p. 38) les éléments les plus troublés de leur personnalité.
30De ce point de vue, on peut considérer le mensonge comme une « solution perverse » (Bayle, 1993, p. 349), visant à faire vivre à autrui une expérience traumatique intériorisée. Les sujets aux prises avec une angoisse d’intrusion retourneraient leur propre expérience d’effraction en effractant la psyché de ceux qu’ils trompent. À défaut de pouvoir se sentir détenteur d’une intégrité psychique – d’un dedans et d’un dehors suffisamment bien délimité –, ils feraient vivre aux autres le sentiment d’intrusion qui en découle, en désorganisant leur fonctionnement psychique. Ils chercheraient à faire de leurs dupes des « hôtes psychiques » (Bion, 1970, p. 171), afin de se soulager sur eux d’une souffrance qui ne peut se dire. À l’instar d’un rein, le Moi d’autrui servirait à dialyser les identifications troublées de ces sujets chez qui la manipulation est donc à la fois un moyen de survie et un outil permettant à la partie la plus silencieuse et la plus archaïque de leur personnalité de communiquer sa souffrance aux autres, et ceci par devers un fonctionnement hyper-adapté. Souvent en semant une certaine zizanie dans les groupes, comme cela aurait été le cas de l’institution psychanalytique où cette fameuse patiente aurait participé à tarir la confiance que certains de ses membres s’accordaient.
En guise de conclusion
31En relisant les éléments officieux relatifs au cas d’Elfried Hirschfeld, nous avons tenté de montrer que sa problématique pouvait interroger de manière féconde la théorie. Malgré le siècle qui s’est écoulé depuis la rédaction de Deux mensonges d’enfants, la symptomatologie de la patiente avec laquelle Freud illustre cet essai s’avère d’une brûlante actualité. Il reste encore beaucoup à écrire à son sujet ; nous souhaitions ici éclaircir les raisons pour lesquelles Freud avait étudié le mensonge à partir de son cas, et comprendre ce qui avait pu l’empêcher d’en dire plus.
32En abandonnant sa neurotica et après s’être détourné des positions qui furent les siennes du temps où il « crut » à la réalité des scènes de séduction précoce narrées par ses patients, sans doute était-il devenu difficile pour Freud d’accepter que la sévérité des troubles de Mme Hirschfeld puisse être liée à cette réalité.
33Autour de son cas nous avons tenté d’éclairer en quoi le mensonge pouvait être entendu comme le signal d’une détresse. Son expression reste cependant singulière puisqu’elle consiste en un acte, celui de tromper. Quelque sept ans après la publication de l’essai dont nous venons de visiter les coulisses, une jeune femme de dix-huit ans allait interroger cet aspect du mensonge en trompant Freud par le biais de rêves de complaisance mensongers (1920).
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : mensonge, discorde, premiers psychanalystes, abus sexuel
Date de mise en ligne : 13/03/2015
https://doi.org/10.3917/rfp.791.0017Notes
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Une des raisons pouvant l’expliquer tient au fait que son mari, proche du milieu analytique participait à certaines réunions des analystes (où le nom de Mr Hirschfeld apparaît à divers reprises). De surcroît, cet homme était propriétaire d’une maison d’édition publiant les manuscrits de certains analystes, comme en atteste la lettre que Freud (1909-1939, p. 101) écrit à Pfister le 11 mars 1913.