Couverture de RFP_791

Article de revue

Histoire de faussaire

Pages 132 à 143

Au bout d’une allée de faux buis
On apercevait un faux puits
Du fond duquel la vérité
N’avait jamais dû remonter
Georges Brassens, Histoire de faussaire.
A liar will never stop lying entirely, since it is his basic defence and he will always resort to it.
Edna O’ Shaughnessy, Can a liar be psychoanalysed?

1M. a la cinquantaine. Il est le cadet d’une grande fratrie ; la famille est originaire d’un pays arabe, dans lequel elle était opulente ; le père de M. était un acteur notoire, de théâtre et de cinéma, très demandé et qui bien que juif, était invité à se produire devant les personnalités les plus haut placées dans des cercles fermés et exclusifs. Le roi du pays lui avait manifesté son admiration par de somptueux cadeaux, de grande valeur pécuniaire et symbolique.

2À la suite des bouleversements politiques dans les pays arabes, la famille avait immigré dans les années cinquante en Israël récemment créé, abandonnant tous ses biens dans le pays d’origine. En Israël, la famille vécut chichement, dans un quartier pauvre, peuplé de nouveaux immigrants venus eux aussi de pays arabes, quartier dans lequel le père avait ouvert une petite droguerie qui faisait vivoter la famille ; ignoré du grand public, il conservait sa notoriété dans son quartier auprès des connaisseurs, compatriotes immigrés comme lui et il lui arrivait de se produire en petit comité, dans des cafés ou lors de festivités familiales.

3La mère, femme hyper-anxieuse, avec des traits hypochondriaques et paranoïdes marqués, vivait dans un monde dominé par le mauvais œil, les jeteurs de sorts, les esprits et la retombée de fautes ancestrales sur la énième génération. M., classique petit dernier, très attaché à sa mère qui le couvait tout particulièrement et ne cessait de le prévenir contre les dangers environnants, ainsi contaminé par les anxiétés et les superstitions de sa mère, avait été un enfant peureux dans la sphère familiale ; il avait autant de mal à croire aux démons de sa mère que de ne pas y croire. Toutefois, il se distinguait dans la fratrie car il était particulièrement intelligent, curieux, manipulateur et « futé », d’une imagination débordante. Cet ensemble de qualités ne manquait pas de lui attirer beaucoup de jalousie. Le père était un grand absent : le jour dans sa boutique, la nuit rencontrant des compatriotes dans des bars ou des cafés, s’y produisant parfois. Son imago chez M. était complexe et clivée : héros et célébrité, mais héros absent, ou simple petit droguiste, pour ne pas dire minable ; il arrivait à M. d’assister à des représentations de son père lors de festivités familiales, il voyait comme on l’admirait, mais lui avait du mal à faire « coller ensemble » ses deux aspects contradictoires.

4À l’extérieur, il ne connaissait plus la peur : M. était un meneur, entraînant les copains du quartier dans des aventures présentant souvent un danger physique : se faufiler dans des chantiers, grimper sur des échafaudages, sauter d’une hauteur de deux étages, etc… Par contre quand il revenait à la maison, il devait appeler sa mère d’en bas, afin qu’elle allume l’électricité dans la cage de l’escalier, le commutateur du rez-de-chaussée n’étant pas situé à l’entrée de l’immeuble, mais en bas des escaliers : M. craignait en effet la rencontre de voleurs ou de bandits, voire de démons ou de sorcières. Afin de préserver son image de meneur intrépide, il prenait bien soin d’être seul quand il appelait sa mère.

5L’éveil et la curiosité sexuels de M. avaient été précoces ; entouré de nombreuses cousines et de petites filles du quartier, ils jouaient à des jeux de son invention et qui conduisaient régulièrement à se dévêtir, à des attouchements si ce n’est réciproques, en tout cas de sa part. Il avait pleinement conscience qu’il s’agissait là de « jeux interdits », mais savait trouver les endroits propices et les prétextes plausibles pour parvenir à ses fins.

6Malgré ses qualités intellectuelles et de bons résultats à l’école, il dut interrompre ses études prématurément afin de commencer à travailler. Aujourd’hui encore il souffre de n’avoir pas fait d’études universitaires. M. débuta comme ouvrier dans une grande entreprise où son frère aîné le fit entrer ; il n’aimait pas trop les graisses, le cambouis et les outils, et assez rapidement il réussit à changer de tâche et à devenir instructeur pour les nouveaux embauchés.

7À vingt-deux ans, il fit la connaissance de celle qui allait devenir sa femme ; belle et jeune, issue d’une riche famille, elle tomba amoureuse de lui sans que lui l’aime en retour, mais il voyait avec elle l’occasion de faire un mariage prestigieux, qui lui assurerait un avenir matériel. Ce mariage suscita une jalousie terrible aussi bien chez ses frères et sœurs que dans son quartier. Cependant, la vie sexuelle du couple fut toujours quasi inexistante, elle refusant les relations sexuelles ou ne les acceptant que par devoir, lui n’étant pas attiré par elle mais voulant parfois « se soulager ».

8Une fois marié, M. quitta bien vite son emploi, pour rejoindre son beau-père avec qui il dirigea l’entreprise familiale. Au moment où il quitta ces fonctions, son CV s’était enrichi de la mention « directeur ». Il trouva un emploi salarié avec de fortes responsabilités qu’il obtint, certes grâce à sa compétence et son intelligence, mais en prétendant avoir un diplôme de technicien. Il s’éleva ensuite à différents postes de directeur adjoint dans de grandes entreprises, ou de directeur administratif dans des institutions académiques, de nouveau grâce à sa compétence, renforcée maintenant par des années d’expérience, mais en falsifiant un diplôme d’ingénieur.

9Auprès de ses anciens amis du quartier, comme auprès de nouvelles connaissances, M. se présentait comme un homme riche et puissant. En société, il s’inventait des situations intéressantes, voire prestigieuses, produisant mensonge sur mensonge ; il prétendait connaître personnellement des hommes politiques, des magnats de la finance. En conséquence, il était souvent sollicité financièrement ou pressé de jouer de ses relations pour favoriser l’embauche de personnes dans le besoin. Pris au piège de ses mensonges, il faisait des pieds et des mains pour accorder l’aide demandée, parfois en devant « casser » une caisse d’épargne, ou en essayant d’approcher les personnalités qu’il avait mentionnées ou leurs semblables. Souvent ses mensonges le surprenaient lui-même, il ne comprenait pas ce qui l’avait poussé à fabuler gratuitement.

10Auprès des femmes, la fabulation était intentionnelle: M. se présentait comme un riche homme d’affaires, en cours de divorce. Ses aventures sexuelles furent innombrables, souvent entretenues par des promesses de mariage, ou des contributions financières; il eut des maîtresses, des relations ancillaires, des relations avec des prostituées, souvent concomitantes. Il passait fréquemment la nuit dehors, « pour son travail ». Il lui arriva même d’avoir quasiment une deuxième famille : il sortait en fin de semaine avec sa maîtresse et la fille de celle-ci, qui le considérait comme un beau-père. Sa femme était-elle dupe ? Ce n’est pas certain, il supposait qu’elle devinait et acceptait tacitement.

11Pendant longtemps, ces aventures sexuelles et ces impostures professionnelles furent pratiquées sans culpabilité apparente, sans angoisse, si ce n’est une vague crainte paranoïde d’être aperçu ou questionné ; cela ne manqua pas d’arriver, il sut cependant toujours se tirer d’affaire.

12Lorsqu’une maladie grave frappa sa fille aînée, maladie dont elle mourut après quelques années, il fut envahi par une anxiété dévastatrice, permanente, sur laquelle se greffaient de longues crises de panique répétitives ; à l’affût de signes d’aggravation chez sa fille, il se mit à guetter les signes ou symptômes que lui pourrait présenter, et développa progressivement une hypochondrie. Afin d’assurer un traitement de toute première qualité pour sa fille, M., moyennant cadeaux et pots-de-vin, sut s’attacher les services d’un certain nombre de médecins de premier plan, qu’il appelait « ses amis » — l’une de ceux-ci devint d’ailleurs sa maîtresse pendant quelques mois — qui d’une part suivirent de près l’évolution de la maladie de sa fille, mais que d’autre part il assaillait de questions en ce qui concernait sa propre situation, cherchant à trouver dans leurs réponses un soulagement immédiat à son angoisse. Même après la mort de sa fille, il tenta de maintenir ces relations avec « ses amis », relations en fait nourries par les dons à leurs services, les cadeaux personnels et les services qu’il leur rendait. Il développa envers eux une relation de dépendance, attendant d’eux une réponse immédiate à ses appels; au fil des années, ceux-ci le quittèrent progressivement, le laissant amer et désemparé.

13L’angoisse ne faisant qu’empirer, M. se résolut à entreprendre une thérapie ; après quelques tâtonnements, il aboutit chez une analyste-psychiatre résolument silencieuse, qui lui imposa le divan et trois séances par semaine ; l’absence de contact visuel, le mutisme en réponse à ses questions angoissées entraînèrent une aggravation impressionnante de son état ; il demanda une aide médicamenteuse qui fut strictement refusée. L’analyse devint alors une lutte acharnée, les refusements le poussèrent à multiplier les appels à « ses amis », les consultations auprès de psychiatres ; ceux-ci lui prescrivirent des médicaments qu’il arrêta le plus souvent après quelques jours à la suite d’effets secondaires catastrophiques. Après quelque deux ans, son état empirant régulièrement et la lutte avec l’analyste étant toujours plus acharnée, il se résolut à cesser l’analyse. Bien que niant avoir retiré le moindre bénéfice de cette analyse, et malgré sa colère contre l’analyste, il eut cependant des doutes sur le bien-fondé de sa décision ; ceux-ci, joints à l’opposition farouche de l’analyste à la cessation, entraînèrent un surcroît d’angoisse de séparation.

Le travail analytique

14Lorsque je le rencontrai pour la première fois, M. était dans un état lamentable : en proie à des crises de panique quotidiennes, déprimé, ne dormant pas, ne mangeant pas, il somatisait à outrance surtout dans le domaine gastro-intestinal ; curieusement il parvenait à « fonctionner » au travail. Je proposai un travail psychanalytique en face à face, deux fois par semaine, mais avec le soutien d’une thérapie médicamenteuse anxiolytique-antidépressive, qui cette fois passa sans trop d’aléas.

15Rapidement, il y eut une amélioration sensible, qui permit le travail psychanalytique. Cela fut la conséquence à la fois d’un cadre qu’il vécut comme rassurant, d’une attitude plus présente de ma part, et d’un transfert idéalisant que je choisis de ne pas interpréter d’emblée. Certes M. continuait à avoir un discours somatique, et bien qu’il attendît de moi un soulagement immédiat, le sentiment d’urgence, de catastrophe avaient disparu. Je l’invitais à verbaliser, à associer sur ce qui avait précédé l’apparition de nouveaux symptômes ou leur aggravation, mais lui faisait pression pour extraire de moi une parole magique qui ferait immédiatement disparaître le symptôme et l’anxiété concomitante. En m’idéalisant et en m’attribuant ces pouvoirs quasiment magiques, il me plaçait en position de l’imago idéale de son père. Au bout de quelques mois, j’entrepris d’interpréter qu’il m’attribuait une omnipotence que je n’avais pas, parce qu’il voyait en moi une image paternelle idéalisée, il en ressentit une déception immense, avec une colère rentrée, qu’il n’osa manifester ; je devenais le père minable et décevant, celui qu’il ne voulait pas rencontrer.

16En fait il s’était instauré une relation qui me mettait mal à l’aise et que je sentais comme fausse. Je tenais mon rôle de psychanalyste, mais précisément j’avais le sentiment de jouer un rôle : il semblait accepter mes interventions, interprétations ou autres, mais j’avais le sentiment qu’il s’agissait d’une acceptation superficielle, pour me satisfaire, voire même pour éviter un conflit, en tout cas sans qu’il y ait eu insight de sa part. Quand il ne pouvait en aucun cas accepter mon intervention, il se tortillait sur son fauteuil et trouvait toutes sortes de circonlocutions pour manifester son opposition sans véritablement m’affronter. Et quand j’interprétais que son conflit avec moi le mettait mal à l’aise, il invoquait toutes sortes de considérations circonstancielles, qui n’étaient qu’un moyen pour lui de se rétracter.

17À l’extérieur, il continuait à mentir et à fabuler, sans savoir toujours pourquoi ; dans les séances il me rapportait ses incartades et ses mensonges. Apparemment il me disait la vérité, « rien que la vérité », mais je me demandais souvent quand et sur quoi il m’avait menti, sans pouvoir vraiment repérer les mensonges. De même, quand il me faisait part d’une crise d’angoisse ou d’une aggravation somatique, j’avais souvent l’impression qu’il me « faisait du cinéma », peut-être identifié à son père. Je ne savais pas trop comment verbaliser mes doutes sur la véridicité de son discours ou sur l’authenticité de sa souffrance, coupable à l’idée de le blesser par mon incrédulité et mon manque d’empathie. Je comprenais qu’il avait projeté sur moi sa culpabilité, mais me sentais incapable de lui communiquer cette interprétation, et parce que lui était totalement inconscient de cette culpabilité, et parce que moi j’en étais trop conscient.

18M. n’aimait pas sa femme, ses enfants le décevaient, il disait vouloir se séparer et fonder une nouvelle famille qui elle serait conforme à ses désirs. Mais il n’envisagea jamais réellement de divorcer, car il craignait de se retrouver démuni, et de revivre chichement comme dans son enfance. Tout au plus avait-il une relation extra-conjugale suivie, et il donnait le sentiment à son amie qu’il allait fonder avec elle une famille, que ce n’était qu’une question de temps. Mais il lui arrivait, un peu comme un enfant qui en jouant se prend pour le personnage qu’il incarne, de vivre l’illusion qu’il avait créée et quand il sortait en fin de semaine avec sa maîtresse et sa fille, pour quelques heures il avait vraiment fondé une nouvelle famille avec laquelle tous ses problèmes étaient résolus. J’interprétais le paradoxe : il voulait repartir à zéro, créer une famille qui n’était pas fondée sur le mensonge, mais sur une relation honnête et vraie; et pourtant en tentant de réaliser son fantasme, il créait une situation doublement fausse. M. changeait alors de discours, il ne comprenait pas où était le problème : pourquoi ne pouvait-il pas avoir sa vie conjugale et une maîtresse ? Il n’était ni le premier ni le dernier à le faire. Il reconnaissait que sa vie était compliquée : à la maison il devait inventer mensonge sur mensonge pour expliquer ses absences, ses retours tardifs et, au dehors, il devait et mentir et débourser continuellement des sommes bien au dessus de ses moyens pour entretenir l’image qui avait contribué à lui obtenir toutes ses conquêtes féminines. Il était certes angoissé à l’idée de « se faire prendre », que ce soit à la maison ou dehors, et il l’était aussi par ses dépenses, et le sentiment qu’il était piégé. Mais sans relations sexuelles, il ne vivait pas.

19M. craignait de « se faire prendre », de ne pas se souvenir de ses mensonges, mais de fait il avait une mémoire parfaite de la version qu’il avait donnée, qu’il s’agisse d’une situation imaginaire ou d’une excuse pour une absence, et j’avais souvent le sentiment que ces versions mensongères étaient pour lui une néo-réalité aussi véridique que la banale réalité matérielle, d’où la facilité avec laquelle il s’en souvenait.

20Cette double vie relevait aussi d’un autre désordre profond : placé devant une alternative, M. essayait de vivre les deux solutions simultanément, en refusant de payer le prix du choix. Grâce à un clivage profond, il se donnait l’illusion de pouvoir nier le conflit interne, de ne pas avoir à choisir. Quant aux conflits externes, il était passé maître dans l’art de les éviter : s’il voulait se séparer d’une de ses maîtresses, ou renvoyer un employé insatisfaisant, il faisait toutes sortes de manœuvres afin d’amener l’autre à quitter sa place. Cet évitement, ce déni systématique de tout conflit interne ou externe, réapparaissaient d’une manière répétitive dans les séances, qu’il me relate les événements de sa vie quotidienne, qu’il me raconte ses rêves, qu’il associe librement. Quand j’interprétais son refus de payer le prix, et l’omnipotence censée lui permettre de se dérober à ce devoir, il acquiesçait silencieusement ou changeait de sujet afin de ne pas s’opposer ouvertement à mon interprétation. J’avais la sensation de prêcher dans le désert ou d’écrire sur l’eau.

21M. multipliait les plaintes somatiques, sur lesquelles il focalisait son anxiété. Il me rapportait qu’au départ il s’était expliqué son angoisse par son inquiétude au sujet de sa fille, d’autant qu’il avait été frappé par l’absence de corrélation entre un symptôme parfois banal et un diagnostic pouvant être gravissime. Je proposais qu’il s’était identifié à sa fille, qu’il avait voulu prendre sur lui sa maladie, peut-être parce qu’il se sentait plus fort qu’elle et que lui pourrait surmonter la maladie ; peut-être aussi, cette hypochondrie qu’il s’infligeait était une forme de punition. M comprit d’abord que je faisais allusion à une punition divine, ou résultant du mauvais œil. Il enchaîna en ajoutant qu’il ne croyait pas au mauvais œil et à toutes ces superstitions, auxquelles sa mère croyait, mais qu’au fond, on ne savait jamais. Avec un rire un peu gêné, il avoua lire régulièrement des psaumes sans croire à leur vertu, mais cela ne pouvait certainement pas nuire. Pour une fois son clivage lui semblait bizarre. Je lui demandai pour quelle raison il avait pensé à une punition divine ou à un jeteur de sort, il répondit que, quand il avait commencé à souffrir de problèmes somatiques et d’angoisse, il avait vaguement pensé que c’était peut-être la punition de ses incartades sexuelles, mais qu’il avait rapidement balayé cette pensée, et n’avait pas jugé nécessaire d’interrompre ses relations extra-conjugales. Je pensais que de fait sa fixation sur ses problèmes somatiques lui permettait, avec un fort clivage et un non moins fort déni, ne pas ressentir consciemment de culpabilité, mais de l’angoisse, et d’éviter le conflit concernant sa vie sexuelle.

22À la suite de cette séance débuta une longue période pendant laquelle j’interprétais la relation de son angoisse à une culpabilité inconsciente. Mais là aussi, quelque chose de faux s’était mis en place : M. ne ressentait pas de culpabilité, mais comprenait ou admettait que son angoisse pouvait la traduire. Après maintes hésitations, il se résolut à tenter de supprimer dans sa vie les raisons de culpabilité. En fait cette résolution passait par son affrontement d’un conflit, événement terrible pour lui : était-il vraiment prêt à payer le prix, à savoir supprimer relations extra-conjugales, et inventions mensongères sur sa situation ? La perlaboration fut lente et laborieuse ; M. s’était décidé à mettre un terme à ses relations extra-conjugales, mais « ne pouvait » arrêter telle relation du jour au lendemain, ou « n’avait pu » renoncer à telle opportunité. De plus, il ajournait périodiquement sa décision, et la reconfirmait à la suite d’une recrudescence de son angoisse. Toutefois, il ne voulait naturellement pas avouer auprès de ses amis et relations s’être affublé de plumes de paon, et se sentait obligé de maintenir les versions connues de tous ; et puis restreindre sa vie sexuelle le déprimait comme le déprimait le fait d’avoir à se surveiller en société pour ne pas mentir ; et il se surprenait à inventer de nouveaux détails, ou à fabuler devant une nouvelle connaissance.

23Pour moi la fausseté relevait d’un problème plus fondamental : il n’y avait chez M. ni sentiment de culpabilité ni conflit intrapsychique concernant le mensonge, mais simplement la supposition qu’en supprimant les situations répréhensibles au niveau moral, il supprimait automatiquement l’angoisse. Pas de prise de conscience, pas de résolution d’un conflit – qui n’existait pas – entre instances, mais un changement comportemental qu’il n’arrivait pas à maintenir, étant donné qu’il n’y avait pas eu prise de conscience, changement qui, pensait-il, devrait pourtant gommer mécaniquement son angoisse. Quant à moi, je me trouvais devant un dilemme : devais-je interpréter que modifier son comportement ne réglerait pas son problème ? Je serais alors peut-être en train de souligner l’inanité de ses efforts et donc il pourrait prendre mon intervention comme une suggestion de revenir à ses habitudes antérieures. Ou bien devrais-je continuer imperturbablement la perlaboration, en espérant que finalement il y aurait conflit et prise de conscience ? Mon attitude pouvait alors être interprétée par M. comme un acquiescement de ma part du bien-fondé de son comportement. Encore une fois, j’étais habité par un conflit qui reflétait la fausseté qu’il avait élidée et qu’il avait projetée en moi : j’analysais, mais lui agissait, et le manque d’articulation entre ces deux niveaux, manque que j’essayais d’interpréter, me donnait de nouveau le sentiment de quelque chose de fondamentalement mensonger dans ce travail.

24M. s’était décidé à remédier à son absence d’éducation formelle. En effet, il ressentait cette lacune comme une tare qu’il cachait soigneusement, et qui l’avait amené à falsifier son curriculum. Il entreprit des études afin d’obtenir un diplôme de premier cycle. Pendant trois ans, il suivit des cours dans une université libre, rendit des travaux et passa des examens avec succès. Quand il ne lui resta plus qu’un semestre pour obtenir le diplôme tant convoité, il dût rendre deux travaux, sur des sujets qu’il possédait parfaitement. Cependant il n’avait pas « la force » de s’y atteler et se résolut à payer quelqu’un qui les écrirait pour lui. Je fus stupéfait par sa décision, et ne pus m’empêcher de le raisonner, de lui montrer que, touchant au but, il était en train de saper ses efforts, et que ce diplôme universitaire qu’il avait tant désiré resterait toujours pour lui un faux. Apparemment il se rendit à mes arguments, (bien que, ne revenant plus sur le sujet, je n’eusse jamais la certitude qu’il avait renoncé au projet de payer quelqu’un), mais de nouveau, et cette fois clairement, j’avais faussé le travail analytique. J’interprétais tout de même qu’il semblait vouloir se mettre masochiquement en échec et que pour lui le faux était plus vrai que le vrai. Mais il n’en resta pas là et quelque temps après, progressivement, il reprit une relation extra-conjugale, en prétendant vouloir clore une relation qu’il avait de fait laissée pourrir. Bien entendu cette clôture fut une ouverture, causée dit-il par la bouffée de désir qu’il avait ressentie en revoyant son amie ; je lui demandais s’il avait été dupe de lui-même en prétendant vouloir cesser proprement cette relation, et il eut la franchise de me dire qu’en fait il espérait bien, et même savait, que le lien se renouerait.

25J’eus l’impression que parallèlement à l’incident du diplôme et à la reprise de sa relation extra-conjugale, M. semblait moins déprimé, était plus enjoué et plus vital, et quand je lui dis qu’il semblait avoir retrouvé le goût de la vie, il acquiesça en commentant que sans sexe la vie ne valait pas d’être vécue ; mais quand je lui répondis que pour lui la double vie était la vie tout court, il sembla troublé, et reconnut le bien-fondé de ma remarque. Le faux c’est le vrai, le faux c’est la vie.

26J’eus l’impression d’un moment authentique d’analyse qui, paradoxe, ne faisait qu’entériner la duplicité.

Quelques considérations theoriques

27Dans un article remarquable, O’Shaughnessy (1990) pose la question : « Un menteur peut-il être analysé ? », et expose ensuite le paradoxe fondamental d’une telle analyse, à savoir que si la psychanalyse est fondée sur la véracité, le menteur, s’il est lui-même, mentira dans son analyse, d’où une contradiction de base qui risque de rendre l’analyse impossible. Mais inversement, mentir est certainement comme tout autre symptôme la manifestation d’un trouble ; de plus, la psychanalyse reconnaît depuis ses aurores les besoins qu’ont les humains de se départir de la véracité, que ce soit par le déni, le désaveu, les idées fausses ou délirantes etc. avec lesquels la psychanalyse a toujours composé. Alors pourquoi ne pas travailler avec le mensonge, bien qu’on risque de se retrouver face au paradoxe classique : un Crétois dit : « Tous les Crétois sont des menteurs ». S’il dit la vérité, son affirmation est fausse, et donc elle est vraie, donc…

28Un peu semblablement Bollas avait déjà abordé le problème, et affirmé lui aussi que, comme le mensonge du menteur est une expression de sa réalité psychique, il est dans l’analyse une expression de cette vérité psychique, celle à laquelle nous devons nous attacher (Bollas, 1987, p. 174). Le mensonge est une négation de la réalité matérielle qui a pour fin de réordonner cette réalité ; le menteur ment parce qu’il s’est forgé l’illusion selon laquelle les réalités passées et futures sont l’expression de sa manipulation omnipotente du monde objectal. Le succès de ses mensonges, c’est à dire le fait que l’autre s’y prenne, lui confirme qu’il peut manipuler la réalité à sa guise ; il crée alors une relation factice et affective avec le monde extérieur qu’il ne peut réaliser autrement. De fait, ce n’est pas le contenu des mensonges qui lui importe, mais le processus même de mentir (ibid., p. 175). Pour Bollas, le menteur a procédé à un clivage de l’objet primaire : il y a l’objet perçu mais aussi l’objet fantasmatique, dérivé certes de la perception de la réalité mais obéissant aux lois des besoins et des désirs du sujet (ibid., p. 179).

29Pour en revenir à O’Shaughnessy, le mensonge habituel est pour elle un pénis omnipotent (ou une langue omnipotente) avec lequel le menteur pénètre ses objets et les contrôle, ce qui atténue son angoisse et sa souffrance avec une excitation sado-masochique (O’Shaughnessy, 1990, p. 192). Pour elle aussi, ce n’est pas tant le contenu des mensonges qui importe, mais le fait qu’en mentant il représente d’une manière véridique ses objets mensongers. Bien qu’elle conclue son article en affirmant qu’un authentique processus analytique est possible avec un menteur, quelques lignes auparavant elle maintient cependant un certain pessimisme – ou réalisme – en avançant qu’un menteur ne renoncera jamais totalement à mentir vu qu’il s’agit d’une défense de base à laquelle il aura toujours recours.

30M. ment car il se sent piégé, miné par une vérité insupportable dont il veut s’évader : il vient d’un milieu défavorisé, son père, vedette dans son pays d’origine est devenu un petit droguiste inconnu, sa mère toute puissante dans son monde de démons et de sorcières, est aussi risible, pitoyable avec ses angoisses et ses superstitions. Il n’a pas fait d’études, il a certes fait un beau mariage avec un beau parti, mais tout est faux dans cette union, c’est un fiasco total qu’il n’ose interrompre de peur de se couper de ses moyens ; chez lui les objets primaires sont d’emblée clivés, omnipotents et pitoyables, et s’il a pu inférer ou fantasmer leur grandiosité, la réalité quotidienne lui a imposé d’avoir honte d’eux. M. ment aussi gratuitement, et ces mensonges gratuits, qui le surprennent parfois, lui donnent un sentiment de triomphe omnipotent. Et c’est en exultant qu’il les maintient et les développe. Mais il n’y pas en fait une grande différence entre ses mensonges gratuits et ceux qu’il fait pour s’évader de l’insupportable réalité, car dans tous les cas il crée une néo-réalité, à laquelle il fait semblant de croire, ou même parfois croit vraiment d’une manière un peu infantile.

Le contre-transfert, entre le faux et le vrai

31Avec M. je me suis demandé plus d’une fois quand me mentait-il, et si j’avais souvent l’impression qu’il aggravait ses symptômes, « qu’il faisait du cinéma », il était rare en fait que je repère un mensonge en séance, « ici et maintenant ». Mais ce dont il me faisait part était si mensonger que je ressentais un malaise à intervenir ; je craignais d’interpréter quelque chose de purement factice, et donc d’alimenter son sentiment de triomphe omnipotent, et en même temps d’accentuer le clivage qu’il pouvait employer à mon égard : rester, dans le discours manifeste, l’analyste en qui il avait une telle confiance, alors que sous ce discours se cachait une dérision larvée, faisant de moi un piètre analyste. Certes la compréhension du processus était censée me permettre une nouvelle interprétation, celle de son transfert paternel par lequel je devenais le père minable ; malheureusement encore eût-il fallu que je repère l’endroit où je m’étais fourvoyé, pour pouvoir formuler l’interprétation ; de plus celle-ci risquait de ne satisfaire que moi, M. ou bien niant poliment avoir menti, sauvegardant ainsi mon image de marque, ou bien acquiesçant tout aussi poliment, en me donnant le sentiment d’avoir écrit sur l’eau.

32Mais le problème majeur que je rencontrais était l’impression de mener un semblant de travail analytique : pris dans le discours manifeste et lui donnant prise, j’avais le sentiment de faire un pseudo-travail analytique et d’être un faux analyste. Certes, j’y voyais une forme d’agieren, la répétition dans le transfert de l’objet primaire mensonger projeté en moi et que je ressentais dans mon contre-transfert; mais cette identification projective était si massive que je devenais moi-même un objet clivé et mensonger, omnipotent par ma compréhension du processus et impotent par ma difficulté à m’en déprendre.

33Il serait peut-être imprudent de vouloir donner une portée générale à mon vécu contre-transférentiel avec M., mais je pense pouvoir poser à la suite de ce travail quelques questions qui dépassent ce cas particulier. Si pour le menteur, le mensonge est une défense de base à laquelle il ne peut ni ne veut renoncer, si la duplicité de son objet primaire impose probablement une double vie, si mentir est vivre, est-il possible de modifier son fonctionnement ? Ou même désirable de tenter de le faire ? La reviviscence dans le transfert de la relation du menteur à son objet primaire entraîne un processus analytique pris dans la fausseté ; cette fausseté représente certes d’une manière véridique sa réalité psychique, et le transfert reste donc théoriquement comme toujours à la fois la résistance au travail analytique et le levier permettant d’y parvenir. Mais pratiquement, au niveau du contre-transfert, est-ce qu’un analyste clivé entre son omnipotence et son impotence aura la force d’agir sur le levier ? Cette force dont l’analyste a besoin, est faite de patience et de persévérance, afin de lui permettre une longue perlaboration au cours de laquelle il tombera et retombera « ici et maintenant », en séance, dans les rets du menteur ; c’est alors que le mensonge repéré, en l’interprétant l’analyste pourra s’évader de cette néo-réalité mensongère, et parfois entraîner le menteur dans son évasion.

Références bibliographiques

  • Bollas C., The liar, The Shadow of the Object: Psychoanalysis of the Unthought Known, Londres, Free Association Books, (1987), p. 173-188.
  • O’Shaughnessy E., Can a liar be psychoanalysed?, The International Journal of Psychoanalysis, 71, nº 2, 1990, p. 187-195.
  •  

Mots-clés éditeurs : mensonge, analyse faussée, objet primaire, clivage

Date de mise en ligne : 13/03/2015

https://doi.org/10.3917/rfp.791.0132

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