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Article de revue

Mensonge pathologique et clivage du moi : une question d’identité

Pages 108 à 119

Notes

  • [1]
    Je traduis ainsi « his own magnificent ego-ideal » (op. cit., p. 417). Le moi-idéal me semble mieux correspondre ici à l’idée exprimée que la traduction littérale « idéal du moi ».

1La langue commune oppose mensonge et vérité. Elle définit le mensonge comme un travestissement de la réalité de manière à abuser autrui. Le mensonge volontaire, intentionnel, qui utilise la tromperie à des fins d’intérêt personnel, est jugé moralement répréhensible. On peut le considérer comme une conduite perverse et manipulatrice. Cela implique toute forme d’escroquerie matérielle ou intellectuelle, la publicité mensongère, ou encore les mensonges d’hommes politiques. Reprenant une formulation kantienne, nous dirons que le menteur traite autrui comme un moyen et non comme une fin, et ce faisant il met hors-jeu le respect de la personne humaine.

2Mais cette définition n’est pas pertinente pour d’autres formes de mensonges, qui relèvent davantage de la psychopathologie de la vie quotidienne. Par exemple, lorsque le mensonge ne suit pas un calcul d’intérêt, mais résulte du besoin de protéger une intimité, d’empêcher une révélation honteuse, ou simplement d’éviter un conflit. Plus profondément, lorsque ses sources inconscientes sont ignorées et qu’il a un caractère défensif.

3Plus grave est la propension à mentir relevant d’une contrainte intérieure, d’une nécessité impérieuse qui outrepasse la volonté et la raison. Le mensonge compulsif, l’affabulation, la mythomanie sont le signe d’atteintes narcissiques graves et de modalités de défense plus archaïques.

4Le mensonge n’est pas une catégorie psychanalytique, cependant la psychanalyse apporte sur lui un éclairage, à partir notamment de la notion de fantasme, de conflit psychique inconscient, de mégalomanie infantile.

Le mentir-vrai du fantasme

5Pourquoi mentir ? Les enfants mentent souvent parce qu’ils ont commis un méfait, c’est-à-dire transgressé un interdit, et qu’ils craignent de se faire gronder ou punir, ce qui pour eux signifie perdre l’amour des parents. On voit combien l’économie du mensonge est complexe : elle suppose le conflit psychique entre un désir puissant et un interdit, mais aussi entre le désir interdit et la peur de perdre l’amour. Le mensonge apparaît alors comme une conduite d’évitement du conflit, qui permet de satisfaire tous les vœux à la fois. C’est dire à quel point il est courant et « normal ». Le mensonge « normal » vise à « autoriser » une transgression tout en évitant le déplaisir de la désapprobation ou de la sanction.

6Ainsi, la contribution de la psychanalyse est d’abord de montrer l’origine pulsionnelle du mensonge. Le désir puissant peut trouver sa source dans des vœux œdipiens. Dans un texte de 1913, Freud analyse deux mensonges d’enfants : dans l’un des cas, une petite fille vole à son père quelques pfennigs pour s’acheter des crayons de couleur, ce qu’elle niera énergiquement jusqu’à ce que son mensonge soit découvert (Freud [1913g] 1973, p. 182-187). Elle en sera punie sévèrement, et son caractère changera alors de façon significative. Plus tard, son analyse révèlera la visée inconsciente du larcin : recevoir de l’argent, c’est l’équivalent d’offrir son corps, comme elle a vu sa gouvernante le faire avec le médecin de famille. Le larcin et son but avoué (l’achat de crayons de couleur) recouvraient le vœu œdipien inconscient à l’égard du père. Le vol était le moyen de réaliser symboliquement un vœu érotique aussi puissant qu’interdit, et le mensonge permettait d’éviter le déplaisir lié au conflit, et à la punition.

7Cependant, la source érotique du mensonge est-elle seule en cause ?

8Il eût été intéressant de s’interroger aussi sur le changement significatif de caractère, une fois la petite menteuse confondue et sanctionnée. La transformation d’une petite fille turbulente et pleine d’assurance en enfant timide et timorée résulte-t-elle exclusivement de la punition ressentie comme perte d’amour ? On peut se demander si la dénonciation du mensonge par l’entourage n’est pas aussi une forme de désaveu de la partie désirante du moi et partant une perte éprouvée au niveau du moi, causant par là une sévère blessure narcissique.

9Le besoin de mentir reste énigmatique si l’on s’en tient à la pulsion érotique seule. Ne faut-il pas le référer aussi à la question de l’identité et au narcissisme ?

10À cet égard, la réflexion de Michel de M’Uzan est particulièrement intéressante. Si l’on considère que le sentiment d’identité s’est constitué progressivement depuis les premiers temps du développement et a une histoire, celle-ci, bien qu’inscrite dans le cadre du narcissisme, est largement affectée par le pulsionnel (sexuel et agressif) tout autant que par les fantasmes et investissements objectaux qui en procèdent.

11

L’individu sculpte […] sa propre image contre l’autre, comme s’il avait le sentiment de poursuivre une entreprise interdite, l’autre étant perçu comme hostile à toute prise de liberté. L’intervention du mensonge, destinée à couvrir une transgression pourtant programmée, devient donc inséparable du sentiment d’identité. Parler de mensonge fait inévitablement intervenir la notion de vérité ; et il est frappant de constater que c’est à propos du sens intime d’être soi que mensonge et vérité, loin de s’exclure, se trouvent dynamiquement liés (de M’Uzan, 1988, p. 52-56).

12Le renoncement à la satisfaction de la pulsion et l’acceptation du déplaisir permettraient l’accès à l’épreuve de réalité et l’abandon du mensonge comme stratégie d’évitement du déplaisir (Freud [1911], 1984, p. 135-143). Cependant, on voit mal comment ce renoncement pourrait être dit « authentique » ou « vrai ». Le « vrai » se cache plutôt dans ce à quoi il est renoncé : il est plus juste de parler d’un mouvement alternant l’abandon d’investissements devenus inactuels et l’investissement de nouveaux objets exposant le moi au risque de nouveaux déplaisirs. La désuétude du mensonge aura lieu lorsque la dépendance infantile à l’objet et à son amour ne sera plus d’actualité.

13Le mensonge certes est contraire à la réalité. Mais réalité et vérité ne sont pas identiques. Même si son énoncé est contraire à la réalité, le mensonge peut recéler ou viser une vérité. Mais la vérité dont on parle est alors une vérité de la personne, une vérité au niveau de l’être.

14La découverte par Freud du traumatisme en plusieurs temps pose cette question : comment s’effectue la mutation, la transformation de l’expérience traumatique en fantasme de séduction ? Sa réponse, il l’expose dans les Études sur l’Hystérie (Breuer, Freud, 1896).

15Le symptôme atteste qu’une expérience a réellement été vécue. Le trauma est réel, le fantasme est un « mentir-vrai ». Le déplacement sur une expérience imaginaire montre seulement que le sujet ne sait pas ce dont il est l’expression.

16Qualifier un sujet de menteur constitue un subtil déplacement de l’acte à l’identité de la personne, un jugement non sur l’acte, mais sur l’être de celui qui parle. Il ne s’agit plus de ce qu’il dit, mais de ce qu’il est. Le paradoxe dit d’Epiménide cesse d’être paradoxe si l’on prend en compte ce déplacement. Il y a une profonde différence entre le fait de mentir et le fait d’être défini comme un menteur. L’un des énoncés est contingent, l’autre nécessaire. Il est dans la nature des hommes de mentir – et certains mentent plus que d’autres – mais cet acte est contingent, et le fait d’être humain (ou Crétois) n’entraîne pas nécessairement que tout énoncé soit mensonge. Être un menteur implique un trait constant de la personnalité, et l’on peut s’interroger sur ce qui pousse au mentir, sur la contrainte à mentir, et sa signification.

17Dans une conférence faite à l’Association psychanalytique de Vienne, en 1921, Helen Deutsch explore une forme de mensonge pathologique autre que le « mensonge » hystérique, la pseudologia phantastica (Deutsch, 1921). Elle emprunte ce terme à Delbrück, qui l’a proposé en 1891 (Delbrück, 1891).

18Deutsch donne l’exemple d’une jeune patiente qui prétend avoir eu, entre douze et seize ans, une relation passionnée avec un garçon de dix-sept ans, qu’elle connaissait seulement de vue. Elle donne libre cours dans ses récits à des descriptions torrides de leurs rapports. L’analyse se poursuivant, il apparaît au travers de rêves et de souvenirs-écrans, qu’avant sa cinquième année elle a été séduite sexuellement par son frère, son aîné de sept ans. Ainsi, il y aurait eu un déplacement d’une situation autrefois vécue à un fantasme de séduction actuel.

19Pour Deutsch, ce qui apparaît ici comme mensonge « pathologique » est le révélateur d’un traumatisme réel : « la pseudologia phantastica est la reviviscence de ce qui a été autrefois véritablement vécu », avec un brouillage temporel, le souvenir revécu étant rattaché à des représentations actuelles. Les propos des personnes atteintes de pseudologie perdent par là même leur caractère mensonger. « Ce qu’elles donnent pour réalité avait en effet bien eu lieu dans la réalité » (op. cit., p. 60-61). L’interdit attaché à l’objet fantasmatique interdit s’étend par identification à l’objet actuel. Le symptôme représente un compromis entre la satisfaction du désir et l’interdit.

20Pour le lecteur d’aujourd’hui, cette histoire rappelle à plus d’un égard un cas d’hystérie. Et de fait, H. Deutsch reconnaît qu’il y a des points communs entre pseudologie et hystérie. Ces traits communs sont :

211 – un déplacement sur une expérience actuelle d’une expérience autrefois vécue

222 – un compromis entre satisfaction de désir et interdit

23La distinction qu’H. Deutsch propose entre hystérie et pseudologie est assez subtile : elle réside dans la spécificité du symptôme : dans l’hystérie de conversion, le contenu de la représentation refoulée trouve son expression dans le symptôme somatique (dans l’angoisse, si c’est une hystérie d’angoisse) ; dans la pseudologie, le retour du refoulé a trouvé une forme qui convient au principe de plaisir, par déplacement de la représentation sur un objet non interdit, en sorte que la charge d’affect qui disparaît dans l’hystérie de conversion, et se mue en angoisse dans l’hystérie d’angoisse, s’impose ici avec entière satisfaction et sans retrait de libido (op. cit., p. 62). En d’autres termes, la patiente trouve satisfaction dans le récit de sa séduction, et cela constitue pour elle la « réalité ».

24C’est l’obstination et la tendance constante des patients à présenter leurs récits comme « réels », tout en sachant qu’ils sont contraires à la réalité matérielle de la perception, qui paraît être le trait spécifique du mensonge pathologique. Par ce trait, il se distingue à la fois de la création littéraire et de l’idée délirante. La pseudologia phantastica se distingue non seulement du mensonge, qui implique l’altération consciente de la vérité (op. cit., p. 123-124), mais aussi de l’idée délirante (Wahnidee) et de la création littéraire. Comme cette dernière, c’est une sorte de rêverie diurne : comme elle, la construction n’existe que dans la narrativité. Pourtant, à la différence de la création littéraire, elle n’assume pas son statut de fiction, et c’est en quoi elle est mensongère.

25La pseudologia phantastica n’est pas non plus une idée délirante. Car le mensonge ne possède pas le degré de conviction inhérente à une telle idée. Au contraire, le menteur sait qu’il ment, et il ne croit pas à ses mensonges, même si pour lui c’est une nécessité vitale d’être cru.

Mensonge et clivage du moi

26À propos de mensonge, un très court texte de Winnicott mérite notre attention (Winnicott, 1945). Ce texte a pour objet le vol. Le mensonge intervient secondairement. Le vol, dit en substance Winnicott, est normal chez le petit enfant. Si ce dernier s’empare de menus objets dans le sac de sa mère, cela ne veut rien dire du tout, sinon qu’il l’aime. Le mensonge viendra plus tard, chez l’enfant plus âgé, ayant appris qu’il est mal de voler. Cette transition ne s’établit pas facilement ou soudainement. Pendant quelque temps, l’enfant traverse une période difficile, un moment où il est horrifié par l’idée du vol tout en continuant à voler. Il peut ainsi s’en prendre au petit frère ou à la petite sœur encore bébé, qui explore innocemment le contenu du sac de sa mère. Winnicott nous décrit un enfant clivé en deux personnes, l’une qui est plus férocement morale que les parents eux-mêmes, et l’autre qui est « méchante », le voleur. Cet enfant se mettra automatiquement à mentir si on l’accuse soudainement, dit Winnicott, et cela en raison d’un clivage. Si les parents l’accusent, ils parlent au super-moraliste et lui demandent de reconnaître en même temps qu’il est un méchant voleur. De cela il est incapable, dit Winnicott, et si l’investigation se poursuit sans tact, l’enfant ne pourra que s’enfoncer dans la division de la personnalité. « Les mensonges qu’il racontera représenteront sa propre tentative d’expliquer ce qu’il est par la nature même des choses, incapable d’expliquer ».

27Je trouve ce texte très intéressant pour trois raisons. D’abord, le mensonge n’est pas conçu ici comme une intention de tromper, mais comme une incapacité pour l’enfant d’expliquer son comportement, et en particulier, la dualité de son comportement.

28En second lieu, l’aporie de l’enfant concerne non un acte, mais un être, une identité, ou plutôt la division du moi qui est à la fois le super-moraliste et le méchant. On peut parler ici de clivage du moi. En effet, pour que l’enfant puisse se reconnaître « voleur », il faudrait que le psychisme ait pu s’organiser en conflit moi-surmoi, avec pour conséquence un sentiment de culpabilité. Le pécheur justifié de Luther, semper peccator ac justus, ou le juge pénitent de Camus (La Chute), sont des paradigmes de ce conflit. Or l’organisation du conflit psychique requiert une maturation qui n’a peut-être pas eu lieu dans le cas de l’enfant. Ainsi, son moi reste clivé, et le mensonge est l’effet du clivage, comme le sentiment de culpabilité est l’effet du conflit psychique moi-surmoi dans une organisation œdipienne. Dans un article de 1927, Ferenczi notait déjà que les menteurs pathologiques témoignent d’un clivage de leur personnalité (Ferenczi, [1927] 1982, p. 43). Le mensonge apparaît alors comme une manière d’éviter une aporie, par clivage plutôt que par refoulement (ibid., p. 45). La scission du moi en deux parties qui s’ignorent l’une l’autre permet cet évitement.

29En cause, la nécessité de préserver le narcissisme. La révélation du mensonge provoquerait une sidération, un vacillement de l’être, voire un risque d’effondrement. C’est pourquoi, même pris la main dans le sac, le menteur s’entête dans son mensonge. Quand il ment, il maintient la fiction d’être ce qu’il prétend être. En ce sens, le mensonge est plus primaire que la négation (Verneinung).

30Ferenczi, dans l’article de 1927 mentionné plus haut (ibid., p. 43-52), a attiré l’attention sur le besoin de mentir qui s’impose de façon irrépressible à certaines personnes. « Il est certainement plus confortable d’être sincère et franc que de mentir, ajoute Ferenczi. On ne peut donc y être forcé que par la menace d’un déplaisir encore plus grand » (ibid., p. 46). Quel est donc ce déplaisir qui pousse à mentir aux autres, à se mentir à soi-même ? Et pourquoi persévérer dans le mensonge, alors qu’on sait que c’est un mensonge ? En soulignant ce trait, Ferenczi a ouvert la voie à l’étude des pathologies narcissiques.

Le cas d’Alex

31Alex est un grand jeune homme dont la contenance est étrange. Il marche les yeux baissés, le corps voûté, comme sous le poids d’un fardeau invisible. Sa voix est à peine audible. Il dit venir de la part de la personne de l’ANPE qui suit son dossier, depuis qu’il a perdu son emploi, il évoque ses difficultés matérielles.

32Puis, levant les yeux vers moi avec une douleur infinie, il dit : « Madame, je suis un menteur ! »

33Il a derrière lui un long parcours d’échecs et d’humiliations. Son passé scolaire a été catastrophique, il n’arrivait pas à suivre la classe, et c’est très tard qu’on a diagnostiqué une dyslexie. Du fait de ce diagnostic tardif, il n’a pas bénéficié à temps de l’aide d’un orthophoniste. Ses parents, des gens très simples et illettrés, ne comprenaient pas ses problèmes. Son père lui reprochait de ne pas assez travailler. Ses sœurs se moquaient de lui. Il fut orienté vers une classe spécialisée pour handicapés et retardés mentaux, ce qui contribua à renforcer son sentiment d’infériorité. Aujourd’hui il se perçoit comme un être dépourvu de toute valeur.

34Pendant plusieurs années, il a travaillé dans le cadre d’une association. Comment y parvenait-il ? Il a compensé son handicap par un exercice de la mémoire, et acquis par divers moyens une bonne culture. Ses « mensonges » ont commencé ainsi. Il ne pouvait avouer son incapacité à lire et à écrire comme tout le monde, alors il a fait semblant. Par exemple, quand on lui demandait un renseignement qui nécessitait de prendre des notes, il faisait semblant d’écrire, mais en réalité, il gribouillait quelque chose et faisait de petits signes qui lui permettaient de s’y retrouver.

35On le prenait pour un homme instruit, et il a laissé croire qu’il avait fait des études pour occuper ces fonctions. Autre « imposture »: on lui demandait parfois conseil, et il faisait semblant d’avoir lu les livres dont on parlait. Il se renseignait auprès d’amis sur les auteurs ou les ouvrages, les sujets, les personnages, et donnait ainsi l’impression qu’il les connaissait. Mais à chaque fois il tremblait à l’idée que sa supercherie ne fût découverte. Car il y avait parmi ses pratiques des médecins, des artistes, des professeurs, il n’aurait pu tenir longtemps devant leurs questions. Pour éviter les questions, il faisait semblant d’être affairé, de ne pas avoir le temps. Mais cette petite ruse ne pouvait durer indéfiniment. Ainsi, lorsque l’association n’a plus eu les moyens nécessaires pour subventionner un emploi, son licenciement a été pour lui une vraie délivrance.

36Il a essayé de faire des formations pour adultes. Alors se sont enchaînés les échecs, car même pour des métiers manuels, il y a des examens. Il faut passer des tests, savoir lire, écrire et calculer. Il se trouve pris dans une spirale infernale : plus il hésite à affronter les situations où il serait en difficulté, plus s’accroît son sentiment d’infériorité, et moins il se sent capable d’en affronter de nouvelles.

37Par la suite, il a suivi des cours d’orthophonie, a réussi à pouvoir un peu lire et écrire, mais, dit-il, très lentement. Il s’enferme chez lui pour lire, en prenant énormément de temps pour déchiffrer les lettres une à une.

38Il a alors travaillé temporairement pour un traiteur. Il était apprécié des clients pour son amabilité, et sa serviabilité. Une fois, il a reçu d’une cliente un gros pourboire. Il ne voulait pas l’accepter, la cliente a insisté avec gentillesse, en le mettant à l’aise. Il a cédé, mais la fois suivante, il lui a apporté un bouquet de fleurs. Cette dame s’est prise d’amitié pour lui, et par ses relations lui a trouvé un emploi plus intéressant. Mais il fallait écrire. Alors, il a raconté la première histoire qui lui est venue à l’esprit, qu’il partait en Amérique, il a coupé les ponts avec elle et quitté son travail.

39Il fait toujours semblant de savoir lire, quand on lui présente un papier, mais en réalité il n’en est rien, et s’il a arrêté de travailler dans la restauration, malgré les offres de promotion faites par le patron, c’est qu’il fallait prendre les commandes par écrit, et cela, il ne le pouvait pas. Plutôt que de dire qu’il ne pouvait le faire, il est parti en invoquant un prétexte quelconque.

40En vacances, il a rencontré une jeune fille avec laquelle a débuté une relation amoureuse. Ils se sont promis de s’écrire, de se revoir. Mais dès son retour en France, il lui a envoyé un message téléphonique pour lui dire qu’il fallait arrêter là leur relation, qu’il n’était pas assez bien pour elle. Il n’a pas répondu à ses lettres, ni à ses appels téléphoniques. Quand elle est venue à Paris, il a refusé de la voir, et il a fini par jeter son portable dans la Seine pour ne plus avoir à l’entendre ou à lui parler. Il lui a raconté qu’il était engagé dans des actions humanitaires et devait bientôt repartir.

41Cette propension à raconter des histoires, sa douleur morale intense, et aussi l’évitement phobique de toute situation où il lui faudrait avouer son illettrisme, de toute relation d’amitié ou d’amour, sont les symptômes les plus marquants de sa problématique. Il est significatif que ses mensonges portent tous sur son identité. Ce sont ces mensonges qui l’obligent à rompre prématurément les relations de travail ou d’amour, parce qu’il finirait par s’embrouiller et être confondu, ce qui signifierait perdre la face à tout jamais.

42Alex vivait toujours sous une fausse identité, il ne pouvait s’en empêcher, il avait un besoin vital d’être tenu pour ce qu’il n’était pas, et pourtant il savait que c’était sans issue. Il se mettait dans des situations intenables. Il s’en blâmait, s’accablait de reproches. Il se privait de nourriture, pour se punir. Mais il ne pouvait se comporter autrement.

43Comment expliquer le besoin compulsif de se présenter sous de fausses identités, tout en reconnaissant son échec à y parvenir ? Comment comprendre la contrainte interne à se parer d’une fausse identité, en sachant qu’il n’y a pas d’issue ?

44La compulsion à mentir, à fabuler plutôt, révèle une pathologie narcissique, prenant sa source dans le conflit entre le moi et son idéal, vestige de la mégalomanie infantile. Le mensonge est révélateur d’une honte fondamentale, née de la distance irréductible entre son moi réel et ce qu’il voudrait être. Du fait de cette distance, le moi a le sentiment de n’être rien, le mensonge lui épargne la honte de révéler ce « rien » qu’il a le sentiment d’être. La fabulation révèle ainsi l’importance de la problématique identitaire. Le menteur ne cherche pas à dissimuler un désir ou un acte que la morale réprouve, il tente une ultime opération de secours pour se construire une identité. Comment le menteur en est-il arrivé à cette situation en forme d’injonction paradoxale, de double lien : « tu dois être, mais tu ne peux y prétendre » ? Quels échecs a-t-il vécus dans la construction du moi ou de l’image du moi, quelles expériences répétées de catastrophes narcissiques, avec des impératifs impossibles à tenir ? 

45Ce qu’on trouve en effet dans les catégorisations psychiatriques telles que pseudologie, mythomanie, imposture, c’est toujours cette béance narcissique. « Il me semble que le moi de l’imposteur, déclare H. Deutsch, exprimé en son propre nom, est un moi dévalorisé, chargé de culpabilité. De là, il doit usurper le nom de quiconque accomplit les exigences de son propre et magnifique moi-idéal [1] » (Deutsch, 1955, p. 483-505). Phyllis Greenacre note aussi que « l’imposteur semble chercher continuellement la confirmation de sa prétendue identité pour surmonter son sentiment de détresse (helplessness) ou d’incomplétude » (Greenacre, 1958 ; p. 359-382).

46Le terme de mythomanie date de 1905. C’est Dupré qui, dans le cadre d’un cours de psychiatrie médico-légale, propose la notion de mythomanie pour désigner « la tendance pathologique plus ou moins volontaire et consciente, au mensonge et à la création de fables imaginaires » (Dupré, 1905, p. 5). Il la présente comme une impulsion irrésistible à inventer des récits ou simuler des conduites. L’inscription de ces symptômes dans une catégorie nosographique, chez Dupré comme avant lui chez Forel et Delbrück, a pour objet de traiter comme une forme de pathologie mentale ce qui n’était perçu jusqu’alors dans les tribunaux que comme la conduite perverse de menteurs (Azouvi, 1984, p. 81-109). Sous le nom de mythomanie, Dupré décrit un trouble de la personnalité aux frontières du normal et du pathologique (op. cit., p. 95).

47Le menteur compulsif essaie de préserver son moi. Il a honte de ce qu’il est, honte de n’être que ce qu’il est. Pour survivre à cette honte, il s’invente une autre personnalité, plus flatteuse, et essaie par tous les moyens et subterfuges de maintenir la fiction. Ce que le menteur redoute par-dessus tout, c’est que le regard de l’autre l’anéantisse en le démasquant, car alors il apparaîtrait nu, c’est-à-dire sans consistance. Le mensonge indique l’aspiration, la prétention à une certaine valeur. En cela réside sa vérité. Mais le mensonge est sans espoir, car le regard de l’autre n’est pas seulement un regard extérieur, c’est aussi un regard qui regarde à l’intérieur du moi. Le menteur ment pour survivre, mais une part de lui sait qu’il ment, et une épée de Damoclès est suspendue au dessus de sa tête, la révélation potentielle de son mensonge.

48Dans ce mode de fonctionnement il y a clairement un clivage de la personnalité. Le sujet qui fabule donne ses fabulations comme vérité, et ce n’est pas entièrement faux, c’est bien ce qu’il se sent être. C’est la vérité de son être intérieur, du moi qu’il voudrait être. C’est pourquoi, comme le montre l’exemple d’Alex, il peut être tout à fait convaincant. Ses interlocuteurs peuvent le croire, et tenir pour vraies ses fables. Une partie de lui est véritablement cela, ce qu’il voudrait être.

49Est-ce que lui-même y croit ? Il n’est pas impossible que certaines personnes finissent par croire à leurs histoires. Une partie de leur moi y croit. Cela donnerait à penser que le menteur vise à convaincre l’autre pour pouvoir se convaincre lui-même. En réalité, c’est plus grave et plus profond qu’un besoin de reconnaissance par autrui. Le mythomane est celui qui n’a pu se constituer une image consistante de lui-même. Il ne sait pas qui il est. Il souffre d’un déficit permanent d’identité. Il attend d’un Autre (un grand Autre héritier de la toute puissance parentale selon les croyances infantiles) qu’une identité lui soit assignée. Ses fabulations sont autant de propositions offertes au pouvoir qu’à l’Autre de constituer son identité. Mais seulement offertes, car pour lui, l’incertitude sur son identité demeure. Ainsi, on peut douter que l’auto-persuasion soit réellement efficace.

50L’aspiration à se faire soi-même, en vertu d’une liberté fondamentale, ne concerne pas la seule mythomanie. Elle a un caractère universel. Comme le rappelle F. Azouvi, évoquant Jaspers, qu’est-ce que la « vérité existentielle », sinon celle qui a pour critère, non la contrainte intellectuelle, mais le pouvoir de se faire par la liberté (Dufrenne, Ricœur, 1947, p. 195) ? Le mythomane « incarnerait, dans son acception pathologique, le vertige du pouvoir infini de choisir la vérité en choisissant son être (op. cit., p. 105).

51La liberté existentielle de se construire une identité peut être admise et reconnue. Mais ce qui n’existe pas, c’est le pouvoir infini de se faire par la liberté. La liberté existentielle est contrecarrée par les forces extérieures (celles de la nature, celles de la société), et aussi ce que Freud appelle l’anankê, le destin intérieur. Chacun de nous apprend à composer, par la force des choses, entre ce qu’il désire être, et ce qu’il peut devenir. Mais le mythomane est incapable de prendre en compte ce qui relève de telles limites. Toute sa quête est orientée par la nécessité d’acquérir une vérité qui serait un moi purement choisi. Il n’invente pas des histoires pour cacher ce qu’il est, mais pour se donner de l’être, acquérir un contenu, une densité d’être, une consistance. Ce qui rend sa situation inextricable, c’est que sans cette prétention à être ce qu’il a choisi d’être, il n’est plus rien à ses propres yeux. D’où l’absolue nécessité de maintenir ses fabulations envers et contre tout.

52Neyraut avait remarqué en 1960 le contraste entre l’extrême plasticité qui préside à l’élaboration de la fable du mythomane, et d’autre part la rigidité avec laquelle cette fable est poursuivie, une rigidité qui ressemble fort à la panique (Neyraut, 1960, p. 554).

53Une partie du menteur y croit, une autre sait que ce n’est pas vrai : sa personnalité est clivée. Même s’il parvient à convaincre les autres, il échoue dans la durée à se convaincre lui-même. Et là réside le tragique de sa condition. Lorsque les éléments clivés sont réunis, le système défensif s’effondre, le conflit moi-réel/moi idéal atteint son paroxysme, et le menteur démasqué n’a plus qu’une porte de sortie : disparaître.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Delbrück A., Die pathologische Lüge und die psychisch abnormen Schwindler, Stuttgart, Enke, 1891.
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  • Winnicott D. W. (1945), Le vol et le mensonge, in L’enfant et sa famille. Les premières relations, Paris, Payot, 1971, p. 169-173.
  •  

Mots-clés éditeurs : mythomanie, mensonge, identité, clivage du moi, tragique

Date de mise en ligne : 13/03/2015.

https://doi.org/10.3917/rfp.791.0108

Notes

  • [1]
    Je traduis ainsi « his own magnificent ego-ideal » (op. cit., p. 417). Le moi-idéal me semble mieux correspondre ici à l’idée exprimée que la traduction littérale « idéal du moi ».
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