Notes
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[1]
Il nous faut ajouter que l’analysant, par la fonction de médium du self de l’analyste, découvre son self à partir de sa capacité à jouer avec celui-ci.
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[2]
Le langage de Bollas possède cette caractéristique d’être faussement simple. Si l’abord est accessible à chacun du fait de l’usage de termes courants, la complexité conceptuelle apparaît lorsque nous saisissons qu’il utilise ces termes suivant un mode éminemment singulier (idiomatique), en leur conférant une signification jusqu’alors inconnue.
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[3]
La métaphore génétique ou biologique est très présente chez Bollas pour définir l’idiome humain : « mémoire de l’ontogénèse » (2011, p. 246), « disposition héritée » (1989a, p. 7-21), « organisation de la personne offerte génétiquement » (1987, p. 278) (trad. pers.).
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[4]
Ce qui n’est pas sans nous rappeler la notion de « réflexivité » chère à René Roussillon (2008). Notons que la réflexivité est considérée par Roussillon tant comme « processus psychique » que comme « fonction de l’objet ».
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[5]
Traduction personnelle.
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[6]
Traduction personnelle.
-
[7]
« Le caractère s’exprime au travers de l’action. […] Agir c’est accomplir » (traduction personnelle).
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[8]
Chez Winnicott ce « faux self » revêt ici les formes propres à la diplomatie, aux conventions sociales, etc. « Dans l’état de santé : le faux self est représenté par toute l’organisation que constitue une attitude sociale polie, de bonnes manières et une certaine réserve. » (1960. p. 119).
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[9]
Traduction personnelle.
-
[10]
Bollas, 1987, p. 239-240.
-
[11]
Traduction personnelle.
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[12]
Traduction personnelle.
-
[13]
La référence renvoie au texte de Winnicott dans Jeu et réalité : « L’interrelation envisagée en termes d’identifications croisées et indépendamment des motions pulsionnelles » (1971, p. 215-246).
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[14]
Traduction personnelle.
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[15]
Traduction personnelle.
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[16]
Chez ces deux auteurs, nous retrouvons l’idée d’un « partage esthésique/esthétique », d’une « esthétique de la rencontre ». Cette dimension vient éclairer les « accroches relationnelles », autant que les « ratés de la rencontre », pour le dire autrement, ce qui fait que nous pouvons sentir « le courant passer » et apprécier d’emblée quelqu’un, ou au contraire faire que l’autre nous apparaît antipathique.
-
[17]
Dans un sens différent de celui habituellement admis en psychanalyse puisque (comme évoqué plus haut) selon Bollas, le caractère « présente » plutôt qu’il ne « représente ». Il faudrait donc dire qu’il en est le « présentateur ».
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[18]
Ceci nous semble proche des formes développées par R. Roussillon concernant « l’agentivité » (2012, p. 175).
-
[19]
Pour Bollas (2011) le trouble du caractère doit être compris comme une « aire de restriction » (p. 240) à l’intérieur du domaine du caractère. Ces troubles produisent une « manière d’être » prédictible, caricaturale, et finissent par « geler l’idiome » de l’individu (p. 239).
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[20]
Bollas, 1987, p. 41.
1Quelques caractères se dressent effrontément sur la page. Solidaires entre eux, ils en viennent à former des mots, faisant discrètement germer en nous des sensations, des images, des pensées. Comment comprendre que ces quelques signes soient suffisants à véhiculer de telles significations, plurielles et à la fois si idiomatiques ? S’érigent alors des ensembles plus complexes, des phrases soutenues par la force du style qui émerge peu à peu. Ces caractères typographiques, première forme d’appréhension du sens, ont une structure entendue, déterminée, attendue et préconçue, mais les mots qu’ils dessinent, dès lors que ceux-ci se mettent à danser, dressent devant nous la créativité propre à la pensée humaine, et plus spécifiquement, au fonctionnement psychique de l’auteur. Ces quelques traces posées là sur la feuille de papier ne manquent pas de caractère, et pour autant, elles sont bien loin des calligraphies japonaises où fond et forme se retrouvent soutenus par la question du geste et du trait. Le caractère typographique, forme déterminée et close, embrase le papier d’émotions par son agencement avec d’autres. Ces quelques signes sont au service d’une cause bien plus grande, celui du sens, du style, des voies d’expression de la personnalité de celui qui écrit, laquelle vient l’espace d’un instant, tenter de rencontrer celle du lecteur qui découvre suivant son propre style, son intériorité à partir des pensées d’un autre. Dans toute lecture, le self du lecteur rencontre celui de l’auteur, comme l’analyste découvre au sein de la cure le self de son analysant [1]. Par le biais de l’écriture le self trouve une voie d’expression singulière, il se met en forme, il in-forme le lecteur, tout en s’informant lui-même. En lisant, nous accédons au style, au caractère de l’auteur, expression partielle de son idiome ainsi transposé en forme.
2Voilà comment je pense pouvoir résumer ma rencontre avec les travaux de Christopher Bollas, où rêveries et théorisations se mêlent à l’associativité propre au fonctionnement psychique. Ces lectures, un peu à la périphérie de la littérature analytique française, m’ont conduit à déceler un abord singulier de la notion de caractère.
Du « character » au caractère
3Le caractère est, en psychanalyse, une notion trouble dont la polysémie et l’insaisissabilité conceptuelle sont saillantes. Christopher Bollas va s’intéresser à cette notion dès ses premiers écrits (1974) jusqu’à ceux plus récents (2011) d’une manière inédite, proposant de considérer le caractère comme un élément de la vie psychique normale et ordinaire et non seulement comme un trait pathologique. Bien que cette notion ne soit que rarement au centre de ses propos, la lecture de l’ensemble de ses travaux nous permet de constater que celle-ci apparaît suivant des occurrences régulières, dessinant un rythme d’arrière-fond, une discrète ligne mélodique qui ne se perçoit qu’à l’écoute répétée. Les modalités que Bollas utilise pour transcrire ses pensées et sa conception de la métapsychologie sont parfois déroutantes pour le lecteur non averti, et à la fois, elles lui semblent aussi intimement familières [2]. Ces travaux étant non traduits à ce jour, le cheminement que je propose s’appuie sur la notion anglaise de « Character » dont les significations courantes sont aussi diversifiées que celles en langue française.
L’idiome et le self, ombilics du caractère
L’idiome humain est ce trait distinctif de la personne (ou de la personnalité) qui accède à l’existence à travers la sélection et l’utilisation personnelles de l’objet. Dans ce sens restreint, « être » équivaut à « s’approprier ».
5L’« idiome » est le terme proposé par Bollas pour dire ce que Winnicott qualifiait de « vrai self », mais pour lui, le vrai self n’est pas « une entité » et ne se rencontre qu’au travers de l’expérience (Bollas, 1989b, p. 278). L’idiome d’un individu correspond chez Bollas au « noyau » (kernel, core) du vrai-self. Potentiel avec lequel chaque individu démarre dans la vie, l’idiome caractérise et définit chaque individu, il est son essence idiosyncrasique. Aussi, l’idiome de chacun n’est pas directement perceptible ou accessible mais il s’exprime par le biais de ses conduites, ses productions associatives, ses modalités relationnelles, etc. L’idiome est ainsi une sorte de « construit » présent dès la naissance, une part d’inné [3], une « disposition héritée » qui va être progressivement soumise et confrontée, tout au long du développement psychique à des ensembles de projections, de stimulations, provenant de nos rencontres avec les objets du monde. Ces objets, du fait de leurs fonctions transformationnelles (Bollas, 1979) et évocatrices, (Bollas, 1992) vont progressivement moduler l’idiome initial, sans pour autant en modifier radicalement l’essence et la structure. En fonction des objets rencontrés, créés, découverts par l’individu, ainsi que des capacités de l’individu à entrer en lien avec eux et à entretenir ce lien, l’idiome va s’enrichir, s’étoffer, ou au contraire, se priver, se restreindre de vivre certaines expériences.
6Le « self », qui pourrait être défini pour Bollas comme la nature de l’individu telle qu’elle s’exprime dans le champ de la rencontre intersubjective, est ainsi une structure secondaire qui s’élabore à partir de l’idiome. C’est à partir de ces deux prérequis, que le caractère va alors apparaître et s’exprimer.
Les objets du caractère
7Comme nous l’enseignent sa théorie princeps sur l’objet « transformationnel » (1979) et celle plus tardive sur l’objet « évocateur » (1992), l’objet est surtout pour Bollas une occasion au phénomène. Ingrédient permettant au self de s’exprimer, de se révéler, l’objet permet à l’individu une rencontre qui modifie l’objet (par investissement libidinal), mais aussi, qui modifie l’individu [4]. Ainsi Bollas considère que toute rencontre avec un objet externe remobilise les expériences passées avec les objets primaires, le sujet déployant ses investissements antérieurs vis-à-vis de l’objet interne (mnésique) sur l’objet actuel en train d’être rencontré. Dans ce qu’il nomme le « lexique des objets », il écrit : « L’objet mnésique est une forme particulière d’objet subjectif qui contient l’expérience du self identifié projectivement, et lorsque nous l’utilisons, quelque chose de cet état du self ainsi emmagasiné en son sein va alors surgir. » (1992, p. 21) [5]. Le monde objectal (qu’il soit interne ou externe) est ainsi pour lui « un extraordinaire lexique pour l’individu » (Ibid.). Pour illustrer cette idée, Bollas prend l’exemple suivant. Dans la vie courante ordinaire, nous n’avons de cesse que de « sélectionner » des objets pour exprimer notre self (Bollas, 1989a, p. 48). Lorsque nous choisissons d’écouter une musique plutôt que de lire un livre, nous faisons en sorte de venir mobiliser en nous tout un champ d’expériences déjà vécues avec les objets musicaux. Et si nous choisissons un livre, nous allons alors « promouvoir un autre type d’expérience interne » (1992, p. 22). L’objet contient donc pour lui des traits « évocateurs », issus de nos investissements actuels et passés. La sélection des objets est un indicateur de nos choix d’objets. Ces objets culturels sont alors propices à l’entrée dans cette « troisième aire », ce champ de l’expérience transitionnelle défini par Winnicott (1959, 1971) : « Dans un roman, une pièce de théâtre ou un film nous trouvons des simulations du caractère et une prise de conscience de la façon dont l’idiome d’une personne affecte l’autre. […] Romans, pièces de théâtre et films sont des mondes essentiels à l’intérieur desquels nous jouons dans le domaine du caractère » [6] (Bollas, 2011, p. 240).
Illustrations : deux types d’expériences
8Dans la vie courante ordinaire, nous sommes constamment exposés à une multitude d’objets perceptifs. Si le plus souvent nous avons tendance à ne pas y prêter attention, pour autant, l’environnement qui défile autour nous est un « domaine » infini, possible support à l’associativité psychique. Une banale promenade lors d’un trajet quotidien peut parfois permettre l’émergence d’un sentiment de rêverie associative, où l’esprit s’ouvre alors aux objets du monde. Dans ces moments particuliers, nous nous ouvrons à la « vitalité des objets » et leurs propriétés « évocatrices ». L’espace d’un instant, nous réalisons que nous sommes bombardés de stimulations, de scènes qui favorisent des traces mnésiques singulières. Pour autant, les souvenirs que favorisent chaque percept sont si nombreux qu’il nous est impossible de les conserver tous, peut-être même de les percevoir et de les penser. Chacun d’entre eux entraîne par association une kyrielle de sensations, d’images internes, de pensées, lesquelles ne sont pas toutes liées à des souvenirs précis ou même à des traces mnésiques consciemment accessibles (unthought known). Ici, nous découvrons notre self dans la rencontre aux objets (internes et externes), gagnant en contact avec notre idiome ; et pour autant cela n’exprime rien de notre caractère. Le caractère, lui, ne se dévoile que lorsque nous sommes pris dans une rencontre humaine.
Un jeudi matin, lors d’une réunion dans l’institution de soin où je travaille. J’aurais aussi bien pu prendre pour exemple une soirée passée entre amis ou un repas en famille, les choses auraient été identiques. La situation d’un jeune patient que nous évoquons me fait associer sur d’autres histoires cliniques, peut-être une lecture effectuée la veille au soir, etc. L’ambiance produit une empreinte particulière sur mon self, d’une nature plutôt agréable et tendre. Tout à coup, une collègue prend la parole sur un mode contestataire et virulent. Ces réactions viennent heurter mes rêveries, effractant aussi partiellement le fil associatif produit par la pensée groupale en train de naître. Directement confronté à des émotions vives bousculant les associations jusqu’alors produites dans mon monde interne, je m’interroge sur les modalités et motifs d’une telle réaction par cette collègue. Cette effraction a-t-elle des rapports avec le sujet de notre échange ou bien s’agit-il des effets du caractère de cette personne (qui est coutumière de telles interventions) ? Quelques instants plus tard, alors que la parole circule à nouveau, cette même personne reprend la parole sur un mode assez narcissique, coupant la parole de son interlocuteur qui reste muet. Conversant publiquement avec elle-même, elle semble comme ignorer les regards de chacun qui s’interrogent ou qui s’évadent… J’interviens alors pour tenter de réparer l’effraction, ou bien pour souligner les motifs qui ont fait agir une telle indifférence à l’autre, etc. Mais mon intervention semble à son tour être une forme de « réaction », de « contre agir », qui est soumise aux affects mobilisés par le caractère de l’autre. Dans ce genre de situation relationnelle, le risque est d’imposer son propre caractère, aux dépens de notre volonté initiale qui aurait été de réparer l’effraction. Ici, ces différentes formes d’intervention mobilisent l’expression de mon self par le biais de mon caractère. Quand bien même nous souhaiterions le mettre « en sourdine », il s’impose à nous dans la rencontre et l’échange, exprimant parfois bien plus que ce que nous souhaiterions communiquer. Dans ces situations nous nous effractons nous-mêmes, comme si notre caractère s’imposait à notre propre self, troublant la sérénité interne qui régnait jusqu’alors.Character speaks through action. […] To act is to realise. [7]
Appréhension du caractère
9Le caractère ne s’effleure que partiellement, et à la fois, il s’impose à nous, il s’invite dans la rencontre avec l’autre comme quelque chose d’irréductible de nous. Nous pourrions y voir l’essence de ce qui nous constitue, de parts définissant notre self, de traces témoignant du plus profond de nous-même et qui s’imposent à nous et à l’autre sans que nous puissions nous y résoudre. Le caractère se révèle comme malgré nous, dans une émergence qui chaque fois nous surprend, nous dépasse, tels les frayages de motions inconscientes dans la conscience, tel le noyau du self (l’idiome) qui tend à essayer d’exister par-delà les aménagements propres au faux self ordinaire [8]. « L’autre est l’instrument de perception de mon caractère. Je ne peux percevoir mon propre caractère, mais je le communique à l’autre, qui en fait l’expérience. » (Bollas, 2007, p. 84). Le caractère a en effet cette caractéristique de ne pouvoir être « consciemment perçu » par celui qui le porte, alors que chacun semble pouvoir bien plus facilement accéder à celui de l’autre. Cette sensation de quelque chose d’impensable (Unthought known), d’irreprésentable, semble être une première voie d’approche du « domaine du caractère » développé par Bollas. Pour dire les choses autrement, le caractère permet l’expression du self, il donne accès aux tréfonds de ce qui constitue notre identité, sans pour autant être notre identité ou représenter pleinement notre personnalité. Bollas nous précise à ce sujet que le caractère n’est pas « représentatif » mais « présentatif » (2011, p. 239). Il n’est pas la représentation de notre idiome mais présente une partie de nous (de notre self) à l’autre au sein de la rencontre intersubjective. Il présente une partie de « notre être » et de « notre manière, notre modalité d’être en lien » avec les autres au sein même de la rencontre. « Si le monde interne s’adresse aux activités de l’esprit, alors le caractère s’adresse aux activités du self dans le réel. On peut avoir de grandes difficultés à définir l’idiome d’une personne, mais le fait de l’idiome est perceptible. » (Ibid., p. 239) [9].
Vers une « communication de formes »
La vie des formes dans l’esprit n’est donc pas un aspect formel de la vie de l’esprit. Elles tendent à se réaliser, elles se réalisent en effet, elles créent un monde qui agit et réagit.
11Dès 1992, (Being a Character), Bollas soutient une conception du caractère comme traduction des « modalités d’être » de l’individu, des modalités qui tentent de mettre en lien notre identité profonde (idiome) et les objets internes qui nous constituent. En repérant comment l’individu se « relationne » avec ses objets externes, cela nous traduit la façon dont il est aussi en lien avec ses objets internes. Dans le cadre particulier de la cure, l’analyste est utilisé comme un objet du monde. En étant un objet du patient, l’analyste va tendre à être utilisé comme tel et, à la fois, il a pour tâche d’éveiller le patient à ses modalités d’usage des objets dans sa vie quotidienne. Le caractère s’exprime alors dans la rencontre transférentielle, permettant à l’analysant de rencontrer son propre caractère par le biais de la « capacité réceptive » [10] de l’inconscient de son analyste. Cette conception propose l’écoute des aspects infra-verbaux qui se déploient dans la cure et dans lesquels se communiquent non seulement des contenus mais aussi des formes, des contenants.
12Quelque dix-sept ans plus tard, Bollas écrit que : « Le caractère d’une personne est un autre type d’association libre [11] » (2009, p. 12). Il soutient alors l’hypothèse qu’« être » et « être en lien » ne peut être rencontré d’emblée mais que cela ne se « révèle qu’à travers l’idiome de l’expression du soi » (Ibid.). Ce que le caractère exprime c’est notre style, notre façon d’être, notre forme. « Le caractère est le self en tant que forme » (Ibid., p. 12), il communique à l’autre nos formes inconscientes. Bollas poursuivra cette idée en formulant dans son dernier écrit sur le caractère (2011) la notion « d’interformalité » (interformality). Là où la relation intersubjective procède d’une communication de contenus, la relation de « caractère à caractère » procède d’une communication de formes. « La communication profonde, la communication de caractère à caractère, est contenue en formes d’être et d’être en lien [12]. » (Bollas, 2011, p. 241). Il propose de considérer ces deux formants comme étant au centre du processus analytique : « L’intersubjectif (contenu) et l’interformel (forme) constituent les vecteurs de base de ce que Winnicott nomme “interrelation” [13]. Ces termes permettent aux psychanalystes de considérer le jeu d’idées et le jeu de formes : deux catégories différentes mais complémentaires de communication [14]. » (Ibid., p. 246).
13Dans ce type de « communication profonde » l’analyste accède alors à un certain type de connaissance, non accessible autrement, une connaissance qui forme « la matrice de l’intuition humaine ». « Nous connaissons intuitivement l’autre. Comme médium de l’autre, nous avons été in-formé de l’idiome d’être de l’autre [15]. » (Ibid., p. 247). L’intérêt de ces développements est de proposer la prise en compte, non seulement des communications de formes de l’analysant envers l’analyste, mais aussi, des communications de formes produites par l’analyste (et dont l’analysant se fait le récepteur). Ces développements conduisent Bollas à soutenir l’idée que l’analysant est toujours le destinataire, le récepteur des « effets formels » de son analyste. Cette conception rejoint l’idée développée par René Roussillon (2012) dans la notion « d’identification narcissique de base » (INB) ainsi que les développements concernant « l’homosexualité primaire en double » (Roussillon, 2004), où émergent l’idée d’un « en-deçà » de la communication lors de la rencontre entre l’infans et la mère, paradigme se redéployant dans la relation analytique ; une rencontre partant du partage esthésique/esthétique pour aller vers le partage émotionnel, au sein d’une relation où contenus et contenants sont également considérés [16]. Ces conceptions nous invitent à soutenir l’hypothèse d’un transfert de formes qui s’adjoindrait au transfert de contenus, offrant de nouvelles dimensions à l’écoute en séance.
Voies pour penser le caractère
14Ces conceptions nous permettent d’envisager le caractère comme une voie d’accès aux arcanes de notre vie psychique inconsciente, de notre identité profonde. Sous ce regard, l’idiome et le narcissisme primaire semblent se rejoindre par leurs fonctions fondatrices des bases de notre identité. Si le caractère est une des voies de l’expression de l’idiome, nous pourrions aussi considérer que les ressources du narcissisme primaire font le terreau du caractère.
15Ainsi, le caractère possèderait ce double intérêt, d’être l’agent, le véhicule de notre identité, mais aussi son représentant [17], le représentant de ses formes [18]. Suivant cette conception, les « troubles du caractère [19] » seraient alors des indicateurs ou bien des troubles de la fonction de communication ou bien des troubles identitaires (idiomatiques). Forme privilégiée d’accès à l’idiome et au self de l’individu, le caractère permettrait tant la mise en lumière de ses troubles (un « trouble du caractère » dans un sens nouveau, en tant que trouble de la voie d’expression de notre idiome), que la compréhension des troubles de l’idiome ? Pour le dire autrement, ne pouvons-nous pas considérer une proximité entre les pathologies « narcissiques-identitaires » (Roussillon) et ce que nous pourrions nommer, les pathologies de l’idiome ? Aux troubles identitaires pourrait-on associer l’idée de troubles idiomatiques ? Sans doute les pathologies du narcissisme ne sont-elles pas rigoureusement juxtaposables aux pathologies de l’idiome. Pour autant, au-delà des troubles ou des pathologies, ces formes narcissiques identitaires ou idiomatiques partagent ce fond de disposition initiale inaccessible, cette base primaire irréductible. Au demeurant, que nous le voulions ou non, que nous soyons ou non à même d’en prendre la mesure, ce fond, cette base, se communiquent réciproquement dans la relation analytique, comme dans toute relation humaine.
Conclusion
16Si le self et l’idiome semblent ne pouvoir se réaménager que partiellement une fois le processus de croissance achevé, la structure du caractère peut évoluer au cours du développement psychique ou au cours du travail analytique. Bollas nous indique en ce sens : « Alors que dans une analyse les axiomes structurels du caractère sont négociables jusqu’à un certain point (en particulier à travers l’interprétation de transfert dans l’analyse) la présentation formelle du caractère est irréductible. » (2011, p. 246). Jusqu’alors perçu comme un « roc » si dur et si profond, le caractère nous apparaît désormais comme bien plus accessible. Ceci repousse les limites de l’analyse standard et semble pouvoir ouvrir d’autres champs de lecture pour la prise en compte des spécificités propres aux thérapies auprès des personnalités limites, des névroses de caractère et autres tendances antisociales, etc. Le curseur du potentiel analysable se voit déplacé, allant vers des strates plus profondes, lieux où s’originent les racines de la nature humaine, aux prises avec les apories de l’inconscient.
17Dès lors que nous réussissons à entrer suffisamment en relation avec notre vrai self et que nous pouvons alors tirer parti au mieux de l’usage de nous-même en tant qu’objet (faisant usage de notre « self en tant qu’objet » [20] et usage des objets internes et externes qui constituent notre monde objectal), nous constatons qu’un travail de remaniement profond du caractère est alors possible. La personnalité, quant à elle, étant bien plus proche de la notion d’idiome (et du narcissisme primaire) perdurera dans un sentiment de « continuité d’être » (Winnicott). Le self, pour sa part, devient alors accessible à l’individu et peut se réaménager, où plutôt se révéler.
18Pour conclure ce voyage dans le monde du self et du caractère, nous repensons à ces quelques signes, ces caractères imprimés sur la page. Ceux-ci nous semblent désormais moins rigides, moins immuables et moins formels. Nous pouvons à loisir les imaginer en mouvement dans un monde qu’aurait dessiné pour nous Lewis Carroll. Des caractères animés où forme et fond se rejoignent par le jeu sur le mot et la lettre propre à l’esprit du nonsense. Lorsque l’écriture s’anime du geste, mesurant l’écart entre le caractère « tapé » à la machine et celui dessiné par le « tracé » au crayon, alors la vitalité et la pulsion s’engagent dans un processus au service de l’expression des affects. Nous pouvons saisir ces caractères comme animés d’un « en-deçà » de ce qui les constitue, vivants et doués d’émotions. Ces apports nous permettent aussi d’aller au plus près de ce qu’ils sont, oubliant leurs aspects de formes préconçues, structurées, topiques. Ils peuvent ainsi s’appréhender par les traits qui les constituent, les pigments qui les composent, nous rapprochant de leur essence, de leur idiome. Tels des tracés d’un jeu de squiggle winnicottien en train de se faire, les yeux mi-clos, le crayon, porté par la spontanéité du geste créateur, vient à caresser le papier. Nous pensons aux « dessins libres spontanés » grâce auxquels, au cours d’une étude introspective et créatrice, Marion Milner (1950) eut l’intuition du « médium malléable », bien avant que cela ne devienne un concept. Sous ce regard, la rêverie nous conduirait à envisager le caractère comme un médium malléable propice à révéler notre self. Mais nos rêveries ont un drôle de caractère…
Références bibliographiques
- Bollas C. (1974), « Character: the language of self », International Journal of Psychoanalytic Psychotherapy, 3, 1974, p. 397-418.
- Bollas C. (1987), The Shadow of the Object, Psychoanalysis of the Unthought Known, New York, Columbia, University Press, 1987.
- Bollas C. (1989a), Forces of destiny, Free Association Books Ed., Londres.
- Bollas C. (1989b), Les forces de la destinée. La psychanalyse et l’idiome humain, Paris, Calmann-Lévy, 1996.
- Bollas C. (1992), Being a Character. Psychoanalysis and self experience, Routledge, Hove, 1993.
- Bollas C. (2007), Le moment freudien, trad. fr. A. de Staal, Éd. Ithaque, 2011.
- Bollas C. (2008), « Projective invitation », European Psychotherapy, vol. 8, n° 1, 2008, p. 49-52.
- Bollas C. (2009), Free associations, in The Evocative object word, Routledge, Hove, 2009, p. 4-29
- Bollas C. (2011), « Character and interformality », in The Christopher Bollas Reader, Routledge, Hove, 2011, p. 238-248.
- Focillon H. (1943), La vie des formes, Paris, Puf, 1996.
- Milner M. (1950), On not being able to paint, trad. fr. Rêver peindre, Paris, Puf, 1976.
- Roussillon R. (2004), « La dépendance primitive et l’homosexualité primaire en double », Revue française de psychanalyse, vol. LVIII, n° 2, p. 421-439.
- Roussillon R. (2008), Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod.
- Roussillon R. (2012), Manuel de pratique clinique, Paris, Elsevier Masson.
- Winnicott D. W. (1959), « The Fate of the Transitional Object », Psycho-Analytic Explorations, Harvard University Press, 1989, p. 53-58.
- Winnicott D. W. (1960), « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self », Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970, p. 115-131.
- Winnicott D. W. (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard Folio, 1975.
Mots-clés éditeurs : caractère, self, idiome, narcissisme primaire, forme, communication inconsciente
Date de mise en ligne : 26/09/2014
https://doi.org/10.3917/rfp.784.0990Notes
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[1]
Il nous faut ajouter que l’analysant, par la fonction de médium du self de l’analyste, découvre son self à partir de sa capacité à jouer avec celui-ci.
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[2]
Le langage de Bollas possède cette caractéristique d’être faussement simple. Si l’abord est accessible à chacun du fait de l’usage de termes courants, la complexité conceptuelle apparaît lorsque nous saisissons qu’il utilise ces termes suivant un mode éminemment singulier (idiomatique), en leur conférant une signification jusqu’alors inconnue.
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[3]
La métaphore génétique ou biologique est très présente chez Bollas pour définir l’idiome humain : « mémoire de l’ontogénèse » (2011, p. 246), « disposition héritée » (1989a, p. 7-21), « organisation de la personne offerte génétiquement » (1987, p. 278) (trad. pers.).
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[4]
Ce qui n’est pas sans nous rappeler la notion de « réflexivité » chère à René Roussillon (2008). Notons que la réflexivité est considérée par Roussillon tant comme « processus psychique » que comme « fonction de l’objet ».
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[5]
Traduction personnelle.
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[6]
Traduction personnelle.
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[7]
« Le caractère s’exprime au travers de l’action. […] Agir c’est accomplir » (traduction personnelle).
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[8]
Chez Winnicott ce « faux self » revêt ici les formes propres à la diplomatie, aux conventions sociales, etc. « Dans l’état de santé : le faux self est représenté par toute l’organisation que constitue une attitude sociale polie, de bonnes manières et une certaine réserve. » (1960. p. 119).
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[9]
Traduction personnelle.
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[10]
Bollas, 1987, p. 239-240.
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[11]
Traduction personnelle.
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Traduction personnelle.
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[13]
La référence renvoie au texte de Winnicott dans Jeu et réalité : « L’interrelation envisagée en termes d’identifications croisées et indépendamment des motions pulsionnelles » (1971, p. 215-246).
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Traduction personnelle.
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[15]
Traduction personnelle.
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[16]
Chez ces deux auteurs, nous retrouvons l’idée d’un « partage esthésique/esthétique », d’une « esthétique de la rencontre ». Cette dimension vient éclairer les « accroches relationnelles », autant que les « ratés de la rencontre », pour le dire autrement, ce qui fait que nous pouvons sentir « le courant passer » et apprécier d’emblée quelqu’un, ou au contraire faire que l’autre nous apparaît antipathique.
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[17]
Dans un sens différent de celui habituellement admis en psychanalyse puisque (comme évoqué plus haut) selon Bollas, le caractère « présente » plutôt qu’il ne « représente ». Il faudrait donc dire qu’il en est le « présentateur ».
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[18]
Ceci nous semble proche des formes développées par R. Roussillon concernant « l’agentivité » (2012, p. 175).
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[19]
Pour Bollas (2011) le trouble du caractère doit être compris comme une « aire de restriction » (p. 240) à l’intérieur du domaine du caractère. Ces troubles produisent une « manière d’être » prédictible, caricaturale, et finissent par « geler l’idiome » de l’individu (p. 239).
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[20]
Bollas, 1987, p. 41.