POUR INTRODUIRE
1Lorsqu’il y a quelques mois, Jean-Luc Donnet et Françoise Coblence m’ont proposé de participer au Colloque de Deauville sur le thème d’aujourd’hui : qu’est la neutralité devenue ? Le thème m’a intéressée d’emblée. En effet, en me situant dans le fil de mes réflexions depuis plusieurs années, j’ai pensé reprendre le concept de neutralité, en le mettant au travail sous l’angle de la participation de l’analyste au déploiement du processus, selon la définition que nous en avions donnée dans notre introduction commune au rapport belge du Congrès de 2002 : « Le processus analytique se construit sur la rencontre entre deux psychismes, créant un fonctionnement interpsychique dans un espace analytique commun. » Vu sous cet angle, que devient donc le concept de neutralité ?
2Un bref détour par le dictionnaire nous permet de constater que les différentes définitions du mot « neutralité » ne sont guère réjouissantes pour un analyste : vient de « neutre », ni l’un ni l’autre, ni masculin ni féminin mais aussi qui ne prend pas parti, impartial, indifférent et, du côté péjoratif, fade, sans éclat, sans passion. Au passage, je vous rappelle un des sens d’ « indifférence » que j’ai retrouvé dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, qui rejoint une des définitions du mot « neutralité » : qui ne prend pas parti. Le sens « indifférent » n’est pas sans rappeler la proposition de Freud : l’analyste doit être indifférent, impersonnel, impénétrable. Comme vous le savez, le mot « neutralité » est apparu dans la traduction de James Strachey en 1924, quand il a traduit par neutrality le mot allemand Indifferenz (à noter que le mot allemand parteilos se traduit par « neutre » ou « indifférent »). L’expression « neutralité bienveillante » n’a été employée pour la première fois qu’en 1937 par Edmund Bergler et elle sera surtout reprise dans la littérature américaine et, en France, par Daniel Lagache et Sacha Nacht.
3Mais revenons à Freud et aux paradoxes qu’il exprime à propos de l’attitude de l’analyste en séance. Au départ, l’idée avancée par Freud de la nécessité pour l’analyste de rester froid et impénétrable est un conseil technique qui a pour but avant tout d’éviter de faire obstacle à la liberté des associations et de donner libre cours au jeu de la projection. Dans son article de 1912, « Conseils aux médecins », en effet, en lien avec la description de l’attention flottante chez l’analyste, Freud propose de « prendre le chirurgien comme modèle, en laissant de côté toute réaction affective et jusqu’à toute sympathie humaine pour n’avoir qu’un seul but : mener aussi habilement que possible son opération à bien ». Freud attribue à cette nécessaire froideur des sentiments une fonction qu’il décrit comme une protection non seulement du patient, mais aussi du médecin, de l’analyste lui-même. En effet, l’intensité du transfert et du contre-transfert dans les séances nécessite une prise de distance, un recul salutaire. Freud affirme alors que toutes ces règles « créent à l’usage du médecin le pendant de la règle analytique fondamentale imposée au patient... En résumé, l’inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’inconscient du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel ». Je voudrais aussi souligner que ces règles sont aussi une ouverture à l’inconnu : « L’analyste doit se laisser surprendre par tout fait inattendu, conserver une attitude détachée et éviter toute idée préconçue. » L’autre point important pour Freud est la nécessité pour l’analyste de respecter la liberté du patient et ne pas lui imposer ses propres façons de voir, en se gardant de recourir à toute forme de suggestion.
4C’est dans l’article de 1915, « Observations sur l’amour de transfert », qu’apparaît l’articulation chez Freud de la notion d’indifférence « conquise en tenant de court le contre-transfert » à celle d’abstinence qui se pose en principe de « laisser subsister chez le malade besoins et désirs, qui sont des forces motrices favorisant le travail et le changement ». Je vous renvoie, pour un développement en profondeur de ce thème, à la conférence donnée par Michèle Jung-Rozenfarb, « Entre neutralité et abstinence : l’objection faite par le cadre ». En 1923, dans le double article « Psychanalyse et théorie de la libido », Freud revient sur ces principes dans le chapitre intitulé « La psychanalyse. L’art de l’interprétation ». Il y articule une fois encore l’attention uniformément flottante, le tact et l’impartialité. Un peu plus loin, dans le même article, il répète avec force que l’analyste doit respecter la singularité du patient, ne pas chercher à le modeler selon ses idéaux personnels, ne pas donner de conseils et éveiller en revanche l’initiative de l’analysé.
5Mais, en contrepoint de ces conseils, Freud insiste sur la nécessité de manifester ou d’avoir une chaude sympathie vis-à-vis du patient, et, dans une lettre au pasteur Pfister, de ne pas avoir une attitude froide et passive qui pourrait augmenter les résistances. Nous savons aussi que Freud était loin d’être neutre dans ses analyses, invitant le patient à associer au besoin en allant chercher une de ses statuettes ou lui offrant un déjeuner comme ce qu’il décrit dans le journal de l’analyse de l’Homme aux rats ! Freud insiste aussi, à divers reprises, sur l’importance de la véracité et sur l’amour de la vérité dans la relation analytique.
6Je retiendrai deux aspects fondamentaux dans ces conseils techniques : le lien entre la neutralité et l’attention flottante autant vis-à-vis des productions du patient que de celles de l’analyste lui-même, une ouverture à « son propre inconscient », selon l’expression même de Freud, comme à celui du patient. Mais cette neutralité n’exclut ni la sympathie ni un véritable investissement du patient, comme nous venons de le voir. Le deuxième point est la nécessité de respecter la singularité du patient sans chercher à le modeler selon ses propres vues. En d’autres mots, nous trouvons chez Freud l’idée que le travail d’identité et d’appropriation subjective ne peut se faire que dans une nécessaire neutralité.
7A. Green est au plus près de Freud quand il décrit la neutralité bienveillante, comme une réceptivité compréhensive, faite de disponibilité et d’égalité d’humeur, sans découragement ou irritation, à la fois envers le patient et envers ses propres productions inconscientes tout en étant attentif à ne pas tenir un discours pseudo-tolérant et artificiel.
8Nous n’avons trouvé que peu d’articles ayant trait directement à la neutralité, mais la question est bien sûr présente en filigrane dans presque toute la littérature. Cependant, en parcourant les quelques articles de référence sur la neutralité, j’ai constaté que quatre d’entre eux émanent de mes collègues belges, de Maurice Haber (le plus récent), de Jacqueline Godfrind-Haber et de notre regretté Jim Innes-Smith, il y a quelques années. Je suis certaine que mon intérêt d’aujourd’hui pour cette question trouve ses racines dans une élaboration collégiale de notre société, élaboration liée à notre travail et nos réflexions sur la relation analytique. En effet, chacun d’eux requestionne la neutralité en regard du contre-transfert. Jim Innes-Smith souligne qu’il y a une multiplicité de neutralité dans la situation dynamique de la cure, où l’analyste doit constamment s’adapter au jeu de projection et d’identification projective qui est l’essentiel de la communication. Il aborde surtout trois facettes de la neutralité, celle que l’analyste doit garder face au discours du patient, face à son fonctionnement et par rapport à ses objets. Mais, pour lui, une seule neutralité englobe toutes les autres, celle qu’il a appelée à la suite de Winnicott « l’attitude professionnelle », définition reprise dans l’argument de ce colloque par Jean-Luc Donnet et Françoise Coblence. C’est elle qui différencie l’analyse de toute autre approche thérapeutique et qui doit se manifester dès le premier contact avec le patient : « Elle implique une certaine humilité devant l’inconscient, un respect pour la communication de l’autre, la capacité d’attendre et d’être surpris... – pour conclure, Jim Innes-Smith ajoute : autre paradoxe, une telle neutralité n’est pas neutre. » Pour Jacqueline Godfrind, la neutralité vacille avec le contre-transfert, brisant l’illusion d’une tranquillité où l’état de l’analyste serait neutre avant tout. Mais elle propose de la concevoir comme une position de dégagement paradigmatique qui puisse servir de cap à l’analyste dans son élaboration psychique incessante : « Elle est à la fois – nous dit-elle – une nécessité impérieuse et une conquête permanente pour l’analyste qui accepte de rencontrer avec son patient les limites du sentir, de l’agi et du pensable. » Quant à Maurice Haber dans un article plus récent, s’interrogeant lui aussi sur le devenir de la neutralité face à l’engagement contre-transférentiel de l’analyste, il se demande si elle ne devient pas simplement impossible pour finalement la concevoir comme une éthique et un guide du questionnement dans son travail d’élaboration et de perlaboration.
9Aujourd’hui, je me suis proposée d’aborder la question avec vous sous l’angle de la clinique pour cerner dans une séquence de séances « prises au hasard » les facettes et les nuances que peut prendre la neutralité chez l’analyste dans la pratique au quotidien. À vrai dire, je sous-estimais au départ la complexité à laquelle j’allais être confrontée, car, à vouloir cerner la neutralité de l’analyste au plus près, non seulement le non-choix même de la séquence s’est révélé plus difficile que cela n’apparaissait au départ mais je me suis surtout aperçue que le plus fondamental de l’identité du psychanalyste se trouve réinterrogé.
10L’idée de « prendre au hasard » une séquence de séances nous avait semblé, dans nos discussions, un projet pouvant ouvrir une perspective de « recherche » en psychanalyse : la neutralité du choix de la séquence étant le reflet d’une attitude neutre, « quelques séances, n’importe lesquelles » comme le pendant de l’attitude préconisée par Freud : « Nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous entendons et il convient que nous prêtions à tout la même “attention flottante”, suivant l’expression que j’ai adoptée. » Mais vous allez voir que, dès ce moment, la « neutralité » m’a joué un tour, tout en me faisant un clin d’œil...
LA PREMIÈRE SÉANCE ET LE CHOIX DE LA SÉQUENCE
11Nous étions à trois semaines des vacances d’été et je n’avais pas encore arrêté mon choix sur une séquence de séances. Première entorse à la neutralité, je vous l’accorde mais je tenais à être le plus libre possible dans le récit des séances afin de les rapporter au plus près de leur intégralité, j’avais décidé d’exclure les séances de patients trop liés à notre institution. J’étais donc prête à décider au hasard, mais bizarrement aucune séquence ne me convenait : ce matin-là, il y avait trop de « psys » qui se succédaient ou trop de supervisions, ou encore, le soir je n’avais pas eu le temps de prendre les notes que je voulais... Bref, le temps passait sans que je ne puisse me décider. Pourtant, le thème de notre colloque prenait de plus en plus de place dans mes pensées, surtout cette semaine-là, juste après les discussions que notre groupe avait eues à Paris, quelques jours auparavant.
12Me voilà donc ce jour-là avec la question de la neutralité tournant d’autant plus dans ma tête que ma patiente, que j’appellerai Carla, l’avait mise à l’épreuve lors de la séance précédente par un acting.
13Quelques mots sur Carla, jeune femme pétulante d’origine italienne venue en analyse depuis bientôt trois ans pour des crises d’attaques de panique et ce qu’elle appelait une peur de devenir folle. Elle avait déjà fait une psychothérapie précédemment, tout en suivant un traitement médicamenteux. Cependant, après l’arrêt de la thérapie, elle avait éprouvé le besoin d’aller plus loin, car elle se sentait encore très fragile. Carla est une analysante à la fois spontanée et remuante qui a eu du mal avec la position couchée et à se laisser aller à associer. Pour comprendre la séquence, il faut aussi que j’ajoute qu’elle a des problèmes de couple importants et qu’elle a perdu sa mère cet hiver. Depuis un moment, elle lutte contre ses affects de deuil, en mettant en avant ses problèmes de couple et son souhait de prendre un amant.
14Elle m’avait annoncé la veille, juste à la fin de la séance, non sans provocation, qu’elle était retournée voir son ancienne psychothérapeute – et aussi psychiatre – « parce que simplement elle avait envie de la voir » et que celle-ci avait changé sa médication, « la trouvant trop déprimée ». Mouvement agressif bien banal à la veille d’une séparation, me suis-je dit, tout en me rendant compte rapidement que sa démarche m’agaçait d’une façon inhabituelle...
15Aussi, je l’attendais avec une série d’interrogations en suspens. Je m’étais aperçue, la veille, que Carla était reprise par cette façon d’interpréter chaque pensée qu’elle avait en psychologisant et en rationalisant, manière de faire héritée de sa thérapie précédente et qu’elle avait eu tant de mal à abandonner pour se laisser aller à ses associations libres. Je n’avais compris qu’en fin de séance ce que ce retour signifiait. Carla me raconte donc sa consultation avec force détails, les interprétations de son ancienne thérapeute qui, « elle au moins, donnait son avis » – à propos de son souhait de prendre un amant entre autres. Je gardais une réserve et un silence prudents, ne trouvant aucune manière d’intervenir sans que mon mécontentement ne perce dans ma formulation, mais je sentais aussi que quelque chose se jouait à un autre niveau sans que je ne puisse le cerner. J’étais tellement centrée sur mes propres pensées bouillonnantes que je ne me suis pas aperçue que Carla s’était tue... Après un moment de silence, elle me lance : « Eh bien ! À vous entendre soupirer comme ça, vous devez penser que je fais encore de la soupe ! »
16« Faire de la soupe », c’est une expression à nous pour parler justement de ces interminables discours sur elle-même qui l’embrouillent et inhibent sa pensée vivante... Mais les soupirs ? J’étais tellement encombrée par l’idée de « tenir de court » mon contre-transfert, pour reprendre l’expression de Freud, et de rester neutre que ces soupirs m’avaient échappé ! Freud avait bien raison lorsqu’il affirmait : « C’est au détriment du traitement qu’agit l’intérêt scientifique : l’analyste ne doit pas avoir d’idées préconçues et de soucis spéculatifs avant la fin de la cure ! »
17Ma neutralité venait de me jouer un tour et en même temps de me faire un clin d’œil : du même coup, c’était décidé, cette séance allait inaugurer la séquence des quatre séances pour Deauville !
18Cependant, à partir de là, la couleur de la séance a changé... Carla est soudain très triste... « Faire de la soupe, ça me fait penser que j’ai fait un rêve avec ma mère cette nuit... le premier rêve où je la vois... enfin... depuis sa mort. » Elle soupire à son tour.
19Le rêve : « Je suis à la mer, dans la villa de mes parents... Ma mère est là. Vous savez... pas comme elle était quand elle était malade avant sa mort... non plutôt ma mère quand j’étais petite : elle est là et pas là en même temps... lointaine... Mais c’est moi qui fais la cuisine. » Une hésitation. « Oui, je fais la cuisine pour mon père. »
20C’est la première fois que Carla retournera dans leur maison de vacances familiales, la première fois après la mort de sa mère, cet hiver. Le mouvement des séances devient plus clair. C’est à la fois contre ses affects de deuil et la résurgence de sentiments œdipiens qu’elle lutte avec force depuis un bon moment. Les désirs œdipiens, le triomphe sur la rivale qui est presque effacée dans le rêve, reprennent leur intensité d’antan en éclairant aussi la rivalité qu’elle venait de me faire vivre et éprouver par sa démarche chez son ancienne thérapeute.
Discussion
21Si l’on reprend la définition de la neutralité dans le Dictionnaire de Rey : « Qui ne prend pas parti, au-dessus de tout, indifférent, impartial, sans éclat, sans passion », il est sûr que mon état intérieur n’était pas neutre du tout...
22J’aimerais aborder deux points dans la discussion de cette séance : l’impossibilité de prendre une séquence qui soit « purement » neutre et le contraste entre ma neutralité « technique » et les soupirs qui m’échappaient.
23Techniquement, mon attitude était neutre : je n’ai émis aucun jugement sur sa démarche et j’ai gardé un silence prudent ! Comme je le disais tout à l’heure avec le souci de me donner le temps d’élaborer mon contre-transfert... Mais, à l’agir de Carla, je réponds à mon tour par un agir, mes soupirs parlent pour moi et trahissent l’agacement et la surcharge émotionnelle que je ressens. Carla les a entendus comme une interprétation qui portait sur ses rationalisations. Il est certain, que dès la séance précédente, j’avais ressenti une surcharge qui, dans l’après-coup de cette séance, va se révéler comme un enchevêtrement encore plus complexe que je ne le pensais entre le deuil à élaborer de sa mère, la réactualisation de ses désirs œdipiens et leur actualisation dans la relation transférentielle en séance.
24Mais si les soupirs avaient un lien évident avec le matériel de la séance, ils étaient aussi une expression de la tension générée en moi par l’impératif d’arrêter ma décision sur une séquence pour notre colloque d’aujourd’hui, tension qui m’avait fait, en partie, perdre mon attention flottante spontanée. Pourtant, j’avais pu maintenir un écart, garder le recul nécessaire pour ne pas intervenir dans un mouvement de rétorsion.
25Ce qui m’est apparu clairement dans cette séance, c’est que l’écart intérieur que j’ai pu maintenir, tout en ressentant intensément les affects qui m’envahissaient, a permis à quelque chose d’un niveau plus inconscient d’émerger tant chez elle, qui retrouve son rêve, que chez moi, qui réalise la tension dans laquelle je me trouvais, prise entre deux nécessités, la neutralité que je me devais de maintenir et le choix d’une séquence pour le colloque. Même si j’avais suspendu mon jugement à propos de sa démarche, nos deux psychismes dont les limites s’étaient un moment estompées – qui était en rivalité avec qui ?, qui était encombrée par quoi ? – ont retrouvé une possibilité de se regarder et de se redifférencier.
26Mais ce que j’ai compris aussi dans ce mouvement, c’est que le choix ne pouvait pas se faire in abstracto mais qu’il devait prendre forme et en quelque sorte « chair », être investi dans un moment de rencontre analytique comme il n’y a pas de neutralité dans la séance sans que ne prenne « chair » aussi cette subtile rencontre interpsychique qui sous-tend le processus. Je constatais qu’il me fallait différencier la neutralité liée à la méthode et la neutralité comme écart intérieur, liée à l’écoute psychanalytique où elle apparaît comme le baromètre et le garant de la liberté associative chez l’analyste.
LA DEUXIÈME SÉANCE
27Anna est une jeune femme dynamique et fine, en analyse depuis deux ans avec moi mais ayant fait une première « tranche » quelques années auparavant. Elle est revenue à l’analyse pour des problèmes d’inhibition intellectuelle et une difficulté à avancer et à se réaliser dans son travail alors qu’elle a une intelligence brillante.
28Anna avait quitté, assez en colère, la séance précédente parce que, disait-elle, je ne respectais pas son rythme... En deux mots, elle était arrivée toute pimpante, la veille, avec une jolie robe d’un orange éclatant – qui m’avait fait penser à un rêve récent où elle voyait un feu de sa fenêtre. Mais, en contraste avec son arrivée, la séance avait été terne et très silencieuse, d’une tonalité peu habituelle chez elle... C’est quand j’avais interrogé ce silence qu’elle s’était énervée. Après la séance, une double interrogation travaillait en moi : pourquoi suis-je intervenue ? J’aurais pu ne rien dire, l’atmosphère de la séance n’était pas lourde, juste anormalement terne. Mais aussi, pourquoi a-t-elle réagi si fort à une constatation qui m’apparaissait assez légère, à peine interrogative : j’avais simplement dit : « Vous êtes bien silencieuse aujourd’hui... »
29Anna me dit : en s’allongeant sur le divan, qu’elle se souvient qu’elle était contrariée hier en me quittant mais qu’elle ne se souvient plus pourquoi... Elle cherche un peu, ne trouve pas, puis, après un silence, elle enchaîne et me parle d’une maman en interaction avec son bébé qu’elle a observée la veille, maman qui l’a beaucoup énervée. Très animée, elle me décrit la scène dans tous ces détails : le bébé joue sur son tapis et cherche à partir en exploration dans la pièce, mais, dès qu’il en est sorti, la mère l’arrête et le remet sur son tapis. À un moment, le bébé lance un jouet hors du tapis et part à sa recherche et la mère lui dit : « Ah, tu ne m’auras pas comme ça ! Tu l’as fait exprès pour sortir du tapis » et d’autorité le remet sur le tapis. Elle me décrit longuement la scène et son énervement croissant.
« Décidément, lui dis-je, vous êtes fâchée contre toutes ces femmes qui veulent vous remettre sur votre tapis. » Elle rit... « Ça me revient maintenant, j’étais fâchée parce que vous ne respectiez pas mon rythme... (Silence...) J’ai repensé à ma cousine aussi – il faut savoir que la question des vêtements est présente depuis plusieurs séances, y compris des séances d’essayage chez sa grand-mère et chez la couturière de sa mère. Quand j’allais chez elle, j’étais toujours habillée avec des vêtements différents et elle me décrit un petit ensemble avec un pantalon qu’elle aimait beaucoup... Ma tante et ma cousine étaient jalouses. Puis les associations se poursuivent avec un autre souvenir... Un jour, à la foire, j’ai gagné un lapin en peluche, le mien était orange, ma cousine a gagné aussi, mais elle, un lapin bleu. Bien sûr, elle préférait l’orange ! Elle a tellement pleuré que j’ai voulu lui donner le mien mais elle a refusé rageusement... Je devais me sentir coupable d’avoir gagné celui qu’elle voulait. »
30Je dis : « Un lapin en robe orange... » Un silence. « Vous pensez à ma robe d’hier ? J’avais hésité à m’habiller comme ça pour venir à ma séance. (En riant) je ne passe pas inaperçue avec cette robe... ! En fait (songeuse) je crois que c’était à ça que je pensais quand vous êtes intervenue... Oui, je me disais : “Que pense-t-elle de me voir avec cette robe ?” et crac !, comme ma mère, c’est comme si vous aviez pu lire dans mes pensées... » C’est la fin de séance. En se levant, assise au bord du divan et encore songeuse, elle ajoute : « Et moi qui pensais, il y a quelques mois, ne pas être en rivalité avec les femmes ! »
Discussion
31Nous pouvons nous poser une question en abordant cette séance : Que se passe-t-il quand la neutralité apparaît comme une évidence ? C’est une séance qui coule de source dans un plaisir de fonctionnement partagé, une séance bien tempérée. Passé-présent s’entremêlent et nos rythmes associatifs s’accordent. Ici, la neutralité en tant qu’impératif technique s’efface et n’apparaît qu’en toile de fond, comme une disposition intérieure de l’analyste, elle « va de soi ». Jean-Luc Donnet pourrait dire que la méthode s’efface au profit du plaisir de penser.
32Les associations depuis plusieurs séances s’ouvrent sur une vie pulsionnelle plus colorée. Anna était très défendue et dans un grand besoin de maîtrise au début de l’analyse, associé à la nécessité de tout comprendre seule. Maintenant elle a un fonctionnement beaucoup plus souple et réceptif qui s’est développé en lien avec une acceptation progressive de sa féminité. En contrepoint, la neutralité chez l’analyste s’épanouit dans sa forme la plus souple en une réceptivité soutenant le mouvement transférentiel et permettant simplement son déploiement progressif.
33Ses associations si vivantes à propos de l’observation de la relation mère-enfant qu’elle a observée la veille nous donnent une belle image de la relation analytique et de ce qui s’y passe. Chaque personnage de la scène a son rôle. Il y a l’observateur qui regarde la scène sans intervenir mais qui ressent activement ses émotions comme l’analyste dans sa position de neutralité, la mère qui empêche l’enfant de partir explorer le monde, autre image de l’analyste dans la séance précédente, mais aussi ce jeune enfant curieux qui est attiré par la découverte et son désir de connaître. La dernière séquence, celle où il jette son jouet loin du tapis, n’est pas sans nous évoquer le jeu de la bobine mais ici, dans le jeu, nous le voyons qui « absente » sa mère en sa présence. Sans le mesurer, à un moment où l’enfant expérimente sa capacité d’être seul en présence de l’objet, la mère interrompt le mouvement et s’interpose pour le ramener à elle. Comme la mère, j’étais à la séance précédente une mère ayant du mal à se laisser absenter par l’enfant, identifiée à ce moment à la mère de la patiente dans le mouvement du transfert-contre-transfert qui s’actualisait dans la séance.
34Je partage la position de Jacques Angelergues qui souligne combien la neutralité est garante de l’implication thérapeutique en profondeur de l’analyste. Elle est constitutive d’une passivité bienveillante et accueillante. Dans ce sens, elle n’est pas seulement une position maternelle et féminine, mais elle ouvre aussi sur un espace tiers dans cet imperceptible décalage qui fait que l’analyste est à la fois pris tout entier dans le processus, ce qui se sent dans les interventions qui sont faites très librement, et en même temps observateur, en reprenant une image de Harold F. Searles dans une « réserve participante ». Ce décalage imperceptible mais bien présent permet de son côté à Anna de se regarder avec un regard mi-malicieux mi-sérieux avec ce décalage « observateur » qu’elle a peu à peu intériorisé au fil des séances.
35Dans une séquence comme celle-ci, on voit bien le processus analytique se déployer dans une rencontre singulière entre nos deux psychismes, dans un mouvement souple qui se construit et se poursuit entre les deux séances : chez moi, une interrogation sur mon contre-transfert, et chez elle, un refoulement du pourquoi de son irritation et son interrogation à ce sujet : « Je sais que j’étais irritée mais je ne sais plus pourquoi. » Le fil rouge est là dans ce moment d’observation mère-bébé qui se déploie.
LA TROISIÈME SÉANCE
36Bien sûr, le décor ne change pas, mais, vous le verrez, le changement d’atmosphère est radical...
37Francisco est debout dans la salle d’attente quand je vais le chercher, me tournant le dos et regardant par la fenêtre... une image presque caricaturale de l’adolescent, casquette sur les yeux, pantalon « baggy », T-shirt et chewing-gum.
38Francisco a 19 ans. Aîné d’une fratrie de deux, il a été adopté à l’âge de quelques mois dans un pays d’Amérique du Sud par un couple de parents belges sans enfant et ne pouvant pas en avoir. Son frère a été adopté dans le même pays, deux ans plus tard. L’orphelinat où ils ont vécu leurs premiers mois n’a transmis aucun renseignement sur leur mère ou leur famille d’origine aux parents adoptifs.
39L’an dernier, dans le cadre d’un échange scolaire, il est parti en Nouvelle-Zélande, pour un an. Mais il a rapidement décompensé. Décrochant complètement, de l’école, de la famille d’accueil, il s’est clochardisé, vivant sur les bancs, buvant et fumant du « hasch... », se droguant aussi à l’occasion à la coke. Finalement, ses parents sont allés le rechercher, l’organisation scolaire étant manifestement dépassée par la situation. Depuis son retour, malgré deux ou trois tentatives de prise en charge, d’ailleurs rapidement abandonnées, il reste en plein décrochage. Alors qu’il était inscrit en première année d’une école supérieure de graphisme, il a abandonné les cours dès le premier mois et depuis lors reste à la maison, le plus souvent couché sur son lit. Il est arrivé chez moi en mars, il y a maintenant trois mois. Je l’ai vu en consultation thérapeutique depuis et c’est notre 7e rencontre aujourd’hui. Les parents étaient inquiets mais eux aussi dépassés par la situation. Ils me semblaient très défendus et découragés par les échecs des prises en charge précédentes. Deux choses les inquiétaient particulièrement – et à juste titre ! –, sa fascination pour les cimetières et l’attirance morbide qu’il avait pour une vie de clochard...
40Francisco attend poliment que je sois assise pour s’asseoir à son tour, puis il s’étend de tout son long dans le fauteuil, ventre à l’air, les yeux presque cachés par sa casquette et se met à chantonner. La, la, la, pom, pom, pom... il chantonne... provoquant, mais aussi essayant de masquer son embarras. De mon côté, je le regarde attentivement et tranquillement. Au bout d’un moment, il se met à parler sans me regarder, dans ses dents : « Ma mère m’a dit que je devais vous dire que je l’avais encore cognée... que je suis toujours au lit... enfin... sauf quand je suis au cimetière... il chantonne...
41« Au cimetière ? » C’est la première fois qu’il me parle du cimetière...
42« Ben oui, allongé sur une pierre... »
43« Une pierre ? »
44« Une tombe, si vous préférez... » Je vois qu’il s’énerve... Il chantonne... C’est à cause de ça que ma mère m’a énervé, elle s’est encore fâchée parce que j’étais au cimetière... et je l’ai cognée... Il me regarde en coin – je ne dis rien –, il chantonne... Il se ravise... Enfin, cognée, plutôt bousculée, elle m’énerve avec toute son inquiétude... Une atmosphère lourde pèse dans la pièce...
45« Il y a quelque chose qui vous attire dans ce cimetière ? J’aimerais bien comprendre... »
46« Mes parents non plus ne comprennent pas... » Il hésite... Le paysage est beau de là, on voit les collines, les champs, les troupeaux, c’est paisible, pas triste du tout en fait... En Nouvelle-Zélande... il hésite... il n’y avait pas ça là-bas, c’est un pays neuf, il y a une grande différence de culture... il chantonne.
47Il est là, entre deux mondes, la tombe sur laquelle il est couché et le paysage paisible... Je ressens une légère détente...
48« Peut-être que cette différence a été un choc pour vous ? »
49« Mais non, c’était super ! J’étais bien comme ça ! Un clochard, sans attaches, je voulais tout larguer, parents, famille, plus rien n’avait d’importance, la belle vie quoi... » Il chantonne...
50Me parlant comme à moi-même : « Oui, un pays neuf, une grande différence de culture, une autre langue... encore une fois... »
51Il s’arrête de chantonner : « Encore une fois ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
52« Je pensais en vous écoutant à votre premier départ, l’Amérique du Sud, votre arrivée en Belgique, une autre langue... »
53« Mais j’étais trop petit ! C’est stupide ce que vous dites. On ne se souvient pas à cet âge-là ! »
54« Oh, je pensais simplement... » Un long silence... Le ton change et il me dit :
55« Je suis tellement différent, beaucoup plus lent que les Belges, comme dans mon pays, mais en même temps, quand j’y suis allé, je me sentais tellement étranger... » Silence que je laisse un moment...
56« Vous y êtes allé ? Il y a longtemps ? »
57« Non, un an avant la Nouvelle-Zélande. Moi, je n’avais pas envie de partir en Nouvelle-Zélande, ce sont mes parents qui ont voulu, dans notre milieu, c’est bien vu de faire un voyage après la Rhétorique [le baccalauréat], ils veulent tout faire au mieux... Mais moi, je ne voulais pas partir... » Il chantonne à nouveau...
58Brusquement, il me regarde bien en face : « Ça vous intéresse, un scénario ? »
59Un peu surprise, mais me souvenant que les parents m’avaient dit qu’il voulait devenir cinéaste : « Mais oui, ça m’intéresse. »
60« Depuis un moment, quand je suis au cimetière, je filme aussi. Je filme les tombes. C’est un cimetière de village, il y a des familles – vous savez, sur les tombes, on peut voir les dates – des familles qui sont là depuis deux cents ans ! Alors j’imagine la vie des gens, c’est ça mon scénario... Enfin, je ne suis pas loin, je viens juste de le commencer. »
61« Là, dans le village, il y a une histoire qui continue, sans cassure... »
62« Oui, en Nouvelle-Zélande, c’était pas comme ça !... »
63C’est la fin de la séance et, comme chaque fois, il y a une petite discussion pour fixer le prochain rendez-vous. Au moment de partir, il me demande : « Vous avez un DVD ?... » Un mot que je ne comprends pas : « Un DVD... ? », ne comprenant pas le deuxième terme qu’il a employé. D’un ton un peu protecteur, il me rassure : « C’est normal que vous ne compreniez pas, c’est technique. C’est pour savoir si je peux vous le montrer, mon film, quand il sera plus avancé... »
Discussion
64Que devient la neutralité non seulement dans le face à face, mais de surcroît avec un adolescent en risque de rupture de liens ? Quand le travail de liaison est nécessairement porté par l’analyste ?
65Francisco me touche beaucoup dans sa détresse qui affleure malgré les apparences d’indifférence qu’il veut se donner. Le fond mélancolique dans lequel il s’est laissé couler en Nouvelle-Zélande n’est pas loin. Mon implication dans la séance, les liens que je fais, les réponses actives que je donne aux questions qu’il me pose requestionnent le principe de la neutralité à un tout autre niveau que celui sollicité dans les deux séances précédentes... Vu sous l’angle habituel, on peut avoir l’impression que je ne suis pas neutre du tout mais, en même temps, le dosage de ma présence, ma façon de parler, tour à tour directe – « Oui, ça m’intéresse » – et en même temps « impersonnelle » quand je réfléchis à voix haute sur un ton « neutre » sont pour ma part exemplatifs de la réserve participante décrite par Searles et du côté « impersonnel » souligné par Freud, dans la lignée reprise par Pasche avec son élaboration du Surmoi impersonnel. J’avais presque l’impression dans nos premiers entretiens qu’il était inaccessible tellement son contact était étrange et lointain, ce qui m’avait amenée à un dosage de présence à la fois « vraie » et en même temps « distanciée » pour ne pas le brusquer. C’est aussi cela qui m’avait fait proposer des consultations à la carte – en fait pour le moment tous les quinze jours environ – pour lui permettre de se laisser approcher. Sans oublier qu’il fallait aussi apprivoiser les parents déçus par les expériences thérapeutiques précédentes.
66Nous sommes ici dans un dispositif particulier de travail psychanalytique, une consultation psychanalytique, et au tout début de nos rencontres. Il m’a semblé nécessaire d’adopter un mode d’intervention qui tente d’ouvrir un espace de pensée sur son histoire de façon à ce que Francisco puisse se l’approprier peu à peu en utilisant un média, son intérêt pour le cinéma, qui portait les couleurs de la vie, son scénario sur des familles qui ont une longue histoire sans ruptures.
67Le risque de laisser Francisco s’enfoncer dans un gouffre de solitude mélancolique était grand. En paraphrasant ce qu’André Green dit à propos du silence, je peux dire que la neutralité est indépendante de la quantité de paroles que l’analyste introduit dans la séance mais qu’elle est liée à l’écart entre l’intensité du travail psychique de l’analyste en séance et sa « réserve participante » qui s’exprime, entre autres, dans la manière retenue de formuler ses interventions, écart qui est à la fois un contenant et un écran qui ouvre sur une possibilité de penser.
LA QUATRIÈME SÉANCE
68Un nouveau changement : c’est une séance de supervision.
69En deux mots, la supervisée est dans sa deuxième année de supervision mais elle n’a ce patient en traitement que depuis quatre mois. Pour le moment, elle le voit trois fois par semaine en face à face, le passage sur le divan est en travail et se fera sans doute en septembre.
70Le patient est un homme d’une quarantaine d’années qui est venu à l’analyse pour des états d’angoisse paroxystiques. Il décrit une histoire personnelle très carencée et s’inquiète de ses crises d’alcoolisation aiguës survenant sans crier gare et qui pourraient avoir des conséquences graves sur son travail. Il a aussi des crises où il « s’efface » littéralement et tombe inanimé, comme dans un court-circuit d’une surcharge économique, sans que, médicalement, rien ne soit repérable. Nous avions discuté dans la supervision de l’indication mais, après des hésitations face à une telle fragilité narcissique, nous avions opté pour l’analyse, avec un temps de préparation. De mon côté, j’étais confiante dans les capacités de la supervisée à pouvoir contenir un tel patient, l’ayant suivie dans son travail avec un autre cas depuis presque un an et demi.
71À la séance de supervision précédente, la supervisée avait eu du mal à entendre la difficulté du patient par rapport à la séparation. Dans ses associations, il était apparu que, d’une part, c’était difficile pour elle de se mettre à la place de l’image négative de sa femme dans le transfert – femme versatile, « elle le prend et le jette à son gré » et intéressée. Mais aussi que cela touchait ses propres difficultés, dans son analyse personnelle à accepter ses mouvements transférentiels par rapport à la séparation et à la dépendance. La supervision s’était conclue par une réflexion : « Je réalise combien c’est tenace... et que ça m’empêche d’écouter. »
La séance
72Le patient n’est pas venu aux deux premières séances de la semaine et arrive à l’heure mais dans un grand état d’agitation en expliquant ses absences par les suites du vol de sa voiture qui avait eu lieu une semaine auparavant. L’expert envoyé par son assurance a du mal à croire son histoire. « Ma naïveté lui paraît incroyable. » Il reparle de sa femme qui, après avoir décidé de le quitter, s’est réinstallée chez lui sans crier gare, et qui, de plus, change l’organisation de la maison : elle a acheté un nouveau canapé en enlevant l’ancien que lui aimait bien, sans lui demander son avis... Il associe sur l’appartement de son père quand sa nouvelle compagne avait enlevé toutes les photos, celles de leur mère mais aussi les leurs – son frère et lui. Plus de photos, plus de traces.
73La supervisée me dit qu’elle s’est souvenue en l’écoutant qu’il lui avait raconté qu’à l’âge de 14-15 ans il avait vécu pendant plus d’un mois chez un ami sans que son père ni sa mère ne s’en aperçoivent ni ne s’en inquiètent. Il n’était simplement « pas là ». Elle me dit que cette fois elle entendait bien son angoisse face au changement et à l’absence mais ne savait pas quoi dire... Elle le laisse donc continuer sans intervenir.
74Il reparle de la visite de l’expert en exprimant son étonnement à propos de son calme et de son organisation. Il donne un exemple : à un moment, l’expert remplissait des papiers et son stylo s’est retrouvé à court d’encre. Il allait lui passer un Bic pour lui permettre de continuer à écrire mais l’expert a posément pris une nouvelle cartouche dans son étui, a remplacé celle qui était vide et s’est remis à écrire... Il décrit tous les gestes de l’expert avec précision dans leur succession, me souligne la supervisée.
75Dans la séance, elle fait une intervention à ce moment-là sur la possibilité d’anticiper, d’anticiper quelque chose qui va s’arrêter tout en assurant la continuité... Il parle de son sentiment douloureux de n’avoir plus de place et des ruptures de liens qu’il a connues. Elle reprend sur l’interruption mais aussi la reprise en septembre et en association ; il évoque le passage sur le divan, juste avant la fin de la séance.
Discussion
76Après en avoir parlé avec la supervisée, il m’a semblé possible d’utiliser ces séances pour illustrer l’appropriation de la neutralité analytique dans le travail de supervision.
77Le travail contre-transférentiel qu’elle a pu faire lors de la séance de supervision précédente a remobilisé son écoute et l’a rendue plus mobile, sans pour cela qu’elle n’intervienne prématurément en coupant les associations du patient. Ses associations sont en phase avec les ruptures et la détresse infantile du patient, mais elle choisit, dans un premier temps, de le suivre et d’intervenir par rapport à la continuité, continuité qui lui a fait cruellement défaut dans les investissements, qu’ils soient du côté maternel ou paternel. Après cette élaboration contre-transférentielle, elle avait retrouvé cette écoute, cette réceptivité et cette disponibilité tant aux productions du patient qu’à ses propres associations qui prend sa forme dans la figure de l’expert qui est calme et organisé, figure rassurante à la fois dans sa dimension paternelle – il vient pour trancher une situation difficile – et dans sa dimension maternelle – en associant la continuité des « soins », l’image même de la « neutralité bienveillante » dans sa double fonction.
78Dans ma position de superviseur, il me semble que ma propre réserve, ma propre neutralité est à la fois un modèle et un soutien pour l’élaboration contre-transférentielle que l’analyste a pu réaliser pendant la supervision. Cette image se superpose à celle de l’expert amenée par le patient, expert qui contient le trop d’angoisse lié à une situation clinique difficile. N’est-ce pas aussi le rôle du superviseur d’être garant de la liberté associative du supervisé pour lui permettre à son tour d’être dans une neutralité réceptive et ouverte aux découvertes du patient ?
EN GUISE DE CONCLUSION
79Si je reprends les mots que j’ai utilisés au fil de l’exposé pour décrire les nuances de la neutralité au détour des séances, nous pouvons voir que chacun d’eux contient l’idée d’un espace intérieur et d’un temps de suspension : recul, écart, décalage, réserve. Pour ma part, je vois cet espace et ce temps comme faisant non seulement partie de l’identité de l’analyste mais, plus que cela, comme en être le fondement. En observant dans l’après-coup l’ensemble des séances que je viens de vous rapporter, un autre éclairage de ce mouvement intérieur apparaît : dans les quatre situations que je vous ai décrites, je suis une analyste à la fois toujours la même et chaque fois différente, en fonction de la relation qui se tisse avec chaque patient. Pourtant un point reste invariant à l’intérieur de moi comme analyste et qui agit comme un point focal : c’est cet écart, cette réserve que j’ai appelé neutralité. Ce qui m’a fait penser à ce que Serge Viderman disait en soulignant combien la neutralité bienveillante renvoie à un impossible paradoxe chez le psychanalyste : « Il n’y a pas de qualité positive qui ne se soutienne de quelque négativité. » Si la neutralité fait bien partie du fondement de l’identité de l’analyste, c’est qu’elle s’inscrit comme un point focal, impersonnel ouvrant un espace au négatif et donc à l’inconscient et à l’inconnu.
Bibliographie
RéFéRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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