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Article de revue

La crise existentielle du “ milieu de la vie ? : la porte étroite

Pages 1071 à 1086

English version

LA CRISE EXISTENTIELLE DU « MILIEU DE LA VIE »

1La crise du milieu de la vie revêt différentes formes selon les patients. Elle apparaît en général lorsque l’un d’entre eux prend simultanément conscience qu’il n’a qu’une seule vie à vivre, et que la fin de cette unique vie se rapproche inéluctablement. Dans ces circonstances, un patient peut ressentir l’irrésistible désir de redémarrer une nouvelle existence. Mais cette seconde chance risque d’entraîner d’amères désillusions : en effet, cette « deuxième vie » s’avère parfois bien décevante à côté des innombrables possibles que le patient pouvait imaginer.

2C’est sous l’un de ses aspects rarement mis en évidence que je veux aborder la crise du milieu de la vie. En effet, j’ai remarqué que, chez certains de mes analysants, cette crise était en rapport avec leur sentiment d’identité : « Ce que je vis, est-ce vraiment une vie ? ma vie ? Autrefois, j’attendais d’être “grand” pour vivre : j’ai attendu de terminer mes études, puis de trouver un bon travail, puis de fonder une famille, puis... Jusqu’à quand vais-je donc attendre d’être “grand” ? Attendrai-je donc toujours demain pour vivre ?... Un jour je serai mort sans avoir eu le sentiment d’avoir vécu ! » J’ai observé que ces analysants parviennent à dénouer leur crise existentielle du milieu de la vie au moment où ils découvrent que, pour ressentir leur valeur et la valeur de leur vie, il leur suffit d’être « simplement » eux-mêmes. C’est lorsqu’ils ont le sentiment d’avoir une vie, la leur, que l’angoisse de devoir la quitter diminue. En effet, pour céder sa place, il est nécessaire de sentir qu’on en a une. Or, « être simplement soi-même » avec ses qualités, ses défauts, ses dons, ses handicaps, son histoire, ses parents est, comme toute œuvre d’art, une création à la fois simple et difficile.

3Si j’ai insisté sur le mot « simplement », c’est pour souligner les efforts épuisants auxquels ces patients s’astreignent parfois pour tenter d’acquérir les talents de leurs maîtres ou de leurs pairs qu’ils admirent et envient secrètement. Certains d’entre eux parviennent à briller en adoptant le style des personnes qu’ils idéalisent, d’autres au contraire s’effacent en n’osant pas énoncer leur opinion de peur qu’elle diffère de l’idéal reçu. Mais, dans les deux cas, ces patients souffrent secrètement de rester en partie aveugles à ce qu’ils pensent, ressentent et éprouvent eux-mêmes. Ils sont trop fascinés par la richesse psychique d’autrui pour percevoir la leur, ou croire en leur propre valeur. Pourtant, personne ne pourra jamais penser, sentir ou éprouver comme eux, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir être eux-mêmes. C’est ainsi que, faute de les reconnaître, ils ne transmettent pas leurs richesses et, sans le savoir, en privent les autres.

4Les patients supportent cet état avec plus ou moins de souffrance jusqu’au moment où se déclare une crise existentielle. Même si cette crise se situe à des âges très variés, je l’appelle crise « du milieu de la vie » en empruntant la même terminologie que E. Jaques (1965). Paradoxalement, les patients qui m’ont convaincue de la nommer ainsi sont ceux qui ont ressenti cette crise à un âge avancé. Il ne s’agit pas, en effet, de calculer selon des critères objectifs si le « milieu » de la vie se situe bien à égale distance de son début et de sa fin, car chacun évalue de façon subjective le temps qui passe selon l’intensité de son sentiment de vivre. Lorsque des patients résolvent cette crise, un nouveau souffle de vie les anime quel que soit leur âge et ils semblent disposer à nouveau de toute la force de leur énergie pulsionnelle.

5Ces patients gardent le plus souvent leur souffrance secrète. Pourtant, en parvenant à me la communiquer au cours de leur psychanalyse, certains commencent à élaborer leur crise et à acquérir l’audace d’être eux-mêmes. Ils ont besoin d’une longue analyse, car ils réagissent souvent de façon surprenante lorsqu’ils commencent à découvrir leurs propres idées. Au lieu de s’en réjouir, ils semblent tenir leurs pensées et opinions pour quantité négligeable et ils n’en prennent pas soin. On dirait qu’ils n’ont pas confiance que leurs idées puissent se développer. En somme, ils abandonnent le bébé après l’avoir fait naître. Cette réaction d’échec est liée à des difficultés inconscientes : selon les analysants, ce peut être l’envie, la peur de la solitude, ou encore la réouverture d’une blessure narcissique, l’une n’excluant pas l’autre. Par exemple, lorsque l’envie domine, ils estiment, sans en avoir une claire conscience, que leurs propres idées sont fort peu spectaculaires à côté de celles qu’ils envient chez les autres et semblent se dire : « Pourquoi me mettre en peine pour des idées qui ne me valorisent pas autant que je le voudrais ? » Lorsque l’angoisse devant la solitude domine, ils redoutent que leurs idées soient critiquées, voire dénigrées, par ceux qui pensent autrement et qu’ils risquent d’être laissés de côté à cause de leur façon de penser. Ils hésitent alors à oser être eux-mêmes, à prendre conscience de leurs idées et à affirmer leur personnalité, un peu comme chacun peut avoir éprouvé la peur du vide en plongeant pour la première fois dans une piscine. Plutôt que de prendre ce risque, ils peuvent retourner à leurs anciennes défenses : briller en exposant avec art ce qui sera bien reçu, ou s’effacer. Leur souffrance demeure.

LE PLAISIR D’ÊTRE SOI-MÊME

6Pourtant, lorsque ces patients parviennent à intérioriser un objet bienveillant non idéalisé au cours de leur analyse, leur surmoi sadique cède le pas à un surmoi protecteur. Ils peuvent alors faire l’expérience qu’une création originale, même modeste, a une valeur irremplaçable, sans commune mesure avec une création d’emprunt, aussi spectaculaire soit-elle. Ils découvrent le plaisir d’oser être eux-mêmes.

7Chez ces patients, le moment où le plaisir d’être soi-même l’emporte sur l’envie ou sur l’angoisse d’affronter la solitude correspond à une première phase dans l’élaboration de leur crise du milieu de la vie. Ils osent prendre le risque de se passer de l’approbation des autres et d’affronter les critiques même si elles font souffrir, car ils commencent à prendre au sérieux leur capacité de créer : ce qu’ils pensent, sentent ou éprouvent est leur création et personne d’autre ne pourra la créer à leur place.

8Ces analysants perçoivent souvent de façon amplifiée le paradoxe que vit chaque être humain : se sentir à la fois un point anonyme minuscule, perdu dans la foule, et un être immense capable de penser l’univers en se sachant unique pour les êtres aimés. Ainsi, une analysante se sentait ridicule de découvrir les effets dévastateurs qu’avait entraînés pour elle une période d’isolement de quelques semaines survenue lorsqu’elle était bébé, alors qu’elle pensait aux innombrables enfants victimes de catastrophes naturelles ou de guerres. Une autre patiente, lors des entretiens préliminaires, était confuse de me parler de son cancer, alors qu’elle connaissait les statistiques et savait que beaucoup de femmes se trouvaient dans des situations pire qu’elle.

POUR L’ANALYSTE, CHAQUE PERSONNE EST UNE PORTE OUVRANT SUR L’IMMENSITÉ

9Comme psychanalyste, je me sens au cœur de ce paradoxe, car, même si je reconnais l’intérêt des statistiques et l’utilité d’apporter de l’aide à une multitude d’inconnus, je consacre mes journées de travail à un petit nombre d’analysants. J’ai la même impression que dans un train de nuit traversant la banlieue d’une grande ville : les milliers de fenêtres éclairées évoquent une multitude anonyme d’inconnus qui pourraient disparaître sans que j’en sache rien, mais je suis bouleversée en pensant que, derrière chaque fenêtre, se trouve une personne unique et pleine de mystère qui concentre à elle seule tout l’intérêt de l’univers pour ceux qui partagent sa vie. C’est pourquoi j’aimerais que l’analysante qui peu après sa naissance avait été séparée de ses parents réalise qu’elle est la seule à avoir vécu cette séparation-là. J’aimerais que la seconde patiente sente que son cancer est unique, pour moi comme pour elle. En analyse nous sommes dans le domaine de la personne. Les statistiques mentionnent qu’actuellement dans le canton de Genève une femme sur huit, tous âges confondus, a un cancer du sein ; mais, en psychanalyse, chacune de ces huit femmes a « son » cancer. Il n’y en a pas deux pareils.

10Le paradoxe auquel ces patients sont sensibles en entraîne un autre : pour penser l’univers et entrer en communication avec lui, chacun de nous est obligé de passer par une porte unique, celle qui a la forme de notre personne. Il s’agit d’une porte étroite car elle a tout juste notre forme et ne peut laisser passer qu’une personne, nous. Personne ne peut penser l’univers tant qu’il croit y accéder à travers la personnalité d’un autre, aussi aimé et admiré soit-il. Une analysante me l’exprimait ainsi : « Si le violon veut chanter comme un piano, il ne créera jamais sa musique. » Je compléterai cette phrase par un corollaire : « Mais c’est parfois dans un orchestre de chambre, que violon et piano perçoivent encore mieux la spécificité de chacun. » En effet, la pensée des autres ne remplace pas notre propre pensée mais aide à la préciser. Je pense également à un collègue qui, lors d’un séminaire, présentait un analysant en pleine crise du milieu de la vie. La musique était le seul domaine qui semblait toucher ce patient envieux, torturé de n’être jamais satisfait de lui-même. Il rabrouait sans cesse avec mépris son analyste : « Pipeau ! Tout ce que vous dites c’est du pipeau ! » J’ai suggéré à ce collègue la possibilité de jouer sur le double sens de l’expression et d’interpréter : « Si je suis un pipeau, faudrait-il que je sonne comme un violon ? Ne pourrais-je pas aussi faire ma musique ? »

ÉLISE ET LA PORTE ÉTROITE

11Élise m’avait demandé de l’aide au moment où elle traversait une crise existentielle douloureuse qui, selon moi, correspondait à une crise du milieu de la vie : « Je veux vivre avant de vieillir », répétait-elle de différentes façons. Or Élise s’est véritablement épanouie dans son analyse à partir du moment où, acceptant que sa propre analyse soit faite à sa mesure, elle est passée par la porte étroite qui lui correspondait, au lieu de s’escrimer à rechercher l’imposant portique d’entrée qu’elle avait imaginé en entendant ses amis parler de psychanalyse.

12Élise avait de l’analyse une image bien éloignée de ce qu’elle vivait avec moi : en effet, trois années s’étaient déjà écoulées sans joutes brillantes. De son point de vue, il ne se passait donc rien dans cette analyse. « Est-ce seulement une analyse ? », rageait-elle. « Vous êtes là parce que c’est votre boulot ! Je peux bien souffrir, je peux bien frôler la mort, même mes amis ne s’en aperçoivent pas, ils sont tous indifférents et vous aussi ! » Pourtant Élise poursuivait son analyse assidûment et avec un grand sérieux. Quant à moi, l’analyste, je trouvais qu’il se passait beaucoup de choses passionnantes dans l’analyse d’Élise, même si elle ne les voyait pas. Élise ne percevait pas non plus les nombreuses qualités dont elle me paraissait dotée. Comment l’aider à sentir ce qui se passait ?

13Élise avait pris la décision d’entreprendre une analyse avec moi au moment où, m’ayant convaincue qu’elle ne voulait pas d’analyse, je lui avais proposé des noms de collègues avec qui elle pourrait entreprendre une psychothérapie. Ainsi, dès les entretiens préliminaires, Élise m’avait transmis inconsciemment, sans mots, un message condensé qui n’avait aucune signification psychanalytique pour elle, mais qui en avait beaucoup pour moi : pour qu’Élise m’accepte comme psychanalyste, il lui fallait inconsciemment faire en sorte que je sois une mère transférentielle rejetante, par exemple en m’amenant à ce que d’autres prennent soin d’elle. Ce message impliquait-il qu’elle ne s’imaginait pas digne d’être reconnue par moi comme mon enfant dans l’analyse, ni d’être acceptée par moi en étant simplement elle-même ? Serait-elle obligée d’entrer chez moi à la dérobée comme s’il n’y avait pas une porte d’entrée à sa dimension ?

14Les trois premières années d’analyse ont été nécessaires pour que nous découvrions, Élise et moi, les différentes composantes de ce message non verbal en les vivant à travers l’expérience d’une relation de transfert tissée d’incompréhension et d’incommunicabilité. Pour décondenser ce message, les interprétations verbales ne suffisaient pas, il nous fallait éprouver les affects que ce message impliquait ; nous avions besoin d’en faire l’expérience. En effet, mes interprétations tombaient à plat ou suscitaient une immense colère. Élise me répétait : « Vous ne comprendrez jamais ! » Pourtant l’assiduité d’Élise me confortait dans l’idée qu’elle percevait inconsciemment le processus souterrain en marche. De plus, quelques interprétations au niveau des sensations ouvraient parfois une porte de communication entre nos deux mondes internes. Elles restaient, pour Élise et pour moi, des points de repère importants qui permettaient de garder confiance et indiquaient que nous étions sur le bon chemin, le nôtre.

15J’avais souvent peur d’Élise et de son agressivité. Cela me paraissait d’ailleurs bien normal. Il était inévitable que je ressente douloureusement les violentes attaques d’Élise à mon égard, même si j’en comprenais la signification transférentielle et leur utilité pour le déroulement du processus analytique. D’ailleurs, Élise jouait bien le jeu de l’analyse : « Vous êtes là pour cela, disait-elle, c’est votre métier. » L’important était que je sache de quoi était faite ma peur : avais-je peur d’être rejetée ? de disparaître ? Était-ce une peur semblable à celle que la mère d’Élise aurait pu éprouver au contact d’une fille qui risquait de la critiquer et de la trouver nulle quoi qu’elle dise ? Mais cette peur n’était-elle pas également une peur éprouvée par Élise qu’elle projetait inconsciemment en moi afin que je lui donne un sens ?

UNE PORTE À LA FORME DE CHACUN

16C’est alors qu’une image s’est imposée à moi dont je ne comprenais pas de suite la portée : il s’agissait de « passer par une porte étroite ». Je gardais, bien sûr, cette impression pour moi, mais je me demandais intérieurement de quelle porte il pouvait bien s’agir. Où était-elle cette porte étroite qui pourrait ouvrir sur l’immensité de l’univers ? C’est en plusieurs temps qu’Élise et moi nous avons compris les différents symbolismes de cette porte, l’un nous conduisant à l’autre et tous se combinant ensemble.

17En effet, Élise me demandait une analyse semblable à celles dont elle croyait entendre parler autour d’elle : une analyse animée de discussions passionnées à travers un jeu verbal ponctué de révélations fracassantes. « Je veux que vous m’expliquiez ! », me répétait-elle, tout en restant sourde à mes interprétations. J’avais, à plusieurs reprises et sous différentes formes, répondu ainsi : « Vous aimeriez peut-être une psychanalyse avec des explications lumineuses comme vous imaginez celle des autres. Et s’il s’agissait plutôt de créer la vôtre ? » Mais, lors d’une séance, j’ai utilisé une image, celle qui s’était imposée au fond de moi : « Nous avons peut-être à trouver une porte rien que pour vous, à votre dimension, pas celle des autres. Une porte pour entrer dans votre monde d’avant les mots, le monde de quand vous étiez toute petite ? » Élise, agacée, a associé : « Je vous ai déjà dit que, de mon enfance, je ne me souviens de rien ! Juste une image : un trou noir. » Or Élise m’avait dit que sa mémoire était visuelle et que ses rêves se bornaient souvent à des taches de couleur. J’interviens : « Noir ! C’est comment, pour vous, un trou noir ? » Élise se tait longuement puis enchaîne : « Il me fait penser à l’entrée du tunnel, tout près de la maison où j’avais été placée quand mes parents m’ont séparée d’eux. De cette période je ne me souviens que de cela : ce trou noir... Et si ce tunnel c’était ma porte ? »

18À partir de cette séance, Élise a renoncé à passer par la porte des autres, celle qu’elle imaginait spectaculaire. Elle a accepté de découvrir son analyse à elle et de considérer que ses angoisses présentes d’adulte n’étaient pas coupées de celles qu’elle avait vécues lorsque, petit enfant, elle ne savait pas encore parler. Elle commençait à sentir que ses angoisses d’adulte pouvaient se combiner avec une angoisse sans nom bien plus précoce, ou même qu’elles en étaient issues. En effet, Élise commençait à percevoir que, depuis le début de sa vie, elle était la même personne en évolution constante et qu’elle créait au fil du temps sa propre histoire interne absolument unique.

19En acceptant que cette entrée noire du tunnel prenne sens pour elle, Élise acceptait que, dans le transfert, je devienne pour elle une mère dotée de capacité de rêverie. Elle a pu analyser avec moi de quoi était composée la densité du noir de sa porte. La séparation vécue durant la période du tunnel l’a renvoyée à une séparation bien plus précoce survenue peu après sa naissance, séparation dont jusqu’à présent elle ne connaissait que rationnellement l’existence.

20Au moment où Élise, bébé certainement douée d’une grande sensibilité, aurait eu besoin de la rêverie de sa mère, elle en avait été privée durant des périodes de séparation trop longues pour elle. Ses angoisses sans signification, elle les avait inconsciemment encapsulées avec succès afin de les empêcher de contaminer le reste de sa vie et de passer une enfance assez heureuse au sein d’une famille vivante. Elle avait ainsi pu se construire une personnalité dynamique très attachante, mais au prix de la persistance au fond d’elle-même d’une zone d’ombre de plus en plus pesante.

21En effet, l’angoisse encapsulée était restée comme un trou noir, une couleur noire, un trop-plein condensé d’angoisses indicibles non verbalisables, un poids au fond d’elle qu’elle percevait maintenant, au « milieu » de la vie, comme un vide. Élise ne pouvait pas continuer ainsi à se priver d’une partie de son histoire interne sans perdre la forme de sa personne totale. Pour Élise, une façon de désenclaver cette angoisse avait été de me la communiquer en la projetant inconsciemment en moi pendant trois ans, me permettant ainsi de l’éprouver à mon tour, mais aussi de revivre avec moi, dans le transfert, la situation qu’elle avait vécue toute petite avec des parents ressentis comme aveugles à sa souffrance et en particulier à sa terreur de mourir.

22Maintenant, c’est à travers des affects bien présents qu’elle retrouvait cette séparation précoce, et non plus à travers une couleur. Les sensations et les sentiments angoissants actuels prenaient une signification parce qu’ils évoquaient les sensations et sentiments qui avaient dû l’envahir lorsque, toute petite, elle avait été séparée de ses parents. Il lui avait été impossible alors de distinguer ce qu’elle éprouvait en elle, cela était resté une « terreur sans nom » (Bion, p. 132).

23« Un développement [est] normal si la relation entre le petit enfant et le sein permet au petit enfant de projeter le sentiment qu’il est en train de mourir, par exemple, dans la mère et de le réintrojecter après que son séjour dans le sein l’aura rendu plus tolérable à sa psyché. Si la projection n’est pas acceptée par la mère, le petit enfant a l’impression que son sentiment de mourir est dépouillé de toute la signification qu’il peut avoir. Il réintrojecte alors non pas une peur de mourir devenue tolérable, mais une terreur sans nom » (W. R. Bion, 1967 ; trad. 1983, p. 132).

24Cette terreur, Élise la ressentait encore maintenant au fond d’elle, mais elle commençait à pouvoir lui donner un nom. À travers ce que j’ai perçu de ma propre angoisse contre-transférentielle, j’ai pu aider Élise à trouver la signification de son angoisse actuelle, construite à partir de sa terreur sans nom de bébé. L’image du tunnel en condensait beaucoup d’autres mais restait l’image centrale forte : l’angoisse de mourir dans l’indifférence. Élise m’a dit : « Je comprends maintenant pourquoi je ressens si souvent que je suis près de la mort et que les gens, même s’ils m’aiment, ne s’en rendent pas compte. Je revis sans cesse l’impression que pour les autres je ne suis pas importante. » Élise avait retrouvé à l’âge adulte le besoin de capacité de rêverie qu’un bébé attend de sa mère. Enfin, mes interprétations lui « parlaient ». Je n’étais plus pour elle une mère analyste qui ne s’aperçoit pas que sa fille est proche de la mort.

25Lorsque Élise a repensé à certaines de mes anciennes interprétations, elle a été surprise de les entendre très différemment d’autrefois. Elles ne lui paraissaient plus exprimer mon indifférence à son égard. Élise a réalisé qu’autrefois elle les avait entendues déformées par sa terreur sans nom et a pris conscience que sa perception du monde extérieur pouvait être modifiée par ses fantasmes : « Je m’aperçois que je regarde les autres à travers des lunettes déformantes ! Cela doit être désespérant pour eux ! »

26Élise avait donc commencé à trouver le sens de son analyse au moment où elle avait accepté sa propre forme, sa personne, son histoire, au lieu de croire qu’il y avait un modèle à suivre. Elle avait accepté de passer par la porte de sa propre analyse. Il s’agissait bien d’une « petite » porte car elle ne pouvait laisser passer qu’Élise ! Mais pour Élise c’est toute sa vie qui s’y engouffrait. Il s’agit donc d’accepter de naître à soi-même avec sa personnalité, son origine et son histoire, en passant par une porte juste à sa mesure, à l’image de celle utilisée pour sortir du ventre de sa mère (dût-elle prendre la forme d’une césarienne) ou encore, à un autre niveau, à l’image de la scène primitive.

UNE DEUXIÈME ÉTAPE : UN REGARD ÉTONNÉ SUR SOI-MÊME

27Pourtant l’élaboration de la crise existentielle du milieu de la vie ne s’arrête pas là. Comme dans toute création il y a un deuxième temps : il ne s’agit pas seulement de mettre au monde un nouveau-né, il s’agit ensuite de lui fournir les conditions nécessaires pour qu’il puisse vivre. Certains patients ont beaucoup de peine à accepter cette deuxième phase.

28J’ai compris que cette deuxième phase est nécessaire pour qu’un patient acquière l’audace d’être lui-même lorsque Élise m’a dit : « Je me demande pourquoi depuis un certain temps vous mettez en évidence mes qualités ! » Cette réflexion m’a fait sourire intérieurement parce que ce n’était pas moi, mais elle qui, maintenant, voyait ses qualités et les mettait en valeur ! Cela faisait longtemps que moi je les voyais ! J’ai compris qu’Élise avait besoin de mon regard de mère et de père pour reconnaître la valeur de « qui elle est ». Il ne s’agissait pas seulement de reconnaître ses qualités, mais de mettre en valeur ce qui fait qu’elle est « elle-même » et pas quelqu’un d’autre.

29Pour « voir » ses qualités, et ses défauts comme autant de richesses lui appartenant, Élise avait besoin de vérifier que je les voyais. Elle avait l’impression de me parler de choses anodines, de petites histoires banales de tous les jours : ses rencontres avec des amis, ce qu’ils lui ont dit, de sa réaction, etc. Loin de banaliser ces propos, je les ressentais comme très importants. Élise, ou tout au moins une partie d’Élise qui n’avait pas mûri au même rythme que le reste de sa personne, avait besoin de mon regard pour que ces « petites histoires » prennent leur valeur comme autant de richesses. Élise me révélait ses qualités à travers ce qu’elle me montrait : des trésors de tendresse, d’amitié, de chaleur humaine. Elle me révélait aussi ses difficultés et ses faiblesses. Sans ma capacité transférentielle d’étonnement, Élise les aurait tenus pour valeur négligeable.

30C’est ainsi que je retrouvais avec elle pendant de nombreuses séances un sentiment contre-transférentiel bien précis : je regardais tranquillement ma toute petite fille sortir un à un les objets contenus dans son coffre à jouets, je m’étonnais devant chaque objet, beau ou moins beau. J’ai eu l’occasion de pratiquer ce jeu avec des enfants qui ne savent encore ni marcher ni parler mais qui parviennent juste à se mettre debout en s’agrippant au coffre. L’enfant sort un objet, me le montre, je le regarde, le décris, m’étonne de sa forme, m’émerveille de son existence, l’enfant le regarde, s’étonne à son tour, le dépose et en prend un autre. Lorsque le coffre est vide, l’enfant remet les objets dans le coffre et le jeu recommence : chaque objet est à nouveau regardé avec un regard neuf, comme s’il était vu pour la première fois. Ces objets, beaux ou laids, entiers ou cassés, deviennent alors des trésors car l’enfant apprend à les regarder avec un regard étonné semblable à celui de sa mère, ou de son père, un regard qui ne banalise pas et ne s’habitue pas à la présence du quotidien. L’enfant n’a plus besoin de ce jeu lorsqu’il a suffisamment intériorisé ce coffre à trésors et lorsque le regard qu’il porte sur lui-même est identifié à celui de sa mère ou de son père. C’est désormais en lui que ces trésors existent, il se sent riche de ses propres qualités et défauts.

LES MOTS PEUVENT ÊTRE UNE PORTE QUI LAISSE PASSER LES SENTIMENTS

31Au moment où un patient découvre que l’ouverture sur le monde passe par l’acceptation de la forme de sa propre personne, il réalise souvent que les mots eux aussi sont une porte étroite par lesquels les sentiments peuvent s’engouffrer. Au cours d’une séance, un patient, qui est en train d’élaborer une crise existentielle du milieu de la vie, est très ému : il vient de faire l’expérience que la communication peut aussi passer par une porte étroite. En effet, après des décennies d’incommunicabilité avec son père, il a ramassé tout son courage et, avec l’impression de se jeter pour la première fois du plongeoir des dix mètres, il a pu dire, à son père : « Tu sais, papa, on t’aime. » Il a été bouleversé de réaliser que ces cinq petits mots, maladroits mais convaincus, sont devenus une porte à travers laquelle l’immensité d’une affection réciproque s’est engouffrée effaçant des années d’incompréhension. Il ne s’agissait pas d’idéalisation : ni le père ni le fils n’avaient besoin d’être parfaits pour que l’affection passe. Moi aussi j’étais émue, d’autant plus que je percevais également le sens transférentiel de ces quelques mots. La profondeur du monde des sentiments n’a pas forcément besoin de manifestations grandioses pour s’exprimer. Quelques mots, des actes ou des gestes apparemment banals suffisent, à condition qu’ils soient des portes laissant passer le souffle des affects. Sans ces portes, le souffle des affects ne peut pas être perçu. Mais, paradoxalement, ces portes n’ont de valeur que pour ceux qui donnent plus d’importance au souffle qui passe qu’à la porte qui le laisse passer.

LORSQUE L’ÉPANOUISSEMENT PROFESSIONNEL PASSE PAR UNE PORTE ÉTROITE

32Cette crise existentielle du milieu de la vie, observée chez des analysants, m’a été très utile pour comprendre certaines situations rencontrées au cours de mon activité de psychanalyste formateur. En effet, certains analystes en formation présentent des réactions du même ordre au moment de franchir une étape importante de leur cheminement professionnel. J’y ai été confrontée, par exemple, avec certains qui n’osaient pas présenter un travail ou écrire un texte dont ils avaient besoin pour franchir une étape de leur cursus, alors qu’ils avaient les capacités de le faire. Les rationalisations justifiant ces inhibitions étaient des plus variées.

33Ces difficultés peuvent être dues à de nombreux facteurs. Mais je les mentionne ici dans la mesure où elles sont parfois liées à la crise d’identité du milieu de la vie. Cette crise est mise en évidence par exemple chez un analyste en formation lorsque la fascination exercée par les productions de ses pairs masque une envie qui l’empêche de voir l’originalité de sa propre production. « Je ne pourrai jamais écrire un travail comme tel ou tel l’ont fait ! » « Je ne suis pas assez théoricien pour rédiger un travail. » Ces candidats ont peut-être besoin d’un superviseur ou d’un collègue expérimenté qui reprenne, transposé à l’âge adulte, le rôle des parents intéressés par la découverte du contenu de la caisse à jouets. Il s’agit de regarder ce que ces analystes en formation nous montrent de leur activité professionnelle avec des yeux intéressés afin qu’à travers notre regard ils perçoivent la valeur de ce qu’ils ont en eux. Il ne s’agit pas d’interprétation, nous ne sommes pas en analyse, mais je pense que cela fait partie intégrale de l’activité d’un psychanalyste qui désire remplir son rôle d’analyste formateur.

UNE PERCEPTION MORCELÉE DU TEMPS

34En situant « au milieu de la vie » cette crise existentielle, je la mets en relation avec la façon dont un patient éprouve en lui-même la dimension temporelle de son existence. En effet, cette crise se produit au moment où un patient réalise qu’une partie de sa vie s’est écoulée sans qu’il y prenne garde. Pressé d’avancer vers le futur et de voir se réaliser ses projets, il vivait sa vie sans y penser. Maintenant, il prend brusquement conscience du temps qui passe. Chacun de nous, à un moment ou l’autre de sa vie, peut être confronté à cette prise de conscience sans qu’elle déclenche obligatoirement une crise existentielle. Le déclenchement de la crise dépend de la conception que chacun a du temps et de la façon dont chacun construit sa propre histoire interne. Or, le plus souvent, lorsqu’un patient vient nous consulter, il n’est pas conscient d’avoir une relation particulière au temps. Cette relation est tellement évidente pour lui qu’il n’en imagine pas d’autres.

35En effet, mes analysants qui présentent cette crise ont le plus souvent tendance à morceler inconsciemment leur durée de vie comme si elle était composée d’épisodes distincts et juxtaposés, parfois même clivés. Le courant de vie passe mal entre les différents épisodes de leur histoire interne : ils semblent les avoir mis dans des boîtes distinctes qu’ils ont parfois hermétiquement fermées. Il peuvent même en avoir carrément oublié l’une ou l’autre, de telle sorte que certains épisodes de leur histoire restent en dehors du courant de leur vie, comme c’était le cas pour certains moments de l’enfance d’Élise. Or une expérience de vie figée hors du courant de la vie peut créer comme une enclave dans le moi, qui empêche la partie du moi reliée à cette expérience d’évoluer avec le reste de la personne.

36Je pense à une patiente de 50 ans, qui m’avait frappée par sa façon discordante de se présenter. Cette femme adulte, cultivée et intelligente, compétente dans sa profession, portait des habits de petite fille et surtout gardait dans sa voix les intonations d’une fillette. Au cours de l’analyse elle a pris conscience qu’une partie d’elle était restée figée à l’âge de 5 ans, âge qu’elle avait lorsqu’une crise était survenue entre ses parents : sa mère ayant découvert les infidélités de son mari s’était déprimée et ma patiente s’était inconsciemment donné la mission impossible de sauver sa mère et de la consoler. Dans une partie d’elle-même restée figée à cet âge, la patiente, sous l’effet d’un sentiment de culpabilité, ne s’autorisait pas à réussir sa vie avant d’avoir réussi sa mission.

37Un autre patient n’était pas conscient d’avoir éprouvé des sentiments de désespoir et de colère lorsque très jeune ses parents l’avaient confié à d’autres personnes pour l’élever. À l’âge adulte, par contre, il ressentait des angoisses terribles lors de séparations même minimes. Il ne pouvait pas faire de lien entre ces deux situations car il avait chassé les sentiments qu’il avait eus enfant. Ils n’avait pas seulement refoulé ces sentiments, il les avait mis hors de lui. Il avait non seulement clivé la partie de lui qui avait éprouvé ces sentiments mais aussi tout le contexte de cet épisode de vie, y compris son inscription dans le temps. Or, en chassant de son courant de vie cette partie de lui-même, il ne lui permettait pas d’évoluer, même si le reste de sa personne continuait à le faire. À son grand désarroi, ce patient, qui se comportait habituellement en adulte dans la vie sociale et professionnelle, réagissait comme un tout petit enfant séparé de ses parents dès qu’il s’agissait de séparations.

38La distorsion de la perception du temps peut aussi se faire différemment : une période de vie peut parfois prendre une dimension démesurée et envahir toute l’existence. C’était le cas pour une patiente qui avait été abusée sexuellement dans son enfance : cette expérience traumatisante aimantait toute sa vie. Tout était inconsciemment ramené à cette expérience : par exemple, dans le transfert, l’analyste ne pouvait guère être perçue autrement que comme un abuseur ou une abusée. Cette aimantation privait de courant vital et d’autonomie tous les autres secteurs de la vie de cette patiente. Durant l’analyse, la patiente a commencé à redonner de l’ampleur aux autres secteurs de sa vie ; d’autres parties de son moi ont pu se ranimer, contrebalançant ainsi le poids de l’expérience traumatique.

LE TEMPS PASSE PAR LA PORTE DE L’INSTANT PRÉSENT

39Les patients qui ont inconsciemment mis à la trappe certains épisodes gênants de leur vie paraissent parfois s’accommoder de ces « oublis ». Ils semblent empiler leurs souvenirs, en les juxtaposant en une file qui se borne à s’allonger avec l’âge. Leur perception morcelée du temps suppose une conception inerte de leur histoire interne : il y a alors peu d’importance à supprimer l’un ou l’autre de ces souvenirs qui ont si peu d’interaction entre eux.

40Mais pour élaborer sa crise existentielle un patient a besoin de penser la durée de sa vie comme une histoire totale vivante construite en intégrant chacun des épisodes qui la constitue. Chaque moment de la vie compte, qu’il soit bon ou mauvais, et contribue à créer une histoire interne originale unique. Réciproquement chacun de ces moments prend son sens grâce à l’ensemble de l’histoire, de telle sorte que l’histoire totale qui se crée modifie sans cesse la signification de chacun des épisodes qui la constitue. À tout moment la suite peut modifier le sens de ce qui précède. Rien n’est figé, tant que le dernier chapitre d’une vie n’est pas écrit, le sens de l’histoire peut changer. Mais le sens du dernier chapitre dépend aussi de tout ce qui a été vécu auparavant.

41À chaque instant le patient n’a qu’un âge : celui de l’instant présent. Mais c’est tout le courant de sa vie qui passe par la porte étroite de cet instant présent pour y faire vivre le passé et tendre vers le futur, chacun donnant sens à l’autre. En effet, pour être dans son âge actuel il s’agit d’être un adulte issu d’un enfant qui a évolué, vivant pleinement chaque âge, intégrant l’âge présent aux âges passés et étant prêt à lui voir prendre une nouvelle signification en fonction des âges suivants. Il s’agit, en somme, d’être un adulte qui n’a pas rejeté ou figé l’enfant qu’il a été, mais qui crée son histoire interne en combinant les divers âges dans un élan unique. Pour élaborer la crise existentielle du milieu de la vie, ce n’est pas la quantité des souvenirs qui importe mais la capacité du patient de les intégrer.

42Les patients qui viennent nous voir ont souvent besoin de notre aide pour retrouver l’unité vivante de leur personne et de leur vie. L’analyste a parfois peur d’infantiliser le patient en lui parlant de l’enfant qu’il a en lui. En fait, tout dépend de sa façon de le faire. Un patient adulte a besoin d’être animé par les qualités de sa jeunesse à laquelle il n’a pas renoncé mais qui s’est transformée sans se perdre. Il peut, dans un certain sens, garder tous ses âges antérieurs à l’intérieur même de son âge actuel : un enfant qui a évolué jusqu’à devenir un adulte n’est plus un enfant, mais il est un adulte bien différent de celui qui s’est séparé de son enfance. Je pense au soulagement d’une de mes patientes découvrant en fin d’analyse qu’elle n’avait pas besoin de renoncer à son enfance pour être adulte. Bien au contraire, dans la séance, plus nous écoutions cette petite qu’elle avait été et qu’elle avait autrefois repoussée avec honte, plus cette petite évoluait et s’intégrait dans l’adulte qu’elle était. Elle récupérait alors les forces vitales et les qualités de l’enfant. Elle retrouvait l’unité de l’élan de vie. Je suis frappée de constater que certains patients, en retrouvant la disponibilité de leurs âges antérieurs, donnent l’impression de rajeunir au cours de leur analyse.

RÊVES DE FIN D’ANALYSE ET REPRÉSENTATION DU TEMPS

43Parfois en fin d’analyse, l’intégration des divers épisodes de vie créant une histoire totale trouve une représentation dans les rêves. Je l’ai observé selon des formes différentes.

44Ce qui prédomine alors, chez certains patients, c’est la représentation d’un moi total, présent, en mouvement vers l’avenir et construit à partir de tous les temps de vie passés. Par exemple, un patient rêvait de la nouvelle maison qu’il construisait et dans laquelle il allait habiter. Mais à son étonnement elle était faite des éléments de la maison de son enfance et il reconnaissait aussi les diverses maisons qu’il avait habitées. Une autre revêtait une étoffe tissée à partir de laines et de couleurs enchevêtrées provenant d’habits des divers âges de sa vie, depuis la laine rose des chaussons jusqu’aux habits d’adulte tout en combinant des couleurs sombres et lumineuses, parfois douces et parfois éclatantes.

45Pour d’autres patients ce qui prime est la représentation de la réintégration dans le courant de la vie d’un épisode que le patient tenait auparavant pour « non existant ». Par exemple : Laure, une patiente abandonnée à la naissance puis adoptée, n’avait aucune information concernant ses parents biologiques. Elle avait le sentiment que, dans sa réalité interne, ils étaient totalement inexistants. Lors d’une séance, je lui ai fait remarquer qu’elle parlait de sa mère qui l’avait abandonnée, mais pas de son père, comme si sa mère avait été seule à l’avoir abandonnée. Elle m’a répondu : « Mais il ne savait pas que j’existais ! Elle ne le lui avait pas dit ! » Laure a perçu le caractère étonné de mon silence. Elle a pris conscience qu’elle avait fantasmé cette croyance : elle avait donc une représentation fantasmatique de ce père inconnu ainsi que de la relation entre ses parents. Elle a réalisé que, dans son monde interne, ses parents existaient et qu’elle avait pu « penser » à eux sans même le savoir. C’est alors qu’elle a fait le rêve suivant : « Je découvrais dans ma pièce qui me sert de bibliothèque une caisse de livres que je n’avais jamais vue auparavant et qui pourtant me paraissait devoir être là depuis fort longtemps. J’hésitais à l’ouvrir, pensant que ces livres devaient être d’un tout autre style que le reste de ma bibliothèque. Mais je n’aurai jamais assez de place pour les mettre dans ma bibliothèque ! Je découvrais alors que j’avais des étagères en plus que je n’avais jamais vues et que je pourrais facilement agrandir ma bibliothèque. » Ses associations ont montré qu’elle pouvait maintenant se représenter son moi réintégrant des aspects « oubliés ». Prenant conscience de l’existence de l’objet, Laure agrandissait son « je », sa bibliothèque interne, et l’élargissement du « je » permettait celui de l’objet.

UNE PORTE OUVERTE SUR L’UNIVERS

46La crise du milieu de la vie a souvent un caractère existentiel. Pour parvenir à la dénouer, un patient a besoin de percevoir sa propre existence, sa place dans l’univers, la présence de ses objets internes et la relation qu’il peut établir avec eux. Cette perception fait partie d’un ensemble de prises de conscience que j’exprimerais par une métaphore : elle se fait au moment où un patient découvre qu’il peut entrer en communication avec l’univers en passant par une porte qui a exactement la forme de sa propre personne. Une petite porte à la dimension de la goutte d’eau que chacun est par rapport à l’univers, mais qui débouche sur l’infiniment grand. La relation aux objets internes nous entraîne dans un univers infini, mais pour entrer en contact avec cet univers chacun ne peut passer que par la forme définie par sa personnalité. Le sentiment de passer par cette porte qui a juste la forme de chacun de nous n’a rien à faire avec la résignation. C’est un moyen d’atteindre l’insondable.

47Les patients parfois se débattent pour avoir d’autres formes que la leur. Ils ne l’aiment pas, ils en voudraient une autre, ou plutôt des autres. Ils désireraient que leur corps, leur caractère, leurs dons, leurs parents, leur enfance et leur passé soient différents, et ils attendent parfois inconsciemment que l’analyste réalise l’impossible et les change. Ils perdent beaucoup d’énergie à se débattre et restent prisonniers de leur petit espace. Ils passent à côté de l’appel du large que permet le déploiement de l’espace fantasmatique. Le jour où ils découvrent que la porte de leur personnalité ouvre sur l’univers, ils ne s’inquiètent plus qu’elle soit plus petite qu’ils l’auraient souhaitée. Elle ouvre sur un espace de liberté. Peu importe la taille du passage. Ce n’est plus la porte qui compte mais ce à quoi elle permet d’accéder.

Bibliographie

RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE

  • Jaques E., Death and middle life crisis, in International Journal of Psycho-Analysis, vol. 46, 1965, 502-514.

Mots-clés éditeurs : L'enfant dans l'adulte, Perception du temps, Sentiment d'identité, Représentation du temps, Intégration des souvenirs, Crise du milieu de la vie, Pulsions

https://doi.org/10.3917/rfp.694.1071

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