Notes
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[1]
Article paru dans le Psychoanalytic Quaterly, LXXIII, 2004.
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[2]
Je remercie l’International Journal of Psychoanalysis de m’avoir autorisé à reproduire des extraits d’un article publié précédemment (Ogden, 1994 a).
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[3]
Il n’entre pas dans le cadre de cet article de proposer une vision d’ensemble de la littérature sur une conception intersubjective du processus analytique et sur la nature de l’interaction inconsciente entre transfert et contre-transfert. Cf. le travail de Bion (1962) et de Green (1975) sur l’objet analytique, et la notion de Barranger (1993) de champ analytique qui offrent des conceptions de l’intersubjectivité analytique inconsciente recoupant ce que j’appelle le tiers analytique. Pour des études approfondies de la littérature assez abondante sur le transfert - contre-transfert, cf. Boyer (1993) et Etchegoyen (1991).
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[4]
Charlotte’s Web est un classique de la littérature enfantine de langue anglaise, dont les thèmes principaux sont l’amour et l’amitié. Templeton et Wilbur en sont des personnages. (N.d.T.)
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[5]
On peut, me semble-t-il, comprendre un aspect de l’expérience avec M. L..., que je décris maintenant, sur le plan de l’identification projective ; mais à ce moment de la séance, où l’idée me vint à l’esprit, je me servais de ce concept principalement comme défense intellectualisante.
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[6]
Ce fut de cette façon indirecte (c’est-à-dire en me permettant de m’inspirer librement de mon expérience inconsciente avec le patient dans la construction de mes interventions) que je lui « parlai » de ma propre expérience dans – et du – tiers analytique. Cette communication indirecte du contre-transfert contribue d’une façon importante à l’impression de spontanéité, de vivacité et d’authenticité de l’expérience analytique.
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[7]
Ici, et dans la suite de cet article, le pronom masculin est employé pour parler des deux sexes.
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[8]
Ce qui suit est une version condensée et légèrement révisée d’un texte d’abord publié dans Ogden, 1994 b.
1Je suis honoré d’avoir été invité à contribuer à ce numéro spécial [1] consacré au tiers analytique – un concept qui, au cours de ces dix dernières années, est devenu pour moi un élément indispensable de la théorie et de la technique, sur lequel je m’appuie dans chaque séance analytique. Dans cet article, je me réfère à de précédentes contributions cliniques et théoriques (Ogden, 1994 a, 1994 b, 1999) afin d’essayer de rassembler dans un même texte de nombreux éléments de ma pensée sur le sujet du tiers analytique [2]. Comme je le développerai, je considère le mouvement dialectique de la subjectivité individuelle (de l’analyste et de l’analysant comme individus séparés, chacun avec sa propre vie inconsciente) et de l’intersubjectivité (la vie inconsciente que le couple analytique crée conjointement) comme un phénomène clinique central de la psychanalyse, que presque toute pensée analytique clinique essaie de décrire en des termes toujours plus précis et féconds.
2Ma propre conception de l’intersubjectivité analytique constitue une élaboration et extension de l’idée de Winnicott (1960) selon laquelle « [en dehors de la composante maternelle] un nourrisson, cela n’existe pas » (p. 39 n.). Je pense que, dans un contexte analytique, il n’existe pas d’analysant en dehors de la relation à l’analyste, ni d’analyste en dehors de la relation à l’analysant. Cette affirmation maintenant très connue de Winnicott est, me semble-t-il, intentionnellement incomplète ; elle suppose que l’on comprendra que l’idée selon laquelle un nourrisson cela n’existe pas tient d’une hyperbole ludique et représente un élément d’un énoncé paradoxal plus long. D’un autre point de vue (celui de l’autre pôle du paradoxe), il y a évidemment un enfant et une mère qui constituent des entités physiques et psychologiques séparées. L’unité mère-enfant coexiste dans une tension dynamique avec la mère et le nourrisson en tant que séparés.
3Ni dans la relation de la mère et de l’enfant, ni dans celle de l’analyste et de l’analysant, il ne s’agit de séparer les éléments constitutifs de la relation afin de déterminer quelles qualités appartiennent à qui ; du point de vue de l’interdépendance du sujet et de l’objet, la tâche analytique implique plutôt de décrire la nature spécifique de l’expérience de l’interaction inconsciente de la subjectivité et de l’intersubjectivité. Dans la première partie de cet article, j’essaierai de décrire de façon assez détaillée les vicissitudes de l’expérience d’être en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de l’intersubjectivité inconsciente du couple analyste-analysant, que j’ai appelée le tiers analytique (Ogden, 1994 a) [3]. Cette troisième subjectivité, le tiers analytique intersubjectif, est le produit d’une dialectique unique engendrée par/entre les subjectivités séparées de l’analyste et de l’analysant au sein de la situation analytique. Il s’agit d’une subjectivité qui semble acquérir une vie qui lui est propre dans le champ interpersonnel créé entre l’analyste et l’analysant.
4Dans la deuxième partie de cette contribution, je me propose de reconsidérer le phénomène de l’identification projective et son rôle dans le processus analytique en y voyant une forme de tiers analytique intersubjectif. Dans l’identification projective, telle que je la conçois, les subjectivités individuelles de l’analyste et de l’analysant sont dans une large mesure englobées par un troisième sujet de l’analyse, un sujet inconscient, créé conjointement : le tiers assujettissant. Une expérience analytique réussie implique que le tiers soit dépassé à travers une reconnaissance mutuelle de l’analyste et de l’analysant en tant que sujets séparés, mais aussi via une réappropriation des subjectivités individuelles (transformées) des participants.
LE TIERS ANALYTIQUE DANS LA PRATIQUE CLINIQUE
5Je présenterai maintenant un fragment d’une analyse suivi d’une discussion sur l’importance de l’attention que l’analyste prête aux aspects les plus ordinaires et quotidiens des mécanismes à l’œuvre au second plan dans son esprit (qui se révèlent être « son affaire », sans aucun rapport avec le patient). Je traiterai également de la tâche de l’analyste consistant à se servir de symboles verbaux pour parler d’une voix qui a vécu à l’intérieur du tiers analytique intersubjectif, qui a été changée par cette expérience et qui est capable de parler à l’analysant à partir, et à propos, du tiers (l’analysant ayant lui aussi vécu l’expérience du tiers). Dans cette présentation clinique, je m’efforcerai du mieux que je le pourrai de faire en sorte que ce soit l’expérience avec le patient qui conduise à l’élaboration de la théorie, et non l’inverse.
Illustration clinique : la lettre dérobée
6Dans une séance analytique avec M. L..., un patient avec lequel je travaillais depuis environ trois ans, je me suis trouvé en train de regarder une enveloppe sur la table à côté de mon fauteuil. Au cours des sept ou dix jours précédents, je m’étais servi de cette enveloppe pour noter des numéros de téléphone enregistrés sur mon répondeur, des idées pour des cours que je donne, des courses que je devais faire et d’autres choses me concernant. Bien que l’enveloppe ait été bien en vue depuis une semaine, je n’avais pas remarqué jusqu’à ce moment au cours de la séance qu’il y avait une série de lignes verticales en bas à droite au recto de celle-ci, des marques semblant indiquer que la lettre avait fait partie d’un envoi en masse. Je fus déconcerté par un sentiment de déception. La lettre arrivée dans l’enveloppe était d’un collègue en Italie qui m’avait écrit pour me parler d’une question, lui semblait-il, délicate et devant rester tout à fait confidentielle.
7Je regardai ensuite les timbres et remarquai pour la première fois deux autres détails. Les trois timbres n’avaient pas été oblitérés et sur l’un deux se trouvaient des mots que, à ma surprise, je pouvais lire. Je vis les mots Wolfgang Amadeus Mozart et me rendis compte au bout d’un moment qu’ils m’étaient familiers : « les mêmes » en italien et en anglais.
8Alors que j’émergeai de cette rêverie, je me demandai comment cela pouvait être lié à ce qui se passait à ce moment-là entre le patient et moi. L’effort pour effectuer ce changement d’état psychologique ressemblait à la lutte consistant à essayer de « se battre contre le refoulement » dont je fais l’expérience alors que je m’efforce de me souvenir d’un rêve en train de s’éloigner au fur et à mesure que je me réveille. Au cours des années passées, j’ai mis de côté ces écarts d’attention et me suis attaché à comprendre ce que le patient est en train de dire car, en revenant de ces rêveries, j’avais inévitablement pris un peu de retard sur celui-ci.
9Je me rendis compte que je doutais de l’authenticité de l’intimité que la lettre semblait communiquer. Mon fantasme fugace que la lettre faisait partie d’un envoi en masse reflétait le sentiment que j’avais été trompé. J’avais le sentiment d’avoir été na ïf et crédule, prêt à croire que l’on me confiait un secret particulier. Je fis quelques associations fragmentaires, dont l’image d’un sac postal plein de lettres avec des timbres non oblitérés, un sac d’œuf d’araignée, Charlotte’s Web (E. B. White, 1952), le message de Charlotte sur la toile d’araignée, le rat Templeton et l’innocent Wilbur [4]. Aucune de ces pensées ne semblait effleurer ce qui se passait entre M. L... et moi ; j’avais l’impression de simplement passer par les mouvements de l’analyse du contre-transfert d’une façon qui semblait forcée.
10En écoutant M. L... (âgé de 45 ans, directeur d’un grand organisme à but non lucratif), j’avais conscience qu’il parlait d’une façon très caractéristique pour lui – apparemment las et désespéré, mais continuant d’avancer péniblement et avec ténacité dans sa production d’ « associations libres ». Il s’était battu avec force tout au long de son analyse pour échapper aux limites de son extrême détachement émotionnel tant à l’égard de lui-même que des autres. Je pensai à sa description de la façon dont il rentrait sa voiture dans la maison où il vivait sans pouvoir avoir le sentiment que c’était sa maison. Chez lui, il était accueilli par « la femme et les quatre enfants qui vivaient là », mais ne pouvait ressentir que c’était sa femme et ses enfants. « C’est un sentiment de ne pas être sur la photo et, pourtant, je suis bel et bien là. Dans cette seconde de reconnaissance du fait que je ne colle pas avec, il y a un sentiment d’être séparé, très proche de celui de solitude. »
11J’essayai dans mon propre esprit l’idée que, peut-être, je me sentais trompé par le patient et me laissais prendre par l’apparente sincérité de ses efforts pour me parler. Mais cette idée sonna creux en moi. Je me rappelai la frustration dans la voix de M. L... alors qu’il ne cessait de m’expliquer qu’il ressentait certainement quelque chose mais n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être.
12Les rêves du patient étaient régulièrement remplis d’images de personnes paralysées, de prisonniers et de muets. Dans un rêve récent, il avait réussi – en déployant une énergie considérable – à ouvrir une pierre en la cassant et avait trouvé des hiéroglyphes gravées à l’intérieur, comme les marques d’un fossile. Dans le rêve, sa joie initiale était anéantie quand il se rendait compte qu’il n’avait aucunement accès à la signification des hiéroglyphes. Sa découverte était momentanément excitante mais devenait finalement vide – une expérience vide et douloureusement frustrante qui le laissait dans un profond désespoir. Même ce sentiment de désespoir s’effaça presque immédiatement après qu’il se fut réveillé pour laisser place à des images de rêve sans vie qu’il me « rapporta » (mais sans me les raconter). Le rêve était devenu un souvenir stérile qui ne paraissait plus vivre comme un ensemble de pensées et de sentiments.
13J’examinai l’idée que ma propre expérience dans cette séance pouvait être considérée comme une forme d’identification projective dans laquelle je participais à ce que vivait ce patient, désespéré d’être incapable de discerner et de faire l’expérience d’une vie intérieure, qui apparemment se trouvait derrière une barrière infranchissable. Cette formulation avait un sens d’un point de vue intellectuel, mais semblait rebattue et insuffisante sur le plan émotionnel. Je me laissai ensuite aller à une série de pensées narcissiques et concomitantes sur des questions professionnelles qui commencèrent à prendre un caractère de rumination. Ces ruminations furent désagréablement interrompues par l’irruption de l’idée que je devais aller chercher ma voiture, en réparation, avant 18 heures, l’heure de fermeture du garage. Je devrais faire attention de terminer la dernière séance du jour à 17 h 50 précises si je voulais avoir une chance d’arriver au garage avant qu’il ne ferme. J’avais à l’esprit l’image frappante de moi-même devant les portes fermées du garage, la circulation grondant dans mon dos. Je ressentais une impuissance et une rage intenses (aussi un certain apitoiement sur moi-même) à l’égard de la façon dont le propriétaire avait fermé les portes de son garage à 18 heures précises, bien que j’ai été un client régulier depuis des années et qu’il ait parfaitement su que j’aurais besoin de ma voiture. Il y avait dans cette expérience fantasmée non seulement un sentiment profond de désolation et d’isolement, mais aussi une sensation physique, palpable de la dureté du trottoir, de la puanteur des gaz d’échappement et de l’aspect grumeleux des vitres sales de la porte du garage.
14Bien que je n’en ai pas eu pleinement conscience à ce moment-là, je peux rétrospectivement mieux voir que j’étais très bouleversé par cette série de sentiments et d’images qui avaient commencé par mes ruminations narcissiques et concomitantes et s’étaient terminés par des fantasmes de finir de façon impersonnelle la séance de mon dernier patient de la journée et d’être ensuite laissé dehors par le garagiste.
15Recommençant à écouter M. L... d’une façon plus concentrée sur lui, je m’efforçai de rassembler les choses dont il était en train de parler : l’immersion de sa femme dans le travail et leur épuisement à tous les deux à la fin de la journée, le revers financier de son beau-frère près de faire faillite, une expérience où le patient, faisant du jogging, avait failli avoir un accident avec un motocycliste qui conduisait imprudemment. J’aurais pu prendre n’importe laquelle de ces images comme un symbole des thèmes dont nous avions précédemment parlé, notamment le détachement lui-même – qui semblait empreindre tout ce dont le patient parlait, ainsi que la façon dont je me sentais déconnecté à la fois de moi-même et de M. L... Je décidai toutefois de ne pas intervenir car il me semblait que, si j’essayais de proposer une interprétation à ce moment, je ne ferais que me répéter et ne parlerais que pour me rassurer moi-même que j’avais quelque chose à dire.
16Le téléphone de mon bureau avait auparavant sonné pendant la séance et le répondeur s’était enclenché deux fois pour enregistrer un message avant de reprendre sa veille silencieuse. Au moment de l’appel, je ne m’étais pas demandé consciemment qui pourrait être en train d’appeler mais, à cet instant de la séance, je regardai l’heure pour voir combien de temps il restait avant que je ne puisse écouter le message. Je me sentis soulagé à l’idée d’entendre une voix fraîche enregistrée. Non pas que je me sois attendu à une bonne nouvelle particulière ; j’avais surtout très envie d’entendre une voix vive et claire. Le fantasme comportait une composante sensorielle – je sentais une brise fraîche glisser sur mon visage et entrer dans mes poumons, allégeant l’immobilité étouffante d’une pièce surchauffée, sans ventilation. Je me souvins des timbres gais sur l’enveloppe – de couleurs claires et vives, non assombries par les balafres sinistres, mécaniques et indélébiles de la machine à oblitérer.
17Je regardai de nouveau l’enveloppe et remarquai quelque chose dont je n’avais eu tout ce temps qu’une conscience subliminale : mon nom et mon adresse avaient été écrits avec une machine à écrire mécanique – non pas avec un ordinateur, ni une machine à écrire électrique, ni avec une étiquette de publipostage. Je me sentis presque joyeux de voir le caractère personnel avec lequel mon nom était « dit ». Je pouvais presque entendre les irrégularités particulières de chaque lettre dactylographiée, l’inexactitude de la ligne, la façon dont il manquait la partie au-dessus de la barre de chaque t. C’était comme l’accent et les inflexions d’une voix me parlant, connaissant mon nom.
18Ces pensées et sentiments, ainsi que les sensations physiques associées à ces fantasmes, firent venir à mon esprit (et mon corps) quelque chose que le patient m’avait dit des mois avant, mais dont il n’avait plus reparlé. Il m’avait dit qu’il se sentait le plus proche de moi non pas quand je disais des choses lui semblant justes, mais au contraire quand je faisais des erreurs, quand je me trompais. J’avais mis des mois à comprendre complètement ce qu’il entendait quand il m’avait dit cela. À ce moment de la séance, je commençai à pouvoir me représenter le désespoir que j’avais ressenti en moi et avec quelle frénésie le patient cherchait quelque chose d’humain et de personnel dans le travail que nous faisions ensemble. Je commençai également à avoir le sentiment de comprendre quelque chose de la panique, du désespoir et de la colère liés à l’expérience de se heurter sans cesse à quelque chose qui semble humain, mais donne finalement l’impression de quelque chose de mécanique et d’impersonnel.
19Cela me rappela la description que M. L... fit de sa mère comme « dans un coma dépassé ». Le patient ne pouvait se souvenir d’une seule fois où elle aurait manifesté de la colère ou une intense émotion de quelque sorte que ce fut. Elle se plongeait dans ses tâches ménagères et dans la préparation d’une « cuisine manquant totalement d’inspiration ». Elle accueillait immanquablement les problèmes émotionnels avec des lieux communs. Par exemple, quand le patient, alors âgé de six ans, était chaque nuit terrifié à l’idée qu’il y ait des bêtes sous son lit, sa mère lui disait : « Il n’y a pas à avoir peur de quoi que ce soit. » Cette affirmation devint dans l’analyse un symbole du hiatus entre l’exactitude de l’énoncé, d’une part (il n’y avait en effet aucune bête sous son lit), et le fait que sa mère soit peu disposée/incapable de reconnaître la vie intérieure de son fils (qui avait peur de quelque chose qu’elle refusait de reconnaître, à laquelle elle refusait de s’identifier, ou même de s’intéresser).
20L’enchaînement des pensées de M. L... – y compris ses commentaires sur sa femme et sur ses propres sentiments d’épuisement, la faillite imminente de son beau-frère et un accident potentiellement grave, voire même mortel – m’apparaissait maintenant tout à coup comme le reflet de ses tentatives inconscientes pour me parler de son sentiment diffus que l’analyse était épuisée, en faillite, en train de mourir. Il faisait l’expérience des rudiments du sentiment que lui et moi ne nous parlions pas d’une façon qui semblait vivante ; je lui paraissais au contraire incapable d’être autrement que mécanique avec lui, comme il était incapable d’être humain avec moi.
21Je dis au patient que je pensais que le temps que nous passions ensemble devait lui sembler un exercice sans joie, obligatoire, quelque chose comme un travail à l’usine auquel on pointe avec une carte en arrivant et en partant. Je lui dis ensuite avoir l’impression qu’il se sentait parfois si désespérément étouffé dans les séances que cela devait être comme étouffer dans quelque chose qui semble être de l’air, mais est en fait un vacuum.
22La voix de M. L... devint plus forte et pleine, comme je ne l’avais encore jamais entendue, quand il me dit : « Oui, je dors les fenêtres grandes ouvertes de peur d’étouffer pendant la nuit. Je me réveille souvent terrifié à l’idée que quelqu’un est en train de m’étouffer, comme si on me mettait un sac en plastique sur la tête. » Il continua en disant que, quand il entrait dans mon cabinet, il avait régulièrement l’impression qu’il y faisait trop chaud et que l’air y était d’une immobilité inquiétante. Il dit qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit une seule fois de me demander d’arrêter le radiateur au pied du divan ou d’ouvrir la fenêtre, en grande partie parce qu’il n’avait pas jusqu’alors conscience d’avoir de telles sensations. Il dit également trouver terriblement décourageant de se rendre compte combien peu il se permettait de savoir ce qui se passait en lui, au point de ne pas même savoir quand il fait trop chaud pour lui dans une pièce.
23M. L... resta silencieux les quinze dernières minutes de la séance. Il n’était encore jamais resté aussi longtemps silencieux au cours de son analyse. Pendant ce silence, je ne me sentis pas forcé de parler. En fait, il y avait un très grand sentiment de tranquillité et de soulagement dans le répit de ce que je voyais alors comme une « activité mentale anxieuse » avec laquelle lui et moi avions si souvent rempli les séances. Je réalisai l’effort considérable que M. L... et moi-même faisions régulièrement pour empêcher l’analyse de sombrer dans le désespoir : je nous imaginai tous les deux dans le passé essayant avec frénésie de maintenir un ballon de plage en l’air, nous le lançant l’un l’autre. Vers la fin de la séance, je commençai à somnoler et dus lutter contre le sommeil.
24Le patient commença la séance suivante en disant qu’un rêve l’avait réveillé tôt le matin. Dans ce rêve, il était sous l’eau et pouvait voir d’autres personnes complètement nues. Il remarqua qu’il était lui aussi nu mais n’en ressentait aucune gêne. Il retenait son souffle et s’affola de se noyer quand il ne put plus respirer. Un des hommes, qui respirait manifestement sans difficulté sous l’eau, lui dit que cela irait s’il respirait. Dans le rêve, M. L... inspira une fois très prudemment et se rendit compte qu’il pouvait respirer. La scène changea bien qu’il fût toujours sous l’eau. Il pleura à gros sanglots et se sentit profondément triste. Un ami dont il ne reconnaissait pas le visage lui parla. M. L... dit s’être senti reconnaissant à cet ami de ne pas avoir essayé de le rassurer ou de l’encourager.
25Le patient dit qu’il était au bord des larmes en se réveillant de ce rêve. Il s’était levé car il voulait tout simplement éprouver ce qu’il était en train de ressentir, bien qu’il n’ait pas su ce qui le rendait triste. M. L... a noté qu’il commençait comme d’habitude à essayer de changer les sentiments de tristesse en sentiments d’anxiété en rapport avec son bureau, ou en préoccupations concernant le solde de son compte en banque et d’autres questions avec lesquelles il faisait diversion.
Discussion
26Le récit que nous venons de faire n’est pas proposé comme exemple de tournant décisif dans une analyse, mais plutôt dans le but de donner une idée du mouvement dialectique inconscient de la subjectivité individuelle et de l’intersubjectivité dans la situation analytique. J’ai essayé de rendre quelque chose de la façon dont mon expérience d’analyste, notamment les mécanismes à peine perceptibles et souvent très banals à l’œuvre au second plan dans mon esprit et mon corps, se trouve prise dans le contexte de l’expérience intersubjective créée par l’analyste et l’analysant. Aucune pensée ni sensation, aucun sentiment ne peuvent être considérés comme identiques à ce qu’ils étaient ou seraient en dehors du contexte de l’intersubjectivité particulière (et continuellement changeante) créée par l’analyste et l’analysant.
27Je voudrais commencer la discussion en disant que j’ai bien conscience d’avoir présenté le matériel clinique sous une forme un peu étrange en cela que j’ai donné sur M. L... des informations que l’on ne donne habituellement qu’assez tard dans la présentation. J’ai procédé ainsi afin d’essayer de montrer à quel point le patient était parfois tout à fait absent de mes pensées et sentiments conscients. Mon attention n’était pas du tout concentrée sur lui pendant mes moments de rêveries. (J’emprunte à Bion [1962] le terme de rêverie non pas seulement pour parler des états psychologiques qui reflètent clairement la réceptivité active de l’analyste à l’inconscient de l’analysant, mais aussi pour me référer à un ensemble hétéroclite d’états psychologiques qui semblent refléter l’auto-absorption narcissique de l’analyste, la rumination obsessionnelle, la rêverie éveillée, la production de fantasmes sexuels, les sensations corporelles, etc.).
28Pour revenir aux détails du matériel clinique lui-même comme il s’est présenté, je noterai que mon expérience de l’enveloppe (dans le contexte de cette analyse) a commencé par le fait que j’ai remarqué l’enveloppe elle-même qui, bien qu’elle ait été là matériellement depuis des semaines, s’est mise à exister à ce moment-là comme événement psychologique, porteur de significations psychologiques inexistantes jusqu’alors. Je n’ai pas vu dans ces nouvelles significations le simple reflet d’un refoulement levé en moi ; j’ai plutôt compris l’événement comme reflétant le fait que M. L... et moi étions en train de créer (entre nous) un nouveau sujet (le tiers analytique), d’où découlait l’émergence de l’enveloppe comme objet analytique (Bion, 1962 ; Green, 1975). Quand je remarquai ce « nouvel » objet sur ma table, je fus attiré par lui d’une façon si complètement ego-syntonique qu’il en devenait un événement dont je n’avais presque aucunement conscience. Je fus frappé par les marques faites à la machine sur l’enveloppe et qui, encore une fois, n’existaient pas (pour moi) jusqu’à ce moment-là : je ressentis pour la première fois ces marques dans le contexte d’une matrice de significations en rapport avec ma détresse d’avoir l’impression que M. L... ne me parlait pas d’une façon personnelle. Les timbres non oblitérés furent « créés » de la même façon et prirent leur place dans l’expérience intersubjective qui s’élaborait. Mes sentiments de séparation et d’étrangeté augmentèrent au point que je ne reconnus pas le nom de Mozart en tant qu’élément d’un langage commun.
29La série d’associations fragmentaires en rapport avec Charlotte’s Web demande quelques explications. Bien que très personnelles et particulières à mon expérience dans ma propre vie, ces pensées et sentiments se sont trouvés créés une nouvelle fois dans le contexte de l’expérience du tiers analytique. J’avais auparavant conscience de la grande importance de Charlotte’s Web pour moi ; en revanche, la portée particulière de ce livre n’était pas seulement refoulée : elle ne m’était non plus encore jamais apparue de la façon dont elle commençait à exister dans cette séance. Seulement des semaines après celle-ci, je pris conscience que ce livre était à l’origine (et en train de devenir) intimement lié à des sentiments de solitude. Je me rendis compte pour la première fois (dans les semaines qui suivirent) que j’avais, enfant, lu ce livre plusieurs fois pendant une période d’intense solitude et m’était complètement identifié à Wilbur en tant qu’inadapté et exilé. Je considère ces associations, en grande partie inconscientes, concernant Charlotte’s Web non pas comme le retour d’un souvenir qui avait été refoulé, mais plutôt comme la création d’une expérience (dans et à travers l’intersubjectivité analytique inconsciente) qui n’existait pas auparavant sous la forme qu’elle était en train de prendre dans la séance. Cette conception de l’intersubjectivité analytique est essentielle dans la conception du processus analytique que je développe : l’expérience analytique a lieu entre le passé et le présent et fait intervenir un passé qui est en train de se créer de nouveau (à la fois pour l’analyste et l’analysant) à travers une expérience qui prend naissance entre l’analyste et l’analysant (c’est-à-dire au sein du tiers analytique).
30Chaque fois que mon attention consciente passait de l’expérience de mes propres rêveries à ce que le patient était en train de dire, à la façon dont il me le disait et à celle dont il se comportait avec moi, je ne revenais pas à la même place que j’avais quittée quelques secondes ou minutes plus tôt ; l’expérience de la rêverie me changeait chaque fois, parfois de façon à peine perceptible. Quand je concentrai mon attention sur M. L... après l’expérience d’une série de pensées et de sentiments liés à l’enveloppe, je devins plus réceptif non seulement au caractère schizo ïde de son expérience, mais aussi à l’inanité de nos tentatives, tant des siennes que des miennes, pour créer ensemble quelque chose qui semble réel. J’eus une conscience plus aiguë du sentiment d’arbitraire qui accompagne son sens de la place qu’il occupe dans sa famille et dans le monde, tout comme du sentiment de vide lié à mes propres efforts pour être son analyste.
31Je m’engageai ensuite dans une seconde série de pensées et de sentiments « autoengagés » (suite à ma tentative seulement en partie satisfaisante de conceptualiser mon propre désespoir et celui du patient du point de vue de l’identification projective) [5]. Mes pensées furent interrompues par des sensations et fantasmes anxieux en rapport avec la fermeture du garage et mon besoin de finir la dernière séance de la journée à l’heure. Ma voiture était restée au garage toute la journée mais ce fut seulement avec ce patient, à ce moment précis, qu’elle devint un objet analytique. Le fantasme mettant en jeu la fermeture du garage fut créé à ce moment non pas par moi seul, mais à travers ma participation à l’expérience inconsciente, intersubjective avec M. L... Des pensées et sentiments en rapport avec la voiture et le garage ne se présentèrent dans aucune autre séance de la journée.
32Dans la rêverie sur le garage et mon besoin de terminer la dernière séance de la journée à l’heure, l’expérience de se heurter à une inhumanité immuable, mécanique, aussi bien en moi que chez les autres se répéta sous différentes formes. Des sensations de dureté (le trottoir, le verre, l’aspect grumeleux) et de suffocation (les gaz d’échappement) se trouvaient mêlées aux fantasmes. Ceux-ci firent naître en moi un sentiment d’anxiété et d’urgence qu’il m’était de plus en plus difficile d’ignorer (bien que, par le passé, j’aurais pu écarter ces fantasmes et sensations comme sans importance pour l’analyse, comme simple interférence à surmonter).
33En recommençant à écouter M. L... de façon concentrée, je continuais de me sentir tout à fait troublé par ce qui se passait dans la séance et étais très tenté de dire quelque chose afin de dissiper mes sentiments d’impuissance. À ce moment, quelque chose s’étant produit précédemment dans la séance (l’appel enregistré par mon répondeur) devint pour la première fois un événement analytique (c’est-à-dire ayant une signification dans le contexte de l’intersubjectivité inconsciente en élaboration). La voix enregistrée sur le répondeur tenait alors la promesse d’être celle d’une personne qui me connaissait et qui me parlerait d’une façon personnelle. Les sensations physiques de respirer librement et de suffoquer revêtaient de plus en plus d’importance sur le plan du sens qu’elles véhiculaient. L’enveloppe devint un objet analytique encore différent de celui qu’elle avait été précédemment dans la séance : elle avait maintenant le sens de la représentation d’une voix particulière, personnelle (le nom et l’adresse dactylographiés avec un t imparfait).
34L’effet cumulé de ces expériences au sein du tiers analytique mena à la transformation de quelque chose que le patient m’avait dit des mois auparavant, à savoir qu’il se sentait plus proche de moi quand je me trompais. Cette affirmation prit une nouvelle signification mais il serait, me semble-t-il, plus précis de dire que l’affirmation (dont je m’étais souvenu) en était devenue une nouvelle pour moi et, en cela, elle se trouvait énoncée pour la première fois.
35Je commençai à ce moment de la séance à pouvoir me servir du langage pour me décrire à moi-même quelque chose de l’expérience de la confrontation à un aspect d’une autre personne et de moi-même semblant inhumain d’une façon à la fois effrayante et irrévocable. Plusieurs thèmes dont M. L... avait parlé trouvèrent alors pour moi une cohérence qu’ils n’avaient pas auparavant : ces thèmes me semblèrent converger vers l’idée que M. L... ressentait à la fois moi-même et le discours entre nous comme en faillite et mourant. Encore une fois, ces thèmes familiers devenaient désormais de nouveaux objets analytiques (pour moi) que je venais de rencontrer. J’essayai de parler au patient de mon sentiment sur sa façon de ressentir à la fois moi-même et l’analyse comme mécaniques et inhumains. Avant de commencer mon intervention, je ne projetai pas consciemment d’employer l’imagerie des machines (l’usine et la pointeuse) pour exprimer ce que je pensais. Je m’inspirai inconsciemment de l’imagerie de mes rêveries sur la fin mécanique de la séance d’analyse (déterminée par l’heure) et la fermeture du garage. Je considère mon « choix » d’imagerie comme reflétant la façon dont je parlais à partir de (non pas à propos de) mon expérience du tiers analytique (l’intersubjectivité inconsciente que M. L... et moi-même étions en train de créer).
36Je continuai à parler au patient, d’une façon tout aussi spontanée, d’une image de chambre vide (une autre machine), dans laquelle quelque chose qui semblait être de l’air vivifiant était en fait du vide (je m’inspirai ici inconsciemment des images-sensations de l’expérience fantasmée d’un air plein de gaz d’échappement à l’extérieur du garage et de l’aspiration d’air frais associée à mon fantasme de répondeur) [6]. La réaction de M. L... à mon intervention s’est faite avec une amplitude de voix qui en traduisait une autre sur le plan de sa respiration (une aspiration et expiration plus ample). Ses propres sentiments conscients et inconscients d’être exclu de tout ce qui est humain avaient été vécus sous la forme d’images et de sensations d’étouffement par les mains de la mère/analyste meurtrière (le sac [sein] en plastique qui l’empêchait d’être rempli d’air vivifiant).
37Le silence à la fin de la séance fut en lui-même un nouvel événement analytique et traduisit un sentiment de tranquillité, offrant un grand contraste avec les images d’étouffement violent avec un sac en plastique ou le sentiment d’étouffé de façon inquiétante dans l’air immobile de mon cabinet de consultation. Deux autres aspects de mon expérience pendant ce silence étaient significatifs : d’abord, le fantasme de ballon de plage maintenu en l’air par M. L... et moi-même en lui tapant frénétiquement dessus, puis mon impression de somnolence. Bien que je me sentis tout à fait apaisé par la façon dont lui et moi pouvions rester tous deux silencieux (dans un mélange de désespoir, d’épuisement et d’espoir), un élément dans l’expérience du silence (que ma somnolence reflétait en partie) donnait l’impression de tonnerre lointain (que je vois rétrospectivement comme de la colère rentrée).
38Je ne commenterai que brièvement le rêve avec lequel M. L... commença la séance suivante. Je la comprends comme une réaction à la séance précédente et, en même temps, le début d’une description plus nette d’un aspect du transfert-contre-transfert, dans lequel la peur que M. L... avait de l’effet tant de sa colère contre moi que de ses sentiments homosexuels à mon égard était en train de prendre une allure prédominante d’angoisse. (J’avais eu précédemment des indices de cela, dont j’avais pu me servir comme objets analytiques – par exemple, l’image et la sensation de la circulation grondant derrière moi dans ma rêverie sur le garage.)
39Dans la première partie du rêve, M. L... se trouvait sous l’eau avec d’autres personnes nues, dont un homme qui lui dit que ce serait très bien de respirer malgré sa peur de se noyer. Quand il respira, il eut du mal à croire qu’il en était vraiment capable. Dans la deuxième partie du rêve, il sanglotait tristement tandis qu’un homme dont il n’arrivait pas à reconnaître le visage restait avec lui mais sans chercher à l’encourager. Je vois ce rêve, en partie, comme une expression du sentiment de M. L... que, lors de la séance précédente, nous avions vécu ensemble et nous avions commencé à mieux comprendre quelque chose d’important à propos de sa vie inconsciente ( « sous-marine » ) ; je n’avais pas peur d’être débordé (noyé) par ses sentiments de solitude, de tristesse et de futilité, et je n’avais pas peur non plus pour lui. En conséquence de cela, il osa s’autoriser à être vivant et à affronter (respirer) ce par quoi il avait auparavant peur d’être étouffé (le sein/analyste vide). De plus, quelque chose suggérait que ce que le patient vivait ne lui paraissait pas tout à fait réel en ce sens que, dans ce rêve, il avait du mal à croire qu’il était vraiment capable de faire ce qu’il faisait.
40Dans la seconde partie de son rêve, M. L... représentait de façon plus explicite sa capacité accrue de ressentir sa tristesse de telle façon qu’il se sentait moins déconnecté de lui-même et de moi. Le rêve me sembla être en partie une expression de la gratitude du patient à mon égard de ne pas lui avoir volé les sentiments qu’il commençait à vivre, comme je l’aurais fait si j’avais interrompu le silence à la fin de la séance de la veille par une interprétation ou par une autre forme de tentative pour dissiper – voire même transformer – sa tristesse avec mes mots et mes idées.
41J’eus l’impression qu’en plus de la gratitude (mêlée au doute) que M. L... ressentait en rapport avec ces événements, il y avait des sentiments d’ambivalence à mon égard qui étaient moins reconnus. Ma propre somnolence à la fin de la séance précédente, qui traduit souvent mon état d’être sur la défensive, éveilla en partie mon attention sur cette possibilité. Le fantasme de taper dans le ballon de plage (sein) suggérait qu’il pourrait bien y avoir de la colère rentrée. Les événements ultérieurs dans l’analyse me conduisirent à la conviction croissante que l’homme sans visage, dans la deuxième moitié du rêve de M. L..., était en partie l’expression de la colère (transfert maternel) du patient à mon égard, qui me considérait à ce point évasif que j’en devenais informe et indéfinissable à ses yeux (comme il se ressentait lui-même). Les années suivantes de l’analyse confirmèrent cette idée car M. L... exprima directement sa colère à mon égard au motif que je « n’étais personne en particulier ». De plus, à un niveau plus profondément inconscient, le patient invité par l’homme nu à respirer dans l’eau reflétait ce qui m’apparaissait comme une intensification du sentiment inconscient de M. L... que je l’entraînais à être vivant dans la pièce avec moi, d’une façon qui éveillait une anxiété homosexuelle (représentée par l’homme nu l’encourageant à mettre le fluide partagé dans sa bouche). Je n’interprétai l’angoisse sexuelle présente dans le rêve que beaucoup plus tard dans l’analyse.
La rêverie et le tiers analytique
42Il ne fut pas simplement fortuit, dans la séquence clinique décrite, que mon esprit « vagabondât » et finît par se concentrer sur des marques faites par une machine sur une enveloppe recouverte de numéros de téléphone, de notes pour des cours, et de courses à faire notées à la hâte. L’enveloppe elle-même (en dehors des significations mentionnées plus haut) représentait également (ce qu’avait été) mon propre discours privé, une conversation privée qui n’était destinée à personne d’autre. Sur celle-ci se trouvaient des notes dans lesquelles je me parlais à moi-même de détails de ma vie. Les mécanismes de l’esprit de l’analyste pendant les séances d’analyse dans ses chemins sans conscience de soi, « naturels », sont des aspects de la vie hautement personnels, privés, et d’une banalité embarrassante. Il faut un travail considérable pour arracher cet aspect du personnel et du quotidien à son domaine non conscient de lui-même de rêverie, et ce dans le but de parler à soi-même de la façon dont cet aspect de l’expérience a été transformé de manière à devenir une manifestation de l’interaction inconsciente entre sujets analytiques. Le « personnel » (l’individuellement subjectif) ne sera jamais à nouveau ce qu’il était tout simplement avant sa création au sein du tiers analytique intersubjectif, ni tout à fait différent de ce qu’il avait été.
43Je pense qu’une dimension essentielle de la vie psychique de l’analyste dans le bureau de consultation avec le patient prend la forme d’une rêverie sur des détails ordinaires, quotidiens de sa propre vie (souvent d’une grande importance narcissique pour lui) [7]. J’ai tenté de montrer dans cette discussion clinique que ces rêveries ne sont pas le simple reflet d’une inattention, d’une auto-implication narcissique, d’un conflit émotionnel non résolu, ou d’autres phénomènes de ce genre. Cette vie psychique représente plutôt des formes symboliques et proto-symboliques (fondées sur des sensations) données à l’expérience non articulée (souvent pas encore ressentie) de l’analyste tandis qu’elles sont en train de prendre forme dans l’intersubjectivité inconsciente du couple analytique (c’est-à-dire, dans le tiers analytique).
44Cette forme d’activité psychique est souvent considérée comme un épisode par lequel l’analyste doit passer, qu’il doit mettre de côté, surmonter, etc., dans son effort pour être émotionnellement présent avec l’analysant et attentif à lui. Je suggère ici qu’une conception de l’expérience de l’analyste qui néglige cette catégorie de phénomènes cliniques conduise celui-ci à sous-estimer (ou à ignorer) l’importance d’une grande partie (dans certains cas, de la plus grande partie) de son expérience avec l’analysant. Il me semble qu’un facteur essentiel contribuant à la sous-évaluation d’une aussi grande part de l’expérience analytique est que sa reconnaissance implique une forme troublante de conscience de soi élevée. L’analyse de cet aspect du transfert / contre-transfert exige un examen de la façon dont nous nous parlons à nous-mêmes et de ce dont nous nous parlons dans un état psychique relativement sans défense et personnel. Dans cet état, l’interaction dialectique du conscient et de l’inconscient a été modifiée de façon qui évoque l’état onirique. En devenant conscient de soi de cette manière, nous touchons à un essentiel sanctuaire intérieur d’intimité et, de ce fait, à l’une des pierres angulaires de notre santé mentale. Nous marchons sur un sol sacré, un domaine d’isolement personnel dans lequel nous communiquons dans une grande mesure avec des objets subjectifs (Winnicott, 1963 ; cf. également Ogden, 1991). Cette communication, comme les notes adressées à moi-même sur l’enveloppe, n’est pas destinée à qui que ce soit d’autre, même pour ce qui est des aspects de nous-mêmes situés à l’extérieur de ce « cul-de-sac » à la fois extrêmement intime et banal (Winnicott, 1963, p. 184). Ce domaine d’expérience du transfert – contre-transfert est tellement personnel, tellement enraciné dans la structure de la personnalité de l’analyste qu’il faut un effort psychique considérable pour reconnaître soi-même que même cet aspect de la sphère personnelle a été modifié par les expériences du tiers analytique, et dans le tiers analytique. Si nous voulons être des analystes à part entière, nous devons essayer délibérément de faire en sorte que cet aspect de nous-mêmes entre aussi en jeu dans le processus analytique.
Quelques commentaires supplémentaires
45L’analyste et l’analysant vivant le tiers analytique dans le contexte de leurs propres personnalités, histoires personnelles, constitutions psychosomatiques, etc., l’expérience du tiers analytique, bien que créé conjointement, n’est pas identique pour chaque participant. De plus, le tiers analytique est une construction asymétrique car il est engendré dans le contexte de la situation analytique, fortement définie par la relation des rôles de l’analyste et de l’analysant. En conséquence, l’expérience inconsciente de l’analysant se trouve privilégiée d’une façon spécifique : c’est son expérience passée et présente que le couple analytique prend comme sujet principal (bien que non exclusif) du discours analytique. L’analyste se sert de son expérience à la fois dans le tiers analytique et de celui-ci (principalement) comme véhicule pour la compréhension de l’expérience consciente et inconsciente de l’analysant. (L’analyste et l’analysant ne sont pas engagés dans un processus démocratique d’analyse mutuelle.)
46Bien qu’il ait souvent un effet contraignant qui limite la capacité de l’analyste et de l’analysant de penser en tant qu’individus séparés, le tiers analytique peut également être productif et enrichissant. Par exemple, des expériences dans et de celui-ci engendrent souvent une qualité d’intimité entre le patient et l’analyste qui a « tout l’air d’être réelle » (Winnicott, 1963, p. 184). Des expériences de ce type entraînent des sentiments d’humeur enjouée, de camaraderie, de ludisme, de compassion, de flirt sain, de charme, etc. Ces expériences dans le tiers analytique peuvent avoir une importance particulière pour l’analyse en cela qu’elles peuvent être les premiers exemples dans la vie du patient de formes saines et productives de relation d’objet. Le plus souvent, je diffère l’interprétation de la signification de ce type d’événements analytiques à beaucoup plus tard dans l’analyse – si tant est que je les interprète. C’est de vivre ces expériences (dans son opposition à les comprendre) qui est d’une importance essentielle pour l’analyse.
L’IDENTIFICATION PROJECTIVE ET LE TIERS ASSUJETTISSANT
47Après avoir traité dans la première partie de l’expérience du tiers analytique dans la situation analytique, je m’intéresserai maintenant à la question de savoir comment le concept de tiers analytique enrichit la psychanalyse au niveau de la théorie clinique [8]. À cette fin, je proposerai quelques réflexions sur le processus de l’identification projective conceptualisé en tant que forme (phénomène) de tiers inconscient et intersubjectif. Je décrirai en particulier l’interaction inconsciente d’assujettissement mutuel et de reconnaissance mutuelle que je considère comme fondamentale dans l’identification projective. (Pour des discussions portant sur d’autres formes de tiers analytique, cf. Ogden, 1996, 1999.)
48Je propose une compréhension de l’identification projective fondée sur une conception de la psychanalyse comme processus dans lequel diverses formes de tiercéité intersubjective sont créées et se trouvent dans une tension dialectique avec l’analyste et l’analysant en tant qu’entités psychologiques séparées. Dans l’identification projective, une forme particulière de tiercéité analytique est créée, que j’appellerai le tiers assujettissant, du fait que ce type d’intersubjectivité a pour effet d’englober en elle, dans une très large mesure, les subjectivités individuelles des participants.
49J’emploie l’expression d’identification projective pour désigner un vaste éventail d’événements psychologiques interpersonnels, notamment les formes les plus précoces de la communication mère-nourrisson (Bion, 1962), mais aussi des incursions fantasmées, contraignantes dans la personnalité d’une autre personne, ainsi que l’occupation de celle-ci, et enfin des états confusionnels schizophréniques (Rosenfeld, 1952, 1965) tout comme le « partage empathique » sain (Pick, 1985, p. 45).
50L’identification projective implique la création de récits inconscients (symbolisés à la fois verbalement et non verbalement) qui mettent en jeu le fantasme d’évacuer une partie de soi-même dans une autre personne. Cette évacuation fantasmée sert ou bien à se protéger des dangers que représente un aspect de soi-même, ou bien à sauvegarder une partie de soi-même en la déposant chez quelqu’un d’autre vécu comme seulement en partie différencié de soi (Klein, 1946, 1955 ; cf. également, Ogden, 1979). L’aspect de soi-même qui, dans le fantasme inconscient, réside chez l’autre est ressenti comme modifié par ce processus et, dans des conditions optimales, imaginé comme pouvant être retrouvé sous une forme moins toxique ou en danger. Ou bien, dans des conditions pathogènes, la partie réappropriée peut être ressentie comme ayant été étouffée ou comme étant devenue plus persécutrice qu’elle ne l’était auparavant.
51Il y a, inextricablement lié à cet ensemble de fantasmes inconscients, un ensemble de corrélats interpersonnels à ceux-ci (Bion, 1959 ; Joseph, 1987 ; Racker, 1952, 1968 ; Rosenfeld, 1971). Le caractère interpersonnel de l’événement psychique ne découle pas du fantasme inconscient ; le fantasme inconscient et l’événement interpersonnel sont deux aspects d’un seul événement psychique. L’identification projective, ainsi conçue, est actuellement une composante largement acceptée de la théorie psychanalytique. Dans ce qui suit, je me propose de retravailler – une élaboration plus qu’une révision – cette compréhension de l’identification projective.
52Le côté interpersonnel de l’identification projective – tel qu’il m’apparaît à partir de la perspective que crée le concept de tiers analytique – implique une transformation de la subjectivité de celui qui reçoit de telle façon que le « Je » séparé de l’autre-en-tant-que-sujet se trouve (pour un temps et dans une certaine mesure) subverti. Dans cette interaction inconsciente de subjectivités, « vous [celui qui reçoit ce qui est projeté dans l’identification projective] êtes moi [celui qui projette] dans la mesure où j’ai besoin de me servir de vous afin de vivre à travers vous ce que je ne peux vivre moi-même. Vous n’êtes pas moi dans la mesure où j’ai besoin de renier un aspect de moi-même et, en fantasme, de me cacher [de me déguiser en tant que pas-moi] en vous ». Celui qui reçoit ce qui est projeté dans l’identification projective participe à la négation de lui-même en tant que sujet séparé, en faisant de la « place psychique » en lui pour être (dans le fantasme inconscient) occupé (envahi) par celui qui projette.
53Celui qui projette dans le processus de l’identification projective est entré inconsciemment dans une forme de négation de lui-même en tant que « moi » séparé et, ce faisant, est devenu autre-à-lui-même : il est en partie devenu un être inconscient à l’extérieur de lui (résidant dans celui qui reçoit) qui est en même temps « Je » et « non-Je ». Celui qui reçoit est et n’est pas soi-même (celui qui projette) à distance. Celui qui projette dans ce processus devient quelqu’un d’autre que celui qu’il était jusqu’alors. Son expérience d’occupation que celui-ci reçoit est une expérience de négation de l’autre en tant que sujet et de cooptation de la subjectivité de celui-ci par la sienne propre ; en même temps, la partie occupante du soi de celui qui projette est objectivée (vécue comme un objet partiel) et niée. Le résultat de ce processus de négation mutuelle est la création d’un troisième sujet, « le sujet de l’identification projective », qui est à la fois celui qui projette et celui qui reçoit, et ni l’un ni l’autre. L’identification projective est ainsi un processus par lequel les subjectivités individuelles – tant celle de celui qui projette que celle de celui qui reçoit – sont niées de différentes façons : celui qui projette renie un aspect de lui-même qu’il imagine être évacué dans celui qui reçoit, tandis que ce dernier participe à sa propre négation en cédant (en faisant de la place) à l’aspect nié de la subjectivité de celui qui projette.
54Il ne suffit pas de dire que l’identification projective représente simplement une forme puissante de projection ou d’identification, ou une somme des deux, car ces deux concepts concernent uniquement la dimension intrapsychique de l’expérience. Il faut plutôt comprendre l’identification projective comme une dialectique de sujets qui se créent, se nient et se préservent mutuellement, chacun s’autorisant à être « assujetti » par l’autre – c’est-à-dire nié de façon à devenir, à travers l’autre, un troisième sujet (celui de l’identification projective).
55Ce qu’il y a de particulier dans l’identification projective comme forme de relation analytique, c’est que, dans l’intersubjectivité analytique qui la caractérise, l’assujettissement mutuel (asymétrique), qui véhicule le processus de création d’une troisième subjectivité, a pour effet de subvertir profondément l’expérience de l’analyste et de l’analysant en tant que sujets séparés. Dans la situation analytique, l’identification projective implique un type d’effondrement partiel du mouvement dialectique de la subjectivité et de l’intersubjectivité aboutissant à l’assujettissement (des subjectivités individuelles de l’analyste et de l’analysant) par le tiers analytique. Le processus analytique, s’il est réussi, nécessite la réappropriation des subjectivités individuelles de l’analyste et de l’analysant, qui ont été transformées à travers leur expérience du (dans le) tiers analytique nouvellement créé (le « sujet de l’identification projective »).
56On peut considérer que l’identification projective met en jeu un paradoxe central : les individus engagés dans cette forme de relation s’assujettissent inconsciemment eux-mêmes à un tiers intersubjectif qu’ils créent mutuellement afin de se libérer des limites de la personne qu’ils étaient jusqu’alors. Dans l’identification projective, l’analyste et l’analysant sont à la fois limités et enrichis : chacun est à la fois étouffé et vivifié. La nouvelle entité intersubjective créée, le tiers analytique assujettissant, devient un instrument à travers lequel les pensées peuvent être pensées, les sentiments ressentis, les sensations vécues – ce qui jusqu’alors n’avait existé que comme expériences potentielles pour chacun des individus prenant part à ce processus psychologique interpersonnel. Afin qu’un développement psychologique puisse advenir, il faut que le tiers assujettissant soit supprimé et qu’une nouvelle dialectique plus productive soit établie : celle de l’unité et de la dualité, de la similitude et de la différence, de la subjectivité individuelle et de l’intersubjectivité.
57Bien que Klein (1955) se soit presque uniquement concentrée sur l’expérience d’évidement psychique à l’œuvre dans l’identification projective, le travail de Bion (1962), Rosenfeld (1971), Racker (1952, 1968) et d’autres a démontré que celle-ci implique aussi la création de quelque chose de potentiellement plus vaste et productif que ce que chacun des participants est capable de produire (isolé de l’autre). L’animation ou l’expansion du sujet individuel n’est pas exclusivement un aspect de l’expérience de celui qui projette ; celui qui reçoit une identification projective ne vit pas seulement l’événement comme une forme de fardeau psychique qui le limite ou l’étouffe. Cela est en partie dû au fait que, dans l’expérience de l’identification projective, celui qui reçoit ne peut jamais ne pas projeter en même temps. L’interaction des subjectivités n’est jamais entièrement unilatérale : chaque individu est nié par l’autre en même temps qu’il se trouve nouvellement créé dans la tension dialectique unique que les deux participants engendrent.
58Celui qui reçoit l’identification projective est engagé dans une négation (subversion) de sa propre individualité en partie dans le but inconscient de rompre les fermetures qui sous-tendent sa cohérence/stagnation du soi. L’identification projective offre à celui qui reçoit la possibilité de créer une nouvelle forme d’expérience, autre-à-lui-même, et crée de ce fait les conditions d’une transformation de la personne qu’il a été jusqu’alors et qu’il s’est lui-même ressenti être. Celui qui reçoit ne s’identifie pas simplement à un autre (celui qui projette) : il devient un autre et se vit lui-même (ce qu’il est en train de devenir) à travers la subjectivité d’un autre/tiers/soi nouvellement créé.
59Les deux sujets qui entrent dans une identification projective (bien qu’involontairement) à la fois essaient de se dépasser (nier) eux-mêmes et, par là même, font de la place pour la création d’une nouvelle subjectivité – une expérience du « Je » que chaque individu isolé n’aurait pu créer pour lui-même. En un sens, nous participons à l’identification projective (souvent malgré nos efforts conscients les plus acharnés pour l’éviter) afin de nous créer nous-mêmes dans et à travers l’autre-qui-n’est-pas-entièrement-autre ; en même temps, nous autorisons inconsciemment nous-même à servir de véhicule à travers lequel l’autre (qui-n’est-pas-entièrement-autre) se crée lui-même en tant que sujet à travers nous. De différentes façons, chacun des individus qui s’engagent dans une identification projective vit les deux aspects de cet événement intersubjectif (à la fois le « nier » et l’ « être nié »). Il ne suffit pas de dire que, dans l’identification projective, l’on se trouve soi-même jouer un rôle dans le fantasme inconscient de quelqu’un d’autre (Bion, 1959). Énoncé de façon plus complète, on se trouve soi-même inconsciemment à la fois jouer un rôle dans le fantasme inconscient de quelqu’un d’autre et servir d’auteur de celui-ci.
60Dans l’identification projective, l’individu abolit inconsciemment une partie de sa propre individualité séparée afin d’aller au-delà des limites de celle-ci : il s’assujettit inconsciemment afin de se libérer lui-même de lui-même. La possibilité pour des participants individuels de se libérer de façon génératrice du tiers assujettissant dépend : 1 / de la reconnaissance de l’individualité de l’analysant par l’analyste (par exemple, via une compréhension et interprétation précise et empathique du transfert - contre-transfert, et 2 / la reconnaissance par l’analysant de l’individualité séparée de l’analyste (par exemple, à travers son utilisation des interprétations de l’analyste).
61L’allégorie du maître et de l’esclave de Hegel (1807) (en particulier comme Kojève [1947] l’a traitée) offre un langage et une imagerie vivantes pour la compréhension de la création et de la négation (la suppression) du tiers assujettissant de l’identification projective. Dans l’allégorie de Hegel, au « commencement de l’histoire », dans la rencontre initiale de deux êtres humains, chacun devine que sa capacité de vivre son propre sentiment du « Je », sa propre conscience de soi, est d’une certaine manière contenue dans l’autre.
« Pour la conscience de soi, il y a une autre conscience de soi. Elle se présente à elle comme venant de l’extérieur. Ceci a une double signification : 1) la conscience de soi s’est perdue elle-même, car elle se trouve comme une autre essence ; 2) elle a par là même supprimé l’Autre, car elle ne voit pas aussi l’Autre comme essence, mais c’est elle-même qu’elle voit dans l’autre » [Hegel, 1807, p. 154, les italiques sont dans le texte original].
63Chaque individu ne peut simplement devenir un sujet conscient de lui en se voyant lui-même dans l’autre, c’est-à-dire en se projetant dans l’autre et en vivant celui-ci comme lui-même. « Il doit supprimer son être-en dehors-de-soi » (Kojève, 1947, p. 19). Chaque individu est destiné à rester à l’extérieur de lui-même (aliéné à lui-même) dans la mesure où l’autre ne l’a pas « “rendu” à lui-même en le reconnaissant » (p. 19). C’est seulement à travers la reconnaissance par un autre qui est reconnu comme une personne séparée (et néanmoins interdépendante) que l’on devient de plus en plus humain (capable de réflexion sur soi). Notre être à l’extérieur de nous-même (par exemple, notre être à l’intérieur du sujet de l’identification projective) n’est qu’une forme potentielle d’être. être rendu par l’autre ne consiste pas dans le fait que nous retournons à un état originel ; il s’agit plutôt d’une création de nous-même en tant que, pour la première fois, sujet (transformé, plus pleinement humain, capable de réflexion sur soi).
64Une dialectique intersubjective mettant en œuvre la reconnaissance et l’être reconnu sert de fondement à la création de la subjectivité individuelle. S’il y a un manque de reconnaissance de chacun par l’autre, « le moyen terme [la tension dialectique] s’affaisse en une unité morte » (Kojève, 1947, p. 20) d’être statique, incapable de réflexion sur elle-même. Chacun laisse l’autre seul, « en tant que chose », et ne participe pas à un processus interpersonnel dans lequel chacun rend l’autre à lui-même, créant par là la subjectivité individuelle.
65Dans une identification projective, celui qui projette et celui qui reçoit sont des alliés involontaires, inconscients dans le projet de se servir des ressources de leur subjectivité individuelle et de leur intersubjectivité pour échapper au solipsisme de leurs propres existences psychiques séparées. Toutes deux sont encerclées dans les domaines de leurs propres relations d’objet intérieures, sur lesquelles même le discours intrapsychique que nous appelons auto-analyse n’a pas grand-chose à offrir dans le sens d’un changement psychique durable, lorsqu’il est isolé de l’expérience intersubjective. (Je ne veux pas dire que l’auto-analyse n’a pas de valeur mais plutôt qu’elle me semble très limitée dès lors qu’elle est isolée des sphères intersubjectives telles celles que procure l’identification projective). Les êtres humains ont un besoin aussi profond que la faim et la soif d’établir des constructions intersubjectives (dont l’identification projective) afin de trouver à sortir des interminables et futiles divagations dans leur propre monde objectal interne. C’est en partie pour cette raison que la consultation auprès de confrères et de superviseurs joue un rôle tellement important dans la pratique de la psychanalyse.
66L’alliance inconsciente, intersubjective qu’implique l’identification projective peut avoir des caractéristiques qui donnent aux participants le sentiment de quelque chose qui ressemble à un kidnapping, à du chantage, à de la séduction, à de l’hypnotisme, ou encore qu’ils sont entraînés par le charme irrésistible et effrayant d’une histoire d’épouvante en train de se dérouler, etc. Toutefois, le degré de pathologie associé à une expérience donnée d’identification projective ne peut se mesurer par celui de la contrainte impliquée dans l’assujettissement fantasmé ; la pathologie à l’œuvre dans cette expérience est un reflet du degré d’incapacité/d’absence de volonté des participants de se libérer l’un l’autre de l’assujettissement du tiers par un acte de reconnaissance mutuelle (passant souvent par l’interprétation) de l’individualité unique et séparée de l’autre et de soi-même.
67En somme, on enrichit substantiellement, me semble-t-il, le concept d’identification projective dès lors qu’on le voit comme une forme de tiers analytique intersubjectif. Il y a dans l’identification projective ainsi conçue un effondrement partiel du mouvement dialectique inconscient de la subjectivité individuelle et de l’intersubjectivité, dont résulte la création d’un tiers analytique assujettissant (au sein duquel les subjectivités individuelles des participants sont largement englobées). Un processus psychanalytique réussi implique le dépassement du tiers inconscient et la réappropriation des subjectivités (transformées) par les participants en tant qu’individus séparés (et néanmoins interdépendants). Cela est rendu possible par un acte de reconnaissance mutuelle, qui passe souvent par l’interprétation du transfert - contre-transfert par l’analyste, et par l’utilisation psychique authentique de l’interprétation de l’analyste par l’analysant.
68(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker)
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Notes
-
[1]
Article paru dans le Psychoanalytic Quaterly, LXXIII, 2004.
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[2]
Je remercie l’International Journal of Psychoanalysis de m’avoir autorisé à reproduire des extraits d’un article publié précédemment (Ogden, 1994 a).
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[3]
Il n’entre pas dans le cadre de cet article de proposer une vision d’ensemble de la littérature sur une conception intersubjective du processus analytique et sur la nature de l’interaction inconsciente entre transfert et contre-transfert. Cf. le travail de Bion (1962) et de Green (1975) sur l’objet analytique, et la notion de Barranger (1993) de champ analytique qui offrent des conceptions de l’intersubjectivité analytique inconsciente recoupant ce que j’appelle le tiers analytique. Pour des études approfondies de la littérature assez abondante sur le transfert - contre-transfert, cf. Boyer (1993) et Etchegoyen (1991).
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[4]
Charlotte’s Web est un classique de la littérature enfantine de langue anglaise, dont les thèmes principaux sont l’amour et l’amitié. Templeton et Wilbur en sont des personnages. (N.d.T.)
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[5]
On peut, me semble-t-il, comprendre un aspect de l’expérience avec M. L..., que je décris maintenant, sur le plan de l’identification projective ; mais à ce moment de la séance, où l’idée me vint à l’esprit, je me servais de ce concept principalement comme défense intellectualisante.
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[6]
Ce fut de cette façon indirecte (c’est-à-dire en me permettant de m’inspirer librement de mon expérience inconsciente avec le patient dans la construction de mes interventions) que je lui « parlai » de ma propre expérience dans – et du – tiers analytique. Cette communication indirecte du contre-transfert contribue d’une façon importante à l’impression de spontanéité, de vivacité et d’authenticité de l’expérience analytique.
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[7]
Ici, et dans la suite de cet article, le pronom masculin est employé pour parler des deux sexes.
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[8]
Ce qui suit est une version condensée et légèrement révisée d’un texte d’abord publié dans Ogden, 1994 b.