INTRODUCTION
1Dans les lignes qui suivent, mon propos sera double. Je tenterai tout d’abord de formuler quelques propositions visant à différencier un jeu banal d’enfant tout venant d’une stéréotypie autistique. Je pense en cela retrouver l’interrogation freudienne fondamentale concernant le devenir psychique du traumatisme. Puis je tenterai de penser le passage entre l’un et l’autre, ce qui m’amènera à examiner le rôle de la séduction et ses effets souvent civilisateurs mais parfois traumatiques.
JEU ET TRAUMA
2La question de la relation entre jeu et trauma est abordée dans « Au-delà du principe de plaisir », précisément quand Freud rapporte son observation du fameux du jeu de la bobine. Pour lui, ce jeu ne s’explique pas directement par le recours au principe de principe de plaisir. L’interprétation du jeu de l’enfant exige d’aller au-delà : en effet, si l’on admet que la pratique répétée de la disparition et de la réapparition de la bobine vaut comme réactualisation de l’expérience du départ de la mère, force est de renoncer à l’idée que le processus dans son ensemble est régi par le plaisir : « Comment concilier avec le principe de plaisir le fait que l’enfant répète comme jeu cette expérience pénible ? » L’interrogation n’est donc pas : « Qu’est-ce donc qui fait qu’un enfant prend plaisir à jouer avec une bobine ? », mais bien plutôt : « Comment se fait-il que l’enfant répète dans son jeu un trauma, celui de la séparation d’avec sa mère ? »
3Tout au long du commentaire, la pensée freudienne hésite entre deux positions : l’une consiste à dire que, malgré les apparences, la répétition d’une expérience traumatique dans le jeu ou le rêve demeure régie par le principe de plaisir parce qu’elle conduit en fin de compte à un état de moindre déplaisir pour la psyché. L’autre au contraire (qui rompt plus nettement avec le primat du principe de plaisir) pose que la répétition répond à un principe situé au-delà. Dans cette seconde perspective, même si la mise en répétition du trauma aboutit à un gain de plaisir, ce n’est pas ce qui la motive. Il faut faire appel à un principe différent. Ce principe, comme on sait, a soulevé maintes questions de la part des commentateurs. Tous s’accordent cependant à y voir un lien avec l’emprise : ce qui met en marche la répétition du trauma, c’est l’effort du sujet pour se dégager d’un souvenir pénible par la maîtrise que lui en donne la réédition décalée qu’il en produit dans le rêve ou dans le jeu. En répétant, il ne s’agit donc pas de rendre plaisante une expérience de déplaisir. Rejouer un souvenir pénible ou en rêver ne fait pas plaisir mais permet de faire comme si l’on était l’auteur de ce qu’en réalité on a subi, et qu’on y établissait son emprise. Cette maîtrise permet un dégagement de la mémoire du déplaisir.
4Les termes de cette hésitation théorique permettent à mon sens de différencier la stéréotypie du jeu. Pour le dire vite, j’aurais envie de dire que la stéréotypie est totalement régie par l’emprise (le besoin de se dégager d’un état de passivité et de maîtriser le traumatisme par l’exercice d’une emprise sur une réédition métaphorique du trauma), alors que le jeu demeure l’effet d’une conjugaison plus ou moins harmonieuse d’emprise et de principe de plaisir. L’opposition entre jeu et stéréotypie ne serait alors pas une opposition en tout radicale. On pourrait la penser en termes de degrés. Même si cela n’est pas tout à fait vrai, cela permet du moins aux thérapeutes d’enfants qui présentent des traits autistiques de garder quelqu’espoir. Je voudrais à présent caractériser les différences.
PREMIÈRES DIFFÉRENCES ENTRE JEU ET STÉRÉOTYPIE
5Je partirai de la mise en regard du jeu observé par Freud avec une stéréotypie observée chez un enfant qui présente une symptomatologie pour une part autistique. Ce dernier jeu que j’ai nommé « jeu de l’assiette » se joue en trois temps. Il consiste d’abord à laisser tomber une assiette de dînette sur une surface plane, lisse et dure, puis à coller son oreille pour écouter le bruit qu’elle fait dans son tournoiement, et enfin à rapprocher son œil pour la voir osciller de manière incertaine jusqu’à l’arrêt.
La part du perceptif
6A priori, tout oppose le jeu de l’assiette et le jeu de la bobine. D’abord, la stéréotypie est affaire de sensation, le jeu de la bobine de représentation. Dans le jeu de la bobine, en effet, en dépit du recours à l’objet physique que constitue la bobine, l’enfant joue en réalité avec sa représentation de la mère. Il néglige ce qu’il perçoit. Il y a là une hallucination négative de la perception. Il opère une maîtrise magique du départ de sa mère et de son retour. C’est le conflit engendré par cette absence qu’il tente de symboliser. La manipulation de la bobine n’a pas de visée de plaisir sensoriel. C’est une pratique qui renvoie à la toute-puissance de la pensée. Et même si le jeu se soutient d’un agir, l’essentiel, comme l’on sait, se joue dans sa tête.
Le statut de la représentation
7Au demeurant, puisqu’on en est à qualifier la nature de la relation entre représentation et perception dans ce jeu de la bobine, il n’est pas sûr que ce qui vient d’être dit sur la représentation soit fondé, car il se peut fort bien que le petit-fils de Freud n’ait pas eu conscience de jouer explicitement avec autre chose qu’une bobine, contrairement par exemple à un enfant qui joue avec des ours au papa et à la maman et qui, lui, a conscience que ce sont des enfants qu’il met en jeu par le biais des ours. L’enfant que j’évoque n’a sans doute pas conscience d’accomplir un scénario œdipien mais il a conscience de jouer avec un ours qui vaut dans le jeu pour un enfant dont il est le parent. Le petit-fils de Freud n’a sans doute pas le sentiment que la bobine « vaut pour » la représentation de sa mère. Il y a une seconde différence, corrélée à la première : l’enfant qui joue avec l’ours joue le rôle d’un personnage définissable dans le scénario qu’il met en scène. Le petit-fils de Freud en revanche, même s’il fait apparaître et disparaître la bobine et que celle-ci est corrélée à la représentation de la mère, n’est pas inscrit dans le scénario de la disparition de sa mère. Il ne joue pas le rôle de quelqu’un qui mettrait sa mère à la porte puis l’autoriserait à revenir.
8Cela fait sans doute que dans le jeu du petit-fils de Freud il y a deux scènes : une scène où l’enfant joue avec une bobine et une autre scène, en partie méconnue, où se produit un événement (le retour ou le départ de sa mère) que cette fois le spectateur peut prévoir puisqu’il en est « ailleurs » l’agent.
9Contrairement à ce qui se passe dans le cas de l’enfant qui joue avec un ours ou des poupées, il n’est pas certain que le petit-fils de Freud ait une représentation explicite de son rôle ni d’ailleurs du fait que c’est de la représentation de sa mère dont il s’agit au cours du jeu. C’est bien de son apparition et de sa disparition dont il s’agit, mais pas sur un mode explicite, comme c’est le cas pour les bébés dans le cas de l’enfant qui joue au papa et à la maman.
10C’est d’ailleurs le fait que l’enfant à la bobine est le Deus ex Machina d’un scénario qu’il méconnaît qui permet l’installation de la maîtrise et le retour au principe de plaisir, bien qu’on soit parti de son « au-delà ».
La part de l’autre et de la variation
11Ensuite, le jeu de l’assiette est un jeu solitaire, mais pas le jeu de la bobine. Certes, le petit-fils de Freud joue tout seul. Mais le fait que le langage accompagne les manipulations montre bien qu’il tient compte de l’existence d’un échange possible avec autrui. En d’autres termes, les mots « fort/da » marquent la permanence de la représentation de la mère en l’absence de cette dernière. Ici, la relation à un autre dans la psyché de l’enfant se trouve inscrite et opérante. Enfin, dans le jeu de la bobine (comme dans tous les jeux mère/enfant) le recours à la variation, à la surprise, est toujours possible et toujours source de plaisir. Dans le jeu de la petite assiette, rien de tel. C’est constamment sous la même forme, ritualisée, immuable, que le scénario minimal est mis en acte. Rien n’est jamais surprenant, car rien n’est jamais susceptible de changement. Freud d’ailleurs fait de cette répétition à l’identique un indice de la mise en acte d’un au-delà du principe de plaisir. Une décharge motrice qui répond au principe de plaisir crée un apaisement et une recherche de la variation, pas une mise en acte qui répond à une dimension située au-delà : « Et lorsqu’on lui a raconté une belle histoire, c’est la même qu’il veut entendre toujours et encore au lieu d’une nouvelle histoire ; il s’en tient inflexiblement à l’identité de la répétition et il corrige chaque modification dont le narrateur s’est rendu coupable, alors que celui-ci avait peut être espéré acquérir par là un mérite supplémentaire. » Tant qu’il y a trauma, la maîtrise doit être absolue, et toute variation fait figure de résistance de l’adulte à cette maîtrise de l’enfant.
UN PARADIGME D’OPPOSITION PLUS RIGOUREUX
12On pourrait penser que le dispositif de la bobine et de l’assiette sont tellement différents dans leur nature, leur esprit et leur mise en œuvre que rien n’autorise vraiment à les rapprocher. À coup sûr, la comparaison serait plus légitime si elle se fondait sur un objet matériel commun au jeu et à la stéréotypie. Or cela est possible : il suffit de disposer d’une torche dans une pièce sombre.
13Lorsqu’on se trouve avec un enfant dans une pièce un peu sombre et qu’il découvre dans la boite de jeu une torche électrique, en fait, on voit tout de suite si son processus psychique le porte vers la perception (et la représentation) ou au contraire seulement vers la sensation. Le seul jeu qu’un enfant autiste risque d’organiser autour d’une torche va rapidement le porter à retourner le faisceau lumineux vers son œil puis à l’en écarter pour jouer avec la sensation de douleur que lui cause la lumière sur la rétine. C’est le réflexe pupillaire qui le tient. C’est cette sensation interne de l’œil et peut-être la maîtrise qu’il en a par son mouvement du bras qui sont cause du plaisir. Ce plaisir de manipulation peut être indéfiniment répété : le faisceau lumineux est amené sur l’œil et hors de l’œil.
14Un autre enfant, déjà sur le versant de la névrose, va commencer au contraire par tourner le faisceau vers le mur en faisant bouger la tache de lumière qui deviendra rapidement pour lui un mobile qu’il manipule, qu’il « téléguide » à sa guise. Cette fois ci, c’est la tache de lumière qui compte et non la sensation de la lumière. On est dans le registre de la perception. Et ce registre de la perception (en l’occurrence la perception de la tache sur le mur) autorise le passage à la représentation. Bientôt en effet, pour l’enfant, la tache sur le mur peut devenir un personnage ou une voiture, ou tout autre être animé : la tache n’est plus une tache, elle vaut pour une représentation, et elle n’est investie par l’enfant que pour autant qu’elle lui permet le jeu avec sa représentation. Rapidement, d’ailleurs, l’enfant risque d’accompagner le déplacement de la tache d’une onomatopée ( « broum, tut » ) ou d’un mot scandant le rythme de ses apparitions et ses disparitions ( « voilà/apu », « fort/da » ). Un peu plus tard, dans les bons cas, bien entendu, l’enfant pourra même aller jusqu’à imaginer un scénario véritable autour de cet objet lumineux qu’il parvient à déplacer, et construire alors toute une histoire.
LA QUESTION DE LA COMPLEXITÉ DES CONTENUS
15Il y a un point d’opposition entre jeu et stéréotypie que l’on aura peut-être envie de mettre en avant : celui de la complexité des contenus. On pourrait avoir envie de dire par exemple qu’il y a beaucoup plus de contenu dans le jeu de la bobine que dans le jeu de la petite assiette et beaucoup plus également dans la torche utilisée pour faire une tache de lumière mobile sur le mur que lorsque la torche est utilisée pour faire éprouver des sensations au fond de l’œil. À mon sentiment, c’est vrai, mais ce n’est pas ce qui compte. Autrement dit, je m’inscris en faux contre la prise en compte de ce critère de quantité. En effet, il existe des contenus de figuration (des dessins, des modelages, ou bien encore des montages techniques) qui peuvent être très élaborés et très fournis, sans cesser pour autant d’être l’issue de stéréotypies autistiques. C’est peut-être ce qui fait la différence entre un certain type de production qui peut apparaître comme l’issue d’une sublimation et un processus de sublimation moins visible quant à ses effets, mais plus harmonieux. J’évoquerai ici un cas rapporté par Jean José Baranès : Il s’agit d’un adolescent de 18 ans, Hubert, ancien autiste, que l’auteur décrit comme très doué pour dessiner des animaux de toutes sortes avec un talent remarquable produisant un effet incontestable de vivacité et ressemblance sur qui regarde ses œuvres. Cependant, dans la description fine qui est proposée du cas, plusieurs choses frappent. D’abord, les dessins sont relativement répétitifs et stéréotypés. Mais c’est surtout le mode de production pictural, le geste, qui est singulier : en effet, jamais Hubert ne fait usage de la gomme : il ne corrige jamais ni ne reprend. Tout se passe comme si ce qui restait sur le papier était en somme l’issue, la trace finale d’une suite de mouvements immuables. On retrouve là certaines caractéristiques propres au maître de peinture zen. Comme on sait, l’art du peintre zen s’organise dans une ritualité que rien ne doit modifier : le maître dispose ses pinceaux autour de la toile, puis réalise son travail d’une seule série de traits, puis s’arrête, mais sans jamais retoucher ce qu’il a fait. Tout est achevé du premier coup. C’est cette absence de retouches qui me frappe dans l’un et l’autre cas. La notion d’erreur, d’approximation n’existe pas : il n’y a pas de comparaison entre un projet et un état donné de réalisation. Tout se passe comme si ce qui restait fixé n’était que le résultat d’une concaténation de mouvements fixes. Il s’agit à mon sens d’une figuration qui n’est pas de l’ordre d’un jeu ni de la mise en mouvement de la représentation. C’est un geste récité qui est cause du dessin ; il n’y a pas de tentatives modifiables. C’est ce qui me fais dire que l’on peut parler d’un vide de représentation.
VARIATION ET SURPRISE
16Dans ce que je viens de souligner, en somme, l’un des éléments essentiels sur lesquels se construit la différence entre le jeu et la stéréotypie, c’est la répétition et son caractère immuable. Dans la stéréotypie d’un enfant autiste, il y a répétition à l’identique, ne varietur. En revanche, dans le jeu d’un enfant tout venant, le jeu se répète mais il demeure passible de variations. Ce que je suis en train de souligner est assez proche de l’opposition dessinée par Roger Perron lorsqu’il contraste la logique de l’identique à la logique du même. Dans la logique du même, assez rapidement, c’est ce qui fait (un peu) variation qui prend le pas sur ce qui se répète. C’est ce qui est un peu en écart qui est intéressant Dans cette perspective, René Diatkine aimait à citer une observation de nouveau-né particulièrement parlante : si l’on suspend au dessus du lit d’un bébé un mobile qui tourne, il s’y intéresse pendant un certain temps, et puis finit par se lasser. Mais lorsqu’il se lasse, si l’on perturbe légèrement le rythme de rotation du mobile, l’enfant s’y intéresse à nouveau. Cela fait en somme effet de variation et de surprise. C’est presque ce à quoi l’enfant pouvait s’attendre, mais justement : pas tout à fait.
17De ce point de vue, la description du jeu du petit-fils de Freud est celle d’un jeu typique : il inclut variation et surprise.
LA CONSTRUCTION DE LA SURPRISE
18Évidemment, la question qui se pose à tout thérapeute est de savoir comment il est possible d’interférer avec les stéréotypies d’un enfant autiste pour parvenir à le faire entrer dans un jeu. Cela n’a rien de facile ni d’évident et ce que je m’apprête à dire est tout sauf une recette. Il se trouve toutefois que, à l’heure actuelle, je travaille de manière régulière avec un enfant qui présente des stéréotypies assez prégnantes et qui, bien qu’il soit capable de tolérer une certaine relation à l’autre par le biais du contact physique, n’est cependant que très rarement dans un échange de quelque nature que ce soit.
19Il existe toutefois une manière de le faire dévier de la répétition. Cette manière de faire est relativement simple. Elle consiste à construire un format, c’est-à-dire une séquence d’actions ludiques, puis lorsque ce format a été pratiqué un nombre suffisant de fois, de perturber cette suite de séquences. Je vais en donner un exemple. Lorsque cet enfant et moi sommes assis côte à côte sur le divan qu’il y a dans mon bureau, je lui dis par exemple : « Attention, François. » Puis je compte « un, deux, trois » et lorsque je parviens à « trois » je me rapproche de lui et je lui souffle légèrement dans l’oreille pendant un court instant. C’est un jeu qu’il trouve assez amusant, au point que, au bout de la quatrième fois, lorsque j’arrive à « trois » il me tend spontanément son oreille, sans toutefois me regarder. En revanche, si à la dixième reprise, je traîne sur le « deux » et que je dis par exemple « un, deueueueueueux.. » il me regarde un court instant dans les yeux comme s’il me demandait ce qui se passe. Ici, tout à coup, ce jeu stéréotypé du soufflage dans l’oreille où je suis devenu, un peu comme la petite assiette, une machine à provoquer de la sensation physique, se trouve tout à coup suffisamment perturbé pour que tout se passe comme si la surprise faisait brutalement irruption dans le paysage.
20Selon moi, cette irruption de la surprise, de l’Unheimlisch de l’ « inquiétante familiarité » est liée à la construction d’une séquence proche de celles que j’ai déjà jouées avec cet enfant, mais en même temps différente. C’est un peu du même ordre que le changement dans le rythme du mobile que j’évoquais tout à l’heure. C’est cette perturbation légère qui fait que tout à coup l’enfant me lance un coup d’œil. Bien entendu, toute la difficulté thérapeutique est dans le calcul de la bonne variation, celle qui n’est pas trop loin de la séquence attendue pour pouvoir en réactiver la trace mémorielle du scénario, mais qui en même temps en est suffisamment différente pour ne pas pouvoir lui être en tout identifiée. Chez certains enfants ce type de perturbations a des effets durables dans la qualité des échanges, mais évidemment certainement pas chez tous. On peut en fait se demander pourquoi. Et cela amène alors à se poser des questions sur la relation entre surprise, mémoire immédiate et représentation de la représentation de l’autre.
SURPRISE ET THÉORIE DE L’ESPRIT
21Je voudrais repartir du jeu de souffler dans l’oreille. Car l’effet de surprise qu’il autorise montre que l’enfant avec lequel je joue peut se laisser surprendre et avoir par instants une représentation de ma pensée, bien que le mouvement ne puisse pas se généraliser à d’autres situations. Jusque très récemment, la théorie de l’esprit posait qu’un enfant autiste n’a pas de représentation de la représentation de l’autre et que s’il ne regarde pas l’adulte qui tente de jouer avec lui, c’est qu’il n’a pas l’idée que cet adulte puisse disposer d’une pensée. Or l’enfant autiste dont je parle me regarde lorsqu’il est surpris. Et si cet enfant me regarde, c’est qu’il a bien le sentiment qu’il y a quelqu’un qu’il peut solliciter lorsque quelque chose dans notre échange ne se déroule pas de manière conforme. Il a donc à ce moment-là une représentation de ma représentation. Il peut également penser que si quelque chose ne va pas, il peut tenter d’établir un contact oculaire avec moi, et faire appel à ma pensée pour me demander d’y changer quelque chose. En l’occurrence, il s’agit d’une sollicitation plus évoluée que celle qui consisterait simplement à me tirer par la main pour m’amener au pied d’une bibliothèque sur laquelle se trouve un jouet qui est hors de sa portée et qu’il voudrait que je lui donne. Mais alors pourquoi est-ce que sa représentation de ma pensée est si contrainte ? Pourquoi est-ce qu’elle ne parvient pas à se manifester dans d’autres circonstances que le jeu du souffle dans l’oreille ? Ou pour dire les choses à l’inverse, qu’est-ce qui fait que quelque chose qui semble si difficile en d’autres circonstances devient tout à coup plus aisé. Et pourquoi cet enfant qui ne me regarde quasiment jamais accepte tout à coup de me jeter un coup d’œil ? Tout tient, à mon sens, aux circonstances qui permettent l’émergence d’une surprise. Pour qu’il y ait surprise, il faut que l’on s’attende à quelque chose en raison d’un état de la réalité, et que cet état de la réalité s’écarte de la représentation attendue sans cependant cesser de la convoquer. Pour être surpris il faut pouvoir à un instant T, anticiper un état du monde en T + 1 ; la surprise naît quand ce que l’on constate en T + 1 s’écarte (mais pas trop) de ce que l’on imaginait. Chez un enfant tout venant, la réalité à chaque instant fait naître des attentes. Chez l’enfant dont je parle ce n’est pas le cas. Ce qui permet qu’il en aille autrement, c’est précisément la répétition à l’identique de la séquence d’actions que constitue le jeu, et tout à coup, dans l’enchaînement, l’émergence d’une séquence déviante. Dans le jeu, cet enfant peut à tout moment imaginer ce qui va se passer à la séquence suivante parce qu’il l’a déjà vécu dans le cycle précédent. Contrairement à ce qui se passe dans la réalité quotidienne, il n’a pas besoin de construire ce qui va se passer en T + 1. Il suffit qu’il fasse appel à ce qu’il vient de voir se répéter plusieurs fois. Sa mémoire immédiate en conserve l’image. La répétition de l’enchaînement des séquences dans le jeu supplée les carences de construction d’attente. Cela invite alors à penser qu’au moins dans certains cas, si le jeu avec autrui n’est pas possible chez l’enfant autiste (qui s’enferme alors dans la stéréotypie) ce n’est pas nécessairement parce qu’il n’a pas la représentation de la représentation de l’autre mais pour des raisons beaucoup plus simples. Dans le cas auquel je viens de faire allusion, un défaut de la mémoire de travail pourrait constituer une hypothèse concurrente à l’idée d’une absence de théorie de l’esprit.
JEU ET INDIVIDUATION
22Une théorie concurrente de la précédente consiste à penser que si les enfants autistes ne jouent pas, c’est pour les mêmes raisons que celles qui font qu’ils ne communiquent pas : pour communiquer, tout comme pour jouer, il faut penser que l’on est distinct de celui avec lequel on communique ou l’on joue. Sans différenciation minimale, pas de communication ni de jeu. Il me semble à nouveau que cette façon de dire est un peu schématique. Car il y a des situations de jeu dans lesquelles les joueurs ne sont pas nécessairement distincts l’un de l’autre. Quand on pense jeu on pense d’ordinaire à des jeux d’alternance, dans lesquels par exemple l’un envoie une balle à l’autre qui la lui renvoie, et ainsi de suite. Ici, il est bien clair que la place de chacun est distincte, et qu’elle s’oppose à celle de l’autre dans une complémentarité qui est précisément ce sur quoi le jeu repose. Si l’on n’accepte pas cette différence (l’un lance, l’autre reçoit), il ne peut évidemment pas y avoir de jeu. Mais tous les jeux ne sont pas sur ce modèle. Il y en a qui se pratiquent dans une situation que j’appelle le côte à côte, et qui alors n’exigent pas qu’il y ait une distinction nette entre les joueurs.
23J’en citerai un qui rappelle en un sens celui de la torche. Voici en quoi il consiste : lorsqu’il fait un peu sombre, et qu’au dehors les voitures circulent phares allumés, certains enfants présentant des traits autistiques se mettent en général à la fenêtre pour observer ce qui se passe. Le plaisir qu’il prennent peut durer des heures. On ne sait pas d’ailleurs s’il s’agit pour eux d’une sorte de jeu stéréotypique a minima (ils sont sensibles à l’alternance de lumière et d’ombre que fait dans l’œil l’apparition des phares d’une voiture dans une rue sombre) de l’ordre de la sensation ou bien s’il y a quelque chose de l’ordre d’une perception pouvant mener à une mise en jeu de représentation. En tout cas, quand ce type de situation se produit devant moi, je tente de le mettre en scène. Je signale l’apparition de la voiture en disant par exemple : « Attention, attention, voilà une voiture », puis je ponctue son déplacement et sa disparition d’un « la voilà, la voilà, ... et hop, elle est passée ». Je reprends systématiquement la même description pour scander en somme l’événement et le faire advenir comme scénario. Et un scénario dans lequel la parole donne l’illusion d’une maîtrise sur un passage qui s’opère de l’autre côté de la vitre et sur lequel en fait ni l’enfant ni moi n’avons la moindre incidence. Ce qu’il y a de particulier dans ce jeu, c’est que le rôle que je tiens n’est en fait pas distinct de celui de l’enfant. Je ne parle pas à sa place, mais ce que je dis, il pourrait tout autant le dire que moi. Et en un sens, c’est la seule manière qu’il a de maîtriser (fictivement) le passage de la voiture. C’est de cette manière, il me semble, que l’on peut faire dériver une stéréotypie solitaire en un jeu en côte à côte. Les bons jours, bien entendu.
24Et bien sûr, ce qui est au cœur de notre foyer commun d’attention, c’est quelque chose qui a à voir avec l’apparition et la disparition, la présence et l’absence. C’est quelque chose également qui a affaire avec ce qui est pareil et pas pareil (ce qui est, donc, de l’ordre de la variation légère) puisqu’aussi bien toutes ces voitures sont différentes, mais qu’elles sont traitées toutes de la même façon en tant qu’elles apparaissent et qu’elles disparaissent.
LE JEU COMME FAÇON D’ABSENTER LA SENSATION
25On a parfois coutume de penser qu’un grand nombre de jeux des enfants qui vont bien (bobine en tête) ont pour fonction d’acclimater l’enfant à l’absence en le rendant maître d’une absence qu’autrement il subit. C’est sans doute vrai. Mais il me semble qu’il y a une autre façon de voir les choses : elle consiste à dire que les jeux autour de l’absence ont pour fonction de jeter un voile sur le trop de la sensation pour permettre que la perception (puis la représentation) puisse y prendre sa part. Pour faire comprendre ce que je veux dire (et qui n’est au fond qu’un développement particulier de tout ce qui a pu être dit sur l’hallucination négative par André Green) je partirai de la manière assez singulière dont l’enfant à qui je souffle dans l’oreille peut jouer avec moi au jeu de « Coucou, le voilà ». En fait, il n’y joue pas, comme on va le voir. Le cadre matériel est simple : il est assis sur le divan, je suis en face de lui sur un fauteuil, et je prends un coussin. Je dis « Attention, je vais me cacher » et à ce moment-là je redresse le coussin qui jusque-là reposait sur mes genoux. Je suis donc caché derrière. Puis je dis « Coucou » et je rabaisse le coussin pour réapparaître. Cet enfant-là semble assez friand de la répétition qui s’opère dans ce dispositif, mais pour lui ce n’est pas un jeu de cache-cache : à aucun moment il ne me regarde quand je reparais. Il ne tente pas non plus de me voir en abaissant le coussin. Ce qui l’amuse, c’est le fait que je lève et que j’abaisse le coussin. Et si je lui dis « Attention, je vais mee » et que je traîne à dire « cacher » il tire sur un coin du coussin vers le haut pour lui faire prendre la position où ce coussin est debout entre nous. En d’autres termes il ne joue pas sur l’apparition et la disparition de mon visage. Il joue, uniquement avec ce qui se voit et qui est l’alternance de position du coussin, tantôt vertical entre nous, tantôt à plat sur mes genoux. On peut donc penser que les jeux autour de la présence et de l’absence ne sont pas tant des jeux qui ont pour objet d’aider l’enfant à dédramatiser une disparition (aucun enfant ne va penser que sa mère n’existe plus quand elle est cachée derrière le coussin (d’ailleurs il voit ses mains qui tiennent le coussin, et en général elle lui parle pour maintenir son attention), mais des jeux qui entraînent à négliger ce qui se perçoit pour l’organiser à l’aulne de ce qui ne se perçoit pas mais qui se représente : quand on se représente le visage de sa mère, ce n’est plus la position verticale ou horizontale du coussin qui compte mais l’alternance des moments où elle est visible et de ceux où elle est dissimulée. Quand on parvient à ce niveau de symbolisation, on peut négliger ce que l’on voit et l’organiser en fonction de ce que l’on se représente. Dans la stéréotypie tout se passe évidemment comme si l’enfant était totalement englué dans la sensation. Le temps de la mise à distance de la sensation n’est pas advenu. Elle n’est pas absentée.
26Il me semble d’ailleurs que c’est là le point de différence le plus marquant entre le jeu de la bobine et le jeu de l’assiette.
27À envisager les choses ainsi, ce qui fait la différence entre une stéréotypie et le jeu de la bobine, c’est le fait que dans la stéréotypie, le sujet n’a pas la possibilité de se dégager de ce qu’il perçoit. Il ne désinvestit pas le perçu. Comme le perçu reste investi, il ne peut pas investir sa propre représentation. Et du coup, la maîtrise qu’il a reste imparfaite. Le plaisir de la sensation (dans laquelle le sujet reste passif) l’emporte sur le plaisir du fonctionnement mental.
LA PART DE LA SÉDUCTION
28Quand on a affaire à un enfant qui ne connaît pas le jeu de la bobine et s’absorbe, des heures durant, dans des stéréotypies qui l’amènent à faire tourner de petites assiettes comme des toupies, on est rapidement convaincu que pour que quelque chose change, pour faire passer du jeu de l’assiette au jeu de la bobine il faut user de séduction. Mais il n’est pas de séduction sans risque de trauma, on le sait.. Et cela pose un problème thérapeutique général : à partir de quel instant la séduction ludique nécessaire au changement fait-elle effet de violence ? Quand dérive-t-elle en maltraitance ? La question est évidemment particulièrement sensible dans la clinique de l’enfant. Je voudrais ici rapporter un exemple tiré de ma clinique auprès d’enfants sans langage.
29Charles est un enfant qui présente des traits autistiques sévères. Il ne parle pas du tout et ne communique pas non plus par geste. Lorsqu’il y parvient, c’est de manière très particulière. Ce jour-là, dans la séance, il est occupé à faire des petites boules en pâte à modeler. De mon côté, sans trop savoir pourquoi, avec la pâte, je me mets à fabriquer une galette sur laquelle je dispose de petites bougies : c’est un gâteau d’anniversaire. Du coin de l’œil, Charles a vu ce que j’ai fabriqué. Il se met à murmurer l’air de « Joyeux Anniversaire », mais pas les paroles, bien sûr. Et puis, tout d’un coup, il est tellement ému qu’il se lève de sa chaise, quitte le bureau où nous travaillons tous deux, et va au tableau pour écrire « f - ê - t - e ». Il y a alors un moment d’affect partagé extrêmement intense : cet enfant qui ne parle pas, qui présente des traits autistiques si marqués, qui a tant de difficulté à communiquer, a accepté avec moi un partage et une proximité qui nous émeuvent tous les deux. Et puis le voir écrire alors qu’il ne peut rien dire est si troublant. À dire vrai, je suis bouleversé par notre soudaine compréhension. Sans doute parce qu’il me tient souvent éloigné de lui, je me sens soudain proche de Charles. Je viens vers lui et lui passe les bras autour des épaules. Mon geste exerce cette fois une séduction insupportable. Charles tempête, se précipite vers le mur et s’y frappe la tête à plusieurs reprises. La séduction qui m’a permis d’établir le jeu et l’échange dans un premier temps est cause, dans un second temps, de la rupture de l’échange. On dira que j’ai manqué de réserve, que tout cela aurait pu être évité. Je le pense également. Mais je pense aussi qu’à un moindre degré, tout thérapeute qui tente d’ouvrir l’espace du jeu peut faire effet de traumatisme. Tout jeu suppose un échange affectif fondé sur la séduction. Toute séduction menace de naufrager le jeu qu’elle fonde en réveillant la maltraitance. Est-ce à dire qu’il vaudrait mieux laisser l’enfant jouer tout seul, et se contenter de penser que de toutes les façons il n’est pas tout seul, justement, puisqu’on le regarde ? Oui, sans doute, à condition que le jeu de l’enfant en soit un en effet. Mais lorsqu’on a affaire à une stéréotypie autistique ?
CONCLUSION
30Tout jeu exige le mépris temporaire de la réalité dans sa dimension de tragique, d’inéluctable, c’est-à-dire finalement de répétition. C’est ce mépris justement de ce qui est pesamment identique, et exigence de gratuité surprenante, qui lui confère sa valeur civilisatrice. Celui qui ne joue pas est condamné au tragique d’une vie constamment pareille. Le jeu, parce qu’il est inutile, est essentiel. Et cette dimension fondatrice se découvre à l’aube de tout mouvement de socialisation. Il n’y a de société que si les poètes n’en sont pas bannis, surtout en temps de crise. Holderlin s’interroge : « Pourquoi des poètes en temps de crise ? » En temps de crise, les poètes sont notoirement inutiles. Mais c’est précisément parce qu’ils ne servent à rien qu’ils deviennent nécessaires. En deçà de l’homo faber, en deçà de l’homo sapiens, il y a un homo ludens, qui fonde les deux autres et en permet le plein déploiement. En clinique, nous sommes constamment confrontés à la nécessité du jeu inutile. Et qui ne sait résister à la tentation de l’utile est voué à faire du patient un survivant attristé. Le jeu est au fondement de tout accès à la subjectivation. Soigner, éduquer, écouter sans jeu est sans doute la forme la plus pernicieuse de maltraitance. Pernicieuse parce qu’on la dirait indolore. Loin que le jeu soit une négation impudique du tragique, il est au contraire essentiel à son écoute.
Mots-clés éditeurs : Jeu, Séduction, Stéréotypie, Autisme, Trauma