Notes
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Considérant l’aliénation, à la suite de Piera Aulagnier, comme un changement dans la pensée et les sentiments. par l’action de quelqu’un d’autre, sans que le sujet s’en aperçoive.
1On ne peut pas étudier la honte sans se sentir légèrement honteux. C’est un affect qui nous affecte, car il se réfère au plus intime de la condition subjective que partagent les êtres humains, à la propre vulnérabilité et la propre inévitable dépendance des autres et des contextes. Il comporte un tacite questionnement sur l’ “ humain et ses inconsistances ” (J. Moreno).
2Percevoir sa propre honte est un moment de dilemme, un passage par l’ambigu ïté, par des « retournements » qui cherchent à se transformer en une ambivalence qu’on voudrait résoudre ou refouler ! Son apparition signale un trouble au niveau de la continuité et de la cohérence du sentiment du soi.
3Tout comme l’identité (Grinberg et Grinberg, 1962), la honte a deux références dynamiques dans l’activité du Moi. L’une est plus temporelle, par rapport aux processus d’intégration intrapsychique, l’autre est plus spatiale, contextuelle, en référence au lien de dépendance du cadre externe actuel et concret où se déposent et restent fixes les aspects plus ambigus et indifférenciés du soi. Si la première est un mouvement de création et de transformation du Moi, la dernière est un mouvement de contrôle et d’immobilisation des parties indifférenciées de soi et de la réalité externe (appartenances concrètes). Ainsi la continuité active basée sur les identifications et leur intégration coexiste toujours chez chacun avec un autre aspect de la personnalité plus conformiste, plus opportuniste, plus mimétique, plus malléable, qui doit être déposée et contenue dans une réalité concrète et stable qui confère sécurité, qui « va de soi » et devient « familière » pour le sujet (Amati-Sas, 1992, 1999).
4Un « principe d’identité » (Lichtenstein, 1963) et un « principe d’incertitude » (Puget, 2002) se juxtaposent dans les avatars existentiels subjectifs que la honte signale et propose.
5Réfléchir sur la honte s’est imposé à moi en relation à des problèmes éthiques auxquels j’ai été confrontée dans le travail psychanalytique avec des patients qui avaient vécu des situations d’extrême violence institutionnalisée (torture, camp de concentration, etc.). Les situations extrêmes posent le problème des variations de l’image de soi par rapport aux circonstances et contextes de la réalité et de leur difficile intégration par le sujet. Chez ces patients, les sentiments de honte peuvent être compris comme un signal clinique de la récupération de la capacité conflictive à l’égard de l’aliénation subie [1].
6Ma propre honte (Amati-Sas, 2002) et la honte de mon patient s’inscrivent dans la transsubjectivité d’un contexte humain infâme partagé.
7La complexité du problème de la honte a besoin d’un cadre théorique élargi, les concepts d’ « ambigu ïté » (Bleger, 1972) et d’ « espaces de la subjectivité » (Berenstein et Puget) peuvent contribuer à l’étude de cet affect subtil.
8L’ambigu ïté, expression clinique de l’indifférenciation primaire, peut se présenter comme un état, une position (pré-schizoparano ïde), une défense, ou comme une structure de la personnalité, etc. Elle confère aux phénomènes psychiques malléabilité, élasticité et adaptabilité.
9Par rapport à d’autres concepts psychanalytiques qu’expriment des fonctions proches (déni, clivage, paradoxe, vulnérabilité, etc.), l’ambigu ïté offre un modèle dynamique (Bleger) car elle s’accompagne des concepts de « dépositation » et de « lien symbiotique » qui permettent de conjuguer les aspects plus incertains et indéfinis du monde interne (position ambiguë) avec le monde des objets externes et institutions humaines.
10À travers le lien symbiotique, l’ambigu ïté établit un « champ narcissique de fond » aux relations d’objet. En tant que « position » (préschizoparano ïde) non conflictuelle, l’ambigu ïté a deux fonctions : l’une est adaptative et accommodante, l’autre est obnubilante, elle assourdit ou offusque l’intensité des affects et des conflits, sans pour autant nier leur existence.
11On peut comprendre la honte comme un signal que le moi se donne pour que l’ambigu ïté ne dépasse pas certaines limites, en rapport avec le besoin du sujet de maintenir sa conflictualité, son projet identificatoire et son investissement du futur. Elle signale l’excès d’accommodation aux autres, impliquant une « passivation » (C. Janin, 2003) ou un conformisme, mais elle peut signaler aussi le contraire, la non-concordance, la différenciation de soi avec l’ambiance où on trouve le groupe.
12Trop brièvement, mon intention est de « situer » honte et ambigu ïté dans les trois « espaces de la subjectivité » (intra-, inter-, trans-) (Berenstein et Puget. 1997), qui certainement se juxtaposent, mais qui ont chacun leurs propres représentations et défenses.
13Dans l’espace intrapsychique, la honte se rapporte classiquement à l’Idéal du Moi, idéal du fonctionnement qui « éloigne » le moi de l’indifférenciation (ambigu ïté) primaire ; mais la honte est aussi tributaire des « idéaux du soi »qui se référent au style et au comportement des groupes d’appartenance. Dans cet espace, la honte concerne la capacité de « s’autocontenir », de maintenir (ou non) sa propre « forme » ou dignité, mais aussi à la capacité de contenir ou non l’ambigu ïté des autres, soit d’être capable de donner, ou ne pas donner, holding et reconnaissance à un autre.
14Par rapport aux « relations d’objet », on peut dire qu’il y a une honte catastrophique par perte de dépositaires proche de l’étrangeté, une honte persécutrice proche du dégoût et une honte dépressive proche de la culpabilité.
15Nous pouvons imaginer que la honte fonctionne comme un « curseur » pour l’ambigu ïté, qui se trouve entre public et privé, entre vrais et faux, entre ce qu’on peut exhiber et ce qu’on doit cacher, entre ce qui est possible ou impossible de demander aux autres, entre adéquat et inadéquat, etc.
16Paradoxalement, quand la honte devient trop gênante, on se défend d’elle avec l’ambigu ïté en faisant « comme si » elle n’existait pas, en obnubilant sa dérangeante perception.
17Dans l’espace intersubjectif (qui implique la « présence » de l’autre), la honte apparaît comme une sensibilité ou une « alarme éthique » par rapport à un excès d’adaptation, à se laisser « pénétrer » ou « englober » intentionnellement par un autre (aliénation). Elle suppose la reconnaissance de notre corruptibilité, de notre aliénabilité, de notre tendance à nous « adapter à n’importe quoi » (Amati-Sas, 1992).
18Le regard, les gestes ou les paroles d’un autre peuvent nous renvoyer les aspects indéfinis, incertains et ambigus de nous-mêmes, et nous rendre perceptibles à notre propre ambigu ïté, en provoquant notre honte.
19Dans certaines circonstances, on veut intentionnellement « faire honte » (torture, racisme), en provoquant (par des identifications projectives ou des transformations du cadre de vie) des altérations de l’image de soi ou du groupe d’appartenance. Ces transformations traumatiques ne sont pas facilement intégrables, elles agissent dans le psychisme comme un « corps étranger » et exigent du sujet une longue élaboration identitaire. Nous pouvons faire l’hypothèse que si on provoque continuellement la honte du sujet, elle finit par s’user ou se perdre, laissant à sa place une ambigu ïté adaptative (faux self).
20La transubjectivité correspond à la tacite participation du sujet dans des vastes ensembles d’appartenance.
21Le maintien et la rupture des alliances, pactes, loyautés, fidélités, complicités avec le propre groupe d’appartenance, d’être inclus ou exclu d’un groupe sont motifs de honte.
22Bien qu’en imaginant l’espace transsubjectif comme étant celui des « représentations partagées » – c’est néanmoins le plus privé et anonyme, le plus sensible à l’existence ou non de dépositaires fiables, celui où s’exprime le plus un « fantasme originaire » de sécurité et complémentarité.
23Dans notre monde mass-médiatique, les aspects transsubjectifs sont continuellement sollicités. Espoir et catastrophe sont facilement manipulables.
24La transsubjectivité pourrait être comprise comme le partage inconscient de règles culturelles universelles (par exemple l’interdiction de l’inceste) ou comme la communion dans des institutions (les lois, l’État) qui offrent les cadres et la sécurité, mais on peut aussi la considérer au niveau affectif en rapport à des illusions partagées de foi (sécurité) ou de catastrophe (perte de foi) par l’altération des cadres concrets, ou symboliques, où l’ambigu ïté de tous est déposée.
25La honte dans l’espace transsubjectif se réfère à des moments de lucidité où on a la perception fugace, mais globale, d’un cadre commun inacceptable, une intuition qu’on essaie rapidement d’ « oublier » ou bien, courageusement, d’élaborer à la recherche d’une compréhension.
26Il y aurait des hontes propres à cet espace. Anders a décrit une « honte prométhéenne » : à la prise de conscience du caractère négatif et destructeur de l’illusion du progrès technique toute-puissante, porteur de « l’obsolescence de l’humain », où les notions de responsabilité et même de culpabilité n’auraient plus aucun sens (Traverso, 1996).
27L’arrogance du pouvoir social et politique et le mépris de la subjectivité ont pris des formes auxquelles, sans nous rendre compte, on s’est adapté, familiarisé et banalisé. Cependant, par rapport à des événements publics de toutes sortes, nous disons ou entendons : « C’est une honte », ou « C’est honteux », ou « Ils n’ont pas honte », phrases chargées de signification qui indiquent une indignation partagée à l’égard de la corruption ou la transgression d’expectatives éthiques légitimes communes à tous.
28Le « tout est possible et tout est permis » par trop généralisé actuellement fait que la honte transsubjective mérite d’être très particulièrement prise en considération par la psychanalyse comme étant le signal d’une résistance subtile à l’égard de notre conformisme et notre tendance à nous « adapter à n’importe quoi ».
Bibliographie
RÉFÉRENCES
- Amati-Sas S. (1992), Ambiguity as the route to shame, Int. J. Psycho-Anal, 73, 329-334 ; (1999), La honte par le chemin de l’ambigu ïté, Revue PTAH, Paris, no 10-11.
- Amati-Sac S. (2000), La interpretación en el transubjetivo, Revista de Psicoaná lisis, Buenos Aires, 1.
- Amati-Sas S. (2002), Situations sociales traumatiques et processus de la cure, Revue franç. Psychanal., 3, 923-933.
- Aulagnier P. (1979), Les destins, du plaisir, Paris, PUF, « Le Fil rouge ».
- Berenstein I. (2000), Le lien et l’autre, Congrès IPA, Nice.
- Berenstein I. et Puget J. (1997), Lo vincular, Paidos, Bs As.
- Bleger J. (1987), Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions, in L’institution et les institutions, R. Käes, Paris, Éd. Dunod.
- Bleger J. (1972), Simbiosis y ambigüedad, Paidos, Bs As ; (1981). Svrnbiose et ambiguité, Paris, PUF.
- Grinberg L. et Grinberg R. (1976), Identidad y cambio, Éd. Armando.
- Janin C. (2003), Pour une théorie psychanalytique de la honte, in RFP, no 5, 2003.
- Lichtenstein (1963), The dilemma of human identity, J. Amer. Psvchanal. Assn., 52.
- Moreno J. (2002), Ser humano. La inconsistencia, los vínculos, la crianza, Éd. Del Zorzal, Bs As.
- Puget J. (2002), Que difícil es pensar. Incertidumbre y perplejidad. Revista de AP de BA, Dolor Social, may 2002, p. 129-146.
- Traverso E. (1996), Auschwitz et Hiroshima, p. 7-33.
Mots-clés éditeurs : Ambigu ïté, Espaces de la subjectivité, Aliénation, Transsubjectivité
Notes
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[1]
Considérant l’aliénation, à la suite de Piera Aulagnier, comme un changement dans la pensée et les sentiments. par l’action de quelqu’un d’autre, sans que le sujet s’en aperçoive.