1Ce condensé de différents articles où j’ai essayé de transmettre mon expérience de psychanalyste dans la thérapie des patients ayant subi des situations d’extrême violence intentionnellement provoquée, pourrait aussi bien s’appeler “ résignation ou défi ”. Résignation ou défi, c’est le dilemme quotidien de chaque moment de la cure, tant pour le patient que pour l’analyste.
2J’observe que chaque fois que j’ai à rédiger une contribution ayant trait aux situations d’extrême violence sociale, je ressens une intense opposition à me remettre au travail. Je ne réussis à sortir de cette désagréable impasse que si je retrouve en moi une attitude de dénonciation (ou même de défi) qui aurait une utilité ou donnerait un sens. Pour faire une « contribution scientifique » sur ce thème, il faudrait faire « comme si » nous n’étions pas ici et maintenant, transsubjectivement liés à la violence extrême et au danger d’une évolution de la psyché humaine vers un cynisme à outrance qui est devenu, pour chacun, banal et familier. Nous prenons déjà comme allant de soi la « mise en masse » et la « transformation en chose » du sujet humain, de plus en plus acceptées comme une évidence inéluctable. C’est pourquoi, pour pouvoir parler des situations d’extrême violence institutionnalisée, il me faut retrouver en moi-même, et assumer, « une philosophie du refus de la fatalité », comme dit Lévinas.
3Même si nous nous sommes apparemment « adaptés » jusqu’à l’indifférence à la violence sociale massivement présentée par les médias, on peut soupçonner que notre « participation » inconsciente est toujours intense : car nous sommes confrontés à de douloureuses identifications : c’est bien la psyché humaine qui a inventé la torture technologique de nos jours, les camps de concentration, la disparition forcée des personnes, et aucune intention ou action humaine n’a pu arrêter cela ! Nous sommes obligés de faire l’effort de « récupérer la honte », car cet affect pénible est le signal de notre désarroi, de notre conflit existentiel à l’égard de l’assujettissement et du conformisme provoqués. En fait, une collaboration involontaire nous guette partout, même dans les « settings » les plus strictement coupés du monde et dans les institutions apparemment les plus neutres et éloignées du monde sociopolitique.
4Il est certain que dans ces thérapies, où il s’agit de situations extrêmes, nous avons besoin d’une « alarme éthique » particulière (Amati Sas, 1993), car il y a une forte possibilité que nos propres réactions de défense nous amènent à être complices sans le vouloir, car nous partageons avec notre patient un même contexte, la même société traumatique, et transsubjectivement la même « terreur sans nom » inconsciente. Justement, la spécificité de ces situations psychanalytiques se trouve au niveau de la transsubjectivité. Il nous sera utile de continuer à élaborer ce concept pour mieux réussir à le percevoir en nous et aller vers l’insight du transsubjectif sans le refouler trop vite ! Le patient voudrait, idéalement, nous voir hors du contexte social dramatique, mais il ressent que nous sommes aussi vulnérables que lui. Le problème est celui de supporter la vérité au-delà ou en deçà de nos défenses ubiquitaires et de l’indifférence affective qui nous guette.
5Il est important de concevoir que cette sorte de traumatismes ne peut être reliée aux traumatismes de l’histoire personnelle antérieure du patient (car il n’y a rien dans les représentations liées aux expériences singulières de sa vie qui puisse lui permettre de « symboliser » la nature de la vulnérabilité et de la défaillance primaire induite par la violence sociale). Il nous faut faire un effort d’abstraction (l’intuition des fantasmes originaires et des dangers primaires inconscients) pour concevoir quelque chose qui est d’un ordre terriblement concret et actuel.
6Les rêves sont, encore une fois, le vecteur des figures et métaphores qui permettent d’aborder la fonction et la place du thérapeute dans l’élaboration des situations d’extrême violence traumatique. Je relate ici le rêve, fait après plusieurs années de travail psychanalytique, d’une patiente latino-américaine, qui a été victime d’une extrême maltraitance.
7Mme A. rêve : « Je me trouve dans un camion roulant à grande allure sur un chemin tortueux, assise à côté du chauffeur. Soudain, je m’aperçois qu’il n’y a personne au volant. Je prends le volant et j’essaie de contrôler le camion mais je n’y arrive pas. Le camion sort du chemin et tombe dans une grande nappe de boue où il s’arrête. Je descends et je marche submergée dans la mare boueuse. De loin, aussi immergés dans la boue, j’aperçois d’un côté mon mari (disparu et assassiné) qui m’appelle, de l’autre côté des militaires tortionnaires ; ils me font des signes pour que je m’approche d’eux. En regardant en avant, je vous vois, vous êtes debout au bord de la mare. Alors je prends des poignées de boue dans mes mains et je commence à faire des briques avec la boue... Je vous passe les briques l’une après l’autre pour construire un mur, mais, à plusieurs reprises, les briques se dissolvent de nouveau dans la mare. Alors, je vous dis : Prenez bien soin de construire le mur près du bord de la mare, et faites-le là où le terrain est bien ferme pour que les briques ne s’effondrent pas ; mais surtout ne construisez pas le mur trop haut pour que nous puissions continuer à nous regarder dans les yeux. »
8Je ne fais ici que quelques brefs commentaires. Dans le rêve, on voit que la patiente a mis la psychanalyste juste « au bord de la mare » ; il s’agit pour elle de ne pas tomber dedans, c’est-à-dire de ne pas se confondre avec les tortionnaires, ni dans le transfert, ni dans l’interprétation. Elle n’est pas un objet idéalisé ou tout-puissant, mais un objet humain qui pourrait se tromper. La patiente lui demande précisément d’être particulièrement attentive car le risque est fort que tout le travail analytique soit dissous dans la situation visqueuse de confusion avec les morts et les tortionnaires ! Elle espère que la thérapeute ne banalisera pas la situation et sera capable de soutenir un regard attentif sur tout le contexte transsubjectif qui les imprègne et reste garante de leur travail commun et de leur défi partagé. Faire des briques avec ses mains montre son intention de se différencier de la mare boueuse, c’est-à-dire de l’ambigu ïté et de l’indifférenciation qui fait suite à la situation traumatique. La construction du mur signale le besoin de différencier et de séparer l’expérience extrême des autres moments de sa vie psychique. Le mur (clivage) servira à anticiper ou à prévenir des moments où elle pourrait se sentir de nouveau envahie par la boue (confusion, indifférenciation, chaos) de l’expérience extrême. La patiente cherche dans le regard d’un autre bien différencié, celui qui reconnaîtra en elle son « projet identificatoire » (Aulagnier) avant, pendant et après sa terrible aventure, en lui permettant de rétablir le fil de ses expériences et l’enchaînement des événements de sa vie pour retrouver son « investissement du futur ».
9La patiente cherche aussi à s’assurer qu’elle est reconnue dans l’authenticité de son effort de reconstruction d’elle-même ! Donc, l’analyste et son regard sont les « dépositaires » de sa destinée symbolique. La présence du mari figure le deuil suspendu et représente l’attraction vers la mort psychique, la tentation de laisser tomber tout conflit subjectif ainsi que tout choix et toute capacité de décision ! Les tortionnaires l’appellent à s’aliéner à eux, à leur forme de pensée, à leurs comportements transgressifs et à leurs idéaux de mort ; ils représentent la tentation que la patiente aurait pu avoir d’abandonner ses appartenances et sa propre identité. Dans le rêve, la patiente exprime sa crainte de se « laisser aller » à l’ambigu ïté (représentée par la boue), ce qui impliquerait d’accepter de rester piégée dans le deuil et dans la familiarité perverse avec l’équivoque du monde tortionnaire.
10Dans ces psychothérapies, j’assume consciemment ma prétention de soutenir la récupération du fonctionnement psychique du patient et de l’autolibération (toujours très lente) de sa lourde expérience d’aliénation pour qu’il puisse récupérer son sentiment d’être en devenir.
11La victime a été placée intentionnellement à différents niveaux d’un dilemme moral dont elle se sent paradoxalement responsable (autoréférence). Il lui faut récupérer sa capacité de conflit et se réapproprier sa capacité de choix, de décision, et d’intégration identitaire qui ont été bafoués. Elle doit se rendre autonome d’une identité parasitaire imposée par ses tortionnaires : un lieu concret d’oppression sans recours ni dignité. Pour couper avec cette appartenance au monde de l’imposture, elle doit trouver une issue symbolique avec la « modeste omnipotence » de la pensée et de l’illusion (Amati Sas, 1997).
12L’analyste, dans sa fonction d’écoute et de soutien, se doit de trouver un chemin interprétatif et un modèle théorique adéquat pour trouver les paroles nécessaires pour penser des vécus impensables (et impensés) et élaborer la dynamique de l’expérience extrême. C’est un travail de mutuelle créativité qui ne peut être ni prévu ni formulable a priori comme le prétend la victimologie médicalisée « informatisée ». Le thérapeute aura besoin d’une opposition attentive et vigilante à toute « anesthésie de son indignation », car il partage transsubjectivement avec le patient un contexte commun de terreur possédant une force démantelante et pénétrante même dans des temps et des espaces éloignés des faits traumatiques, et poussant chacun au conformisme et à la perte des significations et du sens.
13Les tortionnaires ont pratiqué une destruction systématique du cadre de vie du patient et ont utilisé des paradoxes et des équivoques pour obtenir un état de vulnérabilité et d’ambigu ïté, entraînant une perméabilité aux introjections. Imposteurs, abusifs et intrusifs, ils disposent de la mort et de la vie aux niveaux les plus primaires, en se présentant souvent comme des sauveurs. Il ne s’agira pas d’une « identification à l’agresseur », mais d’une incorporation (à la faveur de l’état de perméabilité propre à la « position ambiguë ») d’un surmoi parasitaire, ambigu, arbitraire, manichéen, qui permet l’assassinat, le vol, l’imposture et qui interdit la pensée, la compréhension, l’éthique et la connaissance. La honte du patient et la « honte dans le contre-transfert » sont dus au conflit du sujet d’être confronté à l’imprégnation inconsciente de la manipulation transgressive.
14Ce ne sont pas tous les cadres théoriques psychanalytiques qui offrent une compréhension suffisamment dynamique pour nous orienter utilement dans la problématique de notre insertion inconsciente dans des contextes sociaux et de l’insertion de ces mêmes contextes sociaux dans notre subjectivité. L’idée d’ « espaces de la subjectivité » de Puget et Berenstein permet de sortir d’une dichotomie « dedans-dehors » pour le psychisme et la société. Le contexte social n’est pas seulement considéré comme un élargissement du monde familial mais comme un espace propre au sujet depuis le début de la vie.
15Ces auteurs décrivent l’espace intrasubjectif comme l’espace interne des « relations d’objet » : l’espace de l’intersubjectivité est celui de l’interrelation entre soi-même et un autre en tant que différent de soi (altérité) ; l’espace transsubjectif est défini comme les aspects de la subjectivité qui concernent l’environnement humain et social partagé. Le sentiment de la subjectivité se trouve dans l’intersection de ces trois espaces qui ont chacun leurs représentations et affects propres.
16Les travaux de J. Bleger m’ont servi de boussole pour la compréhension clinique des situations d’extrême violence parce que l’idée que les cadres externes puissent être aussi les dépositaires de l’ambigu ïté permet de faire des hypothèses psychanalytiques sur la conséquence de la manipulation externe des régions archa ïques de la personnalité. Son concept d’ambigu ïté, même dans sa signification la plus banale, permet de comprendre l’état d’indétermination, de confusion, de désorientation et d’absence de conflit interne que la violence sociale extrême provoque chez ces victimes (Amati Sas, 1986).
17Le postulat de départ de Bleger repose sur la projection hors de soi et le « dépôt » dans le monde extérieur d’un « noyau ambigu » d’indifférenciation primaire (incertitude, imprécision, indifférenciation) comportant « un lien symbiotique », lien de dépendance incontournable avec le cadre externe, « dépositaire » obligé des aspects les plus indéfinis du soi. Dans ce lien, la complémentarité intersubjective est mutuelle et réciproque, comportant pour chaque sujet des sentiments de sécurité et d’appartenance, tout en donnant à l’entourage humain un climat affectif de familiarité considéré par le moi comme allant de soi.
18Dans les conditions de stabilité du contexte, l’ambigu ïté se manifeste comme une « position ambiguë », une « position de non-conflictualité » du sujet par rapport au monde, un état psychique où prédomine le compromis. Dans l’ambigu ïté (à la différence de l’ambivalence), les termes opposés, antinomiques ou contradictoires sont interchangeables ; car ils ne sont pas encore précisés, ni contrastés, ni hiérarchisés. Par rapport aux positions kleiniennes, la « position ambiguë » est une position pré-schizo-parano ïde de non-conflictualité et de tolérance à la non-discrimination dans les affects, fantasmes et pensées, ou dans le comportement. En conséquence, la présence de l’ambigu ïté donne aux phénomènes psychiques un caractère oscillatoire de malléabilité, d’élasticité et d’adaptabilité protéiforme qui permet l’adaptation à la culture, aux habitudes de la réalité contextuelle et au climat affectif des rapports inter- et trans-subjectifs.
19L’ambigu ïté se présente avec un éventail entier d’émotions, à partir du sens du risque par la perte des cadres dépositaires (angoisse catastrophique) jusqu’aux fantasmes de survie, d’espérance et de foi qui correspondent au besoin primaire de dépôts sûrs et fiables.
20Dans l’espace transsubjectif, l’ambigu ïté se dépose dans les cadres partagés, communs à tous (comme les institutions et la loi) qui donnent un sens d’appartenance et de sécurité ; par contre, quand se présente brusquement une situation sociale de rupture violente des normes, l’ambigu ïté, laissée sans contexte dépositaire, fait une irruption désorganisante dans le moi, puis elle est automatiquement reprojetée et déposée dans la situation ou le contexte extérieur actuel, qui à son tour devient familier.
21Ainsi, l’angoisse catastrophique par perte brusque des cadres dépositaires est suivie de la « perte du sens de la catastrophe » (Eigen, 1985) ; elle est exprimée comme indifférence, accoutumance, banalisation à la suite de nouveaux dépôts. L’ambigu ïté fonctionne alors comme un rapide et inéluctable mécanisme d’adaptation à n’importe quel contexte ou circonstance, ou comme une défense majeure qui provoque conformisme, abandon des capacités critiques et résignation. Paradoxalement, les qualités mimétiques et adaptatives de l’ambigu ïté protègent la subjectivité dans les situations de violence extrême car les fonctions plus mûres restent lointaines ou comme suspendues et ne pourront être récupérées que lorsque les conditions de vie et le contexte auront changé, nécessitant cependant un processus élaboratif plein d’avatars, avec ou sans une aide thérapeutique.
22Dire qu’il s’agit d’une « régression à l’indifférenciation » ne décrit pas tous ces phénomènes. Je pense que la défense par l’ambigu ïté permet qu’on puisse cacher, garder, et protéger sans refouler un fonctionnement de défi et de conflit que nous pouvons retrouver chez le patient pendant le processus élaboratif. En effet, pendant l’expérience psychanalytique avec plusieurs patientes qui avaient survécu à des situations d’extrême violence, j’ai perçu l’évidence clinique d’une résistance subjective à l’aliénation qui, à mon étonnement, s’est manifestée chez chacune d’entre elles par une thématique semblable. En effet, chacune de ces personnes avait été profondément préoccupée par un proche durant toute la période traumatique, soit par un mari disparu ou mort soit par un enfant qu’on avait dû laisser. La signification psychanalytique de cet objet de sollicitude imaginaire a pris forme chez chacune des patientes au cours de l’élaboration psychanalytique de l’expérience traumatique. Je l’ai appelé « objet à sauver » (en m’inspirant du concept d’une « pulsion à sauver » que Sonia Salmeron a élaboré).
23L’objet à sauver se présente comme un secret intime que la prisonnière a réprimé, refoulé ou clivé pendant la période traumatique et même au-delà. Il représente la capacité dépressive de la personne victimisée, son désir et son espoir de garder son intégrité et sa cohérence. Il s’agit de la représentation d’un lien de réciprocité et d’altérité où il n’y a ni abandon ni trahison.
24Dans le contexte déstructurant de la violence extrême, l’objet à sauver constitue une source potentielle de continuité et de sens et représente un « lien de complémentarité » (protecteur-protégé) où le sujet, en position adulte, est concerné par le devenir d’un autre sujet.
25Pendant la période traumatique, l’objet à sauver signale l’existence d’une capacité inconsciente du sujet pour aller au-delà de l’effroi et de son « adaptation à n’importe quoi » ! Pendant le travail analytique, l’objet à sauver prend la forme d’un insight du patient en tant que sa résistance propre à l’aliénation, et lui permet de retrouver des sentiments de cohérence et de continuité.
26Si nous observons la constellation de la survie psychique dans son ensemble par rapport à la violence extrême, nous voyons que le maintien de la continuité psychique est défendu en même temps de deux façons différentes. D’un côté, il y a une fusion mimétique et adaptative au contexte extrêmement projectif, violent et aliénant, où la personne est submergée et dont elle dépend totalement ; mais d’un autre côté, l’altérité est préservée en relation à cet objet interne à sauver. Tandis que l’adaptation conforme porte à renoncer à la capacité de penser et de choisir, en même temps la personne défend secrètement son propre pouvoir de décision à travers le désir intime de reconnaître l’existence et l’identité d’un autre sujet et de lui attribuer une dignité. L’objet à sauver ne serait rien d’autre que l’ « objet » dont les Baranger disent qu’il « nous sauve du trauma pur ».
27La métaphore de l’objet à sauver est implicite dans la relation de transfert et de contre-transfert. Le patient tend intuitivement à sauver le psychanalyste, l’aménageant dans sa sensibilité et sa capacité à tolérer les événements et les angoisses catastrophiques qu’il ne peut éviter de nous transmettre ; en même temps, le psychanalyste assume la position de sauver le projet identificatoire et vital du patient. Cependant, j’ai perçu dans mon contre-transfert des moments subtils de perte de ma conviction thérapeutique. C’est un vécu de désespérance (desaliento) auquel on peut donner la valeur d’un signal subjectif qui montre que l’état d’ambigu ïté produit par la violence sociale est devenu aussi le lot du psychanalyste. Cet « insight » du psychanalyste fait apparaître le besoin d’une « alarme éthique » quant à la possibilité de sa propre aliénation, car la « perte du sens » est le but implicite de la violence sociale institutionnalisée. Les affects douloureux de désespérance et d’étrangeté sont des signaux précieux pour ne pas se rendre à l’ « à quoi bon » provoqué par la mise en place de la violence.
28La honte est aussi un signal précis dans le transfert et le contre-transfert où le privé, le social et l’institutionnel s’imbriquent. On peut comprendre la honte comme un signal que le moi se donne pour que l’ambigu ïté ne dépasse par certaines limites, en rapport avec le besoin du moi de maintenir sa conflictualité, son projet identificatoire et son investissement du futur (Amati Sas, 1992). Les patients qui ont subi des expériences extrêmes peuvent nous apporter une compréhension de la honte dans le sens qu’elle apparaît par comparaison avec les différentes images de soi liées à des contextes différents.
29Un exemple pourrait être utile : une patiente me raconte qu’on l’a amenée à fouiller et à voler des vêtements dans les armoires et les tiroirs des maisons où les militaires cherchaient des opposants, pour les porter à la buanderie du camp. Pour elle, fouiller et voler était un acte imposé et représentait une atteinte aux principes élémentaires qu’elle avait pour autrui. En la forçant à cela, on la rendait complice d’actes qu’elle n’aurait jamais voulu commettre. Hélas ! Après des répétitions successives, cette activité est devenue « familière » pour elle, une routine des plus acceptée, où elle croyait même la faire de sa propre volonté. Cela devient des « actes gratuits » où la personne accepte la situation jusqu’à agir, parler, faire sans conflit et sans besoin d’ordres. Le sujet se permet d’ « appartenir » défensivement au groupe pervertisseur, sur un mode mimétique avec lui et ainsi faire cesser de douloureux conflits internes. C’est une défense par l’ambigu ïté qui permet de « participer ». Pendant le processus thérapeutique, les sentiments actuels de honte chez le patient sont liés à son sentiment d’étrangeté devant l’évidence qu’elle a été utilisée par d’autres comme une automate. On peut imaginer que la honte apparaît ici comme une défense contre le sentiment encore plus dévastateur d’étrangeté.
30Une anecdote de ce genre n’est pas racontée facilement par le patient. Si l’analyste peut se représenter son idéal du moi ou son surmoi, il est surtout le dépositaire des images du soi du patient qui précèdent la période traumatique. La présence du thérapeute soutient la confrontation et le conflit des images du soi, et porte aussi l’espoir de leur éventuelle « résolution », l’espoir d’une nouvelle possibilité d’illusion de soi-même pour le patient.
31Il faut tenir compte du fait que l’état remémoré par le patient est une situation hors du temps, close, statique, sans avenir et sans issue. La solution éthique est ignorée autant par le patient que par nous-mêmes. Le patient attend du psychanalyste une solution impossible, l’absolution même. Avec quelle conviction répondre, quelle issue trouver vraiment, quel sens donner à ma propre « participation » à ce scénario qui m’est étranger et que je ressens comme abject ? (Amati Sas, 1992 a).
32Alors, je ne peux être ici « sans mémoire et sans désir ». Dans mon transfert sur ma patiente, j’espère qu’elle continuera à chercher des issues pour récupérer son projet identificatoire. Aussi, dans le contre-transfert, je pourrais perdre mes illusions et avoir honte pour elle. Autrement dit, j’attends de ma patiente qu’elle soit digne de l’idée que je me fais d’elle. C’est pourquoi l’attitude de « présomption d’innocence » (Aulagnier) empêche d’utiliser la théorie d’une façon telle qu’on puisse attribuer à son passé ce qui lui arrive aujourd’hui ; c’est une attitude qui permet au patient de retrouver son droit à être vu par nous avec la bienveillance des parents ; cependant cette attitude n’empêche pas cependant ma vigilance élaborative, mon droit au jugement de valeur, mon doute moral, ni mon désir de ne pas être complice.
33Le problème éthique du psychanalyste se situe par rapport aux conséquences de nos interventions qui peuvent être autant structurantes qu’aliénantes. Le holding, le timing prennent toute leur valeur, le temps pour le patient de sortir du chaos et de récupérer des certitudes et des sentiments de sécurité. L’expérience clinique m’a montré que le thérapeute restera longtemps – même après la fin de la cure – le dépositaire du Non, de l’opposition de la patiente à l’indignité subie. Il faut du temps pour expulser hors de soi l’équivoque induite par l’expérience extrême, et reprendre et assumer toute la valeur du Non !
34La honte dans le contre-transfert est à rapporter au conflit éthique et signale le risque d’être ambigu et d’accepter l’imprécision, l’indifférenciation et le flou dans nos réponses. Elle se réfère aussi au sentiment contre-transférentiel de futilité, de désespérance et de perte du sens (crainte de ne pas être en mesure de contenir l’autre dans sa détresse), et aux questions insolites pour lesquelles il n’y a pas de réponse prévue psychanalytiquement, au risque de devenir familier avec le scénario pervers où l’on pourrait accepter de « normaliser » l’inceste, le viol, le vol et le meurtre.
35J’ai essayé d’énumérer les différents motifs de honte dans le contre-transfert dans Ethics, shame and countertransference (1992 a) c’est-à-dire :
- une honte par identification au patient dans son sentiment d’avoir échoué à se maintenir soi-même ;
- une honte par rapport au scénario pervers, où le viol, l’abus, l’inceste et le meurtre pourraient devenir « familiers » ;
- une honte d’être mêlé à des choses abjectes, à un contexte exécrable ( « pourquoi moi ? » ) ;
- une honte par rapport à l’acte de rendre banalement « scientifique » la compréhension de tout cela ;
- une honte par rapport à l’acte de transmettre aux autres la conviction que tout un chacun est impliqué dans le traumatisme social ; cette transmission implique la rupture du sentiment d’innocence que chacun veut garder pour soi ;
- honte aussi par rapport aux groupes à qui je m’adresse, car il est plus facile de parler là où on est sûr de l’alliance, ou de la concordance avec les interlocuteurs ;
- il y a encore une honte existentielle devant la question : « Pour qui te prends-tu lorsque tu décides en ton nom propre de ce qui est bien et de qui est mal ? », toute-puissance nécessaire cependant pour sortir de la confusion et de l’ambigu ïté.
36Dans ce même registre, il y a la honte de ne pouvoir-faire-autant que mon idéal le commande. Bien que : « On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a » (Gressot). Cette honte se réfère à un idéal du moi capable d’accomplir une réparation majeure ou une œuvre parfaite. Cependant l’omnipotence du désir est nécessaire contre l’arrogance, pour soutenir le défi, face à des situations sociales qui impliquent une « équivoque » éthique, une volonté affirmée d’induire l’imposture.
37Comment définir ces traumatismes trans-personnels provoqués ? Ils ont été appelés « crimes contre l’humanité ». Il faut peut-être arriver à trouver une définition psychanalytique pour ces crimes dirigés contre la communauté de droit où il y a ni tabou ni commandements pouvant empêcher l’inceste, le génocide, le filicide : un dépassement extrême des limites et de la sauvegarde de l’humain.
38En fait, les crimes contre l’humanité placent chacun de nous en face de notre transsubjectivité la plus privée entre le risque ou l’espoir, la catastrophe ou la foi, la résignation ou le défi.
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Mots-clés éditeurs : Ambigu ïté, “ Honte dans le contre-transfert ”, Aliénation, “ Adaptation à n’importe quoi ”, “ Objet à sauver ”