Introduction
1À propos des dispositions créées et attendues par la classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE), Pierre Bourdieu écrivait « tout se passe comme si l’action de l’institution consistait avant tout à créer une situation d’urgence extrême conçue comme une sorte d’épreuve initiatique, dans laquelle les nouveaux venus doivent démontrer qu’ils sont capables de trouver, à l’imitation de leurs anciens ou de leurs maîtres, les recours et les ressources nécessaires pour affronter les situations critiques où s’exercent les lois impitoyables de la sélection des plus adaptés » (Bourdieu, 1989, p. 113-114). En effet, ces « lois » cristallisent un impératif de réussite qui ne va pas sans une certaine violence à l’égard des élèves, dont les plus adaptés savent s’accommoder et puiser dans leurs dispositions à l’égard de l’école pour y faire face. Ayant acquis de manière générale un bon niveau scolaire et sachant faire preuve de « docilité » (étymologiquement, dans le sens de « se laisser apprendre »), ils ont forgé d’importantes capacités de mise au travail (Daverne & Dutercq, 2013) et de gestion de soi (au regard du rapport au temps notamment ; Darmon, 2013). Il a pour l’instant été moins étudié la manière dont les élèves intègrent les effets, nombreux, qu’impliquent l’exposition répétée à de fortes exigences académiques ainsi qu’à de complexes épreuves scolaires, et l’incidence psychologique qui en découle (Dejours, 2014, 2017). Face à la violence symbolique qu’implique l’entrée dans le dispositif, les élèves « travaillent » sur leurs émotions en les utilisant comme données, indicateurs ou ressources de l’interaction. Celles-ci ne seront pas étudiées ici en tant que ressenti perceptif mais comme éléments parmi d’autres participant de la situation, dont ils définissent la valence, l’intensité et la nature. Dans ce cadre, on se placera du côté des usages, de la compréhension en actes et de la régulation des émotions, conçus comme « mode d’adaptation ou d’articulation au social » (Fernandez, Lézé, Marche et al., 2006).
2La littérature scientifique sur les classes préparatoires montre également que la transition depuis le lycée n’est pas un passage vécu de la même façon par tous les élèves, la plupart étant peu préparés aux exigences d’une formation d’excellence (Darmon, 2013). L’étude des classes préparatoires littéraires permet de mettre plus particulièrement en lumière les effets de cette transition sur le moral des élèves, notamment parce que le curriculum de ces différentes filières (A/L, B/L, LSH) s’inscrit dans une forme spécifique de domination culturelle qui entraîne potentiellement des disqualifications dans l’apprentissage de la culture classique légitimée. La B/L, la plus pluridisciplinaire des filières littéraires (par la présence des mathématiques et des sciences économiques et sociales), se distingue d’autant plus encore qu’il s’agit d’une filière qui demande un travail visant à emmagasiner un grand nombre de connaissances égales dans toutes les matières, qu’elles soient littéraires ou scientifiques. Elle constitue une voie exigeante, notamment pour les moins préparés à ses réquisits scolaires et implique chez l’élève une importante somme de remaniements identitaires dans l’optique de la préparation des concours des grandes écoles. La filière B/L représente une filière particulièrement intéressante pour l’analyse des conditions d’adaptation en classe préparatoire et, à ce titre, celle de la régulation des émotions.
Une enquête par immersion
Le recueil s’est fait principalement au sein de la filière B/L des classes préparatoires littéraires. Les émotions sont étudiées qualitativement selon un cadre d’expérience précis et régulièrement rencontré par l’élève au cours de la scolarité : la rentrée, les premiers devoirs, les interrogations orales, les notes obtenues et la lecture des copies. Ce type d’approche consiste à assister à l’épreuve, puis à réaliser dans la foulée un entretien avec les élèves sur la base d’observations, en leur demandant de décrire et de commenter minutieusement leurs actions, leurs préoccupations et leurs émotions. En complément de ces observations ethnographiques et de données quantitatives (questionnaire distribué en début d’enquête visant l’étude des profils socio-démographiques des élèves), nous avons également réalisé des entretiens semi-directifs avec 40 élèves, 6 enseignants d’hypokhâgne et de khâgne et les responsables religieux. Nous avons ensuite opté pour la méthodologie de l’entretien successif avec deux vagues situées entre l’hypokhâgne et la khâgne, parfois entrecoupées d’entretiens informels. Les passages choisis ici mettent l’accent sur l’utilisation croisée par l’élève du management émotionnel comportemental et cognitif (Thoits, 1990). Afin de repérer la compréhension de l’élève de ses émotions, nous avons recherché plus spécifiquement certains adverbes (notamment de degré) qui possèdent des valeurs axiologiques intrinsèques (par exemple « beaucoup » ; « trop » ; « peu » ; « fort »). Ensuite, un lexique a été composé de sept verbes d’état (qui nous intéressent particulièrement puisqu’ils expriment une manière d’être chez le sujet, en rapport aux émotions notamment). Enfin, pour cibler l’action de l’élève sur ses émotions, nous avons sélectionné sept verbes d’action (parce qu’ils désignent, par définition, une action faite ou subie par le sujet). Dans la mesure des disponibilités des élèves, nous avons débuté le premier entretien au second semestre de l’hypokhâgne, puis le second entre septembre et décembre de la khâgne. L’analyse des matériaux devait manifester une transformation survenue chez l’élève entre ses deux temps de récolte, en rapport avec la manière de réguler ses émotions lors des épreuves scolaires.
La classe préparatoire ou l’expérience du hiatus scolaire
3Les recherches sociologiques ont montré que l’entrée dans le dispositif préparationnaire provoquait un « hiatus scolaire » chez l’élève (Darmon, 2013), c’est-à-dire un changement de repères du fait d’un décalage important entre le travail scolaire à réaliser et ses représentations à la sortie du lycée. Si les élèves sont d’abord choisis pour les prédispositions qu’ils entretiennent avec les exigences de performance qui s’appliquent en classe préparatoire (objectivées par leur dossier scolaire), tous rendent compte de l’énorme rythme de travail imposé et des incidences sur leur « moral » (la sensation d’être « débordé » et de découragement s’ajoute souvent à la baisse des résultats et à la régression dans les classements). Au sein d’un dispositif où le travail prend le pas sur le reste, nos données confirment ce que les travaux de Roxane Dejours (2017) mettent en évidence, à savoir les phases de découragement et d’incompréhension des difficultés des élèves interrogés (en termes de déstabilisation quant à la charge de travail à fournir, d’exigence de performance et menace de l’échec et de difficultés à mettre des mots sur leurs angoisses).
4L’élève entame un cursus qui exige de lui de quitter ses habitudes de lycéen, de se mettre au travail et de mettre ses connaissances à niveau dans le but de réussir les concours d’entrée des grandes écoles. Nous observons en effet chez les élèves cette « normalisation » douloureuse perçue comme un tribut acceptable (que les sociologues Daverne et Dutercq nomment « affliction »), à la condition qu’elle soit contrebalancée par le plaisir pris à intégrer de nouveaux savoirs et à affiner ses compétences d’apprentissage. Et cette « contribution psychologique », comme le remarquent les auteurs, ne semble pas supportée de la même façon selon les élèves (Daverne & Dutercq, 2013, p. 95). Toutefois, ils notent que, pour préserver leurs chances de réussite et maintenir leur équilibre psychique, les élèves doivent aussi trouver le moyen de parer la souffrance qui en procède.
5En ce sens, on abordera la question des émotions dans les situations scolaires en se plaçant du point de vue d’une sociologie des émotions qui s’intéresse aux activités comportementales et cognitives et qui cherche plus particulièrement à expliquer la manière dont les élèves développent des apprentissages sur leurs émotions (Hochschild, 1983, 2003, 2017 ; Thoits, 1990). Ces dernières peuvent faire l’objet d’analyse par les acteurs impliqués, de connaissances pratiques voire de compétences (Bernard, 2007). L’identification des émotions est une étape donnant les codes pour décrypter les émotions chez soi et chez autrui et nécessite dès lors un « travail », c’est-à-dire un effort pour modifier, contrôler, neutraliser ou encore amplifier ses émotions en fonction de la situation (Hochschild, 2003). L’utilisation de ce concept nous permettra de mettre en lumière la manière dont les élèves tentent de diminuer les émotions négatives en vue d’atteindre des objectifs de performances académiques. Deux dimensions de ce travail peuvent être distinguées : la première concerne le travail sur ses propres émotions ; la seconde porte à l’inverse sur les émotions de l’autre qu’il s’agit de « manipuler » afin de faciliter le travail ou de satisfaire l’entourage. Ce travail émotionnel est un véritable « jeu en profondeur » puisqu’il s’agit pour les élèves de modifier leur état émotionnel pour qu’ils ressentent véritablement ces émotions et non qu’ils s’y conforment « en surface ». Le travail sur soi plus profond consiste en somme à travailler sur les états mentaux et physiques afin de conformer son émotion aux « règles de sentiments » de la situation (Hochschild, 2003, p. 20). Dans cette perspective, l’émotion se comprend comme un rapport entre une situation sociale et un ressenti, de telle sorte qu’il s’agit pour l’élève de produire des attitudes appropriées à des situations scolaires spécifiques. Au concept de travail émotionnel, nous ajouterons celui de « management émotionnel » forgé par Peggy Thoits (1990). Ce concept désigne précisément « une tentative délibérée par l’individu de changer une ou plusieurs composantes de son expérience subjective dans le but de conformer ce sentiment aux exigences normatives » (Thoits, 1990, p. 192) et par lequel il convient de distinguer deux modalités d’apprentissage : le « management émotionnel comportemental » et le « management émotionnel cognitif ». Ainsi, l’élève peut agir sur la variable « situation scolaire » par un travail émotionnel comportemental où il apprend à se retirer ou modifier la situation, et il peut aussi procéder à un travail cognitif qui visera quant à lui à modifier les significations de la situation (« ce n’est pas si grave », « il est normal d’échouer au début »). La perspective du management émotionnel, plus précise que celle du travail émotionnel pour l’étude du contenu concret des apprentissages des élèves de classe préparatoire, autorise donc la recherche de techniques précises de gestion ou de « mise à distance » des émotions en tant qu’elles visent à transformer l’intensité et/ou la qualité de l’expérience ressentie liée aux épreuves scolaires. Sous l’angle méthodologique, ce concept permet de relier l’émotion à un traitement de la part de l’élève, qu’il soit de nature :
- comportementale, quand l’élève agit sur ses réactions observables en cherchant à agir, affronter, se retirer, etc., de la situation ;
- corporelle, où il se discipline, utilise des produits et des techniques physio-relaxants ;
- cognitive, à partir d’activités mentales qu’il opère : il accepte et réinterprète la signification de la situation d’épreuve, il s’évade par la pensée ou supprime les émotions déplaisantes, etc. (Thoits, 1990, p. 192).
7Ces deux concepts issus de la sociologie américaine des émotions nous permettent, d’une part, de mobiliser des catégories d’analyse conduisant à saisir les sens multiples du terme émotion à la fois en tant que ressenti mais aussi technique d’adaptation. En effet, dans le cadre de l’expérience de la classe préparatoire, on ne mesure pas toujours l’effort et le travail sur soi considérables que les élèves doivent effectuer pour afficher publiquement ou feindre certaines émotions notamment à propos des incidences de la sanction scolaire. Par une capacité à ne pas être affecté par les effets de la violence symbolique inhérente au dispositif, nous considérons ce travail des émotions comme une condition de la réussite en classe préparatoire et dont l’objectif est de permettre la préservation du niveau de performances académiques.
8Mais l’étude des émotions dans un contexte scolaire à travers ces deux concepts permet, d’autre part, de saisir, sous un angle nouveau, des thématiques clés comme celles de la socialisation, de la prescription à l’école et des rapports de domination au sein de l’école et pose plus largement la question des capacités transversales qu’il faut posséder pour poursuivre ce type de scolarité. Ce faisant, notre regard se portera sur l’analyse du contenu effectif de cette formation scolaire sous l’angle de la transmission de savoirs académiques et celle, plus implicite, d’apprentissages émotionnels qui reste très peu étudiée. Aussi, la présente recherche invite à interroger les conditions de connaissances et d’habitudes à mobiliser ces techniques et à étudier comment les différentes socialisations secondaires (scolaire, extra-scolaire, familiale) qui s’exercent sur les individus se greffent sur leurs dispositions antérieures (Lahire, 2002). Ce point de vue théorique complémentaire permettrait de trouver des éléments d’explication de la manière dont les élèves s’approprient cette socialisation secondaire de nature scolaire.
« Travailler » sur les émotions, condition de poursuite de la scolarité
9Ainsi, à en croire les élèves [1] de la classe préparatoire enquêtée, l’émotion est autant une appréhension, un objet de travail, un produit de ce travail qu’un critère d’évaluation (Jeantet, 2003).
L’émotion en tant qu’appréhension
10La palette des émotions que les élèves éprouvent dans le cadre scolaire est d’une grande diversité. Leur étude montre que l’émotion est d’abord une appréhension notamment pour les élèves ayant peu de connaissances ou d’informations à la sortie du lycée soulignant le décalage entre leur niveau scolaire et les exigences du dispositif. Interrogée peu après la rentrée, Marine évoque comment elle a abordé l’hypokhâgne :
Je m’étais tellement montée la tête pendant les vacances en me disant que la prépa ça allait être impossible, que j’ai eu une bonne surprise. Je me suis dit que finalement ce n’était pas aussi impossible que ça ! Par rapport à ce que je m’attendais, ça allait.
[…]
C’est surtout le travail de la méthode de la dissertation qui m’embêtait, c’est hyper différent du lycée. C’est surtout sur ça que j’ai senti une marche énorme (Marine, bac S, TB [2], lycée de banlieue parisienne, mère assistante de direction, BTS assistante trilingue).
12L’entrée en prépa peut aussi faire l’objet d’une appréhension de la part d’élèves déjà plus au fait des réalités de la classe préparatoire et des hiérarchies d’exigences :
Mon choix s’est vite réduit sur cette prépa car il n’y en a pas beaucoup en Île-de-France. Henri IV et Fénelon, je ne voulais pas y aller car j’estimais que même si j’avais une chance d’être prise je ne voulais pas aller dans les meilleures prépas. J’avais beaucoup d’a priori sur la prépa, que ça allait être dur mentalement.
[…]
D’ailleurs, la veille de la rentrée, je suis allée chez moi donc et quand je suis sortie pour prendre le train jusqu’à la prépa j’ai fait une crise d’angoisse (Sarah, bac S, B, lycée de banlieue parisienne, père cadre technique d’entreprise en informatique, BTS, et mère cadre de la fonction publique, BTS).
14Nous pouvons noter que, dans l’univers émotionnel de la classe préparatoire, l’élève rencontre l’appréhension, la peur, voire l’angoisse. L’école semble d’abord être pour certains élèves un lieu d’insécurité.
L’émotion en tant qu’objet
15L’émotion peut aussi être considérée comme « objet » par lequel l’élève apprend à « faire face » et procède à des remaniements qu’ils soient affectifs, psychologiques ou cognitifs. Cette période des premiers mois de l’hypokhâgne peut être vécue de manière déplaisante par les élèves qui découvrent les nouveaux modes d’évaluation du travail scolaire propres à la prépa. Les émotions éprouvées sont la conséquence de l’importante masse de travail qui suscite des inquiétudes où l’élève prend conscience de l’inadéquation de ses méthodes scolaires. Le travail émotionnel entraîne alors de la fatigue et appelle du repos parce qu’il opère un contrôle sur une émotion qui s’éveille dans une situation donnée comme c’est le cas au cours des premières colles. Celles-ci constituent pour de nombreux élèves une épreuve inconnue, ce que nous allons illustrer en comparant les modes d’adaptation des élèves à ce type d’épreuve (voir tableau 1).
Tableau 1. L’épreuve de la colle de mathématiques
La colle collective de mathématiques est particulièrement intéressante pour l’étude du travail émotionnel puisqu’elle permet d’observer trois élèves en train de composer simultanément au tableau face au colleur. Son analyse facilite les comparaisons d’élèves dans la mise en œuvre du travail émotionnel au cours de l’épreuve. | ||
En hypokhâgne 05.10.2016 | Nicolas (bac S, TB, lycée d’élite, cours privés de perfectionnement, père ingénieur, diplôme Polytechnique et Ponts et Chaussées, prépa scientifique, mère médecin, doctorat) | Lucille (bac S, B, lycée de province, père chercheur en biophysique, doctorat et diplôme de l’École Centrale, prépa scientifique, et mère professeure des écoles, master de psychologie) |
Son attitude avant la colle | Nous adressant à Nicolas dans le couloir en début de semaine à propos de la colle de mathématiques à venir, il répond qu’il s’agit de savoir « accoucher » de ce que l’on sait, tout en étant clair. Selon lui, la colle permet d’évaluer le degré de progression qu’il pense avoir atteint. Il reformule les attendus de la colle : « l’argumentation », « être clair », « faire apparaître les liens logiques ». | L’expression faciale montre chez Lucille une inquiétude à l’approche de l’exercice : « Je me prépare au pire ». L’élève a autant peur de l’exercice, de l’échec à l’exercice que de l’évaluation qui l’attend. Elle a besoin de savoir, en le demandant aux autres élèves qui ont déjà passé la colle, comment le colleur s’adresse aux candidats, son ton, son approche. |
Ses croyances de départ sur la colle | Il précisera plus tard, au cours d’un échange collectif avec d’autres élèves, que la colle est un moyen de confirmation du niveau acquis en mathématiques puis une récompense de l’investissement consenti. Elle doit renforcer le sentiment d’être prêt. | Elle estime avoir d’emblée un mauvais niveau en mathématiques et que, par conséquent, la colle « se passera forcément mal ». |
Émotions visibles au cours de la colle | Devant la porte de la salle, en attendant l’arrivée du colleur, malgré une appréhension perceptible, Nicolas se détend rapidement. Concentré autour de l’exercice face au tableau, il se retourne peu, même quand il semble chercher la résolution du problème. Le retour du colleur devient la confirmation du niveau acquis de l’élève. | Elle apparaît en difficulté dans la résolution de l’exercice et regarde plus souvent la progression des autres au tableau. Elle manifeste de nombreuses hésitations et des regards par derrière avant d’adresser une première demande au colleur (qu’elle réitérera). Celui-ci a à peine commenté son travail qu’elle est déjà en train d’effacer sa démonstration, ce que l’enseignant lui demande d’arrêter pour se concentrer sur son discours (elle dira que « s’il parle c’est que mon travail est forcément faux »). |
Après la colle | Il se remet tout de suite au travail. La colle constitue une parenthèse, une pause dans son travail. Il n’appelle pas ses parents ou ses amis. Il en parle aux autres élèves pour évoquer le contenu de l’exercice et l’attitude du colleur mais peu ses états intérieurs. La note de 16 le satisfait mais sans manifestation de joie. Nicolas est peu sensible aux félicitations. Il se centre sur ce qu’il n’a pas su faire : « Il manquait quelque chose pour réaliser le 3e exercice ». | Elle demande à l’élève à côté d’elle si elle a été bien perçue par le colleur. Elle évoque assez peu sa prestation sauf aux élèves qui le lui demandent. Elle obtient la note de 12, mais estime que le colleur « l’a donnée » ou « bradée ». En fin d’échange, elle traduit son repositionnement par rapport à la probabilité d’obtenir le concours des ENS. |
Tableau 1. L’épreuve de la colle de mathématiques
16La possibilité d’un décalage apparaît clairement chez les élèves qui ne voient pas dans l’épreuve un moyen de se préparer aux concours. Si elle constitue néanmoins une forme d’anticipation qui permet à l’élève de se préparer, la « mise en condition » avant la colle revêt ici deux types d’actions qui distinguent ces élèves : celle de Nicolas est « cognitive » (il essaie de rationaliser le sens de l’épreuve), celle de Lucille est plus corporelle et ressemble davantage à un « marquage somatique » (Damasio, 1995). Chez elle, les moyens de s’adapter aux épreuves passent souvent par le management émotionnel comportemental via notamment la technique du partage de l’émotion (Thoits, 1990). Toutefois, ce qui la différencie des autres élèves est qu’à l’issue de la colle elle ne parvient pas à modifier la signification de l’épreuve. Son besoin d’être rassurée quant à ses progrès est visible quand elle demande l’avis des autres participants. Le travail émotionnel de Lucille participe du maintien d’une certaine réserve dans l’exposition de soi mais il reste difficile, fragile, générant possiblement des « débordements émotionnels » (Fernandez & Marche, 2013) menaçant les normes institutionnelles. Les décalages entre l’émotion réelle (la gêne, la peur, l’échec) et l’attitude émotionnelle prescrite (associant assurance et maîtrise dans l’exercice) sont potentiellement déstabilisants et favorisent la production de stratégies de réponses comportementales et/ou cognitives. Mais si celles-ci échouent, l’élève peut se voir désigner comme « émotionnellement déviant » (Thoits, 1990) au regard des attentes du dispositif. La prescription d’une émotion à tenir au cours des colles constitue un mécanisme de contrôle social qui cherche à former des sujets faisant l’expérience de ce décalage.
L’émotion en tant que savoir-faire
17L’émotion est ensuite un « savoir-faire » par lequel l’élève construit un ensemble de techniques comportementales et de savoirs sur ses émotions qui lui permettent de se sentir avancer et d’avoir davantage de maîtrise sur son parcours scolaire. L’élève apprend à faire avec ses émotions et non contre celles-ci : il s’accroche, en alternant les phases de doute et de découragement et les phases de remobilisation, voire d’enthousiasme portées notamment par la valorisation liée à l’obtention de bons résultats. Puis, par un management émotionnel cognitif (Thoits, 1990), il parvient à comprendre le sens des erreurs (lesquelles relèvent souvent d’un manque de connaissance, de l’organisation du travail ou de la compréhension des consignes) et à les corriger, comme le montre cet extrait du journal d’observation en colle de SES :
Première colle de SES – Ouvrage étudié et présenté par l’élève : Le Suicide de Durkheim
Clotilde : bac ES, TB, lycée parisien, père écrivain, doctorat en littérature, et mère photographe, master d’économie de Sciences-Po et prépa économique et commerciale).
Au cours de pauses intercours, Clotilde dit penser à cette première colle depuis le début de la semaine. Sa crainte porte sur le déroulement de l’exercice. Elle opère en ce sens un management émotionnel comportemental par une recherche d’informations et de conseils : elle demande aux autres élèves comment s’est passé l’entretien avec le colleur, le sujet traité et leur degré de maîtrise de l’exercice. Le jour de la colle, Clotilde révise ses cours en s’isolant dans un coin de la salle et procède à une lecture rapide de certains passages de l’ouvrage étudié juste avant. Elle reprend ensuite sa fiche pour structurer son propos. Elle dit travailler les transitions entre les parties et affirme qu’il est important de « montrer un travail de qualité au colleur » et « d’afficher un effort ». Par là, elle utilise le management émotionnel cognitif en cherchant à se rassurer quant à la qualité du plan de colle qu’elle s’apprête à présenter. Clotilde éprouve un stress important en se dirigeant vers la salle de colle (regard fuyant, état de tension perceptible par des tremblements). Puis, dans le couloir d’attente, elle utilise le management émotionnel comportemental par le partage des émotions quand elle évoque la pression ressentie avec d’autres élèves présents. Puis, fixe sur le dossier de sa chaise, Clotilde adopte un rythme vif au cours de la présentation de son exposé face au colleur mais prend le temps d’être claire, de ne pas ânonner. Elle structure sa présentation, se centre sur l’argumentation et le questionnement de sa démarche. Elle cherche à éviter l’empressement de vouloir « en découdre » avec le sujet au détriment du respect du plan. En fin de colle s’opère la « relâche » à la fois au niveau physiologique (le corps se détend) et émotionnel (soulagement sur le visage, contentement à la suite de la présentation). Le partage de l’émotion se poursuit quand elle appelle ses parents pour les informer. Par le management émotionnel cognitif qui permet la normalisation des difficultés, Clotilde explique ensuite n’avoir jamais fait de colle avant. Elle se rassure en se disant qu’elle a déjà des connaissances acquises dans le secondaire et qu’elles lui permettront de réitérer sa prestation. Selon elle, la colle « fait partie du jeu ». Le management émotionnel cognitif s’observe aussi par réinterprétation de la situation d’épreuve quand elle affirme que la colle permet d’apprendre ce qu’il reste à faire pour progresser. Elle déclare également : « Ce n’est pas grave, ce n’est qu’une note. Il faut avoir compris pourquoi on n’a pas réussi ».
19L’analyse du corpus qui précède montre que Clotilde a dû faire des efforts importants avant et au cours de la première colle de SES. Dans ce contexte, elle effectue d’abord un management émotionnel sur la situation, qu’il soit « comportemental » (où elle tente d’atténuer les émotions déstabilisantes liées à l’épreuve scolaire en les partageant) ou « cognitif » (par un surcroît de travail, elle construit un plan de colle cohérent afin de se rassurer avant de le présenter). Ses propos en fin d’épreuve montrent qu’elle réinterprète la signification émotionnelle de la colle dont elle « normalise » les difficultés (sa perception a donc changé) afin de conduire à une meilleure performance académique.
20Les entretiens montrent également que l’élève sait se mettre en condition d’épreuve par une autre technique : pour relativiser la baisse des notes, il « s’attend au pire ». Comme le souligne Rémi, par la pratique du doute à propos de ses capacités, l’élève se protège des effets déstabilisants de la notation et de la déception issue de trop grandes ambitions scolaires. Il se met par là en position de profiter de ses réussites (tel un « gain » émotionnel) :
Rémi : J’essaie de donner le meilleur mais de toute façon s’il fallait que ce soit parfait je n’y arriverai pas. L’excellence académique on connaît aussi ses limites. Je serais beaucoup plus stressé si je me disais que l’excellence était quelque chose d’important. Je sais où je peux et où je ne peux pas. Je sais en gros mes limites. Mais il m’arrive de douter, parfois plus qu’il ne faudrait mais ça ne me perturbe pas tellement. Je doute mais ça ne me met pas dans des états de stress de ouf.
CL : Le doute n’est pas envahissant ?
R : Il est rarement envahissant. Ce n’est peut-être pas un doute extrême. Mais parfois ça m’arrive de douter de manière abusive. Je me dis que là c’est peut-être la période où je ne vais pas du tout réussir alors qu’à la fin je me rends compte que je n’ai pas fourni d’efforts. À partir de ça, je vois que je réussis et je me dis que ça ne sert à rien de douter. Mais ce doute ne m’a pas détruit, je n’ai pas eu besoin de m’en séparer, de faire autre chose (Rémi, bac S, TB, lycée de province, père architecte, diplôme d’architecte, et mère gestionnaire de clinique, master ESSEC et prépa économique et commerciale).
22Les deux types de management émotionnel évoqués précédemment sont deux manières de relativiser qui se font jour et par lesquelles l’élève apprend à dépasser la déception liée aux mauvais résultats. Par la comparaison avec d’autres copies, l’élève peut aussi réduire l’impact des émotions négatives. Il replace son résultat selon la spécificité du dispositif qui prépare aux concours, par une logique de normalisation progressive de l’âpreté des épreuves. Puis, par la reprise des commentaires de la copie, l’élève s’autorise le droit à l’erreur et voit dans ses échecs des moyens de progresser (« Je ferais mieux la prochaine fois »). L’élève trouve en premier lieu les arguments qui contredisent son ressenti (une élève nous affirmera à l’aune des résultats des concours blancs « il y a du bon dans ma copie, je ne suis pas si nulle »). Il se valorise en y voyant le moyen de se préparer efficacement à moyen terme aux concours. Ce faisant, il apprend à ne garder que la part cognitive d’un commentaire professoral et à se centrer sur les éléments positifs des verdicts.
Après avoir reçu sa copie, en cours de littérature, Solène (bac ES, TB, lycée Paris 10e, père cadre de la fonction publique, aucune étude universitaire, mère enseignante, doctorat, et frère docteur en sociologie et prépa littéraire) prend note de son résultat puis, en silence, centrée sur les appréciations à la marge de sa copie, elle tente de comprendre ses erreurs en la relisant plusieurs fois. Elle dresse ensuite un tableau à trois entrées – « a aimé », « à faire », « à éviter » où elle replace les commentaires du professeur – qu’elle explique : elle recherche par ces trois catégories « ce que le prof a apprécié dans la copie », « les conseils de méthode, les points à reprendre et les lectures à faire » et « les points hors de propos ».
24Au travers de ce tri qui articule et régule la part du cognitif et de l’affectif, l’élève apprend également à ne plus « indexer » ses ambitions de réussite aux efforts consentis. Il comprend que la somme de travail n’est pas une garantie mais juste une condition de passage des épreuves. Il en vient à accepter les aspects aléatoires de la notation. Néanmoins, il éprouve le besoin que l’enseignant sache qu’il s’est investi dans ses travaux (il est important pour lui de ne pas apparaître comme « fumiste ») :
En khâgne tu le sais que ta note ne reflète pas ton investissement. Tu sais aussi que le prof le sait et ça te rassure. Pour moi ce qui a fait la différence c’est que je savais que je travaillais pour moi (Sarah).
26La « compréhension » succède à la réduction des émotions négatives et permet de « digérer » la souffrance liée à la chute des notes. Illustrant le passage du pôle comportemental au pôle cognitif du management émotionnel, l’élève passe progressivement de la déstabilisation par les verdicts scolaires à la centration sur des problèmes de méthodes (Thoits, 1990). L’apprentissage des épreuves consiste dès lors à remplacer progressivement ses croyances par d’autres à propos des épreuves. L’élève dépasse l’impact émotionnel de la note ou du commentaire professoral pour se centrer sur la préparation des concours. Mais une contrepartie de ces apprentissages s’avère parfois nécessaire avec le maintien d’« illusions de réussite » : toute épreuve est transformée en moyen de progresser « dans l’espoir » d’une réussite au concours, même si les progrès ne sont pas toujours significatifs :
Oui, mais maintenant si tu bosses c’est pour le concours et on s’en rend compte plus en khâgne qu’en hypo. Même si ces mauvais résultats craignent pour le dossier, l’idée c’est le concours. À mon niveau, je donne mon max en litté mais ça ne marche pas. Mais ce n’est pas dit qu’au concours ça se passe comme ça. Ça reste possible. Je peux encore m’en sortir et avoir le résultat de mes efforts donnés dans cette matière (Sarah).
28Ce qui relève de l’exigence académique de la préparation des concours est constamment associé à la rudesse de la révision des croyances scolaires. L’élève comprend qu’il doit « travailler » sur ses émotions pour se mettre en conformité avec des normes et des valeurs qui au départ lui échappent.
L’émotion en tant que « produit »
29Il faut enfin saisir l’émotion en tant que « produit » du travail sur soi impliquant l’action d’instances de socialisation (Bourdieu sur le travail sur les aspirations dans Sociologie générale. Volume 1, 2015). L’émotion est ce que l’élève cherche à produire avec et face aux autres élèves et agents scolaires. En premier lieu, nous nous intéresserons au rôle des enseignants. Ainsi, alors qu’elle se questionne sur son projet scolaire, Solène revient sur ce qui la pousse à vouloir quitter la khâgne trois mois après la rentrée. À la fin du dernier cours de la journée, elle apparaît critique quant aux nombreuses exigences de la classe préparatoire, aux différentes formes de contrôle institutionnel et dit ne plus vouloir renoncer à ses autres activités en dehors. Quelques jours plus tard, en cours de philosophie, le professeur, en train de faire part des conclusions du dernier conseil de classe, s’exclame :
Il y a de très bons éléments dans cette classe. Parfois ça se joue à un rien. Par exemple... (cherchant l’élève du regard) Elle est où Solène ? Mais Solène, votre note en maths là, il faut la doubler, la tripler, la quadrupler, et vous êtes propulsée immédiatement parmi les admissibles ! À ce niveau-là, le rapport temps de travail/points gagnés au concours est extrêmement rentable !
31Cette incitation semble, comme elle le reconnaît, avoir forgé sa décision de poursuivre jusqu’aux concours. Ce qui fait la particularité de cet échange est que ce professeur n’est pas connu pour produire des encouragements à l’égard des élèves, ce qui pour Solène est perçu comme une marque plus authentique. Elle dira ensuite s’être remise à travailler et avoir changé de vision quant à ses chances objectives aux concours.
32De manière générale, l’enseignant participe du maintien de la motivation par la confirmation des progrès réalisés par l’élève et des efforts qu’il lui reste à fournir, lorsqu’ils s’efforcent de programmer des retours rapides et réguliers de devoirs en proposant des commentaires amplement argumentés. De la même façon, le recours à l’humour chez l’enseignant constitue une forme de management émotionnel comportemental, pratique d’autant mieux perçue qu’elle permet aux élèves de décompresser, d’émettre quelques rires, d’échanger des sourires avec les autres élèves (Thoits, 1990, à propos de la technique de la distraction). On peut rapprocher cela d’un « ressourcement de l’âme » (Elias & Dunning, 1994, p. 95), désignant les histoires d’amour dans les films, les pièces de théâtre et les romans, « les innombrables représentations mimétiques de l’amour offrent la possibilité d’éprouver ou de revivre cette excitation […] que l’histoire se termine bien ou mal » (Elias & Dunning, 1994, p. 96-97).
33Le travail émotionnel peut aussi se construire au sein des groupes de pairs à travers le besoin de soutien moral. Il désigne des lieux d’échange sur les manières de tenir et de décompresser favorables à l’expression des émotions : nombreuses pauses cigarettes, sorties le samedi soir, les après-midi de relâche sans travail ou les soirées à visionner des films. L’hypokhâgne est marquée par des moments d’alternance entre des périodes où il faut une intense mise au travail puis un temps de relâche. Cette alternance consiste à se ménager des temps de pause et se « gorger » d’émotions positives au sein de collectifs, pour ensuite revenir traiter le problème plus en profondeur et plus sereinement. Par le travail sur ses émotions, l’élève apprend successivement à savoir « carburer », et donc supporter les frustrations, et à s’octroyer des moments de relâche, deux phases qui sont inextricablement mêlées en classe préparatoire. En poursuivant des activités à côté qui contribueront au maintien du « bon moral », mais proscrites à l’intérieur de l’espace scolaire, il en devient ensuite plus efficace. Notons toutefois que le partage des émotions s’accompagne parfois d’une baisse de l’estime de soi. C’est par exemple le cas de la honte, de l’embarras ou de la culpabilité à dire ses difficultés (souvent le cas des garçons d’après nos observations, à propos d’une colle ratée par exemple). Aussi, le partage peut avoir un impact négatif sur les performances scolaires. L’élève peut souffrir de problèmes relationnels où il cherche par exemple à digérer les ruptures d’amitié du fait de la compétition (évoqué six fois au cours de l’entretien de Sarah). Les relations avec les autres élèves fournissent parfois une tension importante que l’élève doit d’abord traiter avant de pouvoir se remettre au travail.
34Le management émotionnel comportemental se caractérise parallèlement par l’appropriation de techniques physio-relaxantes (Thoits, 1990) qui ont pour but d’agir directement sur le corps (la pratique sportive, la méditation, les exercices de respiration, les micro-siestes après le repas, les douches froides), et visent à évacuer la pression intériorisée au cours de la journée. Les élèves apprennent également à maîtriser des techniques alimentaires censées produire un état de stimulation cognitive propice aux apprentissages : jus de citron dans de l’eau tiède le matin, prise de médecines douces, alternance de repas légers et plus consistants, etc. Solène révélera l’objectif de cet entretien permanent du corps : « travailler davantage » et « stimuler l’immunité pour éviter de tomber malade ».
35Une régulation des émotions, désignant les oscillations entre « engagement » et « distanciation » (Elias, 1993), serait de ce point de vue à l’œuvre dans le travail scolaire. Son enjeu est la capacité de l’élève, s’il veut maintenir ses performances académiques, à établir à la fois une mise à distance des émotions négatives et une activation d’émotions positives.
Le travail émotionnel : conditions de la précocité des apprentissages des élèves
36Nous allons maintenant envisager les conditions sociales de ce travail émotionnel, en considérant le rôle de l’institution scolaire, du lycée d’origine et celui des membres de la famille.
37L’analyse des émotions en classe préparatoire littéraire peut être enrichie en prenant en considération une des modalités de cet apprentissage qui tient d’abord à l’organisation du travail en classe préparatoire, particulièrement contraignante. C’est le cumul qui caractérise d’emblée l’entrée des élèves en classe préparatoire. Aux 35 heures de cours s’ajoutent deux à trois interrogations orales d’une heure, un devoir sur table de quatre à six heures le samedi matin, puis le travail personnel constitué par le fichage des cours et les exercices à réaliser. Le soir et le week-end, les élèves révisent leurs cours et préparent les devoirs à rendre. L’étude de certains élèves peut aussi se poursuivre in situ après les cours jusqu’à 22 h, ce qui implique bien souvent la gestion d’un planning voire l’observation d’un strict découpage horaire de la semaine. Le travail scolaire, exigeant et répétitif, suppose de pouvoir répondre aux réquisits d’endurance, de réactivité et d’efficacité. Malgré les orientations d’un projet éducatif fondant la présence de l’élève au sein d’une « grande famille » (Bonvin, 1979 ; Saint-Martin, 1980), mettant à distance en théorie l’expérience de la compétition scolaire, il existe un sentiment de mise en concurrence rendu inévitable par le système de notation et de classement des élèves (Daverne & Dutercq, 2013) et par l’existence même des concours par lesquels les élèves peuvent parfois viser les mêmes écoles. Les verdicts professoraux, qu’ils soient écrits ou oraux, sont parfois perçus comme disqualifiants par les élèves en raison du décalage avec leurs efforts fournis. Ils exacerbent a fortiori le sentiment d’anxiété résultant de l’exigence de performance et de la perspective possible de l’échec. Les catégories d’entendement professoral relevées lors d’un cours indiquent que les qualités du bon élève sont : « être excellent » (l’enseignant ajoute que l’élève doit produire un « effort réflexif », « agir avec efficacité et être stratège »), « courageux » (en ayant « la volonté de bien faire, la connaissance de ce qu’il faut faire et la capacité physique de le faire ») et « travailleur » (avoir le « sens de l’effort » et être « résistant »). L’élève reste tenu de jouer son rôle d’ascète au travail et, à cette fin, il peut mobiliser une connaissance pratique des émotions (« ne pas prendre les choses pour soi », « travailler sur soi »). Les attentes de l’enseignant montrent bien que ce n’est qu’en se protégeant des émotions envahissantes que les élèves peuvent se mettre en posture d’étudier. Le travail émotionnel englobe aussi les ressources pour se remobiliser afin de réaliser le travail scolaire. Au cours de la reprise d’un corrigé, le professeur de mathématiques indique par ailleurs les attendus en pointant qu’il faut savoir « oublier la copie » et « ne pas refaire l’exercice de la même façon, même s’il on l’a déjà fait ». Il demande aux élèves « d’éviter d’être sous pression » quand ils reprennent le corrigé. L’émotion liée au mauvais résultat doit être maîtrisée avant de reprendre l’exercice raté. Les consignes de l’enseignant censées modifier le rapport émotionnel à la copie étaient les suivantes : « être moins anxieux et être plus serein » ; « ne pas avoir un sens critique en permanence mais cibler un exercice particulier à retravailler », attente explicitée par « ne pas avoir une épée dans le dos » et « il n’y a pas de culture dans l’immédiateté ».
38Mais l’environnement scolaire fréquenté antérieurement semble aussi jouer un rôle dans l’accomplissement du travail émotionnel : les élèves qui proviennent de lycées prestigieux savent qu’ils doivent travailler plus et différemment, même s’ils ont besoin de temps pour trouver leurs propres méthodes et établir une organisation quotidienne. Les élèves issus de lycées moins prestigieux ont davantage besoin de temps pour se mettre au travail et s’investir efficacement. Ainsi, les enquêtés les plus à même de mobiliser des techniques de management émotionnel (Thoits, 1990) sont ceux qui sont passés par les lycées parisiens prestigieux (ou les classes de terminale d’excellence d’autres lycées de région parisienne ou de province) qui préparent « naturellement » et de longue date l’accès aux filières sélectives de l’enseignement supérieur. L’objectif d’excellence scolaire y justifie le recours aux notes basses comme indicateur de l’effort qui doit continuellement être (re)produit. Ce principe y est d’autant plus accepté par les élèves que ceux-ci ont le sentiment d’appartenir à l’élite scolaire (Merle, 2007). Pour ces élèves, plus immédiatement préparés aux réquisits scolaires et émotionnels de la classe préparatoire, le départ du lycée est vécu comme un moment « logique » du projet scolaire puisqu’il existe une continuité – en termes de résultats scolaires, d’attentes émanant des enseignants et d’investissement personnel – entre la terminale et la classe préparatoire. Ces élèves ont souvent déjà acquis des habitudes de travail et, de ce fait, ont moins ressenti le décalage si souvent éprouvé au cours de cette transition. Par exemple, Aude connaissait l’univers des classes préparatoires, les multiples épreuves, les exigences professorales, la nécessité d’accepter un rythme de travail soutenu, avec pour objectif la préparation des concours des grandes écoles :
Aude : J’avais presque déjà tout fait dans mon lycée, même les oraux. Les DST tous les samedis aussi. J’avais des profs aussi bons qu’en prépa.
CL : Pas de différence académique entre le lycée et la prépa ?
A : Non, quoiqu’à la prépa ils sont plus exigeants. Mais rien d’insurmontable, même si c’est plus chargé en prépa quand même (Aude, bac S, TB, lycée d’élite, père cadre financier, diplôme école de commerce, prépa ESC, et mère médecin du travail).
40Si Buisson-Fenet et Draelants (2010), dans une enquête sur les processus d’admission en CPGE, révèlent en effet les « enchaînements institutionnels » qui favorisent ceux qui auront su ou pu anticiper la sélection des lycées de prestige, nous ajoutons que leur socialisation scolaire les a aussi préparés à relativiser les « coups de pression » et apprendre à rapidement « passer à autre chose », comme nous l’explique Lise :
CL : Pendant la période du lycée tu vis une nouvelle organisation. Ce que tu me décris tu l’as aussi vécu en hypokhâgne ?
Lise : Totalement. Le choc était moins important pour moi. J’étais je pense moins choquée par l’hypokhâgne que les autres de ma classe. La prépa n’est pas très différente de ce que j’ai vécu pendant ma terminale. Je n’ai pas eu le choc des difficultés rencontrées en prépa comme les sales notes. J’avais déjà l’habitude de me prendre des 3/20. Si je n’y étais pas allée je n’aurais jamais pu tenir une année d’hypokhâgne. Ça m’a étalé le choc de la prépa (Lise, bac S, TB, lycée d’élite, cours privés de perfectionnement, père responsable d’une agence de conseil en assurance, master, et mère avocate en droit pénal et des entreprises, master).
42Leur capacité à pouvoir minorer en permanence les effets de la sanction scolaire s’est manifestement aussi forgée auprès de ces enseignants « passeurs » du secondaire proches des classes préparatoires (y enseignant parfois). Ainsi, Lise, à propos d’une difficulté à résoudre un exercice de mathématiques au tableau, explique avoir été « pointée du doigt en classe » par son professeur de seconde, lui assénant en public : « Vous voyez, elle ne fera jamais rien dans sa vie ! ». Il est donc assez fréquent d’observer chez ces élèves, par des attitudes récurrentes incorporées depuis le lycée, une capacité à réévaluer le sens des devoirs, des examens, des verdicts scolaires et des présentations orales. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant pour eux de percevoir ces situations différemment et plus positivement une fois en hypokhâgne.
43Cette préparation débutée dans le secondaire développe précocement des modes d’apprentissage de régulation des émotions (et crée pour ainsi dire de plus grosses « carapaces ») et fait apparaître des rapports de domination (Bourdieu, 1989, 1998, 2000) entre les élèves aux trajectoires scolaires différentes. Au-delà de la description des positions asymétriques occupées par les individus, Pierre Bourdieu propose de concevoir ces rapports selon un mécanisme à la fois d’extériorisation, par lequel les individus se persuadent de leur légitimité à occuper cette position, et d’intériorisation, par un processus psychologique d’adhésion au contenu de cette croyance qui fonde la légitimité du dominant (Bourdieu, 1998). Ainsi, les élèves les mieux préparés réagissent souvent avec véhémence lorsqu’ils considèrent qu’ils ont affaire à des élèves « sans cesse en train de geindre » (dit Nicolas), estimant perdre du temps dans la préparation des concours. Ils considèrent par ailleurs que la prépa devrait mettre davantage de pression pour les préparer efficacement. Ces propos indiquent que l’excellence scolaire sous-tend chez eux plus que la seule performance académique. Elle révèle l’intériorisation précoce de la compétition et de la logique des épreuves dans l’accès aux filières sélectives, pour lesquelles ils ont été formés préalablement. Ces rapports de domination (Bourdieu, 1998) sont d’autant plus violents qu’ils structurent « extérieurement » les espaces de travail et les relations entre les élèves, où les « pressentis pour intégrer » se rassemblent souvent dans des groupes de travail cultivant les plus fortes ambitions au regard des concours des grandes écoles (et de fait les élèves moins « intéressants » sur le plan des chances de réussite sont souvent réduits à travailler dans des groupes aux plus faibles ambitions), même si des relations d’amitié préexistent à ces rapports. S’il est proche de son ami Thibault, Antoine préfère par exemple travailler avec d’autres élèves connus pour leurs meilleures performances :
Je sais que je ne pourrais jamais travailler avec mon ami Thibault, même si je m’entends avec lui. Tout dépend de la mentalité d’esprit et des aptitudes. Il est cultivé mais il a du mal à mettre les choses en forme. Il peut savoir les choses mais il va mal les dire. Je préfère travailler avec les gens qui sont plus forts que moi. C’est eux qui vont me pousser (Antoine, bac S, TB, lycée de banlieue parisienne, classe d’excellence, père gendarme, École de Saint-Cyr, classe préparatoire scientifique, mère médiatrice familiale, master de droit).
45Les relations scolaires peuvent apparaître très conditionnées par la recherche de profils d’élèves correspondant à des traits culturels, scolaires et émotionnels en adéquation avec les exigences des concours. À propos de ses amis de classe, Aude exprimera en entretien les qualités intellectuelles et scolaires qu’ils possèdent : « Ce sont des personnes ouvertes qui réfléchissent de manière scientifique. Les gens irrationnels m’insupportent. Je ne suis pas trop dans l’affect ». La capacité de résistance est également une composante importante dans le choix de ses relations : « En colle je suis avec Émilie et on se réconforte mutuellement. Elle m’a déjà réconfortée pour une colle d’anglais. Mais dans mon groupe de colle, il n’y a jamais eu de pleurs ». Délimitant les espaces et légitimant les relations privilégiées entre « bons » élèves, ces mises à l’écart implicites indiquent, d’une part, le chemin qu’il reste à parcourir aux autres pour intégrer (« la manière dont il faut vraiment travailler » selon Nicolas) et, d’autre part, elles sont aussi une manière pour le bon élève de réaffirmer, devant les autres, le pouvoir du dominant (Bourdieu, 2000). Les propos d’Anne-Laure mettent en lumière ce rapport de domination (Bourdieu, 1998) :
CL : Est-ce qu’il y a des formes d’entraide dans ton groupe d’amis ?
Anne-Laure : Oui, même s’il y a des distinctions à faire. Il y en a beaucoup parmi ce groupe qui « boostent » en organisant des rendez-vous pour travailler ou en se répartissant les tâches de travail et il y en a d’autres qui tirent vers le bas, abandonnent, enfin… Surtout une de mes amies, et moi je n’apprécie pas cela car à ce moment-là c’est moi qui devais énormément l’aider et j’avais l’impression d’être toujours derrière elle. […] Ce genre de choses, je n’osais pas le dire à mon amie, bien que cette situation devenait pesante et l’est toujours (Anne-Laure, bac S, TB, lycée de province, père contrôleur aérien, diplôme d’ingénieur, prépa Maths Sup, et mère sage-femme, diplôme d’infirmière).
47Le travail émotionnel semble in fine plus important en intensité pour les élèves qui ont moins de ressources sociales et scolaires (originaires d’un lycée de province, sans filière d’excellence, mention B et non TB) et qui font face à la mise en concurrence dans la constitution des groupes de travail. Pour ces élèves, le travail émotionnel touche autant le soi par rapport aux attentes de l’institution que celui vis-à-vis des groupes des pairs. En somme, les effets de la violence symbolique ne se jouent pas seulement au regard des notes et des classements mais apparaissent dans l’expérience des rapports asymétriques entre élèves. Toutefois, on perçoit que cette violence s’exerce également avec la complicité de l’élève qui intériorise son échec à s’adapter, ce que Bertrand Russell appelait, pour sa part, l’« émotion de la croyance » (Russell, 2002), comme fait mental causé par la croyance intériorisée de la légitimité de la domination (Bourdieu, 1989). Les propos de Mathilde, qui quitte le dispositif en fin d’hypokhâgne, en témoignent :
En prépa, je n’étais pas moi-même. Je me fondais dans la masse. Je me cachais pour ne pas être la fille pas cultivée qu’on pointe du doigt. […] Je me suis trompée dans mon choix d’orientation. C’est à moi que je dois en vouloir, pas à la prépa (Mathilde, bac S, B, lycée de province, père cadre commercial, bac, et mère hôtesse de l’air, BTS).
49Les relations entre les élèves, les enseignants et les responsables peuvent ainsi être un apprentissage par « claques » (Zolesio, 2013) générant des émotions disqualifiantes pour les recalés du système de relations scolaires.
50Ces trajectoires scolaires en adéquation avec les exigences préparationnaires sont souvent majorées d’un recours à « l’offre marchande d’éducation » (Dutercq, 2011), notamment des prestations personnalisées de « coaching étudiant » ou des cours privés de perfectionnement visant la préparation aux concours, à forte rentabilité scolaire. Les élèves sont d’autant plus préparés à s’ajuster aux réquisits scolaires et émotionnels de la classe préparatoire qu’ils sont au fait de ce qui les attend. Ils peuvent s’exercer à faire des colles, des devoirs et prendre de l’avance dans le programme. Aussi ont-ils eu l’occasion d’« aiguiser leur caractère » (Zolesio, 2013) en étant exposés aux exigences anticipatrices de la prépa. Le bon élève sait par exemple « expurger » le verdict scolaire de son impact émotionnel afin de se concentrer sur l’aspect cognitif du commentaire professoral et, comme l’exprime Amélie, à ne pas se sentir affecté par le résultat :
Une note ce n’est pas une personne. C’est une évaluation ponctuelle et pas une évaluation sur le travail de fond qu’on a pu faire (Amélie, bac S, TB, classe d’excellence, père ingénieur et professeur de chimie, diplôme d’ingénieur, prépa scientifique, et mère ingénieur télécommunication, prépa scientifique).
52Mais la mise en œuvre précoce du travail émotionnel se comprend d’autant plus facilement qu’elle se donne à voir dans les discours de l’aisance, par lesquels l’élève sait pouvoir compter sur ses capacités d’adaptation pour supporter la transition du lycée vers l’hypokhâgne. Nicolas s’exprime à ce propos :
CL : Comment tu arrives à faire face à la chute des notes ?
Nicolas : Au début ça fait mal.
CL : Qu’est-ce que tu te dis à ce moment-là ?
N : Mes premières notes dans toutes les matières j’avais en dessous de la moyenne sauf en maths, et je me disais que ce n’était pas grave mais que ça ne devait pas continuer. Je me suis dit que j’allais progresser et que le meilleur était à venir.
CL : Tu as appris à relativiser ?
N : Non, je me suis toujours dit ça. Les notes ne m’ont jamais vraiment mis mal.
54Une des caractéristiques du processus d’inculcation différencié du travail émotionnel qui semble dominer en prépa réside dans la capacité de certains élèves à développer une représentation positive de la sanction scolaire : la souffrance issue de la sanction n’est pas vécue seulement au premier degré, comme une situation douloureuse, mais d’abord comme signalant un écart entre un niveau scolaire et des exigences académiques. Le travail émotionnel peut ainsi apparaître serein pour ces élèves quand pour d’autres il peut s’opérer dans une logique de culpabilisation. Leila revient sur le maintien d’un petit boulot pendant les vacances de Noël dont elle reconnaît que « ce n’est pas le meilleur choix ». Elle dit s’être persuadée qu’elle pourrait travailler dans le RER. À son retour en prépa, elle présente ce choix comme une expérience à ne pas reproduire :
Leila : Là en février je me suis dit, pour ne pas m’en vouloir de ne pas avoir travaillé avant, il faut que je mette les bouchées doubles.
[…]
CL : Mais il peut y avoir des pensées contraires parfois.
L : Ouais (rires). Là je me dis « Pense à l’état dans lequel tu étais l’année dernière ». Et franchement, quand je pleurais l’année dernière je me disais « plus jamais ce sentiment ». Je me disais « n’oublie pas ce sentiment. Et quand tu auras envie d’aller au restau tu repenseras à ce moment-là ». Bon, ça ne marche pas tout le temps. Mais quand je me dis « là, j’en ai marre de faire ça », oui je peux aller là-bas, mais dès qu’il y a du lest, je me dis « pense à ce sentiment ». Et je ne veux pas revivre ça (Leila, bac S, B, lycée de province, père chauffeur, licence AES, mère professeure des écoles, licence AES).
56Enfin, l’apprentissage du travail émotionnel est lié aux pratiques éducatives familiales. De nombreux travaux ont souligné l’importance du capital culturel dans la réussite scolaire des élèves, capital transmis à la fois dans la famille (en fonction du niveau d’instruction des parents) et par l’école (selon le type d’établissement, le choix de filières et d’options) (Bourdieu & Passeron, 1970 ; van Zanten, 2009). Nos travaux confirment l’avantage possédé par les élèves dont les parents ont un fort niveau de diplôme notamment lorsqu’ils peuvent compter sur la transmission de connaissances scientifiques. Au cours de l’hypokhâgne, un niveau de réussite plus important en mathématiques s’est vérifié pour les élèves issus de milieux où on constate la forte prégnance de la filière S dans les trajectoires scolaires familiales (quand un parent ou un membre de la fratrie exercent une carrière scientifique d’ingénieur, d’architecte, de médecin, etc.). Nicolas déclarera au cours de l’entretien : « Le vrai point commun, c’est que dans la famille, on a tous fait un bac scientifique ». On remarque l’antériorité de la filière scientifique dans les parcours scolaires des membres de sa famille, depuis deux générations, du côté paternel. Si le père de Nicolas a fait Polytechnique, son grand-père était précédemment ingénieur. Or, il apparaît qu’à diplôme parental équivalent, le fait d’avoir des grands-parents détenteurs d’un diplôme scientifique apporte à certains élèves un avantage supplémentaire (Henri-Panabière, 2013). À plusieurs reprises, il demande l’aide de son père, et des sessions de travail sont organisées conjointement certains week-ends. Plus encore, l’enquête montre que les modalités de transmission des connaissances scientifiques relèvent autant de l’action d’un milieu familial culturellement doté que de celle de l’école, via des programmes de mathématiques parfois avancés au lycée (en terminale, Nicolas a pris l’option « mathématiques avancées »). Mais celui-ci a également acquis un bon niveau dans la matière par une capacité d’autonomie pour préparer le programme de mathématiques de prépa. Ces différences « de ressources et de recours » (Bourdieu, 1989) sont cruciales dans la construction des capacités de chaque élève à gérer les émotions que revêt précisément cette discipline qui fonde la pluridisciplinarité de la filière B/L.
57Le parent transmet et explique également des outils de gestion du temps visant à parer les émotions liées à la « panique temporelle » (Darmon, 2013), tel un tableau où l’élève apprend à prioriser son travail et gérer son quotidien. La capacité à organiser et évaluer les apports de chaque activité – travail, loisirs et temps de repos – dépend d’un ensemble de techniques pour améliorer les performances scolaires. C’est par exemple la profession d’un des parents qui permet à l’élève de se construire des dispositions organisationnelles. Sophie revient sur la relation qu’elle entretient avec son père, médecin, et la manière dont elle apprend de lui à se servir d’un tableau pour prioriser son travail :
Sophie : On avait de longues discussions sur mon avenir et il me faisait surtout des discours motivants. Il me donnait des méthodes et des conseils.
CL : Un exemple ? Pour illustrer le fait qu’il te donne des méthodes et des conseils.
S : Mon père est assez maniaque sur l’organisation. Même pour son cabinet, il a fait appel à un coach pour le coacher sur son organisation. Du coup, il me montrait un tableau avec la colonne « urgent » et « important », et il me faisait classer les choses que j’avais à faire dans ce tableau (Sophie, bac S, TB, lycée proche de Paris, père maître de conférences, prépa médecine, doctorat, et mère médecin du travail, prépa médecine, doctorat).
59Nicolas, Rémi et François, dont les parents sont ingénieurs, dirigeants d’entreprise, professions libérales ou architectes ayant leur cabinet, sont des élèves qui voient leurs parents alterner au quotidien plusieurs activités à la fois et qui sont incités à le faire plus naturellement. Cet apprentissage implicite de la gestion du temps, qui s’enseigne de manière tacite, est à l’évidence socialement déterminé (Beaud, 2002). C’est pourquoi l’usage dans certaines familles des instruments écrits de rationalisation temporelle (tels que les agendas, les plannings ou les listes de choses à faire) permet à l’enfant d’apprendre à objectiver le déroulement du temps (Millet & Thin, 2005 ; Darmon, 2013), et dont Bernard Lahire a montré que ces pratiques participaient à la construction de dispositions planificatrices et ascétiques scolairement « payantes » (Lahire, 2012).
60Si la possession d’un haut niveau de capital culturel a une forte influence sur la construction de dispositions scolaires rentables en termes d’atténuation des émotions négatives, la capacité du parent à pouvoir créer un espace de parole ad hoc permettant l’évocation du vécu émotionnel de l’élève est un autre facteur différenciateur intervenant dans la réussite scolaire de l’élève. L’intervention du milieu familial peut consister à offrir à l’élève un soutien émotionnel lorsqu’il rencontre une difficulté, notamment sur le plan de la peur (en lien avec les nouvelles épreuves), de l’anxiété (quant aux notes obtenues, aux classements), du sentiment de découragement ou lorsque l’élève ressent le besoin spontané d’être rassuré. Les entretiens distinguent les élèves à ce niveau et mettent en lumière les bénéfices obtenus par ceux qui disposent des moyens d’évoquer et d’encadrer les émotions au cours de leur scolarité. Si ces élèves sont également confrontés à des baisses de moral et au découragement, ils détiennent toutefois, au sein de leur milieu, les moyens d’y remédier rapidement, en « connaissance de causes ». Blandine explique la manière dont ses parents et son second frère ont pu l’aider quand elle a « craqué » à la suite du premier concours blanc :
En général, quand ça n’allait pas trop, c’était un surplus de plusieurs choses et du coup j’appelais souvent ma mère et mon père aussi. Même si ma famille me réconfortait, j’arrivais seule à mettre des mots sur ce qui n’allait pas. Mais j’ai eu un moment difficile au début de l’année qui était essentiellement dû au stress car il y avait beaucoup trop de travail et je ne savais pas trop comment gérer. Récemment, j’ai eu un moment où j’ai un peu pété un câble et là c’était un peu indescriptible car c’était après les concours blancs. J’ai donc passé un week-end chez moi avec ma famille. J’ai passé la soirée avec mon frère qui lui aussi a fait une prépa et il m’a remonté le moral (Blandine, bac S, TB, lycée de province, classe d’excellence, père diplôme ingénieur, prépa scientifique, mère infirmière, frère et sœur en prépa scientifique et école d’ingénieur).
62Certains parents peuvent aussi prévoir des temps rituels permettant la « distraction » (Thoits, 1990) pour sortir l’élève de son quotidien et lui permettre de se ressourcer en famille. Sophie cite un événement le week-end où l’attend sa mère : « Oui, c’est elle, quand je rentre le week-end et que je ne me sens pas bien, qui va m’amener faire du shopping ».
63Certains milieux familiaux, où l’émotion fait partie intégrante des échanges intrafamiliaux, favorisent ensuite la transmission de techniques de management des émotions qui contribuent à produire des manières de reconsidérer les événements insécurisants de la prépa. Comme le souligne Alexandra, elle a acquis progressivement des capacités réflexives sur ses émotions. L’intervention de ses parents lui permet par exemple d’apprendre à dissocier « causes scolaires » et « causes personnelles » dans l’explication des mauvais résultats. Cela consiste à garder l’aspect cognitif d’un exercice raté et à atténuer les effets de la « blessure » de l’évaluation :
Alexandra : Oui, je pense que c’est vraiment quelque chose qu’il faut faire parce que, comme ça, on peut passer au-dessus et on peut réussir la prépa. Pour le coup, il faut vraiment essayer de trouver ce qui ne va pas pour voir si c’est relié à la prépa ou pas. Moi, j’ai réussi à le faire en me rendant compte que je me mettais trop la pression. Il faut dédramatiser la prépa pour pouvoir dédramatiser la pression. Il faut contrôler ses émotions. C’est un peu le but de la prépa de nous aider à contrôler nos émotions, comme ça, après, nos émotions ne prendront plus le dessus. Quand on sait d’où ça vient, on peut les éviter et ne plus reproduire les mêmes erreurs.
CL : Tu es devenue plus lucide ?
A : Oui, quelque chose que je me suis forcée de faire pour réussir cette année. Il faut savoir séparer les problèmes personnels et ceux de la prépa, qui influent un peu.
65Les parents peuvent aussi proposer des techniques plus élaborées en invitant par exemple l’élève – ici Clotilde – à « réinterpréter » la signification d’une situation scolaire (Thoits, 1990) :
CL : Est-ce qu’un jour en prépa ça n’allait pas trop et ta mère t’a aidé ?
Clotilde : Oui. Il y a clairement des moments où je rentre de la prépa, ça m’arrive assez souvent de dire à ma mère que je n’en peux plus. Et elle m’aide. Elle me fait à manger et me dit d’aller me reposer.
CL : Et ça marche ?
C : Oui. Elle me fait comprendre que j’ai l’impression que la prépa c’est le centre du monde parce que je suis toute la journée dans ce milieu, alors qu’en fait ce n’est pas grave du tout.
67Philippe estime à ce sujet avoir reçu « une éducation qui [l]’a porté à toujours être maître de soi-même ». Certains extraits de l’entretien font état d’un travail parental visant à dédramatiser les épreuves scolaires qu’il rencontre en hypokhâgne. Le père de Philippe, avant d’être docteur en médecine traditionnelle chinoise, a suivi des études de psychologie et, comme son fils l’affirme, « il s’est toujours intéressé au développement personnel ». Ce soutien parental a permis à l’élève au cours de l’hypokhâgne d’apprendre à agir sur ses émotions. À propos de sa capacité à dédramatiser les résultats du premier concours blanc, il déclare :
Encore une fois, le soutien familial a été très important pour moi en prépa. J’ai réussi grâce à mes parents à mettre des mots sur ce qui me posait problème et souvent m’apercevoir que ce n’était pas grand-chose (Philippe).
69Certains élèves, comme Clotilde, ont aussi pu bénéficier d’une formation en famille sur des techniques de « relaxation » (Thoits, 1990) :
Clotilde : Ma mère est déjà prof de yoga. Si j’ai envie, je fais du yoga avec elle.
CL : Ta mère t’apprend des techniques particulières ?
C : Oui. Je connais un peu les bases du Pranayama et j’ai été en Inde plusieurs fois. Ce sont des exercices entre les deux narines. En fait, on respire toujours plus d’une narine que de l’autre. Donc si je dois me détendre je sais comment le faire.
71De manière générale, lorsque les parents sont disponibles, aident et supervisent les retours en famille, les élèves développent davantage de techniques pour agir sur les émotions négatives, gérer leur temps et conserver leur concentration. Les techniques de management des émotions sont dès lors plus faciles à enclencher chez ces élèves.
Conclusion
72Le présent article tentait de comprendre le processus de construction des inégalités dans l’apprentissage de la régulation des émotions en utilisant les concepts de travail et de management émotionnels, dans le contexte d’une classe préparatoire littéraire B/L (en nous centrant sur l’année d’hypokhâgne).
73La réalisation du travail sur les émotions s’avère ainsi centrale pour comprendre les modes d’adaptation individuels au cours de l’expérience de classe préparatoire. Les apprentissages des élèves se révèlent être un travail sur soi et relationnel (apprentissages qu’ils construisent et partagent avec autrui). Travaillant avec, face et sur des émotions potentiellement déstabilisantes, les élèves apprennent à s’adapter à la charge émotionnelle des épreuves scolaires. En fonction de son intensité, ils tenteront de canaliser les émotions, ce qui correspond à une recherche de conformité aux normes scolaires mais aussi une démarche de préservation de soi dans l’expérience des épreuves. Sinon, ils essaieront d’activer d’autres émotions, faisant de celles-ci un risque à contenir et une ressource pour résister à la violence symbolique du dispositif. Ce processus d’apprentissage est largement implicite et conditionné par les produits de la socialisation scolaire et les pratiques familiales de transmission culturelle et de soutien émotionnel, lesquelles sont dispensatrices de techniques de management des émotions. Le cumul et la cohérence de l’articulation des capitalisations scolaires et familiales donnent sa force formatrice à la socialisation familiale dans la construction des dispositions au travail des émotions. Celui-ci peut être spontané pour certains mais relever d’une capacité à « cacher » ses difficultés, et donc ses émotions, pour d’autres. Les émotions sont donc au cœur de cette interaction problématique du voilement et dévoilement des émotions (Fernandez, Lézé & Marche, 2006), en même temps qu’elles recouvrent des rapports de domination (Bourdieu, 1989, 1998, 2000) entre élèves selon le degré de préparation préalable aux exigences aussi bien scolaires qu’émotionnelles du dispositif.
Bibliographie
- BEAUD S. (2002). 80 % au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire. Paris : La Découverte.
- BERNARD J. (2007). « La gestion des émotions aux pompes funèbres. Une compétence reconnue ? ». Formation Emploi, no 99, p. 61-75.
- BONVIN F. (1979). « Une seconde famille. Un collège d’enseignement privé ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30, p. 47-64.
- BOURDIEU P. (1989). La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps. Paris : Éd. de Minuit.
- BOURDIEU P. (1998). La domination masculine. Paris : Éd. du Seuil.
- BOURDIEU P. (2000). Les structures sociales de l’économie. Paris : Éd. du Seuil.
- BOURDIEU P. (2015). Sociologie générale. Vol. 1. Cours au Collège de France 1981-1983. Paris : Éd. du Seuil.
- BOURDIEU P. & PASSERON J.-C. (1970). La reproduction. Paris : Éd. de Minuit.
- BUISSON-FENET H. & DRAELANTS H. (2010) « Réputation, mimétisme et concurrence : ce que l’ouverture sociale fait aux grandes écoles ». Sociologies pratiques, no 21, p. 67-81.
- DAMASIO A. R. (1995). L’erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob.
- DARMON M. (2013). Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante. Paris : La Découverte.
- DAVERNE C. & DUTERCQ Y. (2013). Les bons élèves. Expériences et cadres de formation. Paris : PUF.
- DEJOURS R. (2014). « Travail, corps et défenses dans les classes préparatoires et les grandes écoles ». Champ psy, no 65, p. 85-107.
- DEJOURS R. (2017). « Classes préparatoires ». Adolescence, vol. 35, no 2, p. 361-370.
- DUTERCQ Y. (2011). « L’excellence est-elle en France à la portée de tous les étudiants ? Le recours à l’offre marchande d’éducation chez les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles ». In Y. Dutercq, Où va l’éducation entre public et privé ? Louvain-la-Neuve : De Boeck, p. 87-103.
- ELIAS N. (1993). Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance. Paris : Fayard.
- ELIAS N. & DUNNING E. (1994). Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris : Fayard.
- FERNANDEZ F., LÉZÉ S., MARCHE H. & STEINAUER O. (2006). « Émotions, corps et santé : une politique de l’émoi ? ». Face à face. Regards sur la santé, no 8, p. 5-9.
- FERNANDEZ F., LÉZÉ S. & MARCHE H. (2006). « Voilement et dévoilement des émotions sur les terrains de la santé : du rapport de sens au rapport de force ». Face à face. Regards sur la santé, no 9, p. 6-11.
- FERNANDEZ F. & MARCHE H. (2013). « Le façonnement socio-sanitaire des émotions ». In F. Fernandez, S. Lézé & H. Marche (dir.), Les émotions. Une approche de la vie sociale. Paris : Éditions des archives contemporaines, p. 87-102.
- HENRI-PANABIÈRE G. (2013). « Éducation familiale et milieux sociaux : inégalités et socialisations différenciées ». In G. Bergonnier-Dupuy (dir.), Traité d’éducation familiale. Paris : Dunod, p. 385-402.
- HOCHSCHILD A. R. (1983). The managed Heart. Berkeley : University of California Press.
- HOCHSCHILD A. R. (2003). « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale ». Travailler, no 9, p. 19-49.
- HOCHSCHILD A. R. (2017). Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel. Paris : La Découverte.
- JEANTET A. (2003). « L’émotion prescrite au travail ». Travailler, no 9, p.99-112.
- LAHIRE B. (2002). Portraits sociologiques : dispositions et variations individuelles. Paris : Nathan.
- LAHIRE B. (2012). Tableaux de familles : heurs et malheurs scolaires en milieux populaires. Paris : Éd. du Seuil.
- MERLE P. (2007). Les notes, secrets de fabrication. Paris : PUF.
- MILLET M. & THIN D. (2005). Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale. Paris : PUF.
- PINÇON M. & PINÇON-CHARLOT M. (2016). Sociologie de la bourgeoisie. Paris : La Découverte.
- RUSSEL B. (2002). Théorie de la connaissance. Le manuscrit de 1913. Paris : Vrin.
- SAINT-MARTIN M. (1980). « Une grande famille ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 31, no 1, p. 4-21.
- STEINBERG R. & FIGART D. (1999) « Emotional labor since The Managed Heart ». ANNALS–AAPSS, no 561, p. 8-26.
- THOITS P. (1990). « Emotional deviance: Research Agendas ». In T. Kemper (dir.), Research Agendas in the Sociology of Emotions, New York : State University Press, p. 180-203.
- van ZANTEN A. (2009). Choisir son école. Paris : PUF.
- ZOLESIO E. (2013). « La socialisation chirurgicale, un apprentissage “par claques” ». Revue française de pédagogie, no 184, p. 95-104.
Mots-clés éditeurs : apprentissage, études littéraires, classe préparatoire, socialisation
Date de mise en ligne : 26/04/2021.
https://doi.org/10.4000/rfp.9686