Notes
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D’après François Grosjean, Bilinguisme individuel, in Encyclopædia Universalis :
<http://www.universalis.fr/encyclopedie/bilinguisme-individuel/>.
Préambule
1Lorsque la RFLA m'a invité à participer à un numéro sur le thème du multilinguisme/ plurilinguisme, j'ai proposé de reprendre un article écrit pour l'Encyclopédie Universalis en le mettant à jour et en lui donnant un nouvel intitulé, 'Etre bilingue aujourd'hui'. Le lecteur remarquera que j'utilise 'bilingue' à la place de 'multilingue' ou 'plurilingue' et cela nécessite une explication. Tout d'abord, comme de nombreux chercheurs, je me sers du terme 'multilingue' pour parler d'un pays ou d'une région où l'on trouve plusieurs langues. Ainsi, la Suisse est un pays multilingue, comme l'est la France d'ailleurs, sans que cela soit toujours reconnu. Le terme 'plurilingue' quant à lui, est réservé aux individus. Pourquoi ne pas l'avoir utilisé dans l'intitulé alors ? Tout simplement, parce que la définition que je donne du bilinguisme, depuis de nombreuses années, ne limite pas le nombre de langues : il s'agit de l'utilisation de deux ou de plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours. Notons aussi qu'en mettant l'accent sur l'utilisation des langues, et moins sur leurs connaissances, bien que celles-ci doivent être présentes pour que les langues soient utilisées, cela réduit la proportion de personnes qui se servent de plus de deux langues dans la vie quotidienne. Nous sommes nombreux à connaître plusieurs langues, mais lorsqu'il s'agit de leur utilisation régulière, le nombre diminue, et le bilinguisme domine le plurilinguisme. Par exemple, toujours en Suisse, on trouve 26,1 % de la population qui se servent de deux langues régulièrement, alors que les trilingues représentent 10,4 % et les quadrilingues 3,7 % de la population. Recourir au terme 'bilingue' pour caractériser les locuteurs du premier groupe, et l'étendre à ceux des deux autres groupes, me semble approprié donc si l'on insiste qu'il s'agit de personnes qui se servent de deux ou de plusieurs langues ou dialectes.
Introduction
2De nombreux facteurs favorisent le bilinguisme tels que le contact de langues à l'intérieur d'un pays ou d'une région, la nécessité d'utiliser une langue de communication (lingua franca) en plus d'une langue première, la présence d'une langue parlée différente de la langue écrite au sein d'une même population, la migration politique, économique ou religieuse, le commerce international, les cursus scolaires suivis par les enfants, les mariages mixtes et la décision d'élever les enfants avec deux langues. Le bilinguisme se manifeste dans tous les pays du monde, dans toutes les classes de la société, dans tous les groupes d'âge.
3Malgré son étendue, le bilinguisme est entouré de nombreux mythes (Grosjean 2015) : il s'agit d'un phénomène rare (en fait, environ la moitié de la population du monde est bilingue) ; la personne bilingue possède une maîtrise parfaite et équivalente de ses différentes langues (il est rare qu'une telle maîtrise soit atteinte dans toutes les langues) ; le bilingue acquiert ses langues dans sa prime enfance (en vérité, on peut devenir bilingue à tout âge) ; le bilingue est un traducteur né (ceci est rarement le cas) ; le bilinguisme précoce chez l'enfant retarde l'acquisition du langage (en réalité, les grandes étapes d'acquisition sont atteintes aux mêmes moments chez tous les enfants, monolingues ou bilingues) ; et le bilinguisme affecte négativement le développement cognitif des enfants possédant deux ou plusieurs langues (en vérité, il semblerait que l'enfant bilingue peut montrer une supériorité par rapport à l'enfant monolingue pour ce qui est de l'attention sélective, la capacité à s'adapter à de nouvelles règles, et les opérations métalinguistiques).
1. La personne bilingue
1.1. Définition
4Bien que certains chercheurs définissent encore le bilingue comme étant celui qui possède une maîtrise parfaite de deux (ou plusieurs) langues, la plupart d'entre eux sont d'avis que cette définition n'est pas réaliste. On ne peut considérer comme bilingues uniquement les personnes qui passent pour être monolingues dans chacune de leurs langues. Il est vrai qu'un petit nombre de bilingues – certains interprètes, traducteurs, professeurs de langues et chercheurs, entre autres – remplissent ces conditions. Mais la grande majorité de ceux qui se servent de deux ou de plusieurs langues dans la vie de tous les jours n'ont pas une compétence équivalente et parfaite de leurs langues (Grosjean 2004a).
5Ce constat a amené à proposer de nouvelles définitions du bilinguisme, telles que la capacité de produire des énoncés significatifs dans deux (ou plusieurs) langues, la maîtrise d'au moins une compétence linguistique (lire, écrire, parler, écouter) dans une autre langue, l'usage alterné de plusieurs langues, etc. Nous entendrons par bilingues les personnes qui se servent de deux ou de plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours. Ceci englobe les personnes qui ont une compétence de l'oral dans une langue et une compétence de l'écrit dans une autre, les personnes qui parlent deux langues avec un niveau de compétence différent dans chacune d'elles (et qui ne savent ni lire ni écrire l'une ou l'autre), mais aussi, bien entendu, les personnes qui possèdent une très bonne maîtrise de deux (ou de plusieurs) langues.
6Cette définition tient compte des bilingues, mais également des plurilingues, et elle inclut les dialectes, une réalité dans certains pays comme la Suisse et l'Italie, entre autres. De plus, la connaissance linguistique, facteur principal dans les définitions anciennes du bilinguisme, est présente, car, si une personne se sert régulièrement de deux ou plusieurs langues, elle doit forcément avoir un certain niveau de compétence dans les langues concernées. L'inverse n'est, en revanche, pas toujours vrai : on peut connaître une langue sans la pratiquer.
1.2. Le principe de complémentarité
7Les bilingues apprennent et utilisent leurs langues dans des situations différentes, avec des personnes variées, pour des objectifs distincts. Les différentes facettes de la vie requièrent différentes langues. Bien entendu, il existe des domaines et activités où il est possible de se servir de plusieurs langues, mais un certain nombre de domaines et d'activités sont réservés strictement à une langue (Grosjean 2016).
8Le principe de complémentarité a un impact sur la connaissance linguistique de la personne bilingue. En effet, si une langue est utilisée dans un nombre restreint de domaines ou activités, forcément avec des interlocuteurs moins nombreux, il y a de fortes chances qu'elle ne soit pas aussi développée que la langue qui est utilisée dans des contextes plus abondants. Outre un vocabulaire plus restreint, les niveaux de styles et les connaissances discursives et pragmatiques risquent d'être affectés, à la fois au niveau oral, mais également à l'écrit lorsque la personne sait lire et écrire la langue la moins utilisée.
9Plus on étudie le principe de complémentarité, plus on remarque son influence sur la perception et la production de la parole, la mémoire verbale, l'acquisition des langues chez les enfants bilingues et la dominance langagière. Par exemple, jusqu'à maintenant, un bilingue jugé dominant dans une langue soit avait, selon les experts, des connaissances linguistiques plus poussées dans cette langue (critère placé en premier par de nombreux chercheurs), soit il savait écrire et lire une des langues, ou il se servait plus souvent de cette langue par rapport à l'autre, soit une combinaison de ces différents aspects. Mais, si on donne au principe de complémentarité l'importance qu'il mérite, les choses se compliquent, car il peut exister des domaines où la langue non dominante est utilisée exclusivement. Elle est alors dominante dans ces cas-là.
1.3. Évolution des langues
10Le bilinguisme d'une personne est un processus dynamique influencé par les événements de la vie. La configuration linguistique du bilingue évoluera à la suite de mutations importantes telles que des changements au niveau scolaire, l'entrée dans la vie active, le début de la vie en couple, les déménagements et/ou les migrations, la perte d'un être cher avec qui on parlait une des langues, etc. La personne bilingue qui change ainsi de configuration linguistique selon les aléas de la vie passera par des périodes de bilinguisme stable et par des périodes de restructuration (Grosjean & Py 1991). Pendant celles-ci, les domaines d'utilisation de la langue la plus importante deviendront plus nombreux, alors que ceux des langues moins centrales se réduiront en nombre. De plus, les connaissances linguistiques de la première se développeront (lexique, grammaire, etc.), car elle sera utilisée quotidiennement. Quant aux compétences dans l'autre langue (ou les autres langues), elles seront forcément affectées même lorsqu'il s'agit de la langue première et que le bilinguisme est tardif (Grosjean, 2015).
1.4. Les modes langagiers
11Dans leurs activités quotidiennes, les bilingues naviguent entre différents modes langagiers appartenant tous au même continuum (Grosjean 2001). À l'une des extrémités de celui-ci, ils sont dans un mode langagier monolingue : devant des monolingues qui ne connaissent pas leur autre langue, ou des bilingues avec lesquels ils ne partagent qu'une seule langue, ils se trouvent dans l'obligation de se servir d'une seule langue. À l'autre bout du continuum, ils sont avec d'autres bilingues qui parlent les mêmes langues qu'eux et qui acceptent le mélange des deux langues (le 'parler bilingue'). Entre ces deux extrêmes, nous trouvons une série de modes intermédiaires.
12En mode monolingue, les bilingues optent pour la seule langue possible avec l'interlocuteur et désactivent leur(s) autre(s) langue(s). Les personnes qui réussissent à le faire complètement et qui, de plus, parlent parfaitement et sans accent la langue de l'interlocuteur, sont souvent perçues comme monolingues dans cette langue. En réalité, la désactivation de l'autre langue est rarement totale, et ceci se remarque par les interférences que produisent les bilingues. Une interférence, également appelée 'transfert' par certains, est une déviation particulière du locuteur dans la langue de l'énoncé, due à l'autre langue (ou les autres langues). Les interférences peuvent se situer à tous les niveaux linguistiques (phonologique, lexical, syntaxique, sémantique, pragmatique) et dans toutes les modalités (oral, écrit ou signes). Par exemple, chez certains bilingues anglais-français, nous trouvons au niveau phonétique : (1) Je l'ai observé, où le /p/ et le /s/ sont prononcés /b/ et /z/. Nous relevons aussi des interférences lexicales du type : 2) Une fois qu'on a extendu ('prolongé') son visa, où extendu vient de l'anglais extend. Il existe également des interférences d'idiomes du type : (3) Il parle à travers son chapeau basé sur he's talking through his hat ('il parle pour ne rien dire').
13Il est possible de distinguer deux grands types d'interférence (Grosjean 2012) : les interférences statiques, qui reflètent des traces permanentes d'une langue dans la compétence linguistique de l'autre, et les interférences dynamiques, qui sont des intrusions éphémères de l'autre langue. Ces dernières se manifestent de temps en temps, par exemple un lapsus phonétique qui positionne un accent de mot à la mauvaise place, l'utilisation accidentelle d'un mot de l'autre langue que l'on a intégré morphologiquement et phonologiquement dans la langue de base, une utilisation momentanée d'une structure syntaxique de l'autre langue, alors que l'on se sert normalement de celle qui est correcte, etc. Ces interférences dynamiques sont d'un intérêt particulier au niveau psycholinguistique, car elles reflètent une interaction momentanée de deux systèmes de production, alors que l'un d'eux est censé être désactivé en mode monolingue. Les interférences sont à distinguer des déviations intralinguistiques telles que les surgénéralisations, les simplifications, les hypercorrections, l'évitement de certains mots et expressions, qui reflètent l'interlangue, à savoir la compétence linguistique, à un moment donné, dans l'apprentissage d'une langue.
14En mode langagier bilingue, les bilingues sont face à d'autres bilingues qui parlent les mêmes deux (ou plusieurs) langues, et qui acceptent le parler bilingue. Dans ce mode, les interlocuteurs doivent tout d'abord choisir la langue de base qu'ils vont utiliser ensemble. Ce choix de langue repose sur un certain nombre de facteurs. Il y a d'abord ceux qui concernent l'interlocuteur, tels que sa maîtrise des langues, son âge, son statut social, ses préférences linguistiques, la langue qu'il parle habituellement avec son vis-à-vis bilingue, le rapport de force qui existe entre les deux interlocuteurs, etc. Il y a aussi les facteurs liés à la situation (le lieu de l'échange, la présence ou non de monolingues, le formel de la situation) et ceux liés au contenu (le sujet de l'échange). Enfin, nous trouvons les facteurs ayant trait à la fonction de l'interaction : volonté de créer une distance entre les interlocuteurs, d'accroître le statut d'un des protagonistes, d'exclure ou d'inclure quelqu'un, etc. Ces différents facteurs ont chacun un poids qui change selon le moment et qui se combine à celui des autres facteurs afin d'aboutir au choix d'une langue de base.
15Le parler bilingue comprend l'alternance de code ('code-switching') et l'emprunt. Il peut également contenir des interférences, mais celles-ci sont difficilement distinguables des autres phénomènes. L'alternance de code est le passage momentané mais complet d'une langue à l'autre pour la durée d'un mot, d'un syntagme, d'une ou de plusieurs phrases. Par exemple, un bilingue français-anglais peut dire : (4) Va chercher Marc and bribe him ('et tente-le') avec un chocolat chaud. La coupure est nette lors du passage d'une langue à l'autre, coupure qui se fait normalement sans pause ou temps d'arrêt.
16Une autre approche que les bilingues utilisent pour introduire l'autre langue est l'emprunt d'éléments d'une langue avec adaptation morphologique et souvent phonologique à la langue de base. Ainsi, contrairement à l'alternance de code qui est une juxtaposition de deux langues, l'emprunt est l'intégration d'éléments d'une langue dans l'autre. En général, l'emprunt concerne à la fois la forme et le contenu d'un mot, comme dans l'exemple suivant : (5) Je vais checker ('vérifier') cela. Un autre type d'emprunt consiste à prendre un mot de la langue de base et d'étendre son sens afin de le faire correspondre à celui d'un mot de l'autre langue, ou alors à réarranger l'ordre des mots et ainsi créer une nouvelle expression. Il est important de distinguer les emprunts spontanés, produits par le locuteur bilingue dans son discours, et les emprunts de langue (ou emprunts établis), à savoir les mots d'origine étrangère qui font maintenant partie intégrante du vocabulaire de la langue et que les monolingues utilisent également.
1.5. Le biculturalisme
17Une personne bilingue n'est pas forcément biculturelle si elle ne participe pas à la vie de deux cultures. De même, une personne biculturelle n'est pas forcément bilingue. En effet, les pays ou régions différentes qu'elle fréquente peuvent très bien partager une langue commune sans pour autant avoir la même culture. Cela dit, de nombreux bilingues sont également biculturels (Grosjean 2004b) : ils participent, au moins en partie, à la vie des deux (ou de plusieurs) cultures et ceci de manière régulière ; ils savent adapter, partiellement ou de façon plus étendue, leurs comportements, attitudes, et langues aux différents environnements culturels ; et ils combinent et synthétisent des traits de chacune des cultures. Certains traits (attitudes, croyances, valeurs, goûts et comportements) proviennent de l'une ou l'autre culture et se combinent, tandis que d'autres n'appartiennent plus ni à l'une ni à l'autre mais sont la synthèse de celles-ci. C'est cet aspect de synthèse qui reflète sans doute le mieux l'être biculturel.
18Une personne devient biculturelle parce qu'elle est mise en contact avec deux cultures (ou plus) et doit vivre, au moins en partie, dans ces cultures. Ceci peut avoir lieu dès l'enfance (l'enfant naît dans une famille qui est déjà biculturelle ou a des contacts quotidiens avec les deux cultures) et peut continuer tout au long de la vie. Pour les personnes qui sont à la fois bilingues et biculturelles, chaque composante peut se développer à des moments différents. Par exemple, un enfant peut acquérir deux langues très tôt, à l'intérieur d'une seule culture, et seulement plus tard entrer en contact avec l'autre culture. Le biculturalisme d'un individu peut évoluer tout au long de la vie pour des raisons semblables à celles qui affectent le bilinguisme. Notons que l'étude du bilinguisme commence seulement maintenant à tenir compte du biculturalisme, notamment dans le domaine des connaissances lexicales et des représentations verbales lors d'interactions ; elles peuvent être très différentes selon que la personne bilingue est biculturelle ou non.
2. L'enfant bilingue
19Il n'y a aucune limite d'âge pour commencer à vivre avec deux ou plusieurs langues. Il existe bien des bilingues simultanés qui ont grandi avec deux langues dès la naissance, mais ils ne représentent qu'un petit pourcentage des enfants qui acquièrent deux ou plusieurs langues. La plupart d'entre eux commencent leur vie avec une seule langue, celle de la maison, et acquièrent une autre langue, ou plusieurs autres langues, à l'extérieur, dans le voisinage, à la crèche ou l'école maternelle, ou plus tard à l'école primaire, ou même secondaire.
2.1. Facteurs qui favorisent le bilinguisme chez l'enfant
20Quels sont les facteurs qui font qu'un enfant acquière une deuxième langue et devienne bilingue ? Le plus important est tout simplement le besoin qu'il ressent de communiquer, écouter ou participer à des activités (Grosjean 2015). Si le besoin est présent, l'enfant l'acquerra, s'il disparaît, il aura tendance à l'oublier. Dès que l'enfant se rend compte qu'il n'a plus besoin d'une de ses langues, il ne l'utilisera plus, et celle-ci s'estompera jusqu'à s'éteindre. Il y a aussi la quantité et la durée de l'apport linguistique. Il doit être conséquent de la part des personnes qui jouent un rôle central dans la vie de l'enfant et il faut qu'il s'étende sur une certaine durée. Il faut également que l'apport soit aussi varié que pour la première langue. Quant à la famille, immédiate et étendue, elle doit assurer une pratique régulière de chaque langue dans une ambiance d'encouragement. Enfin, si la langue est reconnue et appréciée par l'école, à défaut d'être utilisée dans le programme scolaire, l'enfant sera encouragé à continuer à s'en servir. Et si elle est pratiquée à l'extérieur du domicile par ceux que l'enfant côtoie, cela sera d'un grand secours (Deprez 1994).
2.2. Bilinguisme simultané et successif
21Les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux concernant l'âge auquel l'acquisition passe du simultané au successif, mais les estimations que l'on trouve se situent entre trois et cinq ans. Le bilinguisme simultané a lieu lorsque chaque parent utilise une langue différente avec l'enfant ou lorsque les parents se servent d'une langue et les autres personnes qui s'occupent du jeune enfant d'une autre langue. Le bilingue précoce passe par les mêmes étapes d'acquisition que les enfants monolingues : gazouillis, babillages, premiers mots, premiers syntagmes et premières phrases. De plus, l'espacement temporel entre ces différentes étapes est similaire dans les deux populations.
22Trois théories concernant le développement bilingue simultané ont été proposées. La première affirme que les très jeunes enfants développent un seul système langagier au tout début qui, peu à peu, se divise en deux, un pour chaque langue (Volterra & Taeschner 1978). La deuxième soutient que les deux systèmes linguistiques sont séparés dès le départ (Meisel 2004). Enfin, la plus récente, et celle qui domine actuellement, propose qu'il y a bien deux systèmes linguistiques précoces mais qu'ils sont interdépendants, à savoir qu'ils peuvent s'influencer mutuellement, surtout dans la direction d'une langue dominante qui a un impact sur la langue la plus faible (Yip & Matthews 2007).
23Ce qui fait consensus chez les chercheurs est que le bilingue simultané doit construire ses grammaires et ses lexiques, et attribuer à chaque langue ce qui lui appartient. Il semblerait qu'il se base sur les indices phonétiques et prosodiques des langues ainsi que sur des informations structurelles ; il tient compte aussi du contexte dans lequel les langues sont parlées ainsi que des personnes qui s'en servent.
24Dans le bilinguisme successif, les enfants possèdent une langue avant d'acquérir la deuxième et s'en servent pour faciliter l'apprentissage de la nouvelle. De plus, ils possèdent déjà des compétences pragmatiques et sociales qui leur sont d'un grand secours. Ces enfants sont forcément dominants dans la première pendant un certain temps. La linguiste Lily Wong Fillmore (1991), qui s'est intéressée aux enfants devenant bilingues 'naturellement', observe qu'ils utilisent un certain nombre de processus comme l'observation (ils notent ce qui se passe lorsque les personnes se parlent, devinent de quoi elles parlent, et comment elles s'y prennent), la coopération (ils doivent encourager les interlocuteurs à être sensibles à leurs besoins), l'interrogation (ils doivent obtenir des informations de leurs interlocuteurs sur le fonctionnement de la langue et comment on s'en sert), et la découverte (ils doivent découvrir les unités de la nouvelle langue et les règles qui la gouvernent). Les enfants et adolescents qui apprennent une deuxième langue 'en contexte' sont forcément issus de groupes culturels, linguistiques et sociaux distincts, leurs âges varient, ils présentent des capacités cognitives différentes et manifestent des attitudes diverses envers l'acquisition de la langue et le devenir bilingue. Il est normal donc qu'ils montrent une grande variabilité dans leur façon d'apprendre l'autre langue et dans le résultat atteint.
2.3. Production langagière de l'enfant bilingue
25La production de l'enfant dépend non seulement du mode monolingue ou du mode bilingue dans lequel il se trouve, mais également de l'état de son bilinguisme, en devenir bilingue ou ayant atteint une certaine stabilité. Les enfants apprennent rapidement à naviguer le long du continuum mode monolingue-mode bilingue. En ce qui concerne le choix de langue, chez les très jeunes enfants, l'interlocuteur reste le facteur le plus important, suivi de près par le contexte et la fonction de l'interaction. D'autres facteurs, présents également chez les adultes, tels que le sujet de la conversation, l'âge et le statut de la personne, ainsi que sa profession, n'entrent en jeu que beaucoup plus tard. Le mélange des langues en mode bilingue est bien présent, et les enfants s'en servent surtout lorsqu'il y a une recherche du mot.
26En mode monolingue, le mélange des langues et les interférences, qui diminuent avec le temps, pourraient s'expliquer, en partie, par le fait que le jeune enfant n'a pas encore complètement différencié ses deux langues (dans le cas de l'acquisition simultanée) ou que l'enfant qui apprend une deuxième langue après la première n'a pas encore acquis suffisamment cette langue. Une autre raison est que l'enfant est éventuellement en mode bilingue lorsque les mélanges sont observés. S'il est en train de parler à quelqu'un qui connaît ses langues, alors il est normal qu'il se serve de son bagage linguistique complet pour communiquer avec lui. Enfin, certains enfants grandissent dans des familles où le parler bilingue est la norme ; c'est en découvrant la communication monolingue à l'extérieur de la maison qu'ils apprendront à se mettre dans un mode adéquat, mais cela prendra parfois un certain temps (Grosjean 2015).
2.4. Les effets du bilinguisme
27Les premières études au début du XXe siècle ont produit des résultats particulièrement négatifs concernant les enfants bilingues (ils réussissaient beaucoup moins bien les tests linguistiques et cognitifs que les enfants monolingues), alors qu'à partir des années 1960 les résultats ont commencé à s'inverser en faveur des premiers. Ces résultats contradictoires étaient dus en grande partie au fait que les groupes monolingues et bilingues étaient mal appariés, car trop peu de facteurs entraient en jeu. Actuellement de nombreuses études montrent que les choses sont beaucoup plus subtiles que l'on ne le pensait avant.
28La chercheuse Ellen Bialystok et ses collègues ont trouvé que le bilinguisme aboutit parfois à des avantages par rapport au monolinguisme, parfois à aucune différence, et parfois à quelques inconvénients (Bialystok & Feng 2010). En ce qui concerne les activités métalinguistiques, l'avantage est présent chez les bilingues quand l'attention sélective est nécessaire pour la tâche à accomplir telle que résoudre un conflit ou une ambiguïté, utiliser un mot nouveau pour un objet dans une phrase, etc. En revanche, quand la tâche nécessite une analyse de la structure linguistique d'une phrase pour expliquer des erreurs grammaticales ou lorsqu'il faut substituer un son pour un autre, alors les bilingues et les monolingues ne peuvent pas être différenciés.
29Quant aux tâches uniquement cognitives, il a été proposé que les bilingues s'en sortent mieux que les monolingues dans les tâches qui ont besoin d'une attention sélective ou un contrôle inhibiteur, capacités qui font partie des fonctions exécutives. Il semblerait que les enfants en programme d'immersion bilingue profitent des mêmes avantages que les enfants qui sont bilingues plus naturellement, mais cela prend quelques années à se manifester. Un mot de caution est nécessaire cependant : ces toutes dernières années, les résultats liés à cet 'avantage cognitif' n'ont pu être démontrés par tous les chercheurs qui l'ont étudié. Il faut donc rester prudent et attendre d'autres études pour confirmer ou infirmer les premiers résultats.
Références
- Bialystok, E. & Feng, X. (2010). Language proficiency and its implications for monolingual and bilingual children. In Durgunoglu, A. & Goldenberg, C. (Eds), Dual Language Learners : The Development and Assessment of Oral and Written Language, New York, Guilford Press, 121-138.
- Deprez, C. (1994). Les enfants bilingues. Paris, Didier / CREDIF.
- Grosjean, F. (2001). The bilingual's language modes. In Nicol, J. (Ed.), One Mind, Two Languages: Bilingual Language Processing, Oxford, Blackwell, 1-22.
- Grosjean, F. (2004a). Le bilinguisme et le biculturalisme : quelques notions de base. In Billard, C., Touzin, M. & Gillet, P. (Eds), Troubles spécifiques des apprentissages: l'état des connaissances, Paris, Signes Editions, 2-9.
- Grosjean, F. (2004b). Le bilinguisme et le biculturalisme: essai de définition. In Gorouden, A. & Virole, B. (Eds), Le bilinguisme aujoud'hui et demain, Paris, Editions du CTNERHI, 17-50.
- Grosjean, F. (2012). An attempt to isolate, and then differentiate, transfer and interference. International Journal of Bilingualism, 16-1, 11-21.
- Grosjean, F. (2015). Parler plusieurs langues: le monde des bilingues. Paris, Albin Michel.
- Grosjean, F. (2016). The Complementarity Principle and its impact on processing, acquisition, and dominance. In Silva-Corvalán, C. & Treffers-Daller, J. (Eds), Language Dominance in Bilinguals: Issues of Measurement and Operationalization, Cambridge, Cambridge University Press, 66-84.
- Grosjean, F. & Py, B. (1991). La restructuration d'une première langue : l'intégration de variantes de contact dans la compétence de migrants bilingues. La Linguistique, 27, 35-60.
- Meisel, J. (2004). The bilingual child. In Bhatia, T. & Ritchie, W. (Eds), The Handbook of Bilingualism, Oxford, Blackwell, 91-113.
- Volterra, V. & Taeschner, T. (1978). The acquisition and development of language by bilingual children. Journal of Child Language, 5, 311-326.
- Wong Fillmore, L. (1991). Second-language learning in children: a model of language learning in context. In Bialystok, E. (Ed.), Language Processing in Bilingual Children, Cambridge, Cambridge University Press, 49-69.
- Yip, V. & Matthews, S. (2007). The Bilingual Child: Early Development and Language Contact. Cambridge, Cambridge University Press.
Mots-clés éditeurs : principe de complémentarité, bilinguisme, parler bilingue, interférence, modes langagiers, biculturalisme, bilingue
Date de mise en ligne : 27/11/2018
https://doi.org/10.3917/rfla.232.0007Notes
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D’après François Grosjean, Bilinguisme individuel, in Encyclopædia Universalis :
<http://www.universalis.fr/encyclopedie/bilinguisme-individuel/>.