Couverture de RFLA_211

Article de revue

L’acte de parole de l’interprète : durée, devenir et finitude

Pages 39 à 51

Notes

  • [1]
    Selon l’expérience faite au Parlement européen, les textes lus le sont à une vitesse moyenne de 180 mots par minute (contre 120 pour des improvisations spontanées).

1 – Introduction

1Dès les années 1960, Danica Seleskovitch faisait œuvre de pionnière en conférant à la recherche sur l’interprétation une autonomie propre, notamment en lui donnant pour objet la réalité des discours auxquels les interprètes sont exposés, par opposition à une série d’énoncés isolés de tout contexte (Seleskovitch 1968). Ce faisant, l’étude de l’interprétation, ce domaine relativement nouveau en tant que profession puisqu’ayant vu le jour au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (Baigorri Jalon 2004), s’est placé sur un terrain entièrement vierge, qui pourrait encore sembler en friche, et pour lequel aucune méthode d’étude n’avait été avancée, à savoir l’acte de parole.

2Durant plus d’un demi-siècle, la recherche en interprétation n’a cessé de creuser les diverses pistes qui se sont présentées, en passant de l’auto-réflexion pragmatique (Herbert 1952 ; Thiéry 1974, 1990) à une approche plus scientifique (Moser-Mercer 2005) et à l’élaboration de plusieurs modèles (Seleskovitch & Lederer 1984 ; Gile 2009) menant à l’interdisciplinarité (pour un récapitulatif de cette évolution, voir Setton (1999), Pöchhacker (2004)).

3Si cette approche interdisciplinaire s’est actuellement imposée, cela tient en bonne partie à la nature composite de la pratique de l’interprétation, qui suppose non seulement la présence de plusieurs langues, mais surtout l’utilisation idoine de moyens de communication hétérogènes (discours oraux mais aussi textes, images, gestes et autres types de médias audiovisuels), et implique un nombre important de participants dans la communication, clairement étrangers entre eux, dans des configurations globales toujours différentes, qui peuvent présenter également leur propre complexité.

4La pratique de l’interprétation a donc représenté en elle-même un formidable piège pour la recherche, qui a successivement négligé certains aspects et privilégié d’autres à partir d’approches généralement fragmentaires. De nombreux traits caractéristiques de l’interprétation ont ainsi été dégagés et étudiés, sans aboutir pour autant à une vision globale capable d’intégrer en un modèle cohérent les diverses approches élaborées à ce jour.

5Nous considérons pour notre part que le moment semble venu d’ancrer plus fermement la recherche en interprétation sur le socle de ce qui en fait la spécificité, que cette même évolution de la recherche montre clairement, à savoir l’unicité de l’acte de parole de l’interprète qui découle précisément de la combinaison de ses multiples facettes.

6En particulier, nous tenons à insister d’une part sur la combinaison de plusieurs actes de parole successifs qui est propre à la situation d’interprétation et qui lui confère une durée et un devenir, et d’autre part sur la dimension intégrée de ces actes de parole au sein d’un contexte global dont tous les éléments sont connus, mais dont le rassemblement forme un tout, unique et éphémère, qui est plus que la somme de ses parties.

7Dans ce texte, nous aimerions préciser ces affirmations, tout d’abord en les étayant par l’examen des particularités de la situation d’interprétation, confrontées à l’acte de parole en général, et en considérant le rôle de l’écrit dans cette situation, afin de préciser certains traits distinctifs entre la traduction et l’interprétation. Cette différence nous fera aborder un paradoxe temporel propre à la sphère langagière, avant de conclure sur l’interaction des participants à l’acte, qui contribue à faire de l’interprétation un ensemble où la parole de l’interprète, loin d’être une simple répétition, peut devenir parole créatrice.

2 – L’acte de parole

8A notre connaissance, le premier linguiste à proposer d’étudier l’acte de parole a été Ferdinand de Saussure qui, dans son troisième cours de linguistique générale en 1911 (Constantin 2005), définit justement l’acte de parole comme l’objet d’étude de sa linguistique de la parole. Malheureusement, sa mort l’a empêché de développer cette proposition, mais quelques traits ont été bien explicités : ainsi, le but communicatif de l’acte de parole, l’unicité de cet acte, la nécessité d’avoir au moins deux participants dans l’acte, chacun avec une double polarité (actif-productif/passif-réceptif), l’usage simultané d’une langue (orale, écrite ou kinésico-visuelle) et d’autres éléments sémiologiques (gestes, prosodies, mimiques, etc.), et l’ancrage de l’acte dans des circonstances spécifiques, un lieu et un moment donnés.

9Par ailleurs, tout au long de ce dernier cours, Saussure développe la synergie qu’il entrevoit entre la langue et la parole en acte ; ces deux phénomènes, si différents qu’ils demandent des études séparées, sont pourtant parfaitement indissociables, l’un étant à la fois l’instrument et le produit de l’autre. Un des traits qui distinguent chez Saussure la langue et l’acte de parole est précisément l’unicité de ce dernier qui, contrairement à l’accord social que constitue la langue, est toujours différent car tous les éléments qui y interviennent ont leur influence et, variant nécessairement d’un acte à l’autre, ne sauraient être répétés ni répétables.

10A cet égard et pour éviter des malentendus terminologiques, il faut faire la différence entre cette notion saussurienne de l’acte de parole et celle des actes de parole (ou de langage) des philosophes comme J. Searle et J. Austin, ainsi que d’autres pragmaticiens comme D. Sperber et D. Wilson, qui n’envisagent que certaines prises de parole ayant un effet particulier, regroupées dans des classes données. Au contraire, c’est la mise en relief de l’unicité de chaque acte de parole et le fait de concevoir toute prise de parole comme une activité en soi, qui nous permettent d’utiliser ici les intuitions saussuriennes pour mieux cerner le phénomène de l’interprétation.

11En interprétation, en plus des traits de l’acte de parole en général déjà mentionnés, on peut définir l’acte de parole comme une intervention spontanée, faisant appel à un ensemble complexe d’éléments présents a priori, mais qui vont devenir tour à tour significatifs, ou non, selon le devenir et l’interaction des participants dans l’acte. C’est pourquoi, à la différence de l’acte de parole courant où, même lorsqu’il est composé d’une suite d’actes, chacun des mini-actes de parole le composant peut posséder une certaine indépendance de l’ensemble, l’acte de parole en interprétation est entièrement redevable du contexte global.

12Présentons brièvement cet ensemble complexe d’éléments, qu’un interprète doit prendre en compte lorsqu’il réalise son acte de parole, mentionnés ici du plus précis au plus général :

  • idiosyncrasies de l’individu qui parle (idiolecte, accent, caractéristiques de la parole individuelle, y compris sur le plan du lexique, du registre ou du style) ;
  • présence physique de l’orateur (gestes, mimiques, occupation de l’espace, rapports avec le public) ;
  • particularités physiques de la situation (environnement, salle, transmission du son) ;
  • contexte de l’intervention (raisons de la réunion, rôle de l’orateur, relations anticipées avec le public, antécédents de l’orateur) ;
  • contenu programmé de l’intervention et intentions (thème abordé, technicité, finalités) ;
  • bagage culturel et cognitif (de l’orateur et du public) avec sous-entendus implicites (partagés ou non).

13Dans une situation de dialogue ou d’interaction directe (c’est-à-dire sans médiation linguistique), il incombe à l’auditeur de fournir les efforts nécessaires pour aplanir les rugosités susceptibles de freiner la communication : pour chaque élément décrit plus haut, l’auditeur doit activement participer à l’acte en écoutant et en regardant attentivement, en se mettant délibérément au niveau de l’orateur (terminologie, connaissances préalables) et en décodant l’intention poursuivie par celui-ci. Mais ces efforts ont la particularité d’être volontaires et dénués de toute contrainte : l’auditeur peut laisser son esprit vagabonder, se concentrer sur tel ou tel aspect du discours qui l’intéresse davantage au détriment des autres, porter un regard critique ou amusé sur l’orateur ou ses idées, voire réagir in petto aux propos entendus.

14Lorsqu’il y a médiation par le biais d’un interprète, ce dernier ne dispose pas de cette faculté de disperser son attention ; il n’est pas un simple auditeur, il ne doit surtout pas laisser son esprit faire l’école buissonnière. Il doit au contraire se concentrer au maximum afin de capter pleinement toutes les facettes mentionnées plus haut, en vue de les soumettre à une analyse particulièrement poussée. En tant que ‘récepteur’, l’interprète est avant tout un co-orateur qui ne connaît pas à l’avance le sens qu’il ‘veut transmettre’, et doit donc le trouver. Il commence tout d’abord par analyser.

3 – L’analyse par l’interprète de l’acte de parole ‘original’

15La première étape de l’intervention de l’interprète consiste donc à s’approprier l’acte de parole de l’orateur initial dans sa globalité (Seleskovitch 1968), et à cette fin il réalise des opérations actives lui permettant d’analyser en ses différents éléments le message de l’orateur. Outre sa formation, son expérience et son entraînement, il fait appel pour cela, d’une part, à son bagage général concernant le contenu de ce qui est dit :

  • préparation spécifique à l’intervention : étude du sujet traité, terminologie, examen des enjeux ;
  • connaissances relatives au contenu et au thème de cette intervention spécifique ;
  • connaissances culturelles.

16D’autre part, l’interprète mobilise ses connaissances portant sur les participants et relatives :

  • à l’orateur : son origine, sa formation, ses habitudes de parole (accent, idiolecte, voix, débit), sa capacité communicative ou pédagogique ;
  • à ses intentions : démonstration, conviction, provocation, influence ;
  • à l’identité des interlocuteurs : public spécialisé ou non, préparé ou non ;
  • aux attentes du public ;
  • aux relations effectives entre l’orateur et le public : communication unilatérale, dialogue, questions-réponses, nombre de participants.

17Enfin, l’interprète tient compte des circonstances spécifiques dans lesquelles la rencontre se déroule :

  • contexte général (congrès, colloque, exposé, interview), avec les finalités correspondantes (dialogue, échanges, communication uni- ou multidirectionnelle) ;
  • l’endroit (convivialité, bâtiments historiques, sites protégés) ;
  • le moment (date, période historique, moment de la journée).

18On pourrait appeler coordonnées de la situation d’interprétation ces données que l’interprète va préciser et concrétiser pour l’acte lors duquel il intervient.

19Ces données seront analysées à différents niveaux, selon le degré de leur pertinence entrevue diversement à chaque moment, mais toujours au crible de la finalité ultime (skopos, (Vermeer 1989)) de la communication qui, telle une toile de fond sécurisante, donne l’indispensable cadre restreignant les débordements interprétatifs : malgré les méandres de l’argumentation de chaque orateur individuel, l’ensemble de sa prise de parole avance sur des ‘rails’ censés mener quelque part (échange d’informations scientifiques ou techniques, accord général sur une position ou spécifique sur un texte, négociations commerciales ou diplomatiques, etc.). Ainsi, des lapsus de l’orateur, par exemple, seront pris ou non en considération pour l’interprétation en fonction du but final poursuivi.

Exemple (1)
Le 25 février 2015, le ministre français de l’Intérieur Bernard Cazeneuve déclarait : Contrairement à ce qui a pu être dit au cours des derniers jours – et je le redis solennellement parce qu’en ces matières la vérité compte -, il n’a jamais été question pour le gouvernement de procéder à l’évacuation brutale de la zone sud de Calais par la mobilisation de bulldozers en décimant les migrants partout sur le territoire du nord de notre pays. Cette dissémination n’est pas notre politique. Un interprète appelé à traduire ces propos en direct à la télévision d’un pays étranger doit-il traduire tel quel le mot décimer, dont la signification précise implique l’élimination ou tout au moins le retrait d’une personne sur dix ? Ou doit-il plutôt tenir compte de l’ensemble du contexte, c’est-à-dire du propos général du ministre, qui insiste à quatre reprises (contrairement à ce qui a pu être dit, je le redis solennellement, la vérité compte, il n’a jamais été question) sur l’intention véritable du gouvernement ? Et cette intention ne ressort-elle pas clairement de l’opposition entre la concentration des migrants en un même point et son contraire, c’est-à-dire la dissémination ? L’interprète qui aurait opté pour l’expression du message ‘latent’ au détriment du message ‘patent’ aurait aussitôt entendu son choix validé par le ministre, puisque sa dernière phrase (sans doute destinée à dissiper l’impression du lapsus tout en minimisant celui-ci) reprend bel et bien le terme même de dissémination.

20Précisons que l’expression de ce message revêt évidemment l’habit d’une langue et d’une culture données, dont l’interprète connaît parfaitement les règles et les codes, mais qui prend un tour parfaitement unique avec chaque acte de parole. C’est pourquoi, loin d’être asservis aux moules imposés par le dictionnaire et les règles de grammaire, les mots et la syntaxe de l’orateur se mettent au service de l’idée en train d’être verbalisée. Pour en cerner la portée, l’interprète est aidé par sa connaissance du lexique et des règles de la langue de l’orateur, mais surtout par une opération mentale complémentaire de l’analyse, qu’il pratique sur l’énoncé dans son contexte propre, en combinant la compréhension du discours (verbal) et la perception de la pertinence (ou non) d’autres éléments sémiologiques, codifiés ou spontanés, qui accompagnent ce discours (Kremer & Mejia Quijano 2016).

21Ici, l’opération mentale de l’interprète va plus loin que l’analyse d’un tout en ses parties, puisqu’il s’agit d’entendre les éléments dégagés par l’analyse de l’acte concret en tant qu’indices du vouloir dire de cet orateur-là. L’interprète devient alors un investigateur du sens, un Sherlock Holmes de l’intention communicative que recèlent mains faits a priori insignifiants mais qui, sur la toile de fond des coordonnées de la situation d’interprétation, prennent une valeur significative.

4 – La valeur des indices

22L’interprète s’appuie bien évidemment d’abord sur la partie volontaire du message émis par l’orateur - d’une part les mots, et d’autre part toutes les autres significations véhiculées par l’orateur dans l’intention qu’elles soient perçues par son public : gestes délibérés (notamment indicatifs comparables aux indexicaux linguistiques), mimiques voulues, déplacements dans l’espace, images, schémas ou objets accompagnant son discours, etc.

23Cette partie volontaire, et généralement bien codifiée, présente une base ferme pour accéder au sens voulu par l’orateur, mais c’est une illusion que de la croire également ‘autonome’. En fait, toute cette partie se trouve en étroite interaction avec d’autres indices non volontaires, qui, une fois dégagés et interprétés, peuvent nuancer, moduler, corriger, voire changer du tout au tout le sens donné par la partie volontaire. On reviendra sur cette interaction plus tard, après avoir examiné cette autre partie du message composée d’indices que l’orateur livre involontairement.

24Ces indices peuvent être de tous types, et d’abord de nature orale et acoustique (niveau de la voix, débit, prononciation, bruits adventices). Ils peuvent aussi prendre une forme visuelle et kinésique (gestes spontanés, gestes involontaires mais culturellement déterminés, expressions faciales, regards). De Saussure à Poyatos, l’étude de cette catégorie des indices involontaires semble révéler que les éléments non linguistiques susceptibles de participer à la communication sont innombrables, voire infinis. C’est ce que Saussure avait déjà pressenti en affirmant que n’importe quel objet ou fait perceptible parmi les humains était susceptible de devenir porteur de sens : toute chose matérielle est pour nous déjà signe (Saussure 1974, 23).

25Dans l’infinie possibilité d’indices involontaires produits par l’orateur, l’interprète est donc appelé à faire un tri en fonction de la pertinence de ces indices pour la compréhension du discours. Comment fait-il, alors que tout fait matériel peut devenir ‘indice non volontaire’ ? Comment déterminer, par exemple, si le timbre d’une voix recèle du sens ? Il n’existe pas de clé, l’interprète est en fait voué au ‘cas par cas’, mais il peut heureusement éclairer son chemin à travers les détours de chaque singularité grâce à deux lanternes puissantes : la cohérence et la redondance.

26En effet, il ne s’agit pas pour l’interprète de saisir ces indices isolés et de décider s’il doit ou non les interpréter isolément pour le public, comme une approche extérieure de l’interprétation pourrait le faire entendre (Poyatos 1987), mais d’inclure les éléments qu’il juge pertinents dans le tout de sa compréhension globale, pour être à même de transmettre ce tout au destinataire de l’orateur. Par conséquent, au moment de la situation d’interprétation, un excellent appui pour les inférences de l’interprète au sujet de la pertinence ou non de ce type d’indices non volontaires est leur cohérence, cohérence entre eux-mêmes, mais aussi avec les informations volontaires disponibles et surtout avec les coordonnées de la situation d’interprétation en question.

27L’interprète peut également s’étayer sur ce qu’on appelle la redondance des indices, car un indice isolé ne suffit pas à produire du sens pertinent : la probabilité que l’indice ‘voix couverte’ soit pertinent pour le sens est plus grande s’il s’accompagne des indices concordants ‘personnalité émotive de l’orateur’ et ‘évocation d’expériences tragiques’ que s’il s’accompagne des indices ‘orateur enrhumé’ et ‘microphone mal réglé’. Comme le signale Chernov, l’anticipation de l’interprète est fondée sur the redundancy of discourse, both objective (linguistic) and subjective (extralinguistic) and the inferencing ability of the simultaneous interpreter (Chernov 2004,174).

28On peut à cet égard remarquer que la prosodie a une fonction particulière due à sa nature à mi-chemin entre les éléments linguistiques (intonation, accentuation) et les éléments non linguistiques (débit, volume, etc.) : en tant qu’indice, la prosodie fait bien souvent double emploi avec un geste ou un regard, ce qui mène d’ailleurs certains interprètes mus par un souci d’économie à la privilégier comme seule source d’information, voire jusqu’à délibérément se priver d’autres accès, en fermant les yeux pour mieux se concentrer exclusivement sur la voix et les mots de l’orateur. Or, c’est en exploitant cette habitude langagière de surenchère indicative que peuvent se produire des effets de sens inattendus (comme les effets ironiques), précisément par la rupture de la redondance d’avec le sens du message verbal : le rire d’une partie du public peut être dû à un geste de l’orateur allant à l’encontre du discours explicite, et si ce geste échappe à l’interprète, celui-ci ne pourra introduire cette information dans sa version.

29C’est ainsi que la redondance est un outil à manier avec doigté. L’interprète ne peut s’en passer, mais ne peut non plus s’y fier pour simplement s’épargner du travail, car ce n’est que la cohérence de l’ensemble d’informations qui donnera à la redondance la valeur qui lui est propre dans le discours, et qui n’est pas toujours celle d’une ‘redondance’. Tout comme la musique composée par Mozart sur les livrets de Lorenzo da Ponte n’en est pas l’illustration redondante, mais l’habillement définitif qui tantôt renforce les mots, tantôt les contredit.

30La cohérence entre d’une part les indices volontaires et non volontaires, les éléments linguistiques et les éléments sémiologiques, et d’autre part les coordonnées de la situation d’interprétation est indispensable au procédé spécifique de l’interprète qu’est l’inférence. Déduire les intentions significatives de l’orateur permet d’anticiper le prochain mouvement, et cette anticipation est essentielle dans un processus où l’agir est immédiat et où les rebondissements sont constants (Seeber 2005).

31A cet égard de la cohérence des indices, il vaut la peine de faire une halte pour signaler la spécificité des opérations de l’interprète vis-à-vis du traducteur, et nous donner ainsi les moyens de comprendre la place des textes inclus dans le discours d’un orateur.

5 – Place de l’écrit en interprétation

32En effet, la réalité de la pratique s’écarte de plus en plus de l’existence d’actes de parole véritables (spontanés, destinés à une réception immédiate, non préparés, faisant exclusivement appel à l’oral). Les orateurs préparent des documents écrits, allant du simple support à structure schématique (liste de points, Powerpoint contenant des images ou des parties de textes succinctes) jusqu’au texte entièrement rédigé, en passant par le texte rédigé, mais lu en partie, ou par le Powerpoint contenant d’importants passages de textes lus.

33Or, au moment où l’orateur quitte la parole improvisée, ancrée dans l’acte de parole spontané, pour lire un texte écrit, il se produit un basculement d’un type d’acte vers un autre, que l’auditeur non averti ne remarque pas forcément de prime abord, car les apparences – contexte, orateur, discours oral – restent apparemment les mêmes.

34En premier lieu, la réalité du ‘discours’ devient différente en se modulant sur celle du ‘texte’ : les idées empruntent un ordre à la formulation contraignante (terminologie), à la mise en place serrée (syntaxe) et à la présentation spatialement réfléchie (suite logique). Ensuite, le texte écrit se prête mal, pour ces mêmes raisons, à un décodage auditif immédiat : les phrases sont plus longues, avec davantage d’incises et de digressions, de doubles négations, de citations, d’effets rhétoriques et de figures de style, parce que tout texte écrit est appelé (à un degré plus ou moins poussé selon les langues, mais à un certain degré tout de même) à répondre à des exigences de perfection formelle attendues. De plus, l’orateur, quittant la corde raide de l’improvisation, où chaque phrase constitue un exercice d’invention permanent de la mise en forme des idées, retombe sur le terrain balisé d’un texte préparé, qui n’est plus à créer, mais qu’il suffit de lire – suivant sa pente naturelle, l’orateur accélère alors le débit, rendant ainsi le décodage auditif encore plus difficile [1]. Enfin, ce désengagement par rapport à la création spontanée entraîne une baisse de concentration de l’orateur qui aboutit souvent à une lecture désincarnée (absence d’intonation, monotonie, voire défaillances d’articulation, respirations à mauvais escient, non respect de la ponctuation, etc.).

35Si ce saut d’un acte de parole à un autre est intéressant à introduire au sujet de l’inférence de l’interprète, c’est que la présentation même des indices nécessaires à l’appréhension du message est aussi complètement bouleversée dans les textes écrits par rapport au discours oral. On peut illustrer ce bouleversement en déclinant les fonctions des éléments non linguistiques dans l’acte de parole, en contraste avec leur présence et leur fonction dans un texte.

6 – Fonction des éléments sémiologiques dans un acte de parole

36Les éléments sémiologiques dans un acte de parole ont les fonctions suivantes :

  1. Aider à comprendre les unités linguistiques. Les mots n’ont jamais un sens déterminé, ils n’ont que des potentialités de sens plus ou moins nombreuses. En combinaison avec d’autres mots dans la phrase, un mot se révèle moins polysémique ; le cadre de la situation de communication fixe davantage le sens de la phrase, mais parfois c’est bien un ou des éléments sémiologiques qui vont permettre de décider d’un sens déterminé pour l’ensemble de l’énoncé, en explicitant laquelle des potentialités du mot est celle qui a été effectivement voulue par l’orateur.
  2. Compléter ou nuancer les informations livrées par le message verbal de l’orateur en y ajoutant par exemple les intentions communicatives sous-jacentes.
  3. Mettre en évidence la fonction non communicative des mots, quand d’autres circonstances personnelles viennent parasiter involontairement le discours de l’orateur (lapsus, émotions).
  4. Confirmer le contenu du message verbal par l’apport d’éléments additionnels concordants (point trivial, mais surtout important en cas de doutes ou d’ambiguïtés).
  5. Anticiper, c’est-à-dire obtenir des éléments d’information pertinents avant que ceux-ci ne soient pleinement révélés ou confirmés avec certitude. On sait en effet que les gestes précèdent de quelques fractions de seconde les mots : un poing qui se ferme peut ainsi annoncer une affirmation véhémente, un trémolo dans la voix une idée émouvante, un plissement de sourcils une inquiétude.

Exemple (2)
Lors d’une conférence, un alpiniste s’apprête à raconter une situation de danger à laquelle il a été exposé. Avant qu’il n’ait commencé à expliciter l’anecdote, l’écran projette deux photos dont la première montre l’alpiniste en train de gravir une stalactite de glace en s’accrochant à un piolet. Sur la deuxième photo, prise manifestement quelques secondes plus tard, la stalactite a disparu et l’alpiniste s’accroche au rocher, quelques centimètres plus haut. La visualisation des deux photos et la compréhension des événements quelques fractions de seconde avant que l’orateur ne les explique verbalement permet à l’interprète d’être préparé au contenu de ce qui va être dit comme s’il connaissait l’anecdote d’avance.

37Dans l’acte de parole, tous ces éléments sont simultanés et donc immédiatement disponibles, à la portée de l’interprète, qui ne doit ni les chercher, ni les trouver. La souplesse de la syntaxe orale permet l’adaptation à la présence de tous ces autres éléments de l’acte : l’intonation suit, telle leur ombre, les gestes du sujet parlant ; les pauses introduisent des mimiques ou des mouvements indicateurs ; le ton et le volume de la voix s’accordent avec le regard, etc.

38Dans un texte écrit, cette information complémentaire ne peut être donnée que successivement, et les cinq fonctions mentionnées sont remplies par d’autres moyens, à savoir la ponctuation, la structure textuelle, les anaphoriques, les indexicaux, le registre ou le niveau de vocabulaire, voire les répétitions, mais surtout par la combinaison des mots choisis. C’est pourquoi la syntaxe écrite est très éloignée de la syntaxe orale : de simples juxtapositions orales introduisant un geste ou un mouvement doivent, par exemple, s’incarner par écrit dans des connecteurs logiques précis, ou dans un ordre de mots rigide, préétabli. Par cette syntaxe condensatrice propre de l’écrit, un texte lu est rarement immédiatement compréhensible comme le serait la phrase d’une conversation ; on doit au contraire l’étudier en revenant sur les phrases pour ‘lire entre les lignes’ et en extraire ce supplément d’information incrusté dans la syntaxe.

39En passant, remarquons que cela donne lieu à une différence non négligeable entre le travail du traducteur et celui de l’interprète. Pour traduire un texte, il faut d’abord arriver presque à reconstruire le sens des éléments sémiologiques pertinents pour le sens, absents en tant que tels du texte, mais ayant laissé leur trace signifiante dans le registre et le niveau des mots utilisés, dans la suite et la trame du texte. L’interprète dans un acte de parole entièrement oral, lui, n’a pas à reconstruire, il a ces éléments à disposition immédiate, il ne doit que les ‘interpréter’, mais de façon ajustée et sur le moment même, et surtout… sans pouvoir revenir en arrière !

40Si dans la traduction d’un texte les indices sémiologiques se trouvent rendus mais cachés par le code visuel, dans l’interprétation d’un discours ils sont explicitement présents… et en nombre. Le tout est de choisir ceux qui sont pertinents pour ce moment-là de l’acte en question.

41Maintenant, face à la situation où l’orateur se met à lire un texte entièrement rédigé, la tâche consistant pour l’interprète à déterminer les éléments pertinents pour son analyse devient donc d’une complexité accrue : la prosodie ne soutient plus le discours, la syntaxe utilisée répond à d’autres critères que ceux du discours oral et même les mots utilisés prennent une valeur dictée par le caractère écrit du texte plus que par l’impact immédiat qu’ils peuvent avoir sur les auditeurs.

42Certes, un texte bien rédigé peut en fin de compte contribuer à une démonstration plus structurée et plus convaincante, mais en passant par des détours et des approfondissements qui n’en facilitent pas la captation et l’analyse, surtout dans le cas de l’auditeur privilégié qu’est l’interprète. Celui-ci est en réalité confronté, dans le cas de textes lus, à une surabondance d’indices de deux univers concurrents : ceux de l’acte oral établissant la communication avec le public, et ceux de l’acte écrit dont les résonances, échos et allusions font appel à d’autres références, mais qui, les uns comme les autres, apparaissent simultanément et nécessitent un tri en fonction de leur pertinence respective.

7 – La prise de parole de l’interprète

43L’interprète se trouve donc en situation de co-réception du message émis par l’orateur, mais celle-ci a ceci de particulier qu’elle n’est pas comparable à la réception par les auditeurs destinataires du message dans la langue d’origine : puisque la communication à destination d’un groupe d’auditeurs d’une autre langue passe par le truchement de l’interprète, ce dernier assume un double rôle : après avoir été l’auditeur actif que nous venons de décrire, il devient second orateur, puisqu’il est appelé à reproduire un acte de parole en tous points similaire à celui de l’orateur initial, mais ancré dans une réalité linguistique différente.

44C’est ainsi que l’interprète fait siennes les idées de l’orateur au point de les réexprimer à son gré, en choisissant les mots et la syntaxe appropriés : il ne laisse pas les décisions de formulation au hasard (ni aux limites de sa maîtrise de la langue d’aboutissement), mais tient compte de tous les éléments de l’analyse mentionnés plus haut (finalité, emphase, terminologie, structure logique, registre) pour opérer des choix lexicaux et syntaxiques réfléchis. Ce faisant, il ‘interprète’ au sens plein du terme, quitte à courir le risque de se tromper. Mais c’est précisément en échappant à la superficie du message initial et en plongeant en profondeur dans la compréhension de l’acte de parole tout entier que l’interprète a le moins de risques de commettre une erreur.

45En effet, les pièges du message initial tiennent avant tout à une analyse trop fragmentée du discours. C’est elle qui pousse, dans le pire des cas, au transcodage irréfléchi, à la traduction mot-à-mot, au non-sens.

46Appelé à ré-émettre un discours neuf, l’interprète s’engage dans un acte de parole autonome, qui ne fait que prendre appui sur celui de l’orateur qui l’a précédé, mais sans calque ni psittacisme. Il établit ainsi un lien dialogique entre lui-même et les participants qui l’écoutent, similaire et parallèle (mais pas identique) à celui établi entre l’orateur et ceux des participants qui l’écoutent ‘en direct’. Il tire alors parti de toute la gamme des options offertes par l’acte de parole, depuis les mots et la prosodie jusqu’aux gestes (même s’ils sont voués à ne pas être vus au fond d’une cabine de simultanée) et à l’emphase. Seul cet investissement total dans la production d’un discours complet et cohérent permet d’éviter la monotonie, le ronronnement, le détachement de l’interprète et donc le désintérêt de la part de ses auditeurs.

47Ajoutons cependant que non seulement l’interprète est un auditeur particulier (privilégié, actif, analytique, concentré), et non seulement il se transforme en second orateur, en co-émetteur du message initial repensé et reformulé, mais encore cette opération, qui reste successive en interprétation consécutive, devient intégrée en interprétation simultanée. Cela signifie que ces diverses étapes se chevauchent et s’entremêlent, voire se superposent ou, selon certains chercheurs, se concurrencent (Gile 1995). Ainsi, l’interprète semble dans l’obligation de répartir ses efforts entre l’écoute, l’analyse-inférence et la production, entre la recherche terminologique immédiate et la compréhension de la ligne générale du discours, entre le décodage de tel ou tel geste ou clin d’œil et la perception de telle ou telle allusion culturelle.

48Cependant, cette sorte de répartition des tâches différentes n’est pas en réalité le propre de l’interprète, elle est inhérente à tout sujet parlant, qui est à la fois, voire en même temps, émetteur et récepteur… de lui-même. Quand on écoute attentivement, et que l’on veut comprendre ce que l’autre nous dit, on s’identifie à celui qui parle au point que parfois, même dans une conversation banale, on peut finir ses phrases, ou bien on peut l’aider avec le mot qui lui manque… car, quand on écoute bien, on met à l’œuvre son côté émetteur. De même, quand on parle, on est attentif à choisir les mots selon la connaissance, le registre, le niveau de langue de celui qui nous écoute, on se met à sa place afin de ‘se faire comprendre’ : pour bien parler, il faut laisser agir le récepteur en soi (Mejía Quijano & Mesa Betancur 2012).

49Tout sujet parlant est ainsi à la fois scindé en émetteur/récepteur, dans des pourcentages distincts à chaque moment. L’interprète, lui, a poussé plus loin cette ‘scission intériorisée’ commune aux sujets parlants, et a appris à l’exploiter sur commande. Ces différentes étapes, qu’il est utile de déconstruire dans une situation pédagogique, se réassemblent en un tout chez l’interprète chevronné (sur la notion d’expertise en interprétation, voir Moser-Mercer (2000)). C’est ce qui lui permet de cerner dans sa globalité l’acte de parole ‘reçu’ tout autant que de produire dans sa globalité l’acte de parole ‘émis’, sans perte de fluidité ni de cohérence sémantique.

50Pour cela, l’interprète réalise également un travail singulier de « transfert » du discours en images mentales.

8 – Le passage par l’image mentale

51L’interprète fait appel à une représentation visuelle des idées qui échappe à tout ancrage linguistique (‘déverbalisation’ chez Seleskovitch). Les images qui se visualisent dans l’esprit de l’interprète sont suscitées par l’ensemble des indices décodés comme pertinents, pour être ensuite mis en forme à l’instar de situations ou de scènes concrètes présentant des personnages (Chernov 2004 ; Kremer 2016 ; Kremer & Mejia Quijano 2016). Ces images présentent plusieurs caractéristiques particulières :

  • elles sont concrètes, même pour représenter des idées abstraites, ce qui permet à l’interprète de s’approprier le discours et facilite la réexpression de ces idées, désormais visuellement très fortes dans son esprit ;
  • elles ne sont pas figées, mais ressemblent à des métamorphoses, se prêtent à la représentation de mouvements, de directions, de transformations ;
  • elles sont en constante mutation, sous l’effet des indices nouveaux apportés à chaque seconde par l’orateur ; se laissant guider par elles, l’interprète affine sa compréhension, précise, corrige le tir ;
  • étant par définition visuelles et non linguistiques, elles ouvrent à l’interprète la voie d’une reformulation libérée de la structure arbitraire d’une langue donnée.

Exemple (3)
Un professeur de pédagogie faisait remarquer : Over the years, the amount of experience increases, but the variety of experience decreases. Pour traduire cette phrase, l’interprète a intérêt à se représenter mentalement (a) la notion d’expérience, (b) le phénomène de l’augmentation, (c) celui de la diminution, et (d) le passage du temps. En appliquant son propre vécu à l’énoncé, c’est-à-dire en s’appuyant sur la mise en œuvre au niveau personnel de ce qu’affirme l’orateur, et se laissant guider par les images, l’interprète pourra éviter la traduction littérale (au fil des années, la quantité d’expérience augmente, mais la variété d’expérience diminue, qui comporte plusieurs incohérences grammaticales et sémantiques) au profit d’une reformulation plus naturelle ou personnelle (par ex. plus on vieillit, plus on accumule d’expériences, mais au détriment de leur diversité, ce qui est une autre manière de dire : avec l’âge, on amasse le souvenir de situations vécues, mais celles-ci relèvent de plus en plus souvent des mêmes domaines, ou encore : l’âge venant, on se spécialise de plus en plus dans des domaines de moins en moins nombreux.)

52On pourrait dire que l’interprète au travail décrit, avec ses mots, le rêve éveillé que l’orateur suscite en lui, un rêve qui conjugue dans une succession temporelle les indices présents dans l’acte de parole.

53Cette plasticité des images mentales de l’interprète nous permet ainsi d’insister sur le devenir de l’acte d’interprétation, une dimension qui, avec la complexité de la pratique, aboutit à rendre unique l’acte de parole de l’interprète.

54Le contraste avec la traduction, une fois de plus, éclaire à cet égard l’unicité de l’acte. En traduction, même si le traducteur réalise tout un processus afin d’accomplir son travail, même s’il relit et revient mille fois sur l’original, il aboutira, pour finir, à un seul texte, à un objet qui fait un tout en soi, et qui peut ainsi être vu comme une unité synchronique, à savoir contemporaine dans ses parties, sans véritable durée. Ce produit synchronique du traducteur prend un tel relief en tant qu’objet concret qu’il s’est longtemps imposé comme seul objet d’étude de la traductologie, laissant dans l’ombre le processus qui lui a donné vie.

55Objet sans durée interne, une traduction est paradoxalement aussi ‘infinie’, dans le sens où le traducteur est toujours tenté d’y revenir pour l’améliorer, au fur et à mesure d’une compréhension accrue du texte original. Les traductions se multiplient ainsi aisément : on ne parle pas de la traduction de l’Iliade mais des traductions de l’Iliade, qui, presque trois millénaires après, ne sont pas près de finir.

56Sans durée, interminable et innombrable, voilà le produit traductif.

57Le cas de l’acte de parole de l’interprète est tout autre, car cet objet d’étude-là est plutôt diachronique : il commence à un moment précis, il a une durée déterminée, il présente un devenir imprévisible, qui ne se trace qu’à chaque pas parcouru, mais qui finira à coup sûr. De moment en moment, l’interprète doit revoir ses pertinences en suivant le fil de l’orateur, il doit changer son style, parfois son niveau de langue, voire son humeur, et au fil de mini-actes de parole qui s’enchaînent de façon parfois chaotique (discours spontané, texte lu, powerpoint, vidéo), il doit devenir peu à peu un avec le devenir de l’orateur. L’acte de parole de l’interprète est un véritable processus avec une densité temporelle, une durée, un devenir et une fin inévitable.

58Ainsi, contrairement à la traduction que l’on peut qualifier d’interminable, puisqu’elle se prête à un constant recommencement, l’interprétation est un acte fini qui ne permet aucun retour en arrière et n’offre aucune possibilité de ‘mieux dire’.

59Changeant, fini et unique, tel est l’acte de parole de l’interprète.

9 – Conclusion

60Pour finir, marquons mieux cette sorte de paradoxe temporel : d’un côté, le produit traductif peut être vu comme un tout sans durée, mais constamment ouvert à la retouche, et de l’autre, le processus interprétatif est ancré dans la temporalité, mais intouchable une fois prononcé… Verba volant, scripta manent, et pourtant, c’est le discours oral, celui qui est fini et qui disparaît, qui possède une durée. Les textes, eux, arrêts sur image, restent permanents mais sont toujours recommençables.

61L’interprète est ainsi un artiste de l’éphémère : c’est bien la finitude de l’acte de parole qui donne son caractère unique à l’acte de l’interprète : jamais le même ensemble complexe de variables ne pourra se retrouver à nouveau, jamais l’interprète ne pourra ‘répéter’ son acte. Il est voué à la nouveauté, condamné à l’improvisation, il devra toujours jouer de l’arbitraire linguistique afin de faire surgir la créativité que requiert l’instant unique de la parole vraie. Cet instant, l’interprète ne peut pas le créer tout seul, la créativité dans l’acte de parole de l’interprète ne surgit que par l’interaction entre les participants à l’acte.

62Comme Ferdinand de Saussure l’expliquait dans son premier cours de linguistique générale en 1907, la création langagière, tel un drame en plusieurs actes joué par une troupe de théâtre, est un travail de groupe : dans ce sens, l’interprète est mieux armé que le traducteur isolé avec son texte, parce que l’interprète, dans le présent de son acte, se trouve accompagné et par son orateur et par son public. Bien que seul dans sa cabine, il n’est pas isolé mais en quelque sorte soutenu des deux côtés par ses partenaires de l’émission et de la réception, ce qui lui permet de jouer de l’arbitraire du signe en vue du sens de l’orateur, mais à sa guise et au profit de son public ; et s’il en joue avec liberté, il peut expérimenter le plaisir de l’invention langagière réussie.

Exemple (4)
Dans les années 60, lors d’une réunion de l’Organisation mondiale de la santé parlant de l’effet des actions de l’OMS sur la lutte contre la sous-alimentation, un orateur s’est exclamé : We hope that one day, WHO will mean ‘We Have Overeaten’. L’interprète (Helga Pelichet) lui a emboîté le pas en disant : Nous espérons qu’un jour, OMS signifiera ‘On Mange à Satiété’.

63Loin d’être une activité langagière marginale et à part, l’acte de parole de l’interprète peut dès lors être conçu comme une sorte de loupe perfectionnée permettant d’observer la finesse des opérations de tout sujet parlant, notamment lorsque dans l’improvisation de la parole vraie et partagée, les signes linguistiques prennent des valeurs inédites et recréent ainsi, en la renouvelant chaque fois, une langue adaptée aux besoins particuliers de ceux qui la parlent.

Bibliographie

Références

  • Baigorri Jalón, J. (2004). De Paris à Nuremberg : naissance de l’interprétation de conférence. Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa.
  • Chernov. G.V. (2004). Inference and anticipation in simultaneous interpreting. A probability-prediction model. Amsterdam, Benjamins.
  • Constantin, E. (2005). Linguistique générale. Cours de M. le Professeur Ferdinand de Saussure, 1910-1911. Edité par Claudia Mejía Quijano, Cahiers Ferdinand de Saussure 58, 83-289.
  • Gile, D. (1995). Regards sur la recherche en interprétation de conférence. Lille, Presses Universitaires de Lille.
  • Gile, D. (2009). Basic Concepts and Models for Interpreter and Translator Training (revised edition). Amsterdam, Benjamins.
  • Herbert J. (1952). Le manuel de l’interprète. Genève, Georg.
  • Kremer, B. (2016). Introduction à l’interprétation. Polycopié du cours donné à l’Université de Genève. Genève, FTI, <http://b-kremer.com/fr/publications> (26.4.2016).
  • Kremer, B. et Mejía Quijano, C. (2016). Non-verbal Communication in Conference Interpreting. In Hild, A. et Malmkjaer K.S. (eds), Handbook of Translation and Linguistics, London, Routledge.
  • Mejía Quijano C. & Mesa Betancur A. (2012). La explicitatión como estrategia pedagógica en los procesos de diseño. Kepes, 8-7, 171-185.
  • Moser-Mercer, B. (2000). The rocky road to expertise : eliciting knowledge from learners. In Kadric, M., Kaindl, K. et Pöchhacker, F. (eds). Translationswissenschaft. Festschrift für Mary Snell-Hornby zum 60. Geburtstag, Tübingen, Günter Narr, 339-352.
  • Moser-Mercer, B. (2005). Remote interpreting : the crucial role of presence. Bulletin suisse de linguistique appliquée, 81, 73-97.
  • Pöchhacker, F. (2004). Introducing Interpreting Studies. London, Routledge.
  • Poyatos, F. (1985). The deeper levels of face-to-face interaction. Language & Communication, 5-2, 111-131.
  • Poyatos, F. (1987). Nonverbal Communication in Simultaneous and Consecutive Interpretation : A Theoretical Model and New Perspectives. Textcontext, 2, 73-108.
  • Saussure, F. de (1974). Cours de linguistique générale. Edition critique de Rudolf Engler. Vol. 2. Wiesbaden, Harrassowitz.
  • Seeber, K.G. (2005). Temporale Aspekte der Antizipation beim Simultandolmetschen komplexer SOV-Strukturen aus dem Deutschen. Bulletin suisse de linguistique appliquée, 81, 123-149.
  • Seeber, K.G. (2015). Simultaneous Interpreting. In Mikkelson, H. & Journdenais R. (eds) Routledge Handbook of Interpreting, Series : Routledge Handbooks in Applied Linguistics, Oxon-New York, Routledge, 79-95.
  • Seleskovitch, D. (1968). L’interprète dans les conférences internationales ; problèmes de langage et de communication. Paris, Minard.
  • Seleskovitch, D. & Lederer M. (1984). Interpréter pour traduire. Paris, Didier.
  • Setton, R. (1999). Simultaneous interpretation : A cognitive pragmatic analysis. Amsterdam, Benjamins.
  • Thiéry, C. (1974). Can Simultaneous Interpretation Work ? Bulletin de l’AIIC, II-1.
  • Thiéry, C. (1990). The Sense of Situation in Conference Interpreting. In Bowen D. & Bowen M. (eds) Interpreting : Yesterday, Today and Tomorrow (ATA Scholarly Monographic Series IV), Binghampton, SUNY, 40-43.
  • Vermeer, H.J. (1989). Skopos und Translationsauftrag. Heidelberg, Universität Heidelberg.

Notes

  • [1]
    Selon l’expérience faite au Parlement européen, les textes lus le sont à une vitesse moyenne de 180 mots par minute (contre 120 pour des improvisations spontanées).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions