Couverture de RFG_293

Article de revue

La résilience entrepreneuriale, un nouvel enjeu de formation ?

Pages 219 à 231

Notes

  • [4]
    Ainsi, l’optimisme entrepreneurial, en permettant de relativiser le ralentissement de l’activité économique, peut limiter le désinvestissement (Parker, 2006), ou retarder la décision de mettre fin à certains projets (Lowe et Ziedonis, 2006). Ces biais sont aussi un levier de résilience dans la mesure où ils sont la source d’émotions positives (Hayward et al., 2006).
  • [5]
    Cf. par exemple les numéros spéciaux de la Revue de l’Entrepreneuriat (2007, 2014) et Entreprendre et Innover sur cette thématique (2011, 2016, 2019), ainsi que le Handbook of Research in Entrepreneurship Education (Fayolle, 2007).
  • [6]
    Les corrélations de Spearman sont les suivantes : Rhô (absorption, renouvellement) = 0,365 (non significatif), Rhô (absorption, appropriation) = 0,202 (non significatif), Rhô (renouvellement, appropriation) = 0,685 (p=0,01).
  • [7]
    Les pédagogies actives supplantent en moyenne les pédagogies passives sur les 3 capacités de la résilience (Absorption : 4.14 vs 3.93, Renouvellement : 4.37 vs 3.98, Appropriation : 4 vs 3.91) mais ces différences ne sont pas statistiquement significatives et se signalent par des écarts types plus marqués entre les différents outils pour les pédagogies passives.
  • [8]
    On remarque toutefois que les crises découlant d’éléments difficilement anticipables remettent en cause l’efficacité d’un certain nombre des outils de gestion de crise, et celle notamment des plans de continuité d’activité (PCA) et des plans de reprise d’activité (PRA) dont l’objectif était de mettre les entrepreneurs à l’abri des conséquences dévastatrices d’une crise majeure.

1Alors que les prévisions économiques sont sombres, et que la crise de la Covid-19 a des effets dévastateurs sur la dynamique entrepreneuriale, les jeunes récemment lancés dans l’aventure entrepreneuriale s’interrogent sur leur capacité à rebondir. Or, le contexte français est marqué par un engagement majeur en faveur de l’entrepreneuriat-étudiant. Beaucoup de jeunes ont désormais accès au statut d’étudiant-entrepreneur qui leur permet de bénéficier d’une formation – le D2E : diplôme d’établissement étudiant-entrepreneur – qui allie outils pédagogiques et accompagnement actif des étudiants par des professionnels et des universitaires.

2Dans quelle mesure cette formation permet-elle à ces étudiants-entrepreneurs de développer leur capacité de futurs entrepreneurs à rebondir ? La question est délicate. Dans ce contexte d’incertitude radicale, qui a profondément bouleversé les repères des entrepreneurs ainsi que les écosystèmes entrepreneuriaux, il convient de définir ce que recouvre cette capacité à rebondir, que d’aucuns désignent par la résilience. Si la mobilisation de ce concept en gestion est relativement récente, elle peut être définie comme la capacité à faire face à l’inattendu (Begin et Chabaud, 2010) ou encore à s’adapter à des situations risquées ou stressantes (Cyrulnik, 2002 ; Bernard et Dubard-Barbosa, 2016). Dans cette perspective la résilience entrepreneuriale est la capacité de l’entrepreneur à faire face à des traumatismes ou à des chocs pour parvenir à rebondir ensuite en maintenant son projet actif.

3Forte d’une expérience de plus de 20 années, l’Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation (AEI) a choisi de se saisir de cette question en initiant une réflexion collective auprès de ses membres.

4Après avoir précisé la notion de résilience entrepreneuriale nous présentons, à partir des résultats d’une enquête Delphi, les outils pédagogiques susceptibles de développer cette capacité, avant de souligner les enjeux existants autour de l’accompagnement en distanciel pour favoriser la résilience entrepreneuriale chez les étudiants-entrepreneurs, le distanciel pouvant remettre en cause dans une certaine mesure la portée des outils pédagogiques considérés. Enfin, nous concluons brièvement sur un ensemble de recommandations à destination du décideur public.

I – La résilience entrepreneuriale

5La capacité des individus à rebondir est déterminée à la fois par les éléments contextuels et leur psychologie. Au-delà des effets directs sur l’activité économique, la crise de la Covid-19 révèle le contexte d’incertitude radicale dans lequel les entrepreneurs évoluent au quotidien. Dans ce contexte, le manque d’information directe pousse les individus à surévaluer les risques et cela d’autant plus que ceux-ci sont médiatisés (Packard et al., 2017). De plus, la situation de crise actuelle s’accompagne d’événements à fréquence rare associés à une perte importante. Or, c’est en particulier en matière de pertes ou de gains rares que les comportements des entrepreneurs s’éloignent des comportements usuels. Slovic et al. (1981) ont par exemple mis en évidence que, face aux pertes rares, le décideur tendrait soit à négliger totalement cette perte, soit à l’exagérer considérablement. Ce contexte spécifique d’incertitude tend aussi à augmenter l’aversion aux pertes et réduit la propension d’un entrepreneur à saisir une opportunité (McKelvie et al., 2011). De plus, la peur augmente la perception du risque et diminue l’attrait perçu de l’opportunité (Welpe et al., 2012). Dès lors, la prise de risque se fait hésitante, ralentissant d’autant la reconstruction des projets entrepreneuriaux et ce, malgré les biais de perception caractéristiques des entrepreneurs qui, comme l’optimisme, peuvent constituer des leviers de rebond [4]. Dans cette perspective, les entrepreneurs développent alors souvent des comportements effectuaux (Sarasvathy, 2001), sur la base d’expérimentations mobilisant les ressources à leur disposition – humaines, financières ou de réseaux – pour s’adapter et développer des solutions les moins engageantes possibles (Sarrouy-Watkins, 2019). La crise brouille les repères, elle peut être vue par certains entrepreneurs installés à la fois comme une source de contraintes et d’opportunités. Si de nouveaux espaces entrepreneuriaux se sont ouverts, par exemple dans le numérique, qui suscitent l’adaptation des processus organisationnels et favorise l’accès à de nouveaux marchés, soulignons également que cette situation traumatique et inédite conduit les individus à s’interroger sur leurs priorités. Or, une spécificité de la crise actuelle est d’avoir des conséquences qui s’expriment en termes de mortalité, rappelant à chacun la fragilité de l’existence et la nécessité du « vivre ensemble ». Dès lors, pour reconstruire du sens, l’entrepreneur « va puiser dans les croyances, valeurs et routines partagées » (Maurel, 2010). Il pourra aussi se ressourcer dans son tissu social (Julien et Schmitt, 2008), ou dans sa pratique spirituelle (Godwin et al., 2016). Cela peut le conduire à réviser ses projets de développement personnels et professionnels, en laissant par exemple plus de place aux objectifs familiaux ou à des projets à portée plus collective, autour de préoccupations environnementales, locales ou solidaires.

6Ces aspects cognitifs sont à mettre au regard de la résilience de l’entrepreneur, pour mieux analyser la façon dont l’individu rebondit. À cette fin, nous transposons l’analyse de Begin et Chabaud (2010) au niveau individuel, et nous supposons que la résilience entrepreneuriale s’exprime lors d’un processus qui comprend les trois étapes suivantes :

7

  • une première phase à très court terme, de type réflexe, dans laquelle l’entrepreneur subit le choc et s’adapte, qui renvoie à une capacité d’absorption,
  • une deuxième phase d’adaptation à plus long terme qui nécessite de repenser le projet entrepreneurial pour faire face au nouveau contexte, ce qui peut entraîner un « pivotement », ce qui renvoie à une capacité de renouvellement,
  • une troisième phase qui induit un processus de légitimation des actions prises précédemment au sein d’un projet plus vaste, ainsi qu’une meilleure appréhension de ses capacités par l’entrepreneur, notamment face à la crise qui renvoie à une capacité d’appropriation.

8À ce titre on pourrait donc considérer que la résilience entrepreneuriale combine 3 capacités : d’absorption, de renouvellement et d’appropriation. Par ailleurs si la résilience entrepreneuriale est liée à l’individu/entrepreneur, Bernard et Dubard-Barbosa (2016) rappellent aussi l’importance des « tuteurs de résilience », notion qui « renvoie à celle de soutien social, de main tendue, de bienveillance, de lien social » (ibid., p. 103). Famille, amis, et partenaires permettent ainsi de bénéficier d’écoute, de solidarité, voire de moyens financiers pour surmonter l’épreuve et se repositionner, comme cela a été observé pour les entreprises familiales lors de la crise de 2008 (Bauweraerts et Colot, 2014).

9Si les acteurs publics ont un rôle à jouer parmi ces tuteurs de résilience entrepreneuriale – notamment en mettant en place des actions de soutien à l’économie – il importe de souligner le rôle des dispositifs de formation afin de développer la résilience entrepreneuriale. Dans quelle mesure les outils pédagogiques et l’accompagnement utilisés sont-ils adaptés pour développer les trois capacités associées à la résilience entrepreneuriale des étudiants-entrepreneurs ?

10Les formations en entrepreneuriat ont connu un développement particulièrement important depuis le début des années 2000, largement soutenu par les politiques publiques (Verzat, 2014). La pédagogie en entrepreneuriat est devenue depuis lors un enjeu de débat tant au niveau académique que sociétal, auquel les membres de l’AEI ont largement contribué [5]. La crise actuelle interpelle notre association, qui depuis plus de 20 ans questionne les démarches et dispositifs de formation pour accompagner les futurs entrepreneurs face à de nouveaux défis. Précisément, cette problématique du développement de la résilience entrepreneuriale invite à s’interroger sur la nature et la pertinence des outils habituellement mobilisés dans un contexte pédagogique bouleversé.

11Ainsi, depuis 2009, dans le sillon des travaux de Fayolle, les modalités et techniques d’apprentissage ainsi que la palette des compétences à acquérir se sont à la fois enrichies et diversifiées.

12La faculté à développer la résilience entrepreneuriale est encore peu présente dans cette palette. C’est la raison pour laquelle nous nous interrogeons sur l’adéquation de nos pratiques et dispositifs pédagogiques habituels dans ce contexte.

13Pour répondre à cette question, nous avons proposé d’évaluer l’efficacité des principaux outils pédagogiques couramment utilisés dans notre communauté en entrepreneuriat, à partir du filtre des 3 capacités de la résilience entrepreneuriale introduites précédemment. A cet effet, nous avons invité les membres de l’AEI et leurs partenaires au sein des structures d’accompagnement à évaluer les outils pédagogiques qu’ils mobilisent dans leurs enseignements selon le protocole Delphi présenté dans l’encadré méthodologique.

II – Quels outils pédagogiques pour développer la résilience entrepreneuriale ?

14Les résultats de l’étude Delphi sont restitués dans le tableau 1.

15Dans la mesure où tous les outils ont obtenu une note moyenne comprise entre 3 et 5, ce tableau met en évidence que les enseignants considèrent leurs outils comme présentant une potentialité relativement significative pour développer les capacités de résilience entrepreneuriale. Par ailleurs les réponses, ont sensiblement convergé entre les deux tours du Delphi (les écarts absolus moyens sont passés de 1,05 à 0,89 entre les deux tours) et on observe une corrélation plus importante entre les capacités de renouvellement et d’appropriation qu’entre ces deux capacités et la capacité d’absorption [6]. Ces résultats suggèrent que les outils adaptés au développement de la capacité d’absorption diffèrent sensiblement de ceux adaptés au développement des capacités de renouvellement et d’appropriation. Cela reflète probablement la différence entre la capacité d’absorption, qui renvoie à des aspects techniques de gestion de crise, et les autres capacités qui nécessitent un effort de créativité pour reconstruire le projet entrepreneurial. Cela soulève la question de la cohérence à considérer que la résilience entrepreneuriale comporte trois capacités qui seraient distinctes, ce constat appelle à des investigations méthodologiques plus poussées pour confirmer ce point.

16Les recherches sur l’enseignement de l’entrepreneuriat font par ailleurs actuellement la part belle aux pédagogies « actives », où l’étudiant est placé au cœur des apprentissages afin de développer ses capacités entrepreneuriales (Fayolle et Verzat, 2009), en prenant en compte sa singularité et les spécificités de son projet. Nos résultats montrent toutefois que les pédagogies passives (étude de cas, business plan ou business model, etc.) sont aussi perçues comme ayant un intérêt, notamment pour développer les capacités d’absorption et d’appropriation des étudiants [7]. L’enseignement des principaux outils de gestion de crise (tableaux de bord, cellules de résilience, cellules de crises, toxic handlers, etc.) sont largement plébiscités comme des outils permettant de favoriser la capacité d’absorption des entrepreneurs [8]. De même, les techniques de créativité (brainstorming et design thinking) sont perçues comme des outils aidant à développer la capacité de renouvellement ainsi que, dans une moindre mesure, les outils de business model. La mobilisation d’éléments de culture réflexifs peut avoir un intérêt notamment sur le développement de la capacité d’appropriation. Il peut, par exemple, s’agir d’écrits stoïciens ou d’ouvrages tirés de la philosophie zen, ou encore d’œuvres qui traitent de la résilience de façon détournée (films, bandes dessinées, etc.). Les pédagogues voient également dans les expériences associatives et les projets tuteurés, des approches d’acculturation, où précisément les étudiants-entrepreneurs peuvent vivre, expérimenter des situations de crise particulièrement formatrices. Ces situations d’immersion, malgré une certaine hétérogénéité au niveau des réponses, semblent, d’après les enseignants interrogés, avoir un bon potentiel formatif sur l’ensemble des trois capacités de la résilience entrepreneuriale.

Méthodologie

La démarche retenue se fonde sur une enquête de type Delphi en 2 tours réalisée auprès de 26 enseignants-chercheurs de l’AEI spécialisés en entrepreneuriat, et de 11 intervenants au sein de structures d’accompagnement qui travaillent avec des membres de l’AEI. Les participants ont été interrogés individuellement dans un premier temps, puis ont dû réagir dans un second temps à une synthèse réalisée à partir de l’ensemble des réponses des participants. Le Delphi a donc été réalisé en 2 tours respectivement sur chacune des 2 populations.
L’administration du Delphi a été faite entre le 11 mai et le 3 juillet 2020 à l’aide d’un même questionnaire portant sur les outils pédagogiques mobilisés, il a été administré :
  • par courriel auprès des enseignants-chercheurs et exploité de manière statistique dans la section II. La liste d’outils pédagogiques utilisée dans la section II a été arrêtée collectivement en procédant à un recensement exhaustif des pratiques pédagogiques dans notre discipline. La question posée aux membres de l’AEI porte sur l’adaptation des outils pédagogiques listés dans le tableau 1 pour le développement de la résilience entrepreneuriale sur chacune des 3 capacités considérées. Un descriptif de ces dernières était fourni avec la grille.
  • à partir d’entretiens semi-structurés réalisés avec des structures d’accompagnement partenaires engagées dans les dispositifs pédagogiques, entretiens qui ont permis également d’aborder la place prise par le distanciel dans les pratiques d’accompagnement. Ces entretiens ont été retranscrits et sont mobilisés sous forme de verbatim dans la section III.

17Notre étude permet de porter un premier regard critique sur les caractéristiques des outils pédagogiques et elle souligne leur propension à favoriser le développement des capacités de résilience entrepreneuriale chez les étudiants-entrepreneurs. Si la mixité des approches pédagogiques (pédagogies passives et pédagogies actives) n’est pas en soi une nouveauté, l’enquête réalisée invite les pédagogues à se montrer vigilants dans leur choix, c’est-à-dire à veiller à la diversité et à la combinaison d’évènements d’apprentissage variés.

18Au-delà des connaissances à maîtriser en sciences de gestion relatives aux disciplines stratégiques, financières, marketing, la crise actuelle montre la nécessité de reconnaître la résilience entrepreneuriale comme étant une soft skill, dont le développement n’est pas facile à favoriser. Parmi les premières propositions que nous pouvons dégager de l’analyse, il nous semble souhaitable de reconsidérer l’offre de formation sous deux aspects : 1) proposer un enseignement mixant plusieurs pédagogies actives et passives, 2) introduire des situations extrêmes et des expériences de simulation pour que l’étudiant/étudiant-entrepreneur vive des pratiques de travail caractérisées par une très forte incertitude.

Tableau 1

Capacités de résilience et outils pédagogiques (2e tour)

Outils pédagogiquesType de pédagogieDimension de la capacité de résilience considérée
AbsorptionRenouvellementAppropriation
Outils de business planPassiveMoyenne3,123,163,48
Écart absolu moyen1,031,271,06
(dont outils de business model)PassiveMoyenne3,964,654,26
Écart absolu moyen1,050,880,80
Outils de gestion de crisePassiveMoyenne4,963,743,09
Écart absolu moyen0,510,930,72
Éléments de cultureentrepreneurialePassiveMoyenne4,334,464,46
Écart absolu moyen0,670,750,84
Éléments de culture réflexifsPassiveMoyenne3,773,914,59
Écart absolu moyen1,040,760,90
Études de cas /apprentissage vicariantPassiveMoyenne3,423,333,29
Écart absolu moyen0,770,720,65
Études decas/situation-problèmePassiveMoyenne3,723,643,60
Écart absolu moyen0,770,720,78
Capacités de résilience et outils pédagogiques (2e tour)
Capacités de résilience et outils pédagogiques (2e tour)
Jeux d’entrepriseActiveMoyenne4,083,463,29
Écart absolu moyen1,011,131,15
Expérience associative/ junior entrepriseActiveMoyenne4,504,464,29
Écart absolu moyen1,080,910,92
Projets de création tuteurésActiveMoyenne4,524,764,56
Écart absolu moyen1,100,850,98
Concours/
hackathon
ActiveMoyenne4,214,043,71
Écart absolu moyen1,461,131,09
Méthodes de créativité :
Design
Thinking et assimilés
ActiveMoyenne3,754,794,21
Écart absolu moyen1,100,550,74
Méthodes de créativité :
brainstorming
et assimilés
ActiveMoyenne3,924,714,04
Écart absolu moyen0,780,580,80
Méthodes de créativité : dérive entrepreneurialeActiveMoyenne4,054,373,95
Écart absolu moyen0,910,790,81

Capacités de résilience et outils pédagogiques (2e tour)

Échelle de 1 (totalement inadapté) à 6 (parfaitement adapté) / Moyenne des écarts absolus moyens : tour 1 : 1,05 ; tour 2 : 0,89.

19De telles propositions supposent un investissement pédagogique, pas toujours facile à déployer au regard des moyens et ressources disponibles (notamment dans le monde universitaire). La tentation pour l’enseignant serait de se rabattre sur les « bonnes vieilles méthodes » qui, si elles ne sont pas les plus pertinentes dans ce contexte de crise, n’en restent pas moins plébiscitées par les étudiants tout en étant les plus faciles à mettre en œuvre en environnement contraint. Plus largement, cette question de la résilience entrepreneuriale nous invite à faire preuve de vigilance et d’esprit critique quant à la pertinence de nos dispositifs pédagogiques. Ces outils doivent de plus en plus s’inscrire dans des démarches globales, combinant des enjeux de savoir, de savoir-faire et de savoir-être. Cet ancrage sur le développement de soft skills de l’individu est un défi, d’autant qu’il suppose non seulement la prise en compte du caractère contingent des situations, mais aussi de la situation personnelle de l’étudiant-entrepreneur. Dans quelle mesure les pédagogues sont-ils armés et formés pour s’engager dans de telles pratiques, qui nous confrontent à des questions relevant des registres affectifs, sociaux, émotionnels ?

III – Accompagnement en distanciel et résilience entrepreneuriale : quels enjeux

20Le diplôme d’établissement étudiant-entrepreneur présente la particularité d’associer outils pédagogiques (vus en section II) et accompagnement personnalisé des étudiants-entrepreneurs. Ceux-ci bénéficient de la mise en place d’un coaching et d’un suivi personnalisé par des praticiens et des universitaires tout au long de leur parcours. Cet accompagnement est caractérisé par la mobilisation spécifique d’outils numériques liée au contexte de crise sanitaire provoquée par la Covid-19.

21En effet, durant (et depuis) le confinement, les formateurs, et notamment les accompagnants, ont rapidement mobilisé des outils de visioconférence, de messagerie instantanée ou de partage de documents. Les webinaires et conférences thématiques en ligne se sont alors multipliés. L’accompagnement individuel et les mises en relations avec l’écosystème se sont également poursuivis : « Le distanciel a permis de mobiliser des personnes que nous n’aurions pas pu mobiliser « en temps normal ». La crise a aussi ouvert un éventail de possibles, car la bienveillance des acteurs a été plus forte. Paradoxalement du temps a été trouvé là où on nous aurait facilement répondu que le temps manquait pour intervenir auprès des incubés. Une nouvelle solidarité est apparue. Et nous de notre côté [l’incubateur] nous avons peut-être davantage osé solliciter ces personnes » (directrice d’un incubateur étudiant). Des hotlines d’information ont également vu le jour, gérées par des accompagnants de structure d’accompagnement publique, pour guider, rassurer et contribuer au rebond des entrepreneurs.

22Après une phase d’adaptation parfois difficile, l’activité quotidienne des accompagnants a été maintenue grâce à l’outil numérique. Ce dernier a participé au développement des compétences des incubés, ainsi qu’à la progression de leur projet. Une réflexion stratégique profonde a ainsi été engagée par les entrepreneurs avec l’aide de leurs accompagnants afin de développer leurs capacités de résilience entrepreneuriale : quels nouveaux marchés ou nouveaux business models peuvent être mis en place durant cette période de crise et après celle-ci ? « Nous avons systématiquement demandé aux incubés de se projeter sur un plan B voire un plan C par rapport à leurs prévisions initiales par rapport à l’amont et par rapport à l’aval. Les entrepreneurs de renom que nous faisons intervenir dans le cadre de business stories étaient également sollicités sur ce point pour savoir comment eux-mêmes géraient ces effets « yoyo » du marché et les injonctions contradictoires confinement/déconfinement. L’effet de mimétisme a joué son rôle. En voyant leurs mentors réagir avec opiniâtreté et sérénité, ils ont eux-mêmes gagné en persévérance et calme dans la prise de décision » (directrice d’un incubateur étudiant). Ces réflexions ont pris racine dans une plus grande proximité entre accompagnants et entrepreneurs, notamment développée quand les accompagnants ont pris des nouvelles de la situation des accompagnés durant le confinement. De plus, accompagnants et entrepreneurs partageant un quotidien de télétravail et d’incertitudes, empathie et compréhension mutuelle ont renforcé cette proximité. Cela s’est notamment matérialisé par des rendez-vous plus fréquents, des soutiens mutuels entre pairs en termes de contacts partagés ou de bonnes pratiques, ainsi que par des rapports professionnels qui n’oublient pas l’humain.

23Un exemple de matérialisation de cette proximité est le soutien financier apporté par des entrepreneurs installés à des accompagnants de structures d’accompagnement privées : « Les donateurs se sont mobilisés d’autant plus que c’était la crise, très peu ont arrêté leur contribution » (60 000 Rebonds). Ils ont payé leur loyer durant le confinement, sans pour autant avoir accès aux bureaux loués. Ils ont alors notamment permis le versement des salaires. Les entrepreneurs accompagnés ont donc également participé à la résilience de leurs accompagnants : « On a reçu beaucoup de solidarité des entrepreneurs. On s’est demandé si on continuerait à facturer, parce qu’ils ne peuvent pas venir utiliser tous nos services. Mais en même temps, on paye nos charges. La majorité des entrepreneurs était d’accord. On a fait un mois gratuit et on a recommencé à facturer » (accompagnant membre d’une structure d’accompagnement privée).

24En définitive, selon les acteurs interrogés, l’accompagnement à distance avec l’outil numérique s’est révélé être une expérience plutôt positive. Elle ouvre des voies pour réinventer l’accompagnement sur un mode hybride, qui mixe présentiel et « distanciel » : « On est en train de réfléchir à un accompagnement spécifique avec un panel de quinze start-up à potentiel pour les aider à passer la crise et voir quels sont leurs besoins. Il y a notamment accompagnement sur de la levée de fonds, mise en réseau, relais sur la communication et la visibilité, pivot sur le business model, accompagnement financier. On va voir pour le faire en présentiel ou en visio-conférence avec des rencontres avec des experts. » (accompagnant d’une structure d’accompagnement du domaine du sport et tourisme). L’objectif des accompagnants est de conserver de bonnes pratiques de cette expérience du confinement pour développer la résilience entrepreneuriale dans d’autres contextes.

25Si l’impact positif du distanciel est à souligner, il n’est toutefois pas uniforme selon les publics et les outils considérés. En termes quantitatifs il est clair que le distanciel permet aux acteurs d’assister plus nombreux et plus souvent à des réunions et crée donc plus d’interactions entre les membres d’une même institution. Mais qu’en est-il de la qualité de la relation ainsi créée ? Cette gestion de la proximité est particulièrement sensible pour les étudiants qui sont accompagnés en période de crise. Valéau (2006) montre à ce titre que, lorsque l’entreprise va mal, certains entrepreneurs perdent confiance en eux tandis que d’autres remettent en cause les compétences de leur accompagnant. Un travail impliquant les dimensions affectives de la relation est alors requis au-delà de la simple dimension technique, qui ne peut voir le jour sans une certaine proximité entre l’accompagné et l’accompagnant.

26Or dans ses recherches, Boschma (2005) suggère cinq dimensions de proximité (cognitive, sociale, organisationnelle, institutionnelle et géographique) pouvant contribuer aux dynamiques d’innovation et d’apprentissage. Dans cette perspective la capacité de nos dispositifs d’incubation à remplacer du présentiel par du distanciel dépendra aussi de la capacité des acteurs à compenser la perte de proximité géographique par un gain sur d’autres dimensions de la proximité qui lui soient substituables. Cela peut par exemple passer par la mise en place de projets renforçant le sentiment d’appartenance à la structure, ou plus simplement par un renforcement de la fréquence des réunions. On peut noter à ce titre que la crise a permis de développer une nouvelle dimension de la proximité. Cette proximité « de circonstance » s’est construite sur la force de l’événement et l’émotion collective générée. « L’effet Covid » a redonné un sens au travail, à la solidarité entre acteurs, à la renaissance de l’individu après le trou noir lié au stress et à la peur de perdre son business ; il a créé une proximité intellectuelle tout en s’éloignant physiquement du fait des gestes barrière » (directrice d’un incubateur étudiant). Reste à savoir si ce type de proximité résistera à l’usure du temps, une fois l’émotion passée.

Conclusion

27La crise actuelle, par sa violence et son aspect inédits, interroge très directement la résilience des entrepreneurs. Si nous sommes mieux outillés aujourd’hui qu’en 2008, cela ne peut rendre que plus criant le goulot d’étranglement généré par un déficit d’action publique dans ce domaine. Nous avons dans cet article mené une réflexion collective sur les conditions pour que la formation puisse développer les trois capacités constitutives de la résilience entrepreneuriale des étudiants-entrepreneurs dans le contexte de crise actuel. Ce travail est bien entendu un propos d’étape, visant à la fois à tirer de premiers enseignements et à dessiner des propositions. Dans la mesure, où il fait uniquement appel à l’expertise des formateurs, il suppose une investigation complémentaire auprès des étudiants-entrepreneurs pour observer la matérialisation effective de leur résilience entrepreneuriale.

28Nos résultats suggèrent que les formations peuvent aider à développer les capacités constitutives de la résilience entrepreneuriale, mais qu’il importe de combiner l’usage des outils pédagogiques avec des pratiques d’accompagnement qui demandent à être adaptées au contexte de la crise. Dans cette perspective, le recours au numérique s’est imposé naturellement et va conduire à repenser et à enrichir les outils pédagogiques et les pratiques d’accompagnement existants. Sans doute cela est-il relativement complexe à mettre en œuvre en environnement de ressources contraint. Il est crucial que le décideur public accepte de soutenir les enseignants et les accompagnants, voire les structures d’accompagnement. Il s’agit certes d’un investissement à long terme, mais la performance des futures générations d’entrepreneurs semble aussi être à ce prix.

Les auteurs remercient le rapporteur et l’équipe de rédaction pour leurs commentaires et suggestions qui ont conduit à améliorer le texte. Ils remercient également les membres de l’AEI et plus largement les répondants qui ont contribué à cette recherche. Ils demeurent, bien évidemment, responsables des erreurs et omissions éventuelles.

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  • Sarrouy-Watkins N. (2019). « Le rôle de l’incertitude entrepreneuriale dans les comportements effectuaux et causaux », Revue de l’entrepreneuriat, vol. 18, no 3-4, p. 12-58.
  • Slovic P., Fischhoff B. et Lichtenstein S. (1981). “Informing the public about risks from ionizing radiation”, Health Physics, vol. 41, no 4, p. 589-598.
  • Valéau P. (2006). « L’accompagnement des entrepreneurs durant les périodes de doute », Revue de l’Entrepreneuriat, vol. 5, no 31-57.
  • Verzat C. (2014). « Engagement, agilité cognitive, coopération et réflexivité des apprenants.. et des enseignants en entrepreneuriat », Revue de l’Entrepreneuriat, vol. 13, no 2, p. 7-13.
  • Welpe I.M., Spörrle M., Grichnik D., Michl T. et Audretsch D.B. (2012). “Emotions and opportunities : The interplay of opportunity evaluation, fear, joy, and anger as antecedent of entrepreneurial exploitation”, Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 36, no 1, p. 69-96.

Notes

  • [4]
    Ainsi, l’optimisme entrepreneurial, en permettant de relativiser le ralentissement de l’activité économique, peut limiter le désinvestissement (Parker, 2006), ou retarder la décision de mettre fin à certains projets (Lowe et Ziedonis, 2006). Ces biais sont aussi un levier de résilience dans la mesure où ils sont la source d’émotions positives (Hayward et al., 2006).
  • [5]
    Cf. par exemple les numéros spéciaux de la Revue de l’Entrepreneuriat (2007, 2014) et Entreprendre et Innover sur cette thématique (2011, 2016, 2019), ainsi que le Handbook of Research in Entrepreneurship Education (Fayolle, 2007).
  • [6]
    Les corrélations de Spearman sont les suivantes : Rhô (absorption, renouvellement) = 0,365 (non significatif), Rhô (absorption, appropriation) = 0,202 (non significatif), Rhô (renouvellement, appropriation) = 0,685 (p=0,01).
  • [7]
    Les pédagogies actives supplantent en moyenne les pédagogies passives sur les 3 capacités de la résilience (Absorption : 4.14 vs 3.93, Renouvellement : 4.37 vs 3.98, Appropriation : 4 vs 3.91) mais ces différences ne sont pas statistiquement significatives et se signalent par des écarts types plus marqués entre les différents outils pour les pédagogies passives.
  • [8]
    On remarque toutefois que les crises découlant d’éléments difficilement anticipables remettent en cause l’efficacité d’un certain nombre des outils de gestion de crise, et celle notamment des plans de continuité d’activité (PCA) et des plans de reprise d’activité (PRA) dont l’objectif était de mettre les entrepreneurs à l’abri des conséquences dévastatrices d’une crise majeure.
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