1Lorsque nous avons engagé en juillet 2017 le projet d’un numéro spécial fin 2018 de la Revue française de gestion (RFG) consacré au Supply Chain Management (SCM), nous ne nous doutions pas qu’un an après sa parution l’actualité parlerait autant de logistique et de SCM. Comme indiqué dans l’introduction du numéro spécial RFG n° 277/2018 (p. 14), la RFG ne leur avait consacré que deux dossiers, l’un en 2005, l’autre en 2008. Notre ambition était alors de rendre plus visible la logistique et le SCM et « d’alimenter une dynamique théorique en prise avec les problèmes managériaux, voire de redynamiser la recherche et la réflexion dans les entreprises en matière de supply chain management » (Fabbe-Costes et al., 2018, p. 15).
2Depuis le début de la crise Covid-19 (janvier 2020) et jusqu’à la fin du premier confinement (mai 2020), il a souvent été question de logistique et de SCM. Si certains secteurs d’activité ont été plus impactés que d’autres, aucun n’a été épargné et toutes les supply chains (SC) ont subi des perturbations voire des ruptures. Les logisticiens ont été fortement sollicités. Ils ont fait face aux ruptures des chaînes d’approvisionnement liées à la baisse de l’activité industrielle en Chine (où a commencé la pandémie) et trouvé des sources d’approvisionnement alternatives. Ils ont alimenté les points de ventes malgré la faiblesse des stocks existants, les achats imprévisibles voire erratiques des consommateurs et la baisse des activités industrielles et agricoles faute de main-d’œuvre, à cause de la fermeture des frontières et/ou des mesures de confinement. Ils ont dû composer avec des demandes exceptionnelles (par exemple, masques, gel hydroalcoolique, respirateurs, savon, papier hygiénique) ou l’effondrement de la demande lié à l’arrêt total de certaines activités (hôtellerie, restauration, points de ventes non-alimentaire, etc.). Depuis la fin du confinement et plus encore depuis la fin juin, les logisticiens sont à nouveau mobilisés pour relancer les activités et tenter de renouer avec les performances ante crise, tout en tirant les leçons de cette pandémie pour améliorer la capacité des SC à affronter un avenir incertain. La logistique et le SCM ont bénéficié pendant la crise d’un « coup de projecteur » qui a rendu visible non seulement cette activité – dont on parle peu, sauf quand elle est défaillante – , mais aussi tout un secteur professionnel : les entreprises, métiers et personnels du transport, de la logistique et du SCM.
3La crise a aussi été l’occasion de violentes critiques. Certaines touchaient les compétences de l’État en matière de logistique et SCM, notamment dans le domaine de la santé (ex : manque d’anticipation et de préparation, stocks de masques FFP2 périmés faute de gestion stratégique de ces stocks, incapacité à approvisionner des masques chirurgicaux ou des respirateurs). D’autres critiques concernaient certaines décisions logistique et de SCM des entreprises (ex : choix d’approvisionnement conduisant à une dépendance envers les fournisseurs chinois, stocks inadaptés et trop forte tension des flux, incapacité à répondre de manière flexible à des demandes imprévues). La configurations des SC et leurs processus ont été jugés trop vulnérables (par exemple : mondialisation conduisant à des ruptures, sourcing insuffisamment diversifiés, rigidité des processus et des systèmes d’information associés). Même les innovations logistiques et SCM développées pendant la crise pour assurer la continuité des activités n’ont pas toujours été bien reçues. Ainsi les dangers de l’automatisation, de la robotisation, de l’usage de véhicules autonomes, ou de drones pour les livraisons, pour ne citer que quelques exemples, ont été soulignés ainsi que les méfaits d’une ubérisation rampante (ex : pour la logistique urbaine du dernier kilomètre). Enfin, plusieurs voix se sont élevées pour affirmer, entre autres « recettes miracles » à appliquer de toute urgence, la nécessité de relocaliser les activités et de développer les circuits courts. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que certains accusent la logistique et le SCM de tous les maux, considèrent les connaissances du domaine obsolètes, voire nocives, et suggèrent de repenser la discipline.
4Toute expérience de crise offre une possibilité pour réfléchir, se poser des questions et tenter d’en tirer des leçons voire de développer de nouvelles connaissances. S’il est trop tôt pour pratiquer des retours d’expérience complets, qui ne pourront se faire qu’une fois la pandémie terminée, ce numéro spécial flash-Covid de la RFG nous invite à commencer à répondre aux deux questions suivantes. La crise du Covid-19, est-elle de nature à révéler des aspects insoupçonnés de la logistique et du SCM ? Remet-elle en question certains principes de logistique et de SCM considérés jusqu’à présent comme « fondamentaux » ?
5Dans cette perspective, nous nous sommes appuyées sur une relecture du numéro spécial RFG 277/2018 à la lumière de cette crise. Après avoir expliqué dans une première partie en quoi cette crise est inédite du point de vue logistique et SCM, la deuxième partie propose un retour critique sur le numéro spécial, puis la troisième partie identifie des pistes de travail à développer. La conclusion dégage des enseignements théoriques.
I – Covid-19 : une crise inédite pour toutes les sc
6Cette première partie revient sur la crise Covid-19 et explique pourquoi elle représente une « opportunité » pour questionner la logistique et le SCM. Car ce n’est pas la première fois qu’une crise médiatise cette spécialité des sciences de gestion et révèle au grand public son caractère stratégique. Parmi les crises ou catastrophes récentes (ayant fait l’objet de publications) nous pourrions citer les attentats du 11 septembre 2001, l’ouragan Katrina (août 2005), la crise des subprimes en 2007, le tremblement de terre à Haïti (janvier 2010), le séisme et tsunami de Fukushima (avril 2011) ou les attentats à Paris en 2015. En quoi la crise Covid-19 est-elle plus « critique » que les autres pour les SC ? Pourquoi cette crise apparaît comme inédite et porteuse de rupture pour notre discipline ?
1. Une ampleur dans l’espace et le temps exceptionnelle
7Si l’on reprend la chronologie de la crise depuis janvier 2020 et si l’on revient sur ce qui a été dit à propos des problèmes logistiques rencontrés au cours de son expansion, il apparaît qu’elle a touché toutes les SC (tous les secteurs ont été impactés), à tous les niveaux (opérationnels, tactiques, stratégiques), sur tous les maillons (de l’extrême amont, ex : récolte des fruits et légumes ; à l’extrême aval, ex : chute des ventes liée à la fermeture de points de vente ; jusqu’aux activités de reverse logistique, ex : fermeture des déchetteries). La diffusion de la pandémie a été très rapide et a successivement touché tous les continents (Asie, Europe, États-Unis, Amérique du Sud, puis Eurasie). Toutes les activités logistiques ont été perturbées, notamment celles liées aux échanges internationaux.
8La crise, qui n’est pas finie, a par ailleurs une durée exceptionnelle (un an en janvier 2021). Depuis début janvier 2020, elle a provoqué une désorganisation de nombreux secteurs comme la santé, l’aéronautique, l’automobile, l’habillement. En France, le confinement a conduit à deux mois complets d’arrêt, au 1er semestre 2020 et à des semaines d’arrêts partiels au second semestre, pour certaines activités industrielles et de service (ex : hôtellerie-restauration, coiffure) ; et des activités sont encore dans l’incertitude d’un redémarrage (ex : l’événementiel, certaines activités culturelles ou de tourisme).
9Depuis la Seconde Guerre mondiale, aucune autre crise avant Covid-19 n’avait touché autant de pays dans le monde – il s’agit donc bien d’une crise globale –, autant de secteurs d’activité à la fois, sur une durée aussi longue.
2. Des effets différenciés selon les secteurs
10Toutes les SC n’ont cependant pas été touchées de la même manière ni avec la même intensité. Certaines SC ont été particulièrement sollicitées car en lien avec des besoins « vitaux ». Dans des secteurs comme la santé, l’agro-alimentaire ou l’hygiène, il a été particulièrement difficile d’organiser la rencontre entre la demande imprévisible et irrationnelle des consommateurs (ex : en papier hygiénique) ou des patients (ex : peur de venir aux urgences), et l’offre perturbée des entreprises ou des services. Dans ces secteurs, les phénomènes de pointes, toujours redoutés en logistique et SCM, se sont parfois accompagnés de ruptures (ex : dans les supermarchés, les pharmacies) ou de saturations (ex : dans certains services hospitaliers), invitant à trouver des solutions de secours inédites. Il a fallu trouver de nouveaux fournisseurs, parfois « improbables », ou organiser des transferts inter-chaînes (ex : entre régions de soins pour traiter certains patients). La générosité, la solidarité et la créativité ont, comme toujours en temps de crise, permis de trouver des solutions d’urgence (ex : pour fabriquer et livrer du gel hydro-alcoolique, des masques ou des visières) avant que des systèmes plus pérennes ne prennent le relai. C’est très certainement l’impact sur l’extrême aval des SC, la consommation, qui a été le plus spectaculaire et le plus inédit avec Covid-19. Plusieurs secteurs ont connu un arrêt quasi total des ventes (ex : voiture, textile, matériel de bricolage, artisanat). D’autres ont connu des achats hors norme (ex : désinfectants, savon). Globalement tous les secteurs ont connu un dérèglement de la consommation à cause du confinement qui s’est accompagné de nouveaux modes de vie, d’une baisse de la consommation (moins d’envie, moins d’argent…) ou, au contraire, de demandes imprévues liées à la situation (ex : explosion de la demande de puzzle) et d’un changement d’approvisionnement des ménages (proximité et e-commerce).
3. La dynamique des interdépendances
11L’ampleur de la crise, qui n’a épargné aucun secteur, a révélé au grand public l’interdépendance au sein des SC. Les entreprises industrielles sont dépendantes de leurs fournisseurs quelle que soit leur localisation. Si l’automobile et l’électronique dépendent de sous-traitants en Chine, l’agro-alimentaire dépend des exploitations pour les produits agricoles. Toutes les entreprises sont dépendantes « en cascade » de leurs clients et des consommateurs. La fermeture de certains magasins et l’arrêt de nombreuses activités de services (jugés non essentiels et/ou à risques) pendant le confinement ont privé les industriels de canaux de distribution, ce qui s’est traduit par une baisse de la consommation finale et donc d’une baisse des commandes clients aux industriels (excepté pour le e-commerce). Toutes les entreprises dépendent de leur main-d’œuvre. Même les activités logistiques et transport, qui n’ont cessé de fonctionner, ont été désorganisées par la plus faible disponibilité de leur personnel et les mesures de sécurité sanitaire introduites dans les processus, avec un impact sur tous les secteurs, à tous les stades des SC, y compris le e-commerce. La Covid-19 a permis de suivre dans le temps la dynamique de ces interdépendances dans les SC.
4. Un laboratoire pour l’innovation
12Comme toute crise, au-delà des aspects fortement perturbateurs précédemment évoqués, la Covid-19 a offert des opportunités aux entreprises et SC. Pour certaines, elle a permis un développement inattendu (ex : le grand retour du savon de Marseille). D’autres ont pu montrer un savoir-faire hors du commun (ex : certains transitaires ont réussi des importations de produits grâce à leur connaissance du terrain et la qualité de leurs relations professionnelles), prouver leur adaptabilité (ex : en transformant leur outil de production ou les unités de soins) ou de confirmer la pertinence de leurs choix de localisation (ex : des implantations multinationales ont permis de limiter les effets des confinements selon les pays).
13La crise a aussi été une opportunité pour innover ou tester à plus grande échelle des technologies dont l’adoption restait limitée. Citons parmi les (re)découvertes qui se développeront probablement après la crise : le télétravail, la dématérialisation de certains flux, l’usage de robots et de véhicules autonomes, l’allègement de certains process (ex : en livraison urbaine à domicile), le click-and-collect en magasin (ex : bricolage, restaurants) qui a permis de vendre sans ouvrir les magasins au public, ou le recours à des « indépendants » pour les livraisons urbaines (ex : alliances de certains distributeurs avec Deliveroo ou Uber). La Covid-19 est donc bien une crise inédite et constitue pour la logistique et le SCM un champ d’observation exceptionnel pour aborder de nombreux sujets, avec des incidences pour d’autres domaines du management. Pour autant, a-t-elle révélé des choses vraiment nouvelles ou simplement pointé des phénomènes avec plus d’intensité ? Remet-elle en question les fondamentaux de la discipline et les démarches en vigueur dans les SC ?
II – Covid-19 : quelle relecture du numéro 277 de la rfg
14Faut-il (re)lire ou jeter le numéro spécial 277/2018 de la RFG ? Telle est la question qui nous était indirectement posée dans le mail RFG reçu le 29 mars : « En quoi le numéro spécial que vous avez coordonné est-il susceptible de constituer des points d’appui dans la crise que nous traversons et pour penser l’après ? »
15Dans ce qui suit, nous revenons sur certains points « fondamentaux » rappelés par la crise Covid-19 et faisons le lien avec les articles du numéro spécial autour de 4 thèmes qui nous semblent capitaux car révélant des arbitrages cruciaux en logistique et SCM.
1. Flux et stocks : un pilotage stratégique
Le flux c’est la vie
16L’arrêt de la circulation physique (des biens et des personnes) se répercute immédiatement sur le flux financier. L’exemple d’Emmaüs est révélateur. Privée d’apports (dons en nature) et privée de ventes, l’association s’est retrouvée en très grande difficulté financière. Après avoir contribué à l’effort d’urgence collectif au début de la crise, elle a dû se recentrer sur sa mission pour survivre. Par ailleurs, les flux d’information sont indispensables pour piloter les SC, y compris « à distance », et avoir une certaine visibilité (ex : sur l’évolution de la pandémie, les opérations en cours, les niveaux de stocks et les ressources logistiques disponibles ainsi que leur localisation).
Les stocks sont stratégiques et doivent être gérés
17Contrairement à ce que certains disent, la logistique et le SCM ne cherchent pas nécessairement à supprimer tous les stocks (cf. critique du lean Lambert et Reinhard, 2018). Néanmoins, il faut faire des stocks qui se justifient au plan stratégique (ex : des stocks de masques, de médicaments) et les gérer. La crise a réaffirmé que toute réduction des stocks doit s’accompagner d’une circulation des flux pour éviter les ruptures et que tendre trop les flux conduit à rendre plus vulnérables les SC.
Les flux sont bien tirés par la demande
18La crise a redémontré à quel point les SC sont bien tirées (ou stoppées) par la demande. Toute relance de production n’a aucun sens s’il n’y a pas (ou plus) de demande (ex : après les ruptures, les surstocks de masques français en tissus). Elle a aussi montré à quel point le consommateur, acheteur, ou usager peut être irrationnel, comme l’évoque Piris (2018), ce qui pose le problème des prévisions de vente en temps de crise. Pour rester connecté à ce consommateur/citoyen, l’innovation et la créativité des entreprises sont indispensables. Là aussi la crise a confirmé la pertinence de ne pas travailler de manière solitaire, mais d’exploiter et explorer, comme le suggère Szostak (2018), les potentiels des partenaires dans les SC.
Méthodologie
En parallèle du suivi de la crise, nous avons procédé à une relecture critique de l’ensemble des contributions du numéro spécial RFG n° 277/2018 en nous posant deux questions. Quels sont les points « fondamentaux » abordés dans les articles qui ont été confortés par la crise ? Quels sont les points qui mériteraient d’être repensés ou qui n’ont pas été abordés ?
Pour éviter d’alourdir la lecture de ce court article nous avons choisi de ne pas mentionner de sources pour les exemples Covid-19 cités et, pour les articles du numéro spécial 277 de la RFG (2018) cités dans l’article, nous renvoyons le lecteur au site du sommaire du numéro : https://rfg.revuesonline.com/articles/lvrfg/abs/2018/09/contents/contents.html
2. Intégration-adaptation et adaptabilité
La complexité des SC
19Pour le grand public, la crise a révélé à quel point les SC sont mondiales et s’appuient sur des ressources externes, parfois très éloignées, pour concevoir, produire, distribuer, puis recycler des produits. Comme le rappellent Rothier et Picard (2018) ce phénomène n’est pas nouveau et, comme le souligne Urbain (2018), de nombreux prestataires de services logistiques (PSL) se sont développés sur la croissance des échanges internationaux liée à la mondialisation des SC. Ils ne seront donc peut-être pas favorables aux appels à la relocalisation, aux circuits courts et aux chaînes « locales ». La crise a surtout pointé l’imbrication des SC multi-acteurs avec une dépendance vis-à-vis : de fournisseurs (surtout s’ils sont « stratégiques »), de pays ou régions du monde (ex : la Chine), mais surtout de la consommation, elle-même dépendante d’offre de services (ex : le cas des stocks de pommes de terre avec la fermeture des chaînes de fast-food).
La vertu du slack organisationnel
20La crise a rappelé l’importance de ne pas mettre délibérément sous trop forte tension les ressources (humaines, matérielles, etc.), sous peine d’accroître la vulnérabilité des SC lorsque survient une crise. Lambert et Reinhard (2018, p. 40) insistent sur ce point ainsi que sur la vulnérabilité induite par la rigidité de certaines procédures qui améliorent l’intégration des SC et leur performance, mais brident la créativité des acteurs pour « faire face » et s’adapter. De nombreuses SC ont ainsi été pénalisées par des procédures d’achat trop contraignantes. La crise a particulièrement rappelé le rôle du slack pour préserver les ressources humaines critiques dans des SC « sous tension » (ex : dans la santé et la grande distribution).
Les activités logistiques : essentielles mais invisibles
21Cette crise, comme les précédentes, a mis à l’honneur des professionnels souvent « invisibles » mais cruciaux dans l’adaptabilité des SC. Les PSL n’ont cessé pendant toute la crise d’approvisionner des produits, de gérer des stocks, de préparer et d’acheminer des commandes dans des conditions souvent difficiles et ont su trouver des solutions aux problèmes posés. En échos à Hdidou et Abbad (2018), la crise a confirmé leur capacité à (re)déployer leurs ressources pour faire face à la crise, certains ayant ainsi pu participer à des SC sous tension alors que leurs activités privilégiées, ralenties voire à l’arrêt, les forçaient à l’inactivité. Au-delà d’une réflexion sur les PSL, la crise renforce la pertinence d’une vision de la logistique et du SCM comme une « capacité dynamique » des entreprises et des institutions.
3. Anticipation et capitalisation
Des risques à anticiper
22Comme le rappelle Froufe et Gningue (2018) la gestion des risques n’est pas un sujet nouveau pour la logistique et le SCM. De notre point de vue, la crise ne nous apprend rien de neuf sur les typologies ou les facteurs de risques qui menacent les SC. Elle a néanmoins confirmé la pertinence des risques de misfits liés aux systèmes d’information (SI) (ibid., p. 50). Cette crise attire plutôt l’attention sur la conjugaison de plusieurs facteurs de risque et les effets domino qui conduisent à des effets systémiques accompagnés d’émergences. Ceci n’est pas nouveau (cf. analyse des risques dans les réseaux), mais tend à remettre en question une analyse de risques en logistique et SCM plus souvent abordés « un par un » qu’en combinaison et sur de multiples échelles.
Capitaliser les expériences
23Dans ce type de crise, il est difficile d’être robuste. Toutes les SC seront-elles résilientes ? Si la période d’urgence n’a pas été favorable pour engager de la recherche-action (RA) (notamment pour éviter d’ajouter de la tension dans des organisations déjà sous pression), la RA (Beaulieu et al., 2018) est une stratégie de recherche qui nous semble pertinente pour travailler avec les entreprises et les institutions sur les retours d’expérience. Il est crucial de mémoriser pour chaque SC les erreurs commises et les solutions trouvées pour faire face pendant la crise, puis d’en tirer des leçons pour améliorer la préparation des SC à de futures pandémies. De ce point de vue, les SC de la santé sont des terrains prioritaires. Les différences sectorielles observées pendant la Covid-19 invitent en tous cas à adopter des stratégies de recherche contextualisées et en intimité avec les situations de gestion vécues par les acteurs avant de chercher à généraliser la portée des retours d’expériences.
4. Une vision stratégique responsable
Une indispensable diversification
24La dépendance des SC et au sein des SC résulte souvent d’une logique de spécialisation métier, géographique ou dans les échanges. Certains PSL très spécialisés se sont ainsi retrouvés sans activité alors que d’autres ont été sous tension (ex : transport sous température dirigée). La crise a par conséquent rappelé la pertinence des stratégies de diversification qui n’est pas une nouveauté dans notre discipline. La distribution en est un cas emblématique. Depuis les années 2000 se développent des stratégies multicanal voire omnicanal qui ont permis d’atténuer le choc de la crise (ex : la baisse des ventes de colorants capillaires aux professionnels de la coiffure fermés pendant le confinement a été partiellement compensée par les ventes en grandes et moyennes surfaces), ou de trouver des solutions (ex : certains magasins ont pratiqué pendant le confinement du « drive magasin » en utilisant des sites de ventes improvisés dans l’urgence). Jouer sur plusieurs tableaux (vente en magasins, via des drives, du pur e-commerce ou des C2C consumer-to-consumer SC, comme évoqué par Rouquet et al., 2018) permet de rester connecté à la demande.
L’urgence d’un développement durable
25Paradoxalement, avec l’arrêt de nombreuses activités, la crise a rappelé l’impact négatif sur la planète des activités industrielles, de transport et de logistique (cf. les photos satellites montrant l’évolution de la pollution). Le danger sanitaire perçu ainsi que le confinement ont aussi montré le caractère futile de la sur-consommation et de certains achats (ex : mode, luxe). La crise Covid-19 pourrait ainsi conduire à un changement de comportements, attendu par les chercheurs en logistique durable et SSCM (sustainable SCM). De nombreuses entreprises semblent s’engager pour répondre à ces aspirations, et le gouvernement semble déterminé à subordonner les aides financières accordées (ex : dans l’aéronautique, l’automobile) aux preuves de comportements plus vertueux. Il est temps, comme le propose Habib (2018), de mettre en place des SI pour accompagner voire piloter ce changement.
Des valeurs à transformer
26En écho à l’approche critique développée par Camman et Touboulic (2018), la crise Covid-19 questionne les conditions de travail de certains personnels (ex : dans les entrepôts d’Amazon, dans certaines chaînes de distribution, ou certains services publics comme la santé, la police). Des travailleurs déjà sous tension en situation « normale », comme le dénonce Lacroux (2018) avec l’ubérisation du transport du dernier kilomètre en e-commerce urbain, ont vu leurs conditions aggravées. Au nom de la continuité d’activité, la crise s’est accompagnée de pratiques qui devront être étudiées de manière critique. La crise a aussi plus largement questionné, comme précédemment évoqué, les configurations mondiales des SC, l’exploitation de travailleurs pauvres et mal protégés dans tous les pays du monde, le rôle des multinationales dans l’aggravation des déséquilibres mondiaux, le poids des lobbys qui préservent à tous prix leurs rentes… Les différences de gouvernance et de performance de certaines entreprises et SC (ex : les entreprises familiales étudiées par Barredy, 2018) sont à approfondir. Les entreprises avec une approche plus relationnelle et émotionnelle de leur SC résistent-elles mieux à la crise que les autres ? Avec la crise Covid-19, certaines entreprises financièrement fragiles ont été mises en faillite (ex : dans le textile). Les travaux sur la supply chain finance (Fouilloux Thomasset, 2018), malgré ses possibles dérives, ouvrent des perspectives pour mieux résister aux crises.
De la coordination à la solidarité
27Toute crise représente une situation émergente. Covid-19 confirme la pertinence d’une approche pragmatiste et dialogique de la coordination au sein des SC. Mais, comme le développe Mourey (2018), cela suppose des efforts qu’il est parfois difficile de tenir sur la durée. Les retours d’expérience devraient conforter les travaux qui invitent à plus de solidarité interpersonnelle et interorganisationnelle au sein des SC. La crise économique qui suit la crise sanitaire ne doit pas conduire, une fois de plus, à « utiliser le glaive de la réduction des coûts » (Rothier et Picard, 2018, p. 191). Comme le suggère Torset (2018), un dialogue fécond entre logistique/SCM et stratégie devrait permettre de trouver de nouvelles voies de progrès.
III – Quelles pistes de travail développer ?
28Si la partie précédente nous permet de conclure que la crise Covid-19 n’a pas remis en cause les fondamentaux de la logistique et du SCM et que les chercheurs s’étaient déjà saisis de nombreux sujets, elle soulève néanmoins des points à développer à l’avenir. Cette partie articule une réflexion programmatique pour les recherches en logistique et SCM autour de quatre enjeux qui ont été particulièrement soulignés par la crise Covid-19 et qui devraient, selon nous, être mieux intégrés, tant dans les recherches que dans le management des SC.
1. Associer maîtrise/robustesse et agilité/résilience
29Le développement de la logistique et du SCM a probablement donné lieu depuis le début des années 1980, avec l’aide successive de technologies variées, à une sensation de plus grande maîtrise des phénomènes. Les SC ont amélioré leurs prévisions de vente et d’activité malgré une demande de plus en plus exigeante et personnalisée, étendu leur traçabilité et donc visibilité sur des chaînes complexes et mondialisées, augmenté leur contrôle sur les activités déléguées à des fournisseurs distants à plusieurs égards… Les efforts pour obtenir ce que nous serions tentées d’appeler un fonctionnement « sous contrôle » ont abouti à une illusion de robustesse. Même si le monde n’est probablement pas plus VUCA (Volatile, Uncertain, Complex and Ambiguous) qu’avant (relire les histoires sur les grandes pandémies rappelées ces derniers mois), la crise Covid- 19 a montré qu’il était indispensable de se préparer à réagir et à faire face à tout, y compris l’impensé et l’impensable. L’adaptabilité, l’agilité, la résilience, sont autant de capacités/compétences à développer demandant une nouvelle approche de la gestion des risques pour combiner robustesse et résilience. Ces capacités conduisent les SC à être moins stables que généralement envisagé et à avoir des fonctionnements plus temporaires ou pulsatoires. Ces changements de régimes invitent à étudier les régimes transitoires entre des périodes plus ou moins perturbées, voire turbulentes.
2. Penser le pilotage en mode normal/standard et dégradé/ad hoc
30La crise a montré que les modèles de pilotage et les outils informatiques de la logistique et du SCM sont, pour la plupart, construits sur une hypothèse de quasi-stabilité de leur environnement. Pendant la crise ils se sont révélés peu aptes à soutenir le fonctionnement de SC opérant dans des environnements perturbés parfois très éloignés de leur « zone de contrôle » et qui leur impose un travail en mode dégradé. Si la culture logistique valorise la capacité des acteurs à faire face aux aléas et aux perturbations, les systèmes supports apparaissent, dans une crise comme Covid-19, trop rigides, tout comme certaines règles et procédures (ex. : d’achat). Si la crise invite à assouplir certaines règles et à parfois trouver des solutions « hors procédure », elle n’autorise néanmoins par tout (ex. : supprimer les contrôles qualité de produits sensibles comme les masques), d’où l’importance du jugement professionnel dans de telles circonstances.
3. Préparer les hommes et les systèmes à faire face
31Dans un contexte de crise, il est indispensable de faire face ! Or dans toutes les crises, certains personnels se retrouvent « sur le front » ou « en première ligne », sans y être préparés. Si la plupart des SC visent l’excellence opérationnelle et améliorent continument leur processus pour augmenter la performance en fonctionnement « normal », si la plupart intègrent une gestion des risques et travaillent leur plan de continuité d’activité, peu se considèrent comme devant être des HRO (High Reliable Organizations), à part dans les secteurs dont la mission comporte du danger (ex. : armée, nucléaire). Nombreux ont été les personnels de la logistique à devoir « faire face », sans préparation, sans protection, et sans considération (combien d’entreprises ont versé des primes ou ont donné des avantages en nature ex. : bons d’achats ?) De ce point de vue, la crise, malgré tous les discours, les félicitations et les promesses, a continué à montrer le double visage des métiers logistiques : ils offrent des opportunités d’emploi y compris aux moins diplômés, mais exposent les personnels de terrain à des risques. La crise montre aussi à quel point la logistique et le SCM ont besoin des compétences des acteurs (individus et équipes), de leurs capacités d’adaptation et d’innovation. L’enjeu est donc d’attirer de nouveaux talents dans cette fonction et ce secteur, critique pour l’économie et la vie des nations.
4. Accepter le coût et le prix de SC plus fiables et durables
32Être prêt à être flexible, à parer tous les risques, voire à faire face à tout a cependant un coût. Le coût de l’entraînement des personnels (ex : former aux outils du télétravail intégral), des stocks de sécurité et de leur gestion (ex : des stocks de masques FFP2), de systèmes capables de supporter plusieurs régimes de travail (ex : de travailler en mode dégradé, en mode autonome, etc.), de chaînes plus redondantes avec plus de « slack » (mois de tensions sur toutes les ressources). Qui est prêt à en payer le prix ? Les entreprises ? Le consommateur final ? L’État ? La question relève de choix stratégiques et/ou politiques qu’il faut avoir le courage de poser… avant qu’il ne soit de nouveau trop tard.
33De même, certaines critiques (ex : vulnérabilité des SC, effet pervers de la mondialisation, externalités négatives des opérations industrielles et logistiques) ne sont pas infondées. Si la recherche en logistique et SCM a, dès les années 1990, exploré les questions en lien avec la réduction des gaspillages (ex : lean management), l’éco-conception des produits pour réduire l’empreinte de leur cycle de vie, la réduction des pollutions liées aux opérations, et développe le SSCM, la crise Covid-19 conjuguée à l’urgence climatique incitent à aller plus loin. En recherche, comme en entreprise, il est indispensable de s’inscrire dans une démarche de développement durable. Les chercheurs ont une responsabilité à accompagner les transformations (énergétique, digitales) pour faire progresser les SC vers une performance durable. L’enjeu ne concerne pas que les entreprises et leurs SC mais aussi les institutions et les politiques publiques. De ce point de vue, nous avons un devoir de vigilance par rapport à la relance économique post Covid-19. Une information précise et une pédagogie active sur la logistique et SCM peuvent améliorer les prises de conscience et les prises de décision.
Conclusion
34Les prédictions de nombreux spécialistes, notamment des épidémiologistes et climatologues, laissent présager de futures crises aussi critiques que Covid-19. Il est donc impératif de développer des recherches, pour nous en logistique et SCM, qui évitent de reproduire les erreurs, permettent aux SC d’être plus robustes et résilientes et, mieux encore, interviennent sur certaines causes pour limiter l’occurrence et la gravité des crises.
35Pendant la crise nous avons volontairement privilégié une posture d’observatrices, distanciées, notamment pour ne pas ajouter à la pression et au stress du quotidien de l’activité la présence de chercheurs qui auraient pu paraître inutilement « curieux », « intrusifs » et « gênants ». Les retours d’expérience qui ont commencé dans certains secteurs d’activité nous permettront de revenir sur les points évoqués dans cet article, d’approfondir certains sujets et peut-être de découvrir sur le terrain des « nouveautés » pour la logistique et le SCM.
36Si la crise a été l’occasion pour le grand public et les politiques de voir l’importance du monde invisible de la logistique et du SCM, ainsi que la capacité de la logistique à faire face et continuer à fonctionner malgré la crise, les « solutions » pour se préparer à de futures crises de même nature montrent à qu’il est nécessaire de poursuivre l’effort de recherche pour mieux apprécier et évaluer les choix des SC (ex : choix de localisation de sites industriels ou logistiques, choix de sous-traitance, politiques de pilotage de flux).
37Cet effort de recherche suppose néanmoins une authentique réflexion théorique sur le rôle de la logistique et du SCM, ce que sont et font les SC et ce qu’elles apportent aux entreprises et à la société. De ce point de vue, le titre du numéro spécial de la RFG 277/2018 – « SCM, décloisonner pour créer de la valeur » – garde toute sa pertinence. La réflexion que nous avons développée à partir de la crise Covid-19 nous invite à inscrire les recherches dans une approche stratégique, systémique et dynamique des SC et du SCM. Reconnaître la complexité du SCM, son caractère holistique, systémique, n’est pas un aveu de faiblesse ou une faiblesse de la discipline (contrairement à ce que dit Williamson, 2008). C’est plutôt considérer la logistique et le SCM comme une fonction proactive et adaptative capable d’articuler plusieurs niveaux de gestion imbriqués et interdépendants, ce qui suppose une théorisation multi-niveaux : de l’individu à l’écosystème ; ce qui rejoint et étend Carter et al. (2015) et Schorsch et al. (2017). C’est aussi reconnaître à la logistique et au SCM la capacité d’articuler plusieurs logiques potentiellement contradictoires de manière dialogique pour créer des valeurs (Fabbe-Costes, 2019). L’adaptativité des SC repose sur la complémentarité de ressources humaines et artificielles capables de s’autoéco-ré-organiser (Le Moigne, 1990) et d’apporter des réponses en termes de « régime » de pilotage de flux adaptées à la situation. En cas de rupture, la résilience des SC appelle par ailleurs à considérer les interactions multi-niveaux au sein des SC, entre SC et avec leurs éco-systèmes pour y chercher des sources de néguentropie (Fabbe-Costes et Lièvre, 2002).
38En écho au numéro spécial RFG 285/2019, si personne ne doute plus de la loyalty de la fonction support (qui garantit le fonctionnement des systèmes malgré les crises), il nous semble temps que la logistique et le SCM fassent plus entendre leur voice pour faire progresser leur vision de SC plus durables et ne plus cautionner ni se soumettre (exit) aux logiques (ex : réduction systématique des coûts) qui fragilisent les systèmes, sont porteurs de risques et ne créent pas de valeur. Les SC managers et les chercheurs ont une double responsabilité pour développer, en interaction, un management adaptatif volontariste et respectueux des ressources, ce qui suggère d’approfondir de nombreuses pistes de recherche à l’interface d’autres disciplines des sciences de gestion.
39La lecture réductrice que fait Williamson (2008) du SCM montre à quel point un unique prisme théorique peut être dangereux. Ce n’est peut-être pas un hasard si les chercheurs en logistique et SCM tâtonnent, font de nombreux emprunts théoriques qu’ils articulent (Halldórsson et al., 2015), et tentent de produire une théorie originale capable de restituer la richesse de cette « philosophie managériale » ou de cette SC orientation pour reprendre les expressions de Mentzer et al. (2001). Si pour l’essentiel nous souscrivons aux propos de Zipkin (2012) en réponse à Williamson (2008), notamment au nécessaire pragmatisme des recherches en logistique et SCM, l’analyse que nous venons de faire de la crise Covid-19 nous invite à aller plus loin et à suivre Touboulic et McCarthy (2020) dans une approche plus engagée et activiste de la recherche en logistique et SCM.
Bibliographie
- Carter C.R., Meschnig G. et Kaufmann L. (2015). “Moving to the next level : Why our discipline needs more multilevel theorization”, Journal of Supply Chain Management, vol. 51, no 4, p. 94-102.
- Fabbe-Costes N. (2019). « Valeur, performance, mesure et outils de gestion - Évolution et perspective en logistique et SCM », Revue française de gestion, vol. 45, no 285, p. 85-100.
- Fabbe-Costes N. et Lièvre P. (2002). Ordres et désordres en logistique, Hermès Science Publications - Lavoisier, Paris.
- Halldórsson A., Hsuan J. et Kotzab H. (2015). “Complementary theories to supply chain management revisited - From borrowing theories to theorizing”, Supply Chain Management : An International Journal, vol. 20, no 6, p. 574-586.
- Le Moigne J.-L. (1990). La modélisation des systèmes complexes, Dunod, Paris.
- Mentzer J.T., DeWitt W., Keebler J.S., Min S., Nix N.W., Smith C.D. et Zacharia Z.G. (2001). “Defining supply, chain management”, Journal of Business Logistics, vol. 22, no 2, p. 1-25.
- Schorsch T., Wallenburg C.M. et Wieland A. (2017). “The human factor in SCM - Introducing a meta-theory of behavioral supply chain management”, International Journal of physical Distribution & Logistics Management, vol. 47, no 4, p. 238-262.
- Touboulic A. et McCarthy L. (2020). “Collective action in SCM : A call for activist research”, The International Journal of Logistics Management, vol. 31, n° 1, p. 3-20.
- Williamson O.E. (2008). “Outsourcing : Transaction cost economics and supply chain management”, Journal of Supply Chain Management, vol. 44, no 2, p. 5-16.
- Zipkin P. (2012). “A reply to Williamson’s ‘Outsourcing…”’, Production and Operations Management, vol. 21, no 3, May-June, p. 465-469.