1 Rares sont les entreprises qui peuvent se prévaloir d’une situation simple où elles échapperaient aux contraintes d’un environnement en perpétuelle évolution, d’une concurrence intense et d’une complexification organisationnelle. Ces pressions confrontent les managers à des demandes souvent contradictoires. Les recherches ont ainsi évolué vers une prise en compte du caractère paradoxal des situations de management, dépassant la conception selon laquelle l’entreprise doit effectuer des choix entre alternatives opposées pour assurer une meilleure adéquation entre structure interne et environnement externe (Smith et Lewis, 2011), en considérant ces alternatives non pas comme un mal nécessaire, mais plutôt comme un levier de l’action collective (Josserand et Perret, 2003). Elles soulignent que l’effort continu consistant à gérer simultanément des demandes contradictoires est une condition de survie à long terme des organisations (Lewis, 2000 ; Schad et al., 2016). Bien que les recherches sur les paradoxes se soient développées ces vingt dernières années, une récente revue de la littérature montre un manque d’études portant sur la façon dont les managers, à leur niveau, s’organisent pour gérer les situations d’exigences contradictoires (Schad et al., 2016).
2 Un paradoxe particulièrement étudié dans la littérature est celui de l’ambidextrie. Elle consiste en la poursuite d’une double logique d’exploration et d’exploitation par l’organisation (Tushman et O’Reilly, 1996 ; Smith et Tushman, 2004). Dans des environnements aux évolutions rapides en contexte d’innovation, ou dans toute situation qui nécessite adaptation ou anticipation, l’entreprise doit souvent rechercher un équilibre entre le développement de nouvelles compétences (exploration) et l’exigence du maintien d’une stratégie, structure ou culture assurant la continuité de son activité avec ses compétences actuelles (exploitation). Dans ce cadre, la capacité à développer cette double logique, malgré la contradiction entre changement et continuité, apparaît nécessaire pour la survie de l’entreprise (March, 1991). L’ambidextrie est un terrain privilégié pour l’étude de la gestion des paradoxes (Lubatkin et al., 2009 ; O’Reilly et Tushman, 2011). Cependant, dans la littérature sur le sujet, le rôle des managers a reçu peu d’attention, notamment dans le contexte spécifique des relations interorganisationnelles (RIO) (Stettner et Lavie, 2014).
3 L’objectif de notre recherche est donc d’étudier les pratiques que les managers mettent en œuvre pour gérer l’ambidextrie dans le cadre de projets d’innovation en contexte interorganisationnel. Sur la base d’une série d’entretiens d’experts avec des managers d’alliances, trois cas ont été sélectionnés et sont présentés dans cet article. Ils illustrent trois modes de gestion de l’ambidextrie. Ils mettent ainsi en lumière un phénomène complexe (management de l’ambidextrie) dans une situation qui ajoute à sa complexité (innovations dans le cadre de RIO) en l’abordant sous un angle peu étudié dans la littérature sur le management des paradoxes : celui des pratiques individuelles mises en œuvre par les managers.
I – LE MANAGEMENT DE L’AMBIDEXTRIE : PARADOXE EXPLORATION-EXPLOITATION
4 Le paradoxe se définit comme la situation dans laquelle « des éléments contradictoires reliés entre eux semblent logiques de façon isolée mais absurdes ou irrationnels lorsqu’ils sont associés simultanément » (Lewis, 2000, p. 760). Or, plutôt que de « subir » le paradoxe, il est possible de le considérer comme un levier organisant l’action collective (Josserand et Perret, 2003). Dans cette perspective, le management du paradoxe porte sur la façon dont les entreprises gèrent les tensions résultant d’exigences réputées incompatibles, et considère le paradoxe comme positif (Grimand et al., 2014) voire comme une condition de survie des entreprises à long terme (Lewis, 2000 ; Smith et Lewis, 2011 ; Schad et al., 2016).
5 L’ambidextrie, dont les éléments contradictoires sont l’exploration et l’exploitation, met en évidence un paradoxe pour des organisations confrontées à des changements externes – liés à l’environnement ou à la concurrence – ou des décisions internes (Tushman et O’Reilly, 1996). Depuis les recherches de March (1991), les études sur l’ambidextrie se sont multipliées. Celle-ci est définie comme la capacité développée par l’organisation à combiner exploration et exploitation (Tushman et O’Reilly, 1996). L’exploration suppose une recherche « de nouvelles alternatives. Ses effets sont incertains, à long terme et souvent négatifs ». L’exploitation vise quant à elle « le perfectionnement et l’extension des compétences, des technologies et des paradigmes existants. Ses effets sont positifs, rapides et prévisibles » (March, 1991, p. 73). Assurer ces deux logiques revient à gérer d’une part, un paradoxe entre la recherche de nouveauté ou d’originalité tournée vers la créativité et le long terme (exploration), et d’autre part, la rentabilité de l’existant tournée vers le connu et le court terme (exploitation). L’innovation représente la capacité à proposer une offre originale ou différenciée (de produit/service ou dans le processus de production) afin d’en obtenir des avantages compétitifs (Jarvenpaa et Wernick, 2011 ; Loilier et Tellier, 2013). La gestion des tensions entre volonté d’utiliser l’existant (exploitation) et recherche de l’originalité (exploration) dans un contexte d’innovation peut ainsi permettre de mieux comprendre les mécanismes du management des paradoxes (Smith et Tushman, 2004).
6 Or, peu de recherches ont étudié la façon dont le management de l’ambidextrie est mis en pratique (Jarvenpaa et Wernick, 2011), en particulier par des individus (Lubatkin et al., 2009 ; O’Reilly et Tushman, 2011). Les études portant sur la place des managers dans ce contexte sont rares, les recherches ayant surtout focalisé leur attention sur le rôle des équipes dirigeantes (Smith et Tushman, 2004 ; O’Reilly et Tushman, 2011 ; Jansen et al., 2008 ; Lubatkin et al., 2009), soulignant l’influence de certains types de leadership (Jansen et al., 2008). Celles qui ont porté sur le manager, en tant qu’individu, ont considéré l’ambidextrie comme une caractéristique du manager (Mom et al., 2009). Plus récemment, des recherches ont identifié les mécanismes de management de l’ambidextrie à différents niveaux (organisation, groupe, individu) avec, au niveau individuel, trois mécanismes en jeu : capital organisationnel, social et humain (Turner et al., 2013). Les recherches consacrées aux pratiques individuelles de management de l’ambidextrie sont donc récentes et assez rares. En outre, elles ne portent pas sur le niveau interorganisationnel. Nous proposons de développer ces recherches par l’illustration de pratiques de management de l’ambidextrie dans le cadre de RIO, qui sont un contexte fréquent de management de l’ambidextrie (Stettner et Lavie, 2014).
II – LE MANAGEMENT DE L’AMBIDEXTRIE DANS LES ALLIANCES STRATÉGIQUES
7 Une alliance stratégique se définit comme une relation interorganisationnelle volontaire et généralement durable, formelle ou informelle, qui regroupe des entreprises indépendantes coordonnant des compétences afin d’atteindre des objectifs qu’elles n’auraient pas atteints, ou de manière moins efficace, si elles avaient été seules ou si elles avaient fusionné leurs opérations. Elle est un lieu de mutualisation et d’échange de ressources (similaires ou complémentaires) et suppose un partage équitable des résultats. Les alliances stratégiques sont des configurations particulièrement utiles pour innover (Loilier et Tellier, 2013). Cependant, elles sont sujettes à de fortes tensions, étant constituées de partenaires indépendants possédant chacun leur culture et leurs objectifs. Chaque partenaire doit faire des efforts au niveau individuel et collectif dans l’alliance, dont il est difficile de connaître ex ante tous les paramètres et qui est sujette à certains risques particulièrement en contexte d’innovation, car « l’innovation n’est pas que du plus, du progrès, c’est aussi des tensions, des rapports de force » (Oiry et al., 2014, p. 5). Le paradoxe exploration-exploitation est particulièrement exacerbé dans les alliances (Lin et al., 2007).
8 Dans l’opérationnalisation au quotidien d’une alliance, les managers d’alliance apparaissent comme des acteurs évoluant à la frontière des organisations partenaires et assumant une position intermédiaire entre les choix des dirigeants et les besoins du terrain (Vlaar et al., 2007). Pour comprendre les pratiques de gestion des paradoxes, s’intéresser à ces acteurs apparaît donc essentiel. Or, l’action des managers d’alliances a été rarement analysée dans les recherches passées (Luvison et Cummings, 2017). L’étudier permettrait donc d’identifier certains mécanismes en jeu dans le management des paradoxes, en particulier dans le cadre du management de l’ambidextrie en contexte interorganisationnel.
III – RÉSULTATS
9 Les trois cas représentent trois configurations de management de l’ambidextrie : tourné vers l’exploration, vers l’exploitation et vers un équilibre entre exploration et exploitation. Chaque cas de figure porte sur un projet spécifique mené dans le cadre d’une alliance. Ils sont nommés en fonction des modes de management. Le premier cas, intitulé « bricoleur », met en évidence une méthode qui consiste à « faire au jour le jour », dans un esprit d’adaptabilité. Le deuxième, intitulé « gestionnaire », désigne une attitude prudente vis-à-vis des risques relationnels ou environnementaux et vise à emmagasiner des connaissances et des actifs afin de sécuriser au maximum la relation. Le troisième, nommé « acrobate », met en exergue le besoin d’assumer en continu la sécurisation des actifs et la capacité à demeurer flexible en cas de turbulence relationnelle ou environnementale. Le tableau 1 récapitule les informations utiles pour mieux appréhender le profil de chaque cas.
1. Cas A. Le bricoleur : management de l’ambidextrie tourné vers l’exploration
10 Même si exploration et exploitation coexistent dans le projet, une hiérarchisation entre les deux éléments du paradoxe a été constatée en faveur de l’exploration. Cet engagement prend sa source dans la vision associée au projet, la considération de l’apprentissage dans le processus d’innovation et la capacité d’adaptation lors de la survenue d’aléas. Le projet A s’inscrit dans une vision ouverte du partenariat : l’objectif des deux partenaires est de chercher toujours plus à avancer, quitte à devoir reconfigurer complètement ressources et savoir-faire, voire les business models. Dans ce cadre, le manager du projet accepte l’aspect aventurier de la relation : oser se lancer, construire au jour le jour et assumer ses choix pour réussir à innover.
11 Dans cet engagement tourné vers l’exploration, l’apprentissage de l’organisation, destiné à intégrer des connaissances obtenues dans le cadre du projet, s’effectue ex post, après que les aléas soient survenus.
12 Les organisations participant au projet ont une forte capacité d’adaptation face aux aléas ; elles sont agiles, capables de reconfigurer leurs actifs et de les redéployer.
Projet | Cas A : projet tourné vers l’exploration | Cas B : projet tourné vers l’exploitation | Cas C : équilibre exploration et exploitation |
Secteur | IT-Services | Pharmaceutique | Conseil |
Âge de l’entreprise 1 | 15 ans | 32 ans | 30 ans |
Âge de l’entreprise 2 | 23 ans | Moins de 10 ans | 11 ans |
Durée du projet | 2 ans | 3 ans | 2 ans |
Âge du manager d’alliance | 38 ans | 42 ans | 44 ans |
Ancienneté dans le poste | 2 ans | 4 ans | 2 ans |
Contexte |
Le projet A réunit 2 entreprises (A1 et A2) du secteur de l’informatique et des services. A2 organise des conférences internationales regroupant des milliers de conférenciers, qui se réunissent pour créer des partenariats ou obtenir des financements. Pour assurer la gestion logistique des réunions durant ces conférences, A1 a été sollicitée pour son expertise dans les logiciels. Elle a proposé de développer une nouvelle offre de services via l’usage d’un logiciel performant, fruit du partenariat A1-A2. |
Le projet B regroupe 2 entreprises du
secteur (B1 et B2). L’objectif est de
développer les possibilités d’une nouvelle
molécule. Considéré comme classique par l’alliance manager, le projet supposait que B1 accompagne le développement de B2 par une mise à disposition d’experts et un soutien financier important. De nouveaux marchés étaient en prévision pour B1 tandis que B2 visait une spécialisation dans son domaine, étoffant son offre et renforçant ses capacités de recherche. |
Le projet C est dans le conseil. C1 s’allie à divers acteurs et leur propose des solutions pour innover, de l’ordre du think tank. Avec le projet, un nouveau système d’offre de services à destination des partenaires a été développé, plus direct, permettant d’agrandir le maillage territorial de C1 et d’avoir accès à de nouvelles compétences pour C2, grâce à la mise en relation avec des partenaires auparavant inaccessibles. |
« À quoi sert-il de trop traîner en arrière, à ressasser le passé ? Les patrons ont pris la décision de travailler ensemble, non ? Alors maintenant, on avance, même si ce n’est pas facile tous les jours. »
« Pour avoir vendu des choses autour de l’innovation pendant pas mal d’années, là on est clairement sur un enjeu de rupture. On change notre modèle, nos clients, notre modèle de distribution. On change quasiment tous les piliers d’un coup. »
« On bricole le plus souvent, car on sait que ça va tomber, mais pas quand ça va tomber, ni comment. On ne peut pas savoir à l’avance, l’alliance n’est pas réglée comme une horloge. Parier sur l’avenir, c’est aussi prendre le risque que cet avenir soit compromis. »
VERBATIMS RELATIFS AU MODE D’APPRENTISSAGE (CAS A)
VERBATIMS RELATIFS À LA CAPACITÉ D’ADAPTATION (CAS A)
« En fait, on n’a pas besoin de tout avoir, juste ajuster nos savoirs. »
« Il faut être créatifs. »
« Quand un problème arrive, on le prend, on se pose, on se met autour de la table. On est capable, pas capable ? Qui s’en occupe ? On ne laisse aucun problème sans solution, et c’est comme ça que le projet avance. »
13 L’exploration, qui suppose une recherche de nouveauté, semble créer une culture de la créativité, d’acceptation du changement et de flexibilité. Les aléas ne déstabilisent pas les équipes, intéressées par ce qui peut être découvert suite à ces aléas. En pratique, cette vision ouverte et bricoleuse du projet, s’accompagne d’un ensemble d’éléments caractérisant le management de l’ambidextrie tourné vers l’exploration.
VERBATIMS RELATIFS AUX CARACTÉRISTIQUES DU MANAGEMENT DE L’AMBIDEXTRIE (CAS A)
« On cherche le consensus. »
« Ce sont mes égaux, des collègues, on se tutoie, on n’a pas de relation hiérarchique. Si untel me propose une bonne idée, alors c’est tant mieux pour le projet. »
« Je n’impose pas, et puis je n’ai pas ce pouvoir-là, mais je stimule la dynamique, pour que l’on dépasse le cadre et qu’on fasse vivre réellement le projet. »
« On a confiance, et on apprend à se connaître. »
« Il faut des gens convaincus, sinon ça ne marche pas. On a tous une culture de la créativité, c’est un peu le modèle du service, aujourd’hui. On n’est pas recruté si on n’est pas capable de repousser les limites, de voir d’autres horizons. »
« Il y a le risque qu’en face ils ne jouent pas le jeu […] Ce serait dommage, mais on ne peut pas tout contrôler. »
« Oui, nous sommes incentivés. Cela motive, nous aide à rester dans la course. »
14 L’identité associée au projet est basée sur la créativité des équipes, en cohérence avec une recherche d’exploration. La résistance des acteurs vis-à-vis du projet semble faible et leur motivation plutôt forte, marquée par la présence d’incitations récompensant l’engagement des équipes. Dans ce cadre, il semble nécessaire de travailler avec des individus pour qui le changement est vécu comme une opportunité, capables de « propager activement » ce changement en participant à la défense du projet et à sa diffusion. Un système de veille et de contrôle permettant d’identifier des signaux d’alerte essentiellement externes à l’alliance favorise la réactivité. En outre, les verbatims montrent que les acteurs mobilisent des liens souples et tissent des relations souvent informelles avec les acteurs du projet. Ces relations sont fréquentes et solides. L’exploration, qui recherche la nouveauté, se matérialise par des rapports nouveaux entre acteurs qui, chemin-faisant, développent de nouvelles manières de faire et d’agir ensemble. Ces relations nouvelles peuvent créer des conflits qui, lorsqu’ils surviennent, sont résolus par la négociation et la recherche de consensus. Des relations d’égal à égal sont établies, éclairant un processus décisionnel relativement démocratique dans le projet.
15 Enfin, les acteurs mobilisent un savoir-faire combinant les savoirs détenus et en constante évolution, ce qui paraît cohérent avec une vision de l’exploration soutenant la reconfiguration des ressources existantes. La confiance interpersonnelle dans le cas A semble relativement forte, sans être naïve : les acteurs ont conscience que le partenaire de l’alliance peut entrer dans une course à l’apprentissage et s’accaparer les savoir-faire développés. Un engagement dans l’exploration n’est donc pas sans risque. Toutefois, les opportunités offertes par le développement de la relation avec le partenaire demeurent assez intéressantes pour tenter une collaboration.
2. Cas B. Le gestionnaire : management de l’ambidextrie tourné vers l’exploitation
16 Le cas B présente également une hiérarchisation entre exploration et exploitation, au profit cette fois de l’exploitation. Dans cette démarche, il s’agit de sécuriser au maximum la relation et contrôler au mieux les aléas. Les organisations partenaires accumulent des connaissances et savoir-faire afin de mieux les restituer. Les entreprises ont considéré que le projet était une opportunité permettant à chaque membre d’atteindre ses propres objectifs. Cela semble cohérent avec la démarche d’exploitation, qui cherche l’applicabilité, et qui peut donc se traduire par des relations où les objectifs sont clairs, accessibles et mesurables.
17 Les acteurs désirent sécuriser la relation en adoptant un principe de prudence, et un dispositif d’apprentissage ex ante dont le but est de restituer des connaissances préalablement emmagasinées. Ce choix est clairement évoqué pour permettre aux organisations de fonctionner sur des bases éprouvées dans un environnement incertain. Cependant, les acteurs reconfigurent difficilement leurs actifs. Alors que l’expérience accumulée devrait permettre de faire face à l’environnement, elle semble constituer plutôt un frein à l’agilité des acteurs. Nous pourrions expliquer cette situation par le fait que l’exploitation, qui recherche l’applicabilité, évite les situations inconnues et conduit à des difficultés lorsque les automatismes développés ne peuvent être appliqués. Les équipes tentent alors de s’en protéger et de conserver leurs habitudes, révélant une capacité d’adaptation relativement faible.
VERBATIMS RELATIFS À LA VISION DU PROJET (CAS B)
« Nous cherchons à maîtriser un maximum de paramètres. »
« Si on ne connaît pas son environnement, y compris ses partenaires, on est perdus, on est devancés. Pour négocier le contrat, les objectifs, le partage, il vaut mieux connaître le maximum de paramètres possibles. »
« Si on n’a pas les données, on ne peut pas traiter les problèmes. Et pour récupérer les bonnes données, il faut être capable de les récupérer, de les utiliser, et de les traiter. »
« On a nos pratiques, nos règles. On est ensemble, mais on ne se mêle pas des affaires de l’autre. Ça reste très cordial. Chacun est expert dans son domaine, et chacun sait ce qu’il peut tirer de l’autre, en toute bonne foi. »
VERBATIMS RELATIFS AU MODE PRIVILÉGIÉ D’APPRENTISSAGE (CAS B)
« Comme la fourmi ! Elle accumule, elle stocke au max ! J’essaie de faire en sorte que l’équipe soit parée. On apprend un peu sur tout, pour ne pas avoir de surprise le moment venu. Ça arrive quand même, ça arrive toujours. Mais on fait comme on peut, en fait, ce n’est pas dit que ça fonctionne toujours, ça rassure, c’est tout. Dans la vie, on ne peut pas tout contrôler. »
18 Cette vision du projet s’accompagne d’un ensemble d’éléments caractéristiques d’un management de l’ambidextrie tourné vers l’exploitation.
19 Le projet, dans lequel les partenaires cherchent à préserver leurs identités, s’accompagne d’une résistance au changement de la part de collaborateurs attachés à un mode de gestion routinier. Cette résistance pourrait être liée à un attachement des individus à leur statut en interne (défendre des acquis, conserver un certain niveau de pouvoir, ou encore chercher à maîtriser les paramètres d’une relation connue). Un système de contrôle formel existe, essentiellement basé sur le respect du contrat, en cohérence avec l’objectif de sécurisation de la relation. Les mécanismes relationnels mis en place existent mais visent plutôt à lutter contre la résistance des équipes. Des liens fermes et contractuels sont mobilisés, fruits d’une relation stable et bien identifiée. Récurrents, ils sont toutefois relativement faibles et limités par des interactions via une relation hiérarchique. En cas de conflit, les managers d’alliance tentent de faire valoir le contrat, en accord avec un engagement dans l’exploitation visant par nature l’application de solutions prévues.
20 Le savoir-faire acquis est accumulé et standardisé, en cohérence avec la logique d’exploitation qui cherche à stabiliser l’existant et la réplicabilité. Enfin, les acteurs considèrent le partenaire de l’alliance comme un moyen de répondre aux besoins de l’entreprise, mais, contrairement au cas A, le risque d’opportunisme apparaît moins présent, chaque partenaire cherchant un savoir-faire précis et défini, convenu par avance, et enrichissant le panel de savoirs existants pour chacun.
VERBATIMS RELATIFS À LA CAPACITÉ D’ADAPTATION (CAS B)
« Comme dans toute institution rôdée, quand les avantages sont donnés, il n’est pas facile d’y toucher. Il n’y a pas de raison que l’entreprise déroge à ce principe. Vous êtes bien vus tant que tout se passe dans le cadre, mais s’il faut modifier les choses, alors c’est plus difficile. Tout le monde met son veto, et cela fait ramer les choses. Les gens savent comment défendre leurs intérêts et leurs acquis. […] Les gens ne voient pas toujours tout de suite le bien fondé du changement que vous proposez, même s’il est nécessaire et que vous apportez des arguments. » « Pas mal de problèmes. […] Nous avons été peu flexibles. »
VERBATIMS RELATIFS AUX CARACTÉRISTIQUES DU MANAGEMENT DE L’AMBIDEXTRIE (CAS B)
« Une alliance, ce n’est pas une fusion non plus. »
« L’alliance manager, il est là pour s’assurer que le contrat est bien appliqué. »
« [On] s’occupe de mettre en pratique les éléments d’un contrat, décidés par les deux sociétés. […] Les clauses sont définies. On y participe, et on vérifie que tout se passe comme prévu. » « Il y a de la résistance parfois, mais on doit aplanir le sentier pour qu’il ne devienne pas un champ de bataille. »
« Ils sont hiérarchiques. Tout est bien structuré. »
3. Cas C. L’acrobate : management de l’ambidextrie équilibrant exploration et exploitation
21 Un engagement double dans l’exploration et l’exploitation est recherché dans le cas C. Le projet vise à atteindre un équilibre relationnel, à limiter les risques et à s’engager dans une culture du partage, plutôt à long terme. Le projet s’insère dans une démarche ouverte vers le réseau.
22 La recherche de prudence par les acteurs s’accompagne d’un désir d’emmagasiner des savoir-faire dans un mode d’apprentissage à la fois ex ante et ex post, usant des bonnes compétences au bon moment. Plutôt que de reconfigurer et combiner les actifs pour en créer de nouveaux, les acteurs du projet C préfèrent « alterner » des capacités existantes.
VERBATIMS RELATIFS À LA VISION DU PROJET (CAS C)
« On noue des relations pour demain et après-demain. »
« La construction se fait petit à petit, si on est satisfait, si on veut toujours avancer ensemble – pour nous tout s’est bien terminé –, comme une relation de couple, mais que l’on construirait à plusieurs. »
« La savoir n’est pas quelque chose dont on se sert et qu’on oublie. Il faut le solliciter quand il faut l’utiliser, quand c’est nécessaire de le faire. C’est comme vous et moi, vous avez des compétences, en éventail, on pourrait dire, et vous piochez dedans si c’est utile. Pour lire, vous prenez vos lunettes, vos capacités de lecture, vos mains, votre capacité d’analyse, de synthèse, peut-être, et vous lisez. Mais quand vous plongez dans l’eau, que vous faites un 50 mètres, vous utilisez votre corps, vous vous élancez, vous faites de l’apnée, vous n’avez pas besoin de lire, n’est-ce pas ? […] Vous ne pouvez pas choisir l’un ou l’autre, délaisser l’un ou l’autre. » « On apprend ensemble. On augmente nos compétences et nos connaissances, grâce au projet. »
« Il faut utiliser les connaissances que l’on a, celles qui sont utiles, au bon moment. »
« Je n’ai aucun souci à partager mes connaissances, et j’aide l’équipe à capitaliser. »
23 Cette utilisation des compétences « en éventail » permet d’utiliser la compétence adéquate parmi un ensemble de compétences, sans hiérarchisation entre connaissances ex ante et ex post. Dans ce cadre, le partage de connaissances semble essentiel afin de fabriquer un « héritage commun ». Cet esprit d’ouverture soutient une capacité d’adaptation forte des acteurs. L’organisation n’éprouve pas de difficultés à dépasser les aléas et assume son expérience pour mieux y faire face. Dans un engagement équilibré dans l’exploration et l’exploitation, l’expérience constitue un atout majeur pour faire face aux aléas.
24 Enfin, la vision du projet C s’accompagne d’un ensemble d’éléments caractérisant le management de l’ambidextrie dans le cas d’un engagement équilibré dans l’exploration et l’exploitation.
25 Dans le cas C, les acteurs cherchent à partager une éthique relationnelle et sont réceptifs à la vie en réseau ainsi qu’aux problématiques d’innovation ouverte. Dans cette configuration, la prise de risque semble encouragée mais doit être contrôlée. L’ouverture des équipes constatée dans le projet, soutenue par le top management, est liée à leur adhésion au projet ; convaincues de son intérêt et de sa portée, elles acceptent des changements cohérents avec la stratégie globale de l’entreprise et le sens de l’alliance. La résistance éventuellement identifiée au sein du projet semble liée à des craintes provenant de l’environnement externe plutôt qu’interne.
VERBATIMS RELATIFS À LA CAPACITÉ D’ADAPTATION (CAS C)
« On essaie de passer les vagues avec notre expérience. On ne navigue pas non plus à vue. »
VERBATIMS RELATIFS AUX CARACTÉRISTIQUES DU MANAGEMENT DE L’AMBIDEXTRIE (CAS C)
« Il n’y a pas de recette miracle. Il faut travailler avec des personnes qui sachent de quoi on parle, qui soient sont ouvertes d’esprit, capables de se former, d’évoluer, peut-être même un peu autodidactes. […] Qui voient les évolutions possibles, qui veulent dépasser les problèmes. Elles doivent comprendre notre vision, avoir le même cap que nous. »
« L’environnement n’est pas toujours en symbiose avec nos objectifs. Il est parfois hostile, et on doit être capable d’alerter s’il peut impacter sur le projet. »
« On est ouverts à d’autres possibilités, d’autres partenariats, c’est un socle de notre vision d’alliance. »
« La moindre des choses est de respecter nos partenaires. Avoir une destination commune ce n’est pas forcément repousser l’identité de l’autre. Sans éthique, le partenariat ne tient pas. Cela peut marcher pour certains cas, mais ça ne peut pas durer. Tout ce qui prend du temps est harassant, mais bénéfique pour tout le monde. »
26 En effet, puisque le projet vise le long terme et la recherche d’un équilibre continu dans l’engagement, il évite les dissensions internes et accepte une porosité des frontières avantageuse pour le collectif. Dans cette perspective, le contrat est un support à la relation, utilisé en dernier recours. En outre, le besoin de travailler avec une équipe expérimentée a été clairement mentionné. Les acteurs mobilisent essentiellement des liens institutionnels, considérant ces liens comme un moyen de clarifier les rapports entre acteurs ou encore légitimer un point de vue d’expert. Malgré ces liens, les acteurs, expérimentés, demeurent libres de créer des liens interpersonnels pertinents en dehors de ceux initialement prévus pour la relation. Lorsque des conflits surviennent, ils négocient. Il ne s’agit pas de chercher le consensus, mais plutôt de faire valoir un avis, même minoritaire, en négociant et expliquant le choix effectué pour le bien collectif.
27 Enfin, le savoir-faire est mobilisé en « jonglage », de façon alternée ou modulable, selon les besoins. Le partenaire participe à un projet commun, s’impliquant avec un partage de coûts, de risques et de savoir-faire.
28 Le tableau 2 récapitule les divers éléments développés. La vision du projet, le mode d’apprentissage et la capacité d’adaptation sont présentés en premier car associés aux discours des répondants dans leur description de leur engagement dans l’exploration et/ou l’exploitation lors des entretiens. Il est complété par une présentation des éléments caractérisant les comportements identifiés dans ces trois cas. Des enjeux de pouvoir, de contrôle, de connaissances des enjeux culturels et de relations sont mis en évidence. Ces enjeux sont discutés ci-dessous.
Récapitulatif des différents modes de gestion de l’ambidextrie
Focus de la gestion de l’ambidextrie |
Tourné vers
l’exploration (Cas A « Bricoleur ») |
Tourné vers
l’exploitation (Cas B « Gestionnaire ») |
Tourné vers un
engagement équilibré
dans l’exploration
et l’exploitation (Cas C « Acrobate ») |
Objectif, vision du projet | Construire au jour le jour et veiller | Sécuriser la relation, conforter son pouvoir | Faire vivre un équilibre relationnel et de réseau |
Mode d’apprentissage | Cultiver la capacité à emmagasiner des savoir ex post | Développer la capacité à emmagasiner des savoir-faire ex ante | Emmagasiner des savoir-faire ex ante et ex post |
Capacité d’adaptation | Adaptation facile, confiance en sa créativité et sa capacité à reconfigurer ses actifs (agilité) | Adaptation difficile | Adaptation facile, la capacité de jongler permet de jouer sur un aspect ou l’autre en continu (modularité) |
Éléments caractéristiques constatés dans la gestion du projet | |||
Identité associée au projet | Utiliser la créativité des équipes, notamment des managers d’alliance | Opportunité pragmatique de la relation qui se créé pour que chacun atteigne ses propres objectifs |
Chercher à satisfaire une
éthique relationnelle. Être réceptif au réseau et à l’innovation ouverte |
Résistance au sein de l’équipe projet et motivation des acteurs associés au projet |
Peu de résistance,
viser les promoteurs
du changement. Présence d’incitations | Lutter contre la résistance au changement, qui est basée sur un attachement à son statut en interne. |
Ouverture des équipes. Résistance potentielle liée à des craintes relatives à l’environnement. Mobiliser et montrer le soutien du top management. |
Système de veille et de contrôle |
Identifier les signaux
d’alerte. Réactivité à l’environnement | Contrôle, respect du contrat |
Charte de bonne
conduite, alerte interne
et résolution de conflits. Le contrat en support, en dernier recours |
Nature des relations | Mobiliser des liens souples, l’expertise, tisser des relations informelles | Mobiliser des liens fermes, contractuels ou hiérarchiques | Mobiliser des liens institutionnels et la légitimité, développer des liens interpersonnels |
Mode de résolution des conflits | Négocier et chercher le consensus | Faire valoir les accords | Négocier et faire preuve de diplomatie, favoriser la prise de décision |
Focus de la gestion de l’ambidextrie |
Tourné vers
l’exploration (Cas A « Bricoleur ») |
Tourné vers
l’exploitation (Cas B « Gestionnaire ») |
Tourné vers un
engagement équilibré
dans l’exploration
et l’exploitation (Cas C « Acrobate ») |
Décisions émises pour assurer les pratiques | Préférence pour la « démocratie » et les relations d’égal à égal dans le projet |
Respect top-down prioritaire, usage de la hiérarchie | La « carotte » et le « bâton », importance de la négociation |
Savoir-faire utilisé | Combiné et en constante évolution | Accumulé et standardisé | En jonglage permanent |
Vision du partenaire | Un partenaire qui peut entrer dans une course à l’apprentissage | Un partenaire qui répond aux besoins de l’entreprise pour atteindre ses objectifs | Un partenaire qui partage les coûts, les risques et le savoir-faire |
Récapitulatif des différents modes de gestion de l’ambidextrie
IV – DISCUSSION DES RÉSULTATS
29 Les résultats montrent que la façon dont peut être abordée un paradoxe suppose des choix pour les organisations. Puisqu’un paradoxe met en confrontation des éléments considérés comme contradictoires, les modes de gestion possibles pour gérer le paradoxe conduisent à un engagement plus prononcé dans un pôle ou un autre de ce dernier ou la recherche d’un engagement équilibré dans les deux pôles. Notre étude montre qu’il n’existe pas a priori de mode de gestion plus adéquat qu’un autre, mais des engagements différents possibles dans les pôles du paradoxe. Nos résultats s’inscrivent ainsi dans la lignée des propos de Barel (1989, p. 279), affirmant qu’« on sait, de la façon la plus simple et la plus authentique, qu’on a affaire à un paradoxe, chaque fois que l’on rencontre une situation dans laquelle il est nécessaire de faire, de dire ou de penser une chose et le contraire de cette chose. On peut dire aussi que le paradoxe s’exprime dans la double obligation de choisir et de ne pas choisir entre deux ou plusieurs solutions à un moment donné ». Les pratiques constatées montrent que non seulement l’engagement dans l’exploration et l’exploitation apparaît directement lié avec la vision associée au projet, le mode d’apprentissage et la capacité d’adaptation des équipes, mais il se décline différemment dans les pratiques quotidiennes de l’alliance.
30 Le focus sur l’exploration (cas A) a conduit à un projet favorisant les liens informels mais solides, la créativité, la capacité à se reconfigurer facilement, la recherche de consensus et de nouvelles compétences. Le focus sur l’exploitation (cas B) a conduit à favoriser des liens formels mais moins riches, à privilégier le cadre du contrat et le recours à la hiérarchie, et à rechercher un savoir-faire accumulé et standardisé. Lorsque l’engagement est équilibré entre les deux pôles de l’ambidextrie (cas C), l’action menée dans le projet ne s’est toutefois pas concrétisée par un « mix » des éléments d’exploration et d’exploitation. Elle est mise en œuvre d’une manière propre, en favorisant une ouverture des frontières interorganisationnelles, assurant une gestion ex ante et ex post des connaissances et recherchant la confiance et la légitimité plus que la souplesse relationnelle ou le respect du cadre établi. La recherche nous conduit à suggérer que les études portant sur le management des paradoxes doivent étudier les éléments de contexte susceptibles d’expliquer le choix d’engagement dans un pôle du paradoxe plutôt qu’un autre.
31 Les critères distinctifs identifiés mettent en lumière des points importants autour d’enjeux de pouvoir, de contrôle, de connaissances, de culture et de relations. Les enjeux de pouvoir ou de contrôle mettent en évidence une question portant sur le mode de décision et de résolution des conflits, en lien avec la confiance, pour éclairer l’engagement dans un pôle ou un autre de l’ambidextrie. : le management de paradoxe peut-il être influencé par des mécanismes formels ?
32 Les enjeux de connaissances, mis en évidence par les modes d’apprentissage, le savoir-faire utilisé et la capacité d’adaptation, conduisent à se demander : apprend-ton ensemble de façon convenue ou imprévue ? Quant à l’usage-même de ces connaissances, se créent-elles in situ ou sont-elles gérées ex post ? Les connaissances des acteurs sont-elles plus propices à un engagement dans l’exploration ou l’exploitation ? Nonaka et al. (2014) montrent que les connaissances nouvelles se créent dans des conditions d’innovation ouvertes tandis que des connaissances plus explicites supposent une intégration et un apprentissage à plus long terme et de façon plus encadrée. L’engagement dans un pôle d’un paradoxe suppose-t-il de définir les types de connaissances attendues ?
33 En outre, les enjeux culturels sont liés à l’identité du projet, à la vision qu’en ont les partenaires, pointant l’importance des cultures des organisations et des individus dans la définition des stratégies organisationnelles. Enfin, les enjeux relationnels mettent en avant l’importance des liens informels, qui peuvent influencer l’engagement dans un pôle d’un paradoxe.
34 En conséquence, les modes de gestion identifiés peuvent être étudiés dans la continuité des discussions de Grimand et al. (2014) constatant qu’une gestion par le dilemme (choix ou préférence d’un des deux éléments) constitue une forme d’« illusion » dans le management de paradoxes. En effet, exploration et exploitation sont présentes dans les projets mais à des degrés différents. Elles sont seulement hiérarchisées ou recherchées de façon équilibrée. Malgré l’existence de deux logiques réputées exclusives (Smith et Lewis, 2011), les projets étudiés montrent que le management de l’ambidextrie est possible et ouvert. Nos résultats illustrent la situation selon laquelle « les organisations s’enferment dans le paradoxe quand elles répondent à des situations en dichotomisant les pôles opposés plutôt qu’en cherchant à les combiner » (Josserand et Perret, 2003, p. 165). Enfin, ils peuvent s’associer aux conclusions de Dhifallah et al. (2008) sur le besoin de soutien du management et sur l’importance des managers de proximité (dans notre cas, les managers d’alliance). Ceux-ci doivent composer avec leur équipe, le top management et l’ambiguïté de leur position interorganisationnelle qui créent des tensions dans leurs rôles. Les rôles de l’individu, notamment du manager intermédiaire, deviennent essentiels pour comprendre ces enjeux.
CONCLUSION
35 La littérature a montré un intérêt pour le management des paradoxes. Cependant, peu de recherches sur la façon dont les paradoxes peuvent être gérés en pratique par les individus ont été effectuées. Dans cette optique, étudier la gestion de l’ambidextrie dans un contexte interorganisationnel tourné vers l’innovation constitue une voie de recherche pertinente. Par l’étude de trois cas, représentant trois engagements possibles dans l’exploration et l’exploitation, nos résultats illustrent trois modes de gestion de l’ambidextrie, conduisant à des comportements différents selon un ensemble d’éléments caractéristiques du management des projets étudiés. D’un point de vue théorique, nos résultats permettent d’identifier des modes de gestion de l’ambidextrie. Différents critères identifiés permettent de proposer des antécédents dans le choix de son management : le contrôle (mode de décision, mode de résolution des conflits), la gestion des connaissances (mode d’apprentissage, savoir-faire utilisé, capacité d’adaptation), les liens établis entre acteurs (nature des relations) et la culture du projet (identité du projet, vision du projet et du partenaire). La limite principale de cette recherche tient au caractère illustratif des cas, qui permettent d’étudier un phénomène en profondeur mais dont les résultats sont difficilement généralisables. De plus, les informations ont été recueillies sur la base d’entretiens. Même si elles ont été complétées par des échanges ultérieurs et de la documentation, une richesse plus grande des données aurait pu être obtenue en réalisant des observations directes, sans passer par le filtre du discours des répondants. En conséquence, la recherche proposée dans cet article a vocation à être prolongée, pour vérifier si ces trois images (bricoleur, gestionnaire, acrobate) se retrouvent dans d’autres situations de management de paradoxes. En outre, il serait pertinent d’étudier, dans une analyse longitudinale, comment peut se réaliser le passage d’un mode de gestion à un autre ou de vérifier si l’adoption d’un mode de gestion est stable dans le temps. Enfin, une analyse quantitative pourrait permettre de tester les liens entre les antécédents identifiés et les modes de management du paradoxe.
36 Par ailleurs, nos résultats mettent en évidence le fait que les managers intermédiaires jouent un rôle essentiel dans le management de l’ambidextrie. Identifier plus précisément les rôles joués par ces acteurs-frontières, marginaux sécants, boundary-spanners, gatekeepers ou autres brokers dans la gestion des paradoxes (Williams, 2013) constitue une piste de recherche. En effet, l’importance de ces acteurs, qui incarnent l’intention des organisations, est éclairée par les résultats de notre recherche, qui proposent des pistes pour l’analyse du rôle de ces acteurs particuliers.
Bibliographie
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