1 En sciences de gestion, de plus en plus de travaux soulignent les limites des analyses basées sur des logiques linéaires, rationnelles et prescrites. La prise en compte de la complexité et des phénomènes émergents apparaît de plus en plus fondamentale pour rendre compte des dynamiques organisationnelles. Ce constat est valable aussi bien en stratégie, où, par exemple Alain-Charles Martinet et al. (2011) donnent à voir les couples ago-antagonistes dans lesquels s’inscrivent la pensée stratégique (délibéré/émergent, autonomie/interdépendance, potentialisation/actualisation, etc.), en gestion des ressources humaines (cf. le modèle de la gestion des contradictions de Brabet (1993)) ou dans l’analyse des outils de gestion, qui apparaissent souvent comme imprévus (Oiry, 2010) et paradoxaux (Ragaigne et al., 2014).
2 Le concept de paradoxe apparaît aujourd’- hui comme un des concepts les plus prometteurs pour adopter cette perspective renouvelée sur les dynamiques des organisations. Smith et Lewis (2011) ont apporté une contribution décisive en distinguant quatre formes de paradoxes dans les organisations : les paradoxes de l’apprentissage (learning paradoxes), de l’identité (belonging paradoxes), de l’organisant (organizing paradoxes) et de la performance (performing paradoxes).
3 En revanche, plus rares sont les travaux qui se sont penchés sur les modes de gestion des paradoxes ou leurs modes d’usage dans les dynamiques managériales et organisationnelles. La question est complexe dans la mesure où la nature même du paradoxe interdit de le réduire au dilemme (autrement dit le choix entre deux solutions en fonction d’une comparaison du ratio avantages/coûts de chaque option) ou au compromis (la quête d’une synthèse qui implique bien souvent le recours à un concept tiers, médiateur). L’action managériale, et plus largement l’action collective organisée, doivent ainsi nécessairement composer avec ces bipolarités en tension qu’il s’agit de réguler sur la durée sans jamais les dissoudre, les nier ou bien encore privilégier une polarité sur l’autre ce qui génère inévitablement des points aveugles dans l’action collective. Le numéro spécial publié par Erez et al. (2013) sur « Paradox, tensions and dualities of innovation and change » dans Organization Studies souligne la très grande actualité de ce thème dans la recherche en sciences de gestion.
4 Le champ de recherche sur les paradoxes est aujourd’hui foisonnant. Afin de proposer des contributions significatives et identifiables, ce dossier de la Revue française de gestion sur le « Management des paradoxes » a imposé aux auteurs trois axes complémentaires de réflexion. Pour être retenus, les articles devaient proposer des concepts clairs et convaincants appuyés sur des matériaux empiriques riches et de qualité et : 1) traiter du management des paradoxes, 2) donner une place conséquente au rôle des outils de gestion dans ce management et 3) favoriser l’identification des conséquences de ce management à plusieurs niveaux de l’organisation (individu, équipe, organisation, interorganisation).
5 Tout d’abord, conformément aux orientations éditoriales de la Revue française de gestion, les contributions de ce numéro spécial sont centrées sur le management des paradoxes. Ces articles partent de l’idée que les paradoxes sont incontournables dans les organisations et s’interrogent sur la manière dont celles-ci peuvent les manager, en atténuer les effets les plus délétères mais aussi en tirer le plus de profit possible pour enrichir l’organisation. Ensuite, les contributions apportent des réflexions stimulantes et de qualité sur le rôle des outils de gestion dans le management des paradoxes. Les sciences de gestion ont désormais une longue tradition de recherche sur les outils de gestion (Berry, 1983 ; Hatchuel et Weil, 1992 ; Aggeri et Labatut, 2010 ; Chiapello et Gilbert, 2013). Cette recherche a joué un rôle central dans la mise en évidence des dynamiques émergentes, complexes et non linéaires qui sont aujourd’- hui investiguées par le concept de paradoxe. En particulier, c’est le paradoxe entre compétence et performance qui a retenu l’attention des auteurs publiés dans ce dossier. Inscrits au cœur du management, tous les outils de gestion entretiennent un rapport avec la performance d’une organisation (Chiapello et Gilbert, 2013). Ce rapport est direct pour les outils de pilotage de la performance : tableaux de bord stratégiques, tableaux de bord de gestion, ou tableaux de bord prospectifs (Kaplan et Norton, 1996). Ces outils d’évaluation de la performance, longtemps focalisés sur des indicateurs économiques ou financiers (chiffre d’affaires, marge, trésorerie, profit, etc.) doivent aujourd’hui intégrer de nouvelles dimensions (liées à la satisfaction du client, à l’optimisation des processus, à l’apprentissage ou à la responsabilité sociale par exemple) (Brulhart et al., 2010).
6 Pour d’autres outils, en particulier ceux de la gestion des compétences, ce rapport est plus complexe. Les référentiels de compétences (Jarnias et Oiry, 2013), les outils de développement des compétences, le tutorat voire la validation des acquis de l’expérience (VAE) entretiennent tous un rapport avec la performance : de l’individu, d’une équipe, d’une organisation, etc. mais ce rapport est souvent indirect et/ou implicite ici.
7 Les articles présents (Masson et Parlier, 2004) investiguent cette dimension en travaillant les questions suivantes : Quelle place les outils de pilotage donnent-ils à la compétence ? Les compétences y sont-elles considérées comme un des ingrédients de la performance ? De quelles compétences ces outils d’évaluation de la performance parlent-ils ? Peut-on gérer et développer ces compétences ? Est-ce à la GRH de le faire ? À quelqu’un d’autre dans l’organisation ? Les outils de la gestion des compétences donnent-ils une place à la performance de l’organisation ? Ont-ils l’objectif d’y contribuer ? Explicitement ou implicitement ? Par quels moyens ?
8 Enfin, les contributions identifient les conséquences et les modes de management des paradoxes à plusieurs niveaux de l’organisation. L’approche multiniveau apparaît aujourd’hui comme particulièrement prometteuse dans l’enrichissement de l’analyse des dynamiques organisationnelles (Renkema et al., 2017). Le management des paradoxes qui met au premier plan les dynamiques complexes et émergentes s’inscrit tout particulièrement dans cette approche. Il paraît aujourd’hui nécessaire d’analyser en détail comment les paradoxes agissent et sont managés aux différents niveaux des organisations. Plusieurs travaux ont présenté une réflexion sur les moyens mobilisables pour faire des outils de gestion RH très largement individuels des leviers de développement de la performance de l’organisation (Loufrani, 2011 ; Le Boulaire et Retour, 2008). Ils ont ainsi élargi la réflexion au-delà du seul niveau individuel pour s’ouvrir aux niveaux collectif, stratégique et interorganisationnel (Retour, 2005 ; Retour et al., 2009). Un approfondissement de cette réflexion apparaît aujourd’hui nécessaire pour parvenir à une vision plus claire et multiniveau des effets et des modes de gestion des paradoxes.
9 Les articles de ce numéro spécial travaillent ainsi les questions suivantes : quels sont les paradoxes du management ? Comment se cristallisent-ils à l’échelle de l’organisation ? Quelle est la nature des interactions entre paradoxes ? Comment se manifestent-ils dans la pratique des managers ? Comment opérationnaliser ces concepts pour les managers ? Quels sont les effets délétères du management paradoxal sur l’individu en termes de souffrance, de blocages ou de double contrainte par exemple ? Quels dispositifs organisationnels/ managériaux mettre en place pour accroître le potentiel créatif des paradoxes ? Comment intégrer l’apport des approches paradoxales dans l’enseignement de la gestion ?
10 Ce dossier se clôt sur un article dont la perspective est volontairement critique. L’objectif est ici de rappeler que si ce dossier met plutôt l’accent sur le fait que les paradoxes sont au cœur du fonctionnement des organisations et qu’il est même possible d’en faire un élément de leur développement, il est nécessaire d’en avoir également une lecture critique et de souligner leurs impacts parfois délétères.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- Brabet J. (1993). « La gestion des ressources humaines en trois modèles », Repenser la Gestion des Ressources Humaines, Brabet J., Paris, Economica, p. 69-142.
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- Erez M., Jarvenpaa S., Lewis M., Smith W., Tracey P. (2013). “Paradox, tensions and dualities of innovation and Change”, Organization Studies, vol. 34, no 10, p. 1575-1578.
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- Martinet A-Ch., Denis, J-PH., Payaud, M. et Tannery F. (2011). Gouvernance et stratégies des groupes, Hermès-Lavoisier, London-Paris.
- Masson A. et Parlier M. (2004). Les démarches compétence, Anact, Lyon.
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- Ragaigne A., Oiry E., Grimand A. (2014). “Contraindre et habiliter : la double dimension des outils de contrôle », Comptabilité-Contrôle-Audit, vol. 20, no 2, p. 9-37.
- Renkema M., Meijerink J., Bondarouk T. (2017). “Advancing multilevel thinking in human resource management research : Applications and guidelines”, Human resource management review, vol. 27, no 3, p. 397-415.
- Retour D. (2005). « Le DRH de demain face au dossier Compétences », Management et Avenir, vol. 4, p. 187-200.
- Retour D., Picq T. et Defélix C. (coord.) (2009). Gestion des compétences : nouvelles relations, nouvelles dimensions, Vuibert, Paris.
- Smith W.K. et Lewis M.W. (2011). “Toward a theory of paradox : A dynamic equilibrium model of organizing”, Academy of Management Review, vol. 36, no 2, p. 381-403.