Couverture de RFG_258

Article de revue

Crowdsourcing et GRH

Déni ou réenchantement du travail ?

Pages 123 à 139

Notes

1 Démarche de mobilisation de ressources et de captation de valeur qui fait de la foule un nouveau partenaire pour l’entreprise, le crowdsourcing (CS) a donné lieu à de nombreux travaux en sciences de gestion, notamment en stratégie, innovation, management des systèmes d’information et marketing. Ces travaux se sont attachés à définir et circonscrire un phénomène aux formes multiples (Burger-Helmchen, Pénin, 2011 ; Lebraty, Lobre, 2015), interroger sa performance en matière de résolution de problèmes et d’innovation (Afuah, Tucci, 2012), analyser les motivations des contributeurs (Flichy, 2010 ; Lebraty, Lobre, 2010 ; Dujarier, 2015). L’étude empirique de dispositifs [1] permet d’affiner l’analyse des enjeux et usages du CS. Mais curieusement, ce phénomène semble ignoré de la recherche en gestion des ressources humaines (GRH) alors même qu’il affirme l’existence d’un gisement formidable de ressources humaines, disponibles, accessibles et ne demandant qu’à s’exprimer.

2 Ce manque de travaux sur le CS en GRH est d’autant plus étonnant que la fonction RH fait de la détection et de la fidélisation des talents l’une de ses priorités et voit dans le déploiement des technologies numériques et du digital labour un vecteur de sa propre transformation (voir Barabel et al., 2014). Pour autant, en pratique, l’appel à la foule ne passe pas par la fonction RH. Il est géré soit directement par les fonctions de l’entreprise concernées, soit par l’intermédiaire de plates-formes de mise en relation. Plus encore, la notion de foule situant les ressources créatrices de valeur à l’extérieur des organisations, on peut s’interroger sur le devenir d’activités de GRH (acquérir, développer et retenir des salariés compétents) dont les coûts et la temporalité sont battus en brèche par des plates-formes connectées à une foule de contributeurs externes, par le biais de technologies numériques leur permettant de s’affranchir de contraintes spatiales, temporelles, voire réglementaires.

3 Notre problématique est alors la suivante : dans quelle mesure ces plates-formes qui structurent le CS, transforment-elles le rapport au travail, la relation du travailleur à l’entreprise, voire le statut même du travail dans une société et une économie numérisées ? Pour répondre à cette question, nous proposons d’aborder le CS comme un système sociotechnique « en train de se faire ». Nous attachant à montrer comment le CS et son environnement se construisent simultanément, comment les dimensions sociales et techniques interagissent pour réunir les figures du consommateur et du travailleur, de l’expert et du profane, nous mettons en évidence un certain nombre de controverses portées par des acteurs et des utilisateurs aux intérêts différents. Nous en retenons trois que nous illustrons par des cas emblématiques. Elles nous permettent de débattre des évolutions du travail que met en scène le CS.

I – Le crowdsourcing : système sociotechnique en construction

4 À l’instar de Brabham (2013) invitant à faire « converser » des champs disciplinaires variés pour approfondir la recherche sur le CS, nous mobilisons une grille de lecture issue de la sociologie de l’innovation (Akrich, 1989) afin d’appréhender les interactions entre les dimensions sociales et techniques du CS.

1. La notion de système sociotechnique

5 On doit à l’école sociotechnique la vision de « l’entreprise comme système sociotechnique ouvert immergé dans son environnement » (Liu, 2012, p. 1790). Affirmer l’interdépendance des environnements techniques, socio-économiques et organisationnels permet de sortir d’une vision déterministe du changement technique. Les liens entre progrès technique et qualification, les interactions homme/machine, entre hommes mais médiatisées par la machine, entre machines (impliquant en amont des concepteurs et des techniciens) ont en effet souvent donné lieu à des interprétations opposées selon qu’on adopte une perspective technocentrique où « l’acteur social n’occupe qu’une place résiduelle » ou une perspective anthropocentrique où « l’on raisonne en termes de codétermination mutuelle » (Gilbert, 2012, p. 1529).

6 La sociologie de l’innovation s’est précisément construite sur l’analyse de « la genèse simultanée de l’objet et de son environnement » (Akrich, 1989) pour éviter de réduire les relations entre innovation technique et contexte à des questions d’impacts sur les comportements sociaux. Pour les aborder en termes de co-construction, elle affirme la nécessité de considérer conjointement les objets techniques et les acteurs comme les « actants » d’un dispositif favorisant (ou non) certains usages. Elle propose d’analyser les controverses qu’ils soulèvent pour mettre en évidence les processus de problématisation qui les caractérisent, ainsi que les dispositifs d’intéressement favorisant (ou non) leur inscription dans un environnement donné. Les utilisateurs, catégorie souvent oubliée des approches déterministes du changement technique, redeviennent des acteurs à part entière. S’intéressant à la manière dont ils font usage des objets techniques et s’approprient des technologies, Akrich (1989) souligne l’importance des représentations que s’en font les concepteurs et promoteurs d’innovations : elles conduisent en effet à un partage des fonctionnalités entre celles qui vont être intégrées à l’objet technique et celles qui vont être déléguées aux usagers. Le contenu technique proposé définit ainsi « un script ou scénario à partir duquel les utilisateurs au sens large (…) sont invités à imaginer la mise en scène particulière qui qualifiera leur interaction personnelle avec l’objet » (Akrich, 1989).

7 Suivre les utilisateurs et les acteurs (Latour, 2006) libère de la vision d’un monde préconstruit où les innovations techniques structurent l’espace social et déterminent l’agir ensemble. Cela nous conduit à partir à la recherche de controverses suffisamment ouvertes, dans lesquelles les acteurs impliqués sont nombreux et variés, les choix encore discutables, les négociations multiples et les forces en présence, encore équilibrées (Callon, 1981).

2. Retour sur la genèse du CS

8 Cela fait bientôt dix ans que le CS a été conceptualisé par Howe (2008). Si l’on ne peut plus parler de phénomène émergent, le CS n’est toutefois pas stabilisé et continue à prendre des formes différentes au gré des relations entre « actants ». Cette diversité se retrouve dans les définitions du CS : Estelles-Arolas et Gonzales-Ladron-de-Guevara (2012) en identifient près de quarante, parfois contradictoires. Revenir sur la genèse du CS en mettant notamment en lumière la pluralité des acteurs engagés, la complexité des dimensions de l’environnement permet de rendre compte de cette pluralité d’approches.

Entre développement du web et stratégies d’ouverture des organisations

9 Ce sont le développement et la démocratisation des technologies internet et leur appropriation par 2,9 milliards d’internautes (en 2014) qui ont rendu possible le CS. Si l’évolution rapide et la sophistication des techniques (plate-forme de travail collaboratif, algorithme de parcellisation et de répartition en micro-tâches, etc.) jouent un rôle déterminant dans son émergence, le CS fait de ces techniques accessibles à tous l’instrument d’une innovation sociale : il permet d’entrer en relation avec une multitude d’utilisateurs sur une multitude de sujets, il favorise l’expression et la prise en compte d’une diversité de compétences, de désirs et de motivations, voire d’une pluralité de rôles pour un même individu. Les technologies web 2.0 font en effet des internautes non plus seulement des récepteurs, des usagers ou des clients mais des contributeurs détenteurs d’information sur leur environnement immédiat, leurs manières de consommer ou de vivre, des créateurs, des éditeurs, des concepteurs, des marchands ou des diffuseurs... À l’opposé d’une vision déterministe, une multitude d’acteurs s’approprie les mêmes techniques pour une diversité d’usages, traduisant des philosophies différentes et des valeurs opposées.

10 Selon Brabham (2013), les caractéristiques d’internet (vitesse, portée, flexibilité, interactivité, capacité à transmettre tout type de contenu) en font le média idéal pour faciliter l’émergence de participations créatrices et d’une culture participative en ligne. Internet et les nouvelles technologies de communication forment l’ossature à partir de laquelle deviennent possibles des stratégies d’accès à l’intelligence de la foule. Toutefois, on peut resituer le développement du CS dans un mouvement plus ancien d’ouverture des entreprises sur leur environnement pour capter des ressources externes et les impliquer dans la recherche d’innovation : démarches mobilisant les utilisateurs (Von Hippel, 1986), modèle d’innovation ouverte (Chesbrough, 2003). Dimensions technique et sociale du CS sont ainsi inextricablement mêlées. Les nouvelles formes d’internet ont permis d’accéder à un champ élargi de ressources non accessibles jusqu’alors et d’établir de nouvelles connexions entre acteurs. En retour, ces derniers aspirant à une plus grande ouverture et à des formes d’organisation plus participatives se sont emparé de cette technique et l’ont fait évoluer pour gérer des objets aussi divers que la résolution de problèmes, les activités créatives, les micro-tâches.

Une diversité d’acteurs

11 Le CS est composé de trois types d’acteurs : l’organisation qui a une tâche à réaliser, la foule prête à contribuer, la plate-forme qui les met en relation. Si les travaux en gestion mettent l’accent sur l’acteur « organisation », il y a peu de données empiriques sur les entreprises recourant au CS (Felstiner, 2011). La notion abstraite de foule offre une catégorisation nouvelle des ressources de l’entreprise. Elle donne un nom à la multitude et à la diversité des contributeurs potentiels. Elle caractérise le CS en tant que dispositif sociotechnique instrumentant le recours aux ressources des internautes. Elle fonde un argumentaire intéressant l’entreprise autour de quatre avantages : la quantité des ressources mobilisables (des milliers de contributeurs en quelques heures), leur accessibilité permanente et rapide, gage de réactivité et de flexibilité pour l’entreprise, une intelligence collective supérieure à celle d’un individu, aussi expert soit-il, un renouvellement rapide des idées, des informations, des connaissances. Si ces avantages sont souvent rappelés, on connaît peu les acteurs composant cette foule. Seules quelques études portent sur les motivations des contributeurs (Brabham, 2013 ; Lebraty et Lobre, 2010). Ce manque de recherche conduit à voir dans la foule une multitude d’amateurs cherchant un lieu où exprimer leurs passions, alors que dans de nombreux secteurs comme la photographie ou la publicité, elle se compose de professionnels tentant leur chance pour vivre de leur travail (Brabham, 2013).

12 Nous en savons plus sur le troisième type d’acteur, les plates-formes de mise en relation (Kaganer et al., 2013) qui sont un objet privilégié des études empiriques. Elles correspondent à la partie la plus visible du dispositif car leur modèle économique est fortement lié à leur visibilité sur la toile et à leur notoriété auprès des internautes. En tant que nouveaux acteurs de l’intermédiation, elles structurent le dispositif. Elles connaissent une croissance exponentielle (plus de 1800 plates-formes recensées en 2014 [2]). En s’appropriant les potentialités du web, elles développent son usage avec une offre de services élargie tout en captant une partie de la valeur créée par les contributeurs. Elles doivent d’ailleurs leur succès aux compétences prêtées à la foule d’acteurs auxquels elles donnent accès.

Le CS comme technique gestionnaire

13 Souvent décrit comme dérivant de l’open source (Howe, 2008), le CS apparaît davantage comme une forme renouvelée d’externalisation (Lebraty et Lobre, 2010) permettant de s’affranchir toujours plus des frontières de l’organisation, ainsi que des contraintes de gestion et des cadres contractuels qui subsistent dans les formes classiques d’externalisation pour gagner encore en flexibilité. Le CS inaugure selon nous un nouvel usage de l’externalisation, tant au niveau de son objet, de sa temporalité, que de la nature de la relation. Si externaliser consiste à confier à un prestataire une activité initialement réalisée par l’entreprise, les transactions liées au CS portent davantage sur des « objets » étroitement définis : une idée, la résolution de problème, des informations, une tâche, une « micro-tâche ». Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les contrats d’externalisation (longs et complexes) aux « accords de principe » ou aux « quelques lignes » présentant les tâches des « crowdworkers ». À la différence des pratiques classiques d’externalisation, le CS se caractérise par l’immédiateté, l’instantanéité, la courte durée de la relation (de quelques minutes à quelques jours). Il ne s’agit plus de construire une relation durable avec une organisation ou un individu, mais de favoriser une rencontre entre une demande et une réponse, un problème et une solution. La nature même de la relation change : il ne s’agit pas de contractualiser une relation commerciale avec une entreprise, ni une relation d’emploi avec un candidat. D’une part, cette relation se dématérialise : anonyme, sans rencontre physique, ni échange, elle est portée par l’appel à contribution qui n’exerce aucune contrainte et laisse à l’internaute toute liberté de contribuer ou pas. D’autre part, elle se virtualise, voire se « déshumanise » : des plates-formes proposent aux entreprises de puiser dans le « human cloud » (Kaganer et al., 2013), à l’instar de prestataires de service leur proposant de prendre en charge leur gestion des données via le « cloud computing ». Si le concept « XaaS », soit « X as a Service » concerne l’externalisation de composantes informatiques (logiciels, plates-formes, capacités de stockage), le discours des acteurs du CS laissent entrevoir une composante que l’on pourrait qualifier de HaaS (Human as a Service) ou « SaaS » (Skills as a service).

14 Le CS implique ainsi une autre conception des ressources humaines et des pratiques de sourcing : « il permet tout spécialement de proposer de nouvelles façons d’acquérir des connaissances extérieures » (Liotard, 2012), de faire appel à une main-d’œuvre virtuelle sur demande (Kaganer et al., 2013) et de n’en prendre qu’une parcelle.

II – Les controverses au cœur du CS

15 La littérature sur le CS ne s’est guère penchée sur le travail réel des contributeurs, les données empiriques sont encore peu nombreuses et les études critiques rares (Lechner, 2010). Mais aborder le CS en termes sociotechniques invite à considérer la presse, les blogs, les sites comme autant de supports d’expression des acteurs permettant de questionner les enjeux sociaux du CS. Ils font en effet état de conflits, de dénonciations et de débats propices à l’analyse des controverses qui accompagnent un changement en cours. Afin de rendre compte des controverses du CS en train de se faire, nous avons identifié trois cas illustratifs (Creads, Agoravox, Amazon Mechanical Turk) permettant d’éviter la pure discussion spéculative sur les mécanismes sous-jacents à un phénomène sans lien avec le terrain (Siggelkow, 2007). L’encadré ci-après précise le mode de recueil de données ayant permis de mettre en lumière les controverses du CS en train de se faire.

1. Le tournoi : entre challenge et travail gratuit

16 Le travail créatif ou la création de produits faisant appel à la créativité est un objet privilégié du CS où la foule offre un gisement important de ressources. L’exemple suivant se situe dans un champ d’activités où nombre de professionnels sont indépendants, travaillent en free lance et sont coutumiers d’un fonctionnement sur appel d’offres. La plate-forme s’inscrit dans ce marché, affichant un rôle de conseil auprès de l’entreprise, de coach auprès des créatifs et d’arbitre dans la sélection des projets. Le tournoi, inspiré du « combat courtois entre chevaliers » favorisant une « lutte d’émulation » (Dictionnaire Le Robert) apparaît comme un dispositif d’intermédiation facilitant la rencontre entre demande et offre, mais aussi comme un dispositif d’intéressement « gagnant-gagnant » : l’entreprise reçoit une diversité de créations uniques, les contributeurs participent à un challenge attractif, les vainqueurs gagnent en notoriété.

Recueil des données

Le matériau empirique collecté pour les trois cas illustratifs est issu d’une analyse à visée exhaustive :
  • des argumentaires tenus sur une dizaine de blogs où s’expriment les acteurs au sujet les controverses engendrées par les plateformes ;
  • des articles de presse relatant les trois plateformes étudiées ;
  • des communiqués de presse et des documents de présentation des plates-formes.
Dans le cadre du cas Creads, cette analyse exhaustive a été complétée par des entretiens semi-directifs (n = 10) de créatifs contributeurs et de graphistes s’opposant au développement de la plates-forme. Comme l’exige le principe de symétrie de l’approche socio-technique, nous avons mis sur le même plan l’ensemble des discours des différentes parties prenantes participant aux controverses. Afin d’avoir une vision plus précise des types de tâches confiées sur ces plates-formes et des situations de travail rencontrées par les contributeurs, nous nous sommes inscrits aux plates-formes Creads et AMT.

17 L’intérêt de cet exemple est d’avoir suscité une vraie controverse dans le secteur des créatifs qui a pris une dimension publique. Des dizaines de blogs (graphistes, webdesigners) ont dénoncé « un travail gratuit ». Plus de 7 500 créatifs français ont signé à l’été 2014 une lettre ouverte adressée à la Secrétaire d’État chargée du numérique, à la ministre de la Culture, au ministre du Travail, de l’Emploi et du Dialogue social pour dénoncer ce qu’ils nomment le « travail spéculatif », le « perverted crowdsourcing ». Ils accusent le CS non seulement de mobiliser et exploiter une main-d’œuvre gratuite, mais de déréguler la profession en cassant les prix, en limitant l’accès direct des créateurs aux client. Ce concept de « travail spéculatif » s’est répandu pour désigner un travail gratuit en réponse à « l’espoir de gagner un concours » où, « au contraire d’une forme d’externalisation classique » la réalisation d’une mission n’implique pas la certitude d’être récompensé (Renault, 2014, p. 35). De fait, les études sur le CS ne mentionnent guère les récompenses obtenues par la foule en échange de sa contribution aux activités de l’entreprise (Estelles-Arolas et Gonzales-Ladron-de-Guevara, 2012), à l’exception peut-être de celles des solvers de problèmes techniques : de quelques centaines à quelques dizaines de milliers d’euros dans le cas d’InnoCentive (Lebraty et Lobre, 2010). Si, pour justifier l’absence de rétribution des challengers, le dirigeant de Creads rappelle que la plate-forme ne change pas les règles du jeu, il omet de dire qu’il tire profit de la captation de ces ressources.

2. Les amateurs : une foule pour une nouvelle géographie des compétences

18 Cette ouverture de l’accès à des métiers organisés au sein d’une profession se retrouve dans l’exemple d’Agoravox, journal collaboratif fondé sur la participation bénévole de ses contributeurs (cf. encadré suivant). Mais il s’oppose au précédent dans la manière d’utiliser la gratuité, en dehors de la logique marchande et de la recherche de profit. Il y aurait ainsi différents usages de la gratuité renvoyant à des philosophies d’action différentes. Agoravox témoigne de cette appropriation du web par des usagers et amateurs en vue de renouveler des façons de faire et d’agir, de collaborer et de produire de l’information et de la connaissance. Dans le cas présent, il s’agit de développer une autre conception du journalisme et de répondre à des difficultés de la profession en l’ouvrant aux profanes.

CREADS : AGENCE PARTICIPATIVE OU MISE EN CONCURRENCE DE CRÉATIFS

Partant du constat qu’il n’est pas toujours facile pour une entreprise de collaborer avec un graphiste ou une agence de publicité, les créateurs de l’agence participative Creads développent une plate-forme participative mettant en relation une communauté de 50 000 créatifs présents sur les 5 continents et des entreprises ayant un besoin en matière de communication : invention de noms ou de slogans, conception de logo, réalisation de sites internet, d’affiches publicitaires, de brochures, etc.
Les promesses de l’agence, fondée sur l’existence de cette communauté virtuelle, sont :
  • aux contributeurs d’enrichir leur créativité en participant à des challenges, des projets créatifs d’envergure (projets élites), en appartenant à une « tribu créative mondiale », et de travailler dans une atmosphère de méritocratie résumée par le slogan « Démarquez vous et gagnez plus ».
  • aux entreprises d’identifier leurs besoins et de définir avec eux une stratégie de marque, une stratégie digitale (missions réalisées par les 35 salariés internes de la start-up), de leur soumettre un grand nombre de solutions pertinentes (20 à 50 réponses en moyenne), avec une très grande réactivité.
L’agence adopte le mode de fonctionnement du tournoi : une fois le besoin du client identifié, les chefs de projet de l’agence réalisent un brief formalisé reprenant les éléments essentiels du cahier des charges, la durée de l’appel à création et les gains pour les projets retenus. Sur les appels ouverts (pas de sélection a priori), le créatif retenu par le client recevra 80 % des gains et les autres les 20 % restants.
La mise en concurrence est double : elle se situe au sein du « challenge » entre créatifs, mais aussi sur le marché de la profession. Les plates-formes font concurrence aux graphistes indépendants. J. Méchin, cofondateur de Creads, reconnaît que des projets créatifs ne sont pas forcément rémunérés, mais il estime que « dans le métier de la communication, c’est quelque chose qui se fait très régulièrement. Les annonceurs mettent en compétition les agences et n’en rémunèrent qu’une. Les agences mettent en concurrence les prestataires. C’est une pratique qui est ancrée dans le milieu ». Creads et son modèle ne feraient que s’inscrire dans une culture métier déjà existante où les essais gratuits sont légion.

LORSQUE DES CITOYENS REMPLACENT DES JOURNALISTES PROFESSIONNELS

Agoravox est l’une « des premières initiatives européennes de ‘journalisme citoyen’ à grande échelle et complètement gratuite ». Dans un secteur en grande difficulté, où les journaux n’arrivent pas à identifier de voies alternatives solides et sont de plus en plus concurrencés par d’autres sources d’information, AgoraVox propose de renouveler la manière de faire du journalisme en créant une plate-forme multimédia qu’elle met à la disposition de tous les citoyens souhaitant diffuser des informations inédites.
Le fonctionnement d’AgoraVox repose sur trois principes :
  • nous sommes tous des capteurs d’information,
  • le passage des mass-médias aux médias des masses,
  • une politique éditoriale et un comité de rédaction inédits.
En 2011, la version française d’AgoraVox comptait 70 000 contributeurs volontaires alors que le nombre moyen de journalistes employés dans un journal régional est de 70. À l’heure où l’ensemble des rédactions dégraissent leurs effectifs tout en reconnaissant que l’information est de plus en plus complexe, AgoraVox propose une solution à ce problème a priori insoluble, en utilisant les connaissances et le réseau de plusieurs dizaines de milliers de contributeurs.
AgoraVox met en avant l’hétérogénéité de ses contributeurs : « Notre conviction c’est que l’on peut obtenir de cette diversité de profils une vraie richesse rédactionnelle et informationnelle. L’originalité d’AgoraVox est de remonter de l’information concrète issue du terrain ». Enfin, le comité de rédaction, constitué des rédacteurs bénévoles ayant publié au moins 4 articles sur le site, permet de s’assurer de l’intérêt et de l’objectivité des informations mises en ligne.

19 Certains voient dans cette explosion de prise de parole et d’espaces de participation sur la Toile les signes annonciateurs d’une économie et d’une démocratie nouvelles. Là encore la foule permet un accès inégalé à une quantité énorme de faits et d’informations au plus près du réel, aux quatre coins du monde : « Aucune agence de presse, aucun organe de presse, aucun logiciel ne pourra disposer du formidable potentiel que représentent des millions de personnes agissant en réseau. » (De Rosnay, 2006). Pour Flichy (2010, p. 88), « cette montée en puissance des amateurs, ces passionnés qui ne sont ni des novices, ni des professionnels, mais de brillants touche-à-tout » traduit une « révolution silencieuse ». Ils trouvent en effet dans ces communautés l’opportunité de faire valoir des compétences qu’ils ne mobilisent pas en entreprise pour de multiples raisons. Au-delà de l’espace de l’entreprise, une nouvelle « géographie des compétences » (Akrich, 1989) devient possible qui brouille les frontières entre profane et expert, amateur et professionnel et fait émerger la catégorie du pro-am (professionnel-amateur) : expert autodidacte, citoyen-acteur, créateur à part entière qui trouve sur la Toile le moyen de se faire connaître, voire reconnaître, de partager et d’apprendre avec d’autres amateurs éclairés. Flichy (2010) y voit une « démocratisation des compétences (qui) contrebalance l’élitisme de nos sociétés et prolonge la démocratisation politique et scolaire à l’œuvre depuis deux siècles ». Si le discours dominant met en avant les qualités de ces pro-am pour renouveler les organisations et apporter une complémentarité aux compétences détenues par les salariés, les professionnels des secteurs concernés sont nettement plus critiques et perçoivent davantage une stratégie de substitution qu’une volonté de synergie. En effet, ces pro-am concurrencent les professionnels qui comptent déjà nombre de journalistes pigistes, souvent contraints de se battre pour faire reconnaître leurs droits de salariés [3]. Il y a là un champ d’évolutions potentielles dont on ne peut prédire ce qu’elles seront. Le CS profite de l’engouement suscité par cette appétence collaborative et la met au service de l’entreprise. Les professions y voient le risque d’une négation de l’expertise, d’une dévalorisation des métiers, voire d’une dérégulation de leur marché avec l’émergence de nouvelles formes d’intermédiation tirant profit de leur travail et de formes de concurrence jugées déloyales. La controverse devient plus largement sociétale dès lors qu’on intègre la question des amateurs. Des professions se sentent dépossédées de leur pouvoir et regrettent que leurs collègues participent à cet appel à la foule, initiant un mouvement de professionnalisation de la foule et de précarisation de professions établies.

3. Le CS entre opportunités d’épanouissement et nouvelles formes d’exploitation

20 En facilitant le développement d’activités gratuites, en offrant la liberté de contribuer ou non, le CS ré-enchante le travail : celui-ci redevient valeur, activité socialisée et socialisante profitable à l’individu et à la communauté, synonyme d’œuvre laissant une trace de l’activité humaine ou d’une action citoyenne et politique (Arendt, 1961). Le CS joue à la fois sur ce désir de reconnaissance et de liberté et sur l’insatisfaction croissante des salariés qui y trouvent une certaine revanche sur les contraintes imposées en entreprise. Car la philosophie qui s’exprime sur la Toile, analysée en termes de don/contre-don (Loillier, 2002 ; Flichy, 2010), « s’est développée en parallèle de la financiarisation : il serait ingénu d’y voir une simple coïncidence » (Gomez, 2013, p. 213).

21 Le CS peut toutefois revêtir des formes moins angéliques qu’illustre la plateforme Amazon Mechanical Turk (cf. encadré ci-après). À l’heure du numérique, AMT renoue avec le travail fragmenté à l’extrême (on parle de micro-tâches), le paiement « à la pièce » et refait de l’homme un appendice de la machine, suppléant aux tâches non totalement automatisées ou informatisées. À l’instar de l’ouvrier sur la chaîne de production fordienne, le « travailleur à la pièce cognitif » (Irani, 2013) collé à son ordinateur met toute son attention dans la réalisation de micro-tâches digitales parcellisées, simples mais chronophages ; à micro-tâche, micro-paiement d’un montant de quelques centimes (0,01 $ à 0,10 $), largement inférieur à ce qu’obtiendrait un individu au sein d’une organisation (Kleemann et al., 2008). À la différence des OS, ces travailleurs sont isolés, éparpillés aux quatre coins du monde : c’est la plate-forme d’agrégation qui réassemble les données traitées avant de les transférer à l’entreprise cliente.

Amazon Mechanical Turk (AMT) : de l’offshoring au webshoring

En 2006, Jeff Bezos, créateur d’Amazon, lance Amazon Mechanical Turk, une plate-forme permettant aux entreprises technologiques de sous-traiter des millions de micro-tâches de traitement de données à des centaines de milliers d’internautes au niveau mondial (500 000 en 2014). Même si l’informatique et l’intelligence artificielle ont fait d’énormes progrès, certaines tâches sont traitées plus efficacement par le cerveau humain : traduction de sons en texte, analyse et classement d’images, etc. AMT propose donc aux entreprises appelées requesters de confier ces micro-tâches appelées Human Intelligence Tasks (HIT) aux turkers, nom donné aux contributeurs.
Les entreprises ignorent tout du contributeur qui n’apparait que comme un worker ID, c’est-à-dire une suite de chiffres et de lettres. Leur sélection se fait de manière automatique grâce à un indicateur de performance : le taux de réalisation des tâches correctement effectuées.
Les turkers ne connaissent pas les entreprises pour lesquelles ils « travaillent » car seul leur requester ID est visible, ni l’utilité, ni la finalité de la tâche : leur interaction se résume à la lecture de deux ou trois lignes présentant la tâche à effectuer et son gain, de quelques centimes à quelques dollars. On ne parle pas de salaire sur AMT. Pour Sharon Chiarella, vice-présidente d’AMT, cette invisibilité de l’entreprise aux turkers, permet une gestion des ressources humaines efficiente car elle réduit les prises de décision des employeurs, qui peuvent être biaisées par des préjugés et des discriminations.
Ce manque de transparence permet aux entreprises peu scrupuleuses de ne pas payer les contributeurs. Dans l’ignorance de l’identité juridique de l’entreprise et AMT se déchargeant de toute responsabilité, aucun recours n’est possible. Pour lutter contre ces pratiques et rendre leur travail plus visible et donc plus humain, plusieurs milliers de turkers ont développé des sites de partage où ils échangent des informations sur leurs employeurs (Turkopticon, wearedynamo), les évaluent sur quatre critères (communication, générosité des gains, équité, rapidité de paiement) et agrègent les résultats pour leur attribuer une note globale.

22 Des travaux critiques, en sociologie ou en sciences de l’information, sur le « microwork » ou le « digital labour » ont souligné les problèmes liés à ce retour brutal d’un travail en miettes, aliénant et déshumanisant (Fuchs et Sevignani, 2013 ; Scholz, 2013). D’autres y voient un avantage social et humanitaire : offrir aux travailleurs des pays pauvres l’opportunité de gagner un peu d’argent ou aux personnes sans emploi, un complément de revenus, avec des conditions d’exercice attractives (travail à domicile, horaires libres, « gain »), comme s’il s’agissait d’un jeu ou d’un « extra ». Pour autant, AMT tire profit de la crise de l’emploi et de la précarité des travailleurs en développant un marché du travail occasionnel. Elle permet aux entreprises de libérer leurs salariés créatifs des tâches ennuyeuses et de sous-traiter ces « besognes » en les confiant à des contributeurs extérieurs (Irani, 2013), sans passer par des entreprises de travail intérimaire. « L’hyperspécialisation » du travail en entreprise (Malone, 2004) sur des activités créatrices de valeur, a pour pendant la réalité (occultée) d’un travail « d’animal laborieux » (Arendt, 1961), sous-payé, en miettes, exclu de toute communauté sociale.

23 Cette invisibilisation totale du travail et du travailleur (pour le client, pour les autres contributeurs) traduit un véritable déni : déni du travail dont le travailleur ignore la finalité, le résultat, le projet dans lequel il s’inscrit, déni de toute singularité et de l’identité collective, tout lien social étant exclu : « sans reconnaissance, le travail est anonyme et donc vidé d’une partie de sa réalité, comme s’il était accompli par personne ou par n’importe qui. Cette négation du travailleur en tant qu’être singulier, qui le fait devenir transparent pour son interlocuteur, est une des violences les plus grandes que l’on puisse lui faire » (Gomez, 2013, p. 174).

III – Discussion : une réactivation des paradoxes du travail

24 Les controverses soulevées par ces trois exemples font apparaître de nouvelles formes de division du travail, de distribution des compétences, d’intermédiation sur le marché du travail porteuses d’enjeux forts dans la régulation de la relation de travail. Leur diversité invite à se demander dans quelle mesure l’appel à la foule participe d’évolutions du système travail/emploi en vigueur et contribue à les renforcer. Il réactive en effet des représentations opposées du travail entre souffrance et plaisir, contrainte et réalisation de soi, micro-tâche et création. Mais au-delà, il invite à recentrer la réflexion sur le travail indépendamment de l’emploi, avec des conséquences qu’il importe de questionner.

1. Le travail en question

25 Le terme de travail n’a pas de définition consensuelle stable en sciences sociales (Dujarier, 2014), celle-ci variant en fonction des époques, de la place et de la valeur qu’on lui accorde (Lallement, 2007). Il désigne en français à la fois l’activité (le travail réel), la manière dont elle est prescrite et encadrée (les tâches, leur division, leur organisation) et son résultat (l’œuvre, le produit). Jouant implicitement sur ces multiples significations (micro-tâche chez AMT, œuvre chez Creads, engagement et collaboration chez Agoravox), l’appel à la foule suscite des analyses contradictoires, entre renforcement de l’aliénation du travailleur ou libération d’un potentiel de créativité ou d’expression de soi, soulignant l’ambivalence des jeux d’acteurs et leur inscription dans des rapports de pouvoir. On peut néanmoins se demander s’il n’occulte pas fondamentalement l’activité de travail : derrière son résultat pour l’entreprise, derrière l’idée de jeu. Participer à un jeu, à un défi, ce n’est pas travailler au sens d’effort, de labeur, ce n’est pas non plus être rémunéré pour cet effort : c’est gagner et obtenir la récompense du gagnant ; le gain se substitue au salaire, de même que la micro-tâche se paie à la pièce. Avec le tournoi, le CS suppose l’existence de talents qui ignore les temps d’apprentissage et de formation nécessaires à l’acquisition et au développement des compétences sollicitées. Ce faisant, le travail sort du cadre organisationnel. Mais de manière plus large, sa dématérialisation dans des outils et des automates qui deviennent les interlocuteurs privilégiés de l’usager et du travailleur, conduit les entreprises à confier à l’usager des tâches préalablement exercées par des salariés et à les exclure du champ du travail. Cette substituabilité du travail fait de l’usager un travailleur qui ne coûte rien et favorise l’hyperspécialisation du travail en entreprise (cf. Malone, 2004).

2. Un marché qui s’affranchit de l’emploi

26 Car le CS se situe d’emblée en marge du système travail/emploi, historiquement attaché au développement de la société industrielle (Boissonnat, 1995). Celle-ci a fait du salariat la forme dominante de l’emploi, du travail salarié le « support privilégié d’inscription dans la structure sociale » (Castel, 1995) et la référence des catégorisations du monde du travail : dépendant/indépendant, qualifié/non qualifié, stable/précaire... La période de croissance des Trente Glorieuses a associé au statut de salarié un ensemble de protections contre les risques sociaux qui se sont étendues à d’autres catégories de travailleurs et dont le coût n’a cessé de croître du fait d’un chômage persistant. Mais la transformation des modèles productifs, la globalisation et la financiarisation de l’économie ont remis en cause ce modèle d’emploi. Ils n’ont cessé de réduire la place et la part du travail dans la création de richesse. La différenciation croissante des modes d’usage de la main-d’œuvre, indissociable de la dilution des formes traditionnelles d’entreprise a favorisé un certain brouillage des logiques statutaires. L’externalisation d’activités a fait apparaître une « zone grise » entre travail dépendant et indépendant (Supiot, 1994), entre droit du travail et droit commercial pour des travailleurs ni indépendants, ni salariés mais économiquement dépendants (Antonmattéi, Sciberras, 2008).

27 Dans ce cadre, on peut se demander si le CS ne renoue pas avec des formes précapitalistes et préindustrielles de production, fondées sur « l’approche concrète des travaux et des œuvres » (Supiot, 1994, p. 13) en se focalisant exclusivement sur la nature des tâches et les résultats attendus et s’affranchissant de tous les coûts de coordination du travail et de gestion de la main-d’œuvre assumés par l’entreprise. On peut ainsi le rapprocher du putting out system (faire faire en dehors) du 18e siècle. S’il laisse l’artisan maître de la façon de faire et d’organiser son travail à domicile, il lui enlève la maîtrise du produit (il lui fournit la matière première) et de sa vente au profit du patron putter outer, qui lui-même instaure un système qui va s’affranchir des règles de l’organisation corporative (Marglin, 1987). De même, le CS ne capte que la partie cognitive ou créative des ressources de la foule, dépossédant l’individu de son travail ou de son œuvre, et s’affranchit de tout engagement contractuel à son égard. Entre déni du travail et travail gratuit, le CS favorise « la disparition des relations de salariat, auxquelles se substitueraient des agents indépendants proposant en free-lance leurs compétences sur une vaste place de marché virtuelle » (Fréry, 2010, p. 60). L’auteur voit ainsi dans « le management 2.0 » une résurgence de ces formes pré-capitalistes d’organisation et un risque de dissolution de l’entreprise elle-même, si elles devaient s’imposer.

3. Un ré-enchantement du travail… éphémère ?

28 Ni salarié, ni forcément rémunéré, sans lien contractuel avec un employeur quel qu’il soit, ni lien managérial, le contributeur du système sociotechnique incarné par le CS n’est pas un travailleur stricto sensu ; c’est un quidam à qui l’appel à la foule offre « une opportunité d’agir et de participer » dans laquelle il trouve quelque chose à gagner qui lui convient : revenu complémentaire, moyen « d’exprimer ses talents », « occasion de développement subjectif et social », reconnaissance qu’il ne trouve pas en entreprise (Dujarier, 2014, p. 118-119). Si les motivations d’agir sont nombreuses et diversifiées c’est que l’appel à la foule s’adresse au désir des sujets. Il favorise « l’expression d’un plaisir de travailler » (ibid.) qui s’affranchit d’une signification utilitaire du travail et s’ouvre aux demandeurs d’emploi privés de travail. Dujarier y voit précisément du travail : ludisme et gratuité favorisent une forme d’émancipation qui ré-enchante le travail, car elle libère des contraintes d’une activité étroitement formatée par des normes en entreprise ou contrainte par la nécessité de gagner sa vie, dont la contrepartie est la rétribution monétaire. Il y a là un paradoxe également souligné par Gomez : des salariés d’une entreprise profitent de manière totalement autonome des possibilités offertes par Internet pour renseigner gratuitement les clients sur différents forums. Cette récupération de liberté leur donne l’impression de faire vraiment leur travail : « Le gratuit suppose une libre volonté de donner : sans quoi, c’est du vol ou de l’extorsion. Mais libre, la part de gratuité fait écho à l’expérience subjective du travail et donc à la dignité du travailleur parce qu’elle permet d’exercer précisément sa liberté au cœur du travail prescrit. » (Gomez, 2013, p. 210). On peut y voir une résurgence du « travail en perruque ». Celui-ci désigne l’utilisation par le salarié à des fins personnelles, de moyens mis à sa disposition par l’entreprise dans le cadre de son travail. Cette activité marginale, acceptée par l’employeur, laisse au travailleur un espace d’expression ouvert à la gratuité et propice à l’accomplissement de soi. Courante chez Apple dans les années 1990, elle permettait à des ingénieurs de poursuivre le développement d’un projet suspendu par l’entreprise [4].

Conclusion

29 Cet article s’est attaché à une relecture du crowdsourcing en termes de système sociotechnique, afin d’analyser les interactions entre les potentialités d’une technologie, les usages qui en sont faits par des internautes avides de valeurs communautaires que le travail en organisation ne favorise plus guère, et par des entrepreneurs créateurs de plates-formes qui deviennent de nouveaux intermédiaires de la relation de travail là où les technologies collaboratives favorisent la désintermédiation. Posant d’entrée de jeu la nécessité de suivre les acteurs et d’étudier leurs controverses, cette approche a permis une meilleure appréhension des enjeux posés par le CS en matière de gestion du travail. Alors que de nombreuses recherches ont abordé le CS en cherchant à le catégoriser via différentes typologies, l’approche sociotechnique permet de l’aborder dans son ensemble en prenant en compte ses contradictions et en révélant les enjeux qu’il porte. Ces enjeux s’inscrivent plus largement dans un contexte de mutations socio-économiques qui interpellent la GRH. Le CS offre de nouvelles formes de sourcing transformant le recrutement et l’emploi. Il introduit à une nouvelle géographie des compétences qui brouille les frontières entre des dichotomies usuelles (amateur/professionnel) ou amplifie celles qui sont attachées à des logiques statutaires (travail dépendant/ indépendant). Entre déni et ré-enchantement du travail, l’analyse de ces controverses, nécessairement pluridisciplinaire, rappelle la complexité des questions attachées au travail et à la régulation de sa relation et interpelle la gestion en tant que gouvernance et science de l’action collective. Si nous avons montré que les plates-formes qui structurent le CS transforment le rapport au travail et la relation du travailleur à l’entreprise, les controverses sont loin d’être refermées et le sens de l’évolution est encore incertain.

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Notes

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