Notes
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[1]
Les auteurs tiennent à remercier les trois évaluateurs anonymes pour leur soutien et la pertinence de leurs commentaires qui ont permis d’améliorer substantiellement l’article.
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[2]
Phrase recueillie par l’un des auteurs auprès d’un responsable achats d’un grand constructeur automobile français engagé dans une démarche de responsabilité sociale et de développement durable.
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[3]
Nous définissons une chaîne de valeur comme un ensemble d’entreprises juridiquement indépendantes reliées entre elles par des opérations marchandes plus ou moins récurrentes d’approvisionnement, de production et de distribution (Cacciatori et Jacobides, 2005).
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[4]
Les crises célèbres auxquelles ont été confrontées des entreprises comme Nike et le travail des enfants chez ses sous-traitants en Indonésie, ou BP et la marée noire du golfe du Mexique en 2010 mettent en cause des chaînes de valeur complexes. L’examen de ces situations montre que la complexité de la coordination entre des acteurs juridiquement indépendants accroît le risque de crise, et rend problématique l’affectation des responsabilités opérationnelles et juridiques dans la résolution de la crise.
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[5]
Nous définissons une « initiative transversale de responsabilisation » (ITR) comme une reconfiguration des produits et/ou des processus de production impliquant une chaîne de valeur composée de plusieurs entreprises juridiquement indépendantes. Cette reconfiguration vise à satisfaire les attentes des parties prenantes affectées par l’activité des entreprises de la chaîne de valeur.
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[6]
Dans le cadre de cet article, nous n’explorons pas les ressorts de l’inclinaison à payer de la part des clients finaux. Les études portant sur la demande des clients finaux en matière de RSE montrent cependant que cette propension à payer est hétérogène entre produits, et que la RSE constitue un critère non prioritaire par rapport à d’autres contraintes fonctionnelles sur des produits complexes (voir Vogel, 2005 ou Capron et Quairel, 2004 pour des synthèses). Il serait intéressant, cependant, d’explorer aussi cette question dans le cadre de chaînes de valeur fragmentées, pour comprendre dans quelle mesure la fragmentation de la chaîne de valeur, ou l’existence d’une firme dominante, influence la propension des clients à payer pour des produits socialement responsables.
« On nous demande d’être responsables,
mais responsables de quoi et de qui ?
Je travaille avec des dizaines
de sous-traitants qui, eux-mêmes,
ont des sous-traitants dont je ne connais
ni l’identité, ni le métier » [2].
1 Un enjeu majeur pour les entreprises engagées dans des démarches de développement durable (DD) ou de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) consiste à produire et offrir des biens ou services qui soient économiquement rentables et socialement responsables. Cette problématique a reçu une attention particulière au sein du corpus de la Strategic CSR (McWilliams et Siegel 2001 ; Porter et Kramer, 2006 ; Porter et Kramer, 2011), qui exhorte les entreprises à équilibrer offre (coûts) et demande (volonté de payer des clients) en matière de RSE (McWilliams et Siegel, 2001 ; Orlitzky et al., 2011) et à considérer la RSE ou le DD comme un espace stratégique de création de valeur partagée entre l’entreprise et la société (Acquier, 2008 ; Daudigeos et Valiorgue, 2011 ; Porter et Kramer 2006 ; Karnani 2007 ; Vilanova et al., 2009).
2 Malgré un intérêt indéniable, l’approche Strategic CSR fait l’impasse sur un point essentiel dans la compréhension de la formation d’une offre RSE : elle ne s’intéresse pas aux situations où la production d’une telle offre implique non pas une seule entreprise, mais un ensemble d’entreprises imbriquées dans une chaîne de valeur éclatée [3]. Même si une littérature émergente s’intéresse à la diffusion de démarches de RSE dans les chaînes logistiques et les politiques achats des grands groupes (Preuss, 2001 ; Roberts, 2003 ; Darnall et al., 2008 ; Beulin Meunier, 2009 ; Carbone et Moatti 2010), l’approche Strategic CSR se trouve généralement en profond décalage avec la réalité organisationnelle des f irmes contemporaines, caractérisées par une reconfiguration substantielle des frontières des entreprises, l’émergence des structures en réseau (Fréry, 1997 ; Baudry, 2004) et l’éclatement des chaînes de valeur (Gulati et al., 2000). Ce décalage est d’autant plus problématique que la fragmentation des chaînes de valeur entre souvent en jeu dans les crises en matière de RSE [4], et que la diffusion par les grandes entreprises des démarches de RSE auprès de leurs fournisseurs apparaît souvent problématique et limitée (Quairel et Auberger, 2007). En effet, responsabiliser une chaîne de valeur éclatée implique de coordonner un large ensemble d’acteurs, fournisseurs, sous-traitants, distributeurs, clients, alliés stratégiques et autres parties prenantes non marchandes (Dupuis, 2008a ; 2008b). Dans un tel contexte, la question n’est plus de savoir comment une entreprise intégrée peut tirer un avantage concurrentiel via un processus interne de responsabilisation, mais comment un ensemble d’entreprises juridiquement indépendantes peuvent parvenir à concevoir et valoriser une série de pratiques socialement responsables.
3 Face à ce questionnement, notre objectif dans cet article est de poser les briques analytiques permettant de comprendre les enjeux et freins associés à l’émergence d’une initiative transversale de responsabilisation (ITR) [5]. Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’appareillage analytique développé par la théorie des coûts de transaction (TCT), qui s’interroge sur les conditions d’émergence de nouveaux marchés et les dispositifs de gouvernance intra- et interfirmes (Williamson, 1985 ; Baudry, 2004 ; Williamson, 2008). Notre propos est structuré comme suit : la première partie explore les enjeux sous-jacents à l’émergence d’une ITR. Nous montrons qu’un telle initiative soulève des enjeux d’une double nature : d’une part, des enjeux économiques liés aux coûts de reconfiguration des processus de production et de réorganisation de la chaîne de valeur, d’autre part, des enjeux politiques liés à la modification des rapports de force dans la chaîne de valeur et à la répartition des investissements et des gains générés par l’initiative de responsabilisation. La seconde partie de l’article identifie deux variables affectant ces enjeux, et différencie quatre situations types d’ITR. Ces situations renvoient à des enjeux différenciés en termes d’action collective, et nécessitent des solutions de gouvernance spécifiques.
4 Au final, notre article vient amender l’approche Strategic CSR, en soulignant que l’émergence des « marchés de la vertu » est rendu largement plus complexe par la fragmentation des chaînes de valeur. Nous contribuons ainsi à expliquer pourquoi ces marchés ne se développent pas aussi vite qu’attendu (Chatterji et Levine, 2005 ; Vogel, 2006).
I – RESPONSABILISER UNE CHAÎNE DE VALEUR ÉCLATÉE : UN PROCESSUS ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE
5 Dans cette première partie, nous souhaitons analyser la manière dont l’existence d’une chaîne de valeur fragmentée influence l’émergence d’une initiative de RSE. Il s’agit donc d’expliciter les enjeux liés à l’émergence d’une ITR, qui, par nature, implique un réseau complexe d’entreprises – juridiquement et hiérarchiquement indépendantes – et de parties prenantes. En nous appuyant sur l’appareillage analytique développé par la TCT, nous montrons que deux types d’enjeux sont associés à l’émergence d’une initiative transversale de responsabilisation : économiques et politiques.
1. Les enjeux économiques liés à la responsabilisation d’une chaîne de valeur éclatée
6 La formation d’une initiative transversale de responsabilisation implique des transformations d’une chaîne de valeur à plusieurs niveaux qui vont générer des coûts [6]. Trois niveaux de transformation et trois types de coûts sont repérables : les coûts d’organisation, les coûts de transaction entre membres de la chaîne de valeur, et les coûts de transaction avec les parties prenantes non marchandes.
Les coûts d’organisation : transformation des processus productifs
7 La première source de coûts liée à une initiative transversale de responsabilisation provient des investissements que les entreprises doivent réaliser pour concevoir et opérationnaliser le projet. Les entreprises de la chaîne de valeur doivent développer des compétences et faire l’acquisition de nouvelles ressources afin de faire évoluer leur processus de production dans le sens d’une plus grande responsabilité (Hart, 1995 ; Sharma et Aragon-Correa, 2003). Ces investissements pour infléchir le processus de production constituent la source de coûts la plus immédiatement visible d’une telle initiative : un constructeur automobile ou ses sous-traitants doivent, pour minimiser les pollutions des véhicules ou améliorer la sécurité des passagers, engager des projets de recherche et développement dans différents domaines techniques (matériaux, motorisations, etc.), puis mettre à niveau leur chaîne d’approvisionnement et leurs sites de production. De manière analogue, le développement de produits issus du commerce équitable implique des coûts de marketing (afin de porter l’offre à la connaissance des clients) ainsi que des coûts logistiques et opérationnels, liés notamment à la mise en place d’un approvisionnement direct auprès des coopératives de producteurs du Sud.
Les coûts de transaction avec les parties prenantes marchandes : transformation des modalités de coordination
8 Afin d’intégrer de nouveaux critères de responsabilité sociale dans leurs produits ou processus de production, les entreprises impliquées dans une chaîne de valeur doivent également faire évoluer la manière dont elle se coordonne les unes par rapport aux autres. Cet effort de coordination, en vue de mieux intégrer les attentes des parties prenantes, redéfinir les rôles des uns et des autres et se partager les responsabilités implique une évolution de la nature et du contenu des contrats qui relient les entreprises de la chaîne de valeur. Dans certains cas, l’initiative de responsabilisation nécessite également d’introduire de nouveaux acteurs dans la chaîne de valeur (organismes de certification tiers, auditeurs, partenaires permettant de développer une nouvelle technologie, nouveaux fournisseurs ou distributeurs, etc.). L’apparition de ces nouveaux acteurs se traduit par l’organisation d’une collaboration et la contractualisation des rapports de travail et d’échanges. King a ainsi montré que la responsabilisation des entreprises nécessite de rédiger de nouveaux contrats et/ou de complexifier les anciens, modifications qui constituent autant de « coûts de transaction » qui doivent être intégrés par les entreprises de la chaîne de valeur (King, 2007).
Les coûts de transaction avec les parties prenantes non marchandes : mise en relation et dialogue
9 La formation d’une initiative de responsabilisation nécessite également pour les entreprises d’une chaîne de valeur de mieux se coordonner avec de nouveaux acteurs (parties prenantes) concernés par leurs produits ou services et/ou leurs processus de production, mais avec lesquels elles ne sont pas reliées via des contrats marchands (Freeman, 1997 ; Hart et Sharma, 2004 ; Eesley et Lenox, 2006). La coordination avec les parties prenantes non marchandes possède évidemment certaines caractéristiques propres – absence de contrat marchand, comportements atypiques de la part d’acteurs qui ne peuvent générer des profits. Néanmoins, en suivant l’approche de King (2007), il est possible d’appréhender cette relation à travers la théorie des coûts de transaction. En effet, à l’image des transactions qui s’établissent entre les entreprises d’une chaîne de valeur, la coordination avec les parties prenantes non marchandes est loin d’être un processus gratuit et spontané.
10 Cette entrée en relation suppose en effet de sélectionner un enjeu social pertinent parmi l’ensemble des problématiques possibles, de reconnaître les parties prenantes concernées, de comprendre leurs attentes, d’évaluer le pouvoir des parties prenantes, ainsi que l’urgence et la légitimité des revendications exprimées (Mitchell et al., 1997). En suivant la phraséologie de la TCT, nous pouvons définir ces coûts comme des coûts d’identification des problématiques sociales et des parties prenantes associées. Suite à cette identification, il faut définir une réponse adaptée aux attentes des parties prenantes, qui correspondent à des coûts de recherche du compromis. Il convient également qu’une issue se concrétise dans la durée et qu’elle puisse être opérationnalisée conformément à ce qui a été décidé. Il s’agit des coûts de vérification des engagements pris par les entreprises et les parties prenantes (King, 2007).
11 Si cette dernière catégorie de coûts est généralement occultée, elle s’avère centrale en matière de RSE. L’entrée en relation avec les parties prenantes qui expriment des revendications est nécessairement source de nombreux investissements assimilables à des coûts de coordination. La littérature sur les controverses sociotechniques a, par ailleurs, bien montré l’ampleur de ces investissements dans des « situations chaudes » (Callon, 1998), c’est-à-dire dans des controverses que les acteurs publics et privés ne parviennent pas à stabiliser – par exemple le réchauffement climatique, les problématiques d’alimentation-santé – où les acteurs éprouvent des diff icultés majeures à s’accorder sur la nature des phénomènes, leurs causes, leurs conséquences, la légitimité des parties prenantes et de leurs demandes, ainsi que sur les moyens de remédiation. Dans ces situations techniquement et socialement instables, les solutions sont temporaires et peuvent rapidement se retourner contre leurs initiateurs. Ces problèmes apparaissent d’autant plus vifs que la fragmentation de la chaîne de valeur – et le nombre de parties prenantes potentiellement concernées – s’accroît.
2. Les enjeux politiques liés à la responsabilisation d’une chaîne de valeur éclatée
12 À ce stade, il apparaît que l’émergence d’une ITR a des conséquences économiques importantes car elle génère des surcoûts – organisation et transaction – qui peuvent constituer un facteur bloquant et empêcher la faisabilité d’une approche Strategic CSR à l’échelle d’une chaîne de valeur fragmentée. Cependant, même si la viabilité économique d’une telle initiative reste assurée par la présence d’une demande marchande susceptible de couvrir ces surcoûts, cette demande marchande ne suffit pas à garantir l’émergence d’une ITR. Au-delà des enjeux économiques, la formation d’une initiative transversale de responsabilisation soulève des enjeux politiques qui peuvent, eux aussi, bloquer son émergence. Ces enjeux politiques se déclinent autour des risques de conflits relatifs à la répartition des investissements et de la rente créée entre les acteurs et de renforcement de la dépendance entre les entreprises de la chaîne de valeur.
Répartition des investissements, appropriation de la rente et risques de « hold-up »
13 L’un des postulats de base du courant strategic CSR est que l’existence d’une volonté de payer de la part de certaines parties prenantes va permettre de compenser les surcoûts. Mais comment organiser le partage des efforts et de la valeur créée par l’initiative transversale de responsabilisation ? Est-ce que certaines entreprises de la chaîne de valeur ne vont pas profiter plus que d’autres de la valeur symbolique et financière créée par le projet transversal de responsabilisation ? Les entreprises de la chaîne de valeur sont ainsi confrontées à la problématique classique du hold-up identifiée par la théorie des coûts de transaction (Fares, 2002 ; Holmström et Roberts, 1998 ; Masten et Saussier, 2000). Le hold-up est une situation où les acteurs tirent des bénéfices mutuels de la coopération, mais où ils ont tous intérêt à minimiser leur contribution, à maximiser leur propre profit au détriment des partenaires, ou à tirer parti d’un investissement afin de maximiser leur pouvoir de négociation sur la filière. Il provient du fait que les acteurs qui engagent une collaboration demeurent juridiquement indépendants, conservent la propriété des actifs et constituent des centres de décision autonomes dont les comportements peuvent évoluer au fil du temps.
14 Du fait de leur pouvoir, certaines entreprises de la chaîne peuvent ainsi chercher à reporter la plupart des investissements sur d’autres acteurs de la chaîne, et demander une fraction excessive de la rente générée par l’initiative transversale de responsabilisation. Ce serait, par exemple, le cas d’un acheteur qui exigerait simultanément de ses fournisseurs un meilleur traitement des ouvriers (respect du droit syndical, diminution des horaires de travail, amélioration de la sécurité au travail, absence de travail forcé, etc.) tout en exigeant une diminution des prix d’achat des produits. Ces phénomènes menacent l’émergence d’une ITR car les acteurs lésés vont freiner la transformation de leurs processus de production qui reviendrait à prendre en charge une fraction disproportionnée des efforts sans bénéficier de garanties sur des retours de leurs investissements.
Modification des rapports de dépendance entre les acteurs de la chaîne de valeur
15 Les initiatives de responsabilisation transversales nécessitent des coûts ou des investissements qui engagent plusieurs acteurs de la chaîne de valeur. L’ITR donne lieu au développement de nouveaux actifs que leurs propriétaires peuvent utiliser de manière opportuniste, afin de transformer en leur faveur les rapports de force préexistants au sein de la chaîne de valeur. In fine, les ITR participent donc d’une redistribution potentielle des rapports de dépendance et font peser un risque politique sur les acteurs de la chaîne de valeur.
Les enjeux associés à l’émergence d’une initiative transversale de responsabilisation
Nature des enjeux | Déclinaison | Définition |
Spécifique aux ITR dans les chaînes de valeur fragmentées |
Enjeux de nature économique | Coûts d’organisation |
Coûts et investissements liés à la conception et à l’opérationnalisation de l’initiative. | Non |
Coûts de transaction avec les parties prenantes marchandes |
Coûts d’identification des acteurs, de (re)négociation des contrats et de vérification des engagements pris | Oui | |
Coûts de transaction avec les parties prenantes non marchandes |
Coûts d’identification des parties prenantes non marchandes, de négociation du compromis, et de vérification des engagements pris | Oui | |
Enjeux de nature politique |
Répartition des investissements et appropriation de la rente |
Risques liés à une répartition inéquitable des efforts et de la rente sur certains acteurs de la chaîne | Oui |
Modification de la dépendance entre les acteurs de la chaîne |
Risques liés à la transformation de l’équilibre des pouvoirs au sein de la chaîne suite au développement d’actifs par certains acteurs | Oui |
Les enjeux associés à l’émergence d’une initiative transversale de responsabilisation
16 À titre d’exemple, Fringant (à paraître) montre comment diffèrent les stratégies d’innovation en matière de sécurité automobile, en fonction de la position des acteurs dans la chaîne de valeur. D’un côté, les équipementiers automobiles (fournisseurs de rang 1) ont tendance à favoriser les technologies propriétaires et clairement différenciées, afin de développer des modules uniques et devenir un acteur incontournable pour les constructeurs. Par contraste, les constructeurs, voulant préserver leur pouvoir dans la chaîne de valeur, cherchent à réduire le rythme des innovations sur lesquelles ils n’ont plus de capacité de conception (celle-ci ayant été déléguée aux fournisseurs), et à promouvoir des innovations de matériaux, plus faciles à transversaliser à l’ensemble des équipementiers.
17 Le tableau 1 synthétise les différents enjeux et souligne en quoi ils sont spécifiques aux ITR dans les chaînes de valeur éclatées.
II – FAISABILITÉ ET ENJEUX DES INITIATIVES TRANSVERSALES DE RESPONSABILISATION : UNE TYPOLOGIE
18 Dans la première partie de l’article nous avons examiné les enjeux sous-jacents à l’émergence d’ITR. Dès lors que l’on analyse les phénomènes de RSE au niveau d’une chaîne de valeur fragmentée, il apparaît ainsi nécessaire de relativiser l’optimisme de l’approche Strategic CSR. L’émergence de l’ITR peut ainsi être remise en question par l’existence de coûts spécifiques à ces projets (enjeux économiques), ainsi que des risques de conflits politiques entre acteurs de la chaîne de valeur.
19 Dans cette seconde partie, nous souhaitons mieux cerner les éléments d’une ITR qui modulent ces enjeux économiques et politiques. Nous allons montrer que deux éléments ont un effet particulièrement significatif : la spécificité des actifs (forte ou faible) que l’initiative de responsabilisation implique et la présence ou non d’une firme dominante au sein de la chaîne de valeur. En fonction de ces éléments, l’on distingue quatre grands contextes stratégiques de responsabilisation d’une chaîne de valeur éclatée et l’on souligne que dans tous les cas la mise en œuvre d’une initiative passe par la formation d’un dispositif de gouvernance.
1. La spécificité des actifs associés à l’initiative transversale de responsabilisation
20 Nous avons vu plus haut que la formation d’une initiative transversale de responsabilisation nécessite des investissements de la part des entreprises afin de faire évoluer leur processus de production, mieux se coordonner et dialoguer avec les parties prenantes. Formulé dans le vocabulaire de la TCT, les investissements nécessaires à l’ITR vont se traduire par l’apparition d’actifs plus ou moins spécifiques (Williamson, 1985). Les actifs matériels et immatériels (exemples : création de marque, nouvelles expertises) spécifiques ont de la valeur uniquement dans le cadre de l’initiative transversale de responsabilisation et s’avèrent difficilement redéployables et valorisables pour d’autres motifs ou auprès d’autres acteurs. Ces actifs spécifiques peuvent être physiques comme dans le cas de dispositifs matériels d’évaluation des émissions polluantes, humains via par exemple l’embauche de responsables développement durable, ou bien encore organisationnels et immatériels avec la création de labels et de normes de comportements. Ils peuvent être propres à une seule entreprise ou bien à plusieurs entreprises de la chaîne de valeur qui mettent en commun des savoir-faire et des ressources afin de produire et de se coordonner de manière socialement responsable.
21 Le degré de spécificité de ces actifs va être variable en fonction des situations. Il sera très fort si l’initiative de responsabilisation implique la mise au niveau d’une partie du tissu productif ou du réseau de distribution, le développement de marques spécifiques, et que ces actifs sont peu redéployables pour d’autres usages. Au contraire, une simple mise aux normes des processus productifs (par exemple, veiller à respecter le droit du travail en matière d’horaires des travailleurs) constitue un investissement moins spécifique qui peut servir à d’autres usages ou à d’autres partenaires.
22 On voit donc que plus les actifs impliqués dans l’initiative de responsabilisation sont spécifiques, plus l’ITR comporte des coûts de transaction élevés. En effet, le développement des actifs spécifiques engendre un encadrement complexe qui assure certaines garanties aux acteurs impliqués. Cet encadrement peut prendre des formes multiples, mais toujours coûteuses comme des spécificités contractuelles complexes, des dispositions institutionnelles qui permettent l’intervention d’un tiers-acteur ou garantissent la capacité de renégociation dans le temps. Par ailleurs, la spécificité des actifs renforce la dépendance bilatérale des acteurs ayant co-investi. Williamson évoque à ce sujet « la transformation fondamentale » : à mesure que le temps passe et que s’accroît la spécificité des actifs, les relations entre acteurs deviennent de plus en plus interdépendantes, la coordination marchande faisant place à une relation plus intégrée entre les acteurs (Williamson, 1991). Il devient alors de plus en plus difficile pour les entreprises de faire machine arrière et collaborer avec de nouvelles entreprises.
23 Ainsi, un fournisseur qui se verrait imposer des contraintes de production draconiennes par un distributeur souhaitant différencier ses produits (production locale, sans transport, bio) va devenir de plus en plus dépendant du distributeur, car la rentabilité des investissements consentis dépendra de la capacité à établir une relation préférentielle et à long terme avec le distributeur. Sauf à être dans une relation de pouvoir très défavorable, il est probable que le producteur cherche à sécuriser ses investissements en négociant un engagement du distributeur sur la durée et dans des conditions plus favorables. Réciproquement, il est probable que le distributeur doit accompagner financièrement et techniquement l’ensemble de son tissu de fournisseurs sur la durée, s’il souhaite développer une offre différenciée et sur mesure. Les entreprises juridiquement indépendantes deviennent alors de plus en plus dépendantes et les investissements qu’elles réalisent pour se responsabiliser n’ont de valeur que dans le cadre de cette relation, dont rien ne peut garantir qu’elle sera pérenne. En cas de défaillance de leurs partenaires, c’est l’ensemble de l’investissement qui est perdu. Investir dans une relation aussi exclusive comporte de nombreux risques pour les parties, qui augmentent avec le montant des investissements.
24 Il apparaît donc que la spécificité des actifs nuit à l’émergence d’une ITR, car elle accroît à la fois les coûts de transaction et les risques politiques autour du projet en particulier les risques de hold-up.
2. La centralisation de la chaîne de valeur
25 La structure de la chaîne de valeur constitue une seconde variable qui a un impact important sur l’émergence d’une initiative transversale de responsabilisation. La centralisation désigne l’existence d’une firme focale, pivot ou dominante au sein de la chaîne de valeur qui est en mesure d’imposer certaines normes de comportements ou des conditions tarifaires aux autres parties prenantes de la chaîne de valeur et régler leurs relations (Evans et Wurster, 1999 ; Kaplinsky et Morris, 2001 ; Baudry, 2004 ; Möller et al., 2005 ; Zott et Amit, 2010). C’est le rôle joué par Benetton vis-à-vis de ses fournisseurs dans l’industrie textile au cours des années 1990 (Fréry, 2002), ou de Intel qui a progressivement conquis un rôle de « leadership de plateforme industrielle » dans l’industrie informatique (Gawer et Cusumano, 2002). Comme l’ont souligné Cusumano et Gawer, cette position d’architecte s’avère hautement stratégique : au niveau de l’industrie, l’absence d’un tel rôle de coordination peut freiner le potentiel collectif d’innovation au sein d’une filière ; à un niveau individuel, le leader de plateforme peut structurer l’ensemble des processus d’innovation de la chaîne afin de valoriser ses propres compétences et son potentiel d’innovation.
26 La centralisation de la chaîne de valeur joue à plusieurs niveaux sur les enjeux économiques et politiques de l’ITR. Tout d’abord, la présence d’une firme dominante dans une chaîne de valeur éclatée rend visible un interlocuteur unique et indispensable pour la réorganisation de la coordination de la chaîne. Cet acteur constitue une cible privilégiée pour les parties prenantes, elle joue en quelque sorte le rôle de porte d’entrée dans la chaîne de valeur. Elle occupe également une position privilégiée pour coordonner la chaîne éclatée (Fréry, 1998) qui favorise l’émergence des ITR.
27 Néanmoins, sa position dominante la rend capable d’imposer des conditions tarifaires et des normes de comportements aux autres acteurs ce qui contribue à faire augmenter le risque de hold-up. Cette entreprise a en effet le pouvoir et la capacité de tirer des bénéfices plus importants de l’initiative. Les autres acteurs de la chaîne de valeur sont à la fois dépendants de cet acteur central, mais aussi résistants à l’engagement puisque, en toute rationalité – l’ITR contribue à renforcer leur dépendance à l’égard d’une firme qui va s’accaparer tous les bénéfices de l’initiative.
3. Quatre contextes de responsabilisation des chaînes de valeur éclatées
28 En croisant les dimensions de centralisation de la chaîne de valeur et de spécificité des actifs, il est possible d’aboutir à quatre contextes différenciés de responsabilisation des chaînes de valeur éclatées, contextes que nous représentons dans le tableau 2.
La requalification majeure d’une chaîne de valeur concentrée
29 Dans cette situation, la chaîne de valeur est centralisée autour d’un acteur dominant et le projet transversal de responsabilisation implique d’investir dans des actifs spécifiques (technologiques ou marketing notamment). Le développement de technologies coûteuses de motorisation « propres » (exemples : véhicule hybride, électrique, dispositif de réduction des émissions) dans le secteur automobile entre dans cette catégorie. Du fait de l’existence d’une firme focale, la responsabilisation de la chaîne de valeur est fortement impactée par la volonté de la firme dominante à s’engager dans cette voie. Elle dispose en effet d’une position privilégiée vis-à-vis des autres intervenants de la chaîne de valeur pour imposer l’initiative de responsabilisation aux autres acteurs. C’est elle qui va prendre en charge la majeure partie des coûts de coordination avec les parties prenantes non marchandes car sa position dominante l’expose plus fortement (recueil des attentes, sélection des enjeux, suivi des engagements, etc.). L’émergence d’une initiative de responsabilisation va ainsi être fortement conditionnée par la perception d’un intérêt stratégique et financier de la part de la firme focale. Néanmoins, dans cette configuration de chaîne de valeur, l’accroissement de la dépendance entre les entreprises de la chaîne de valeur va être très important avec un risque d’appropriation de la rente par l’entreprise dominante relativement élevé. Sans garantie sur le partage de la plus-value, les acteurs vont alors freiner l’émergence d’une initiative de responsabilisation. Inversement, si les investissements réalisés par certains acteurs de la chaîne de valeur tendent à affaiblir le pouvoir de la firme dominante, c’est elle qui va freiner l’émergence du projet. Dans un cas comme dans l’autre, l’entreprise dominante doit initier des dispositifs de gouvernance spécifiques (contrats de long terme, engagement sur des prix de cession, etc.) afin de rassurer ses partenaires et les amener à s’engager dans l’initiative de responsabilisation.
Les quatre situations types de responsabilisation des chaînes de valeur éclatées
Chaîne de valeur centralisée | Chaîne de valeur décentralisée | |
Spécificité des actifs forte |
Situation 1. Responsabilisation d’une chaîne de valeur éclatée dominée par un acteur et nécessitant des actifs spécifiques. Exemple : développement de motorisations sans CO2 dans la filière automobile |
Situation 3. Responsabilisation d’une chaîne de valeur sans acteur dominant nécessitant des actifs spécifiques. Exemple : Max Havelaar et le commerce équitable à ses débuts |
Spécificité des actifs faible |
Situation 2. Responsabilisation d’une chaîne de valeur dominée par un acteur nécessitant des actifs peu spécifiques. Exemple : Nike et le travail des enfants auprès de ses sous-traitants |
Situation 4. Responsabilisation d’une chaîne de valeur sans acteur dominant nécessitant des actifs peu spécifiques. Santé/Sécurité et respect du droit du travail dans les TPE du bâtiment. |
Les quatre situations types de responsabilisation des chaînes de valeur éclatées
La mise à niveau d’une chaîne de valeur concentrée
30 Dans cette seconde situation type, la chaîne de valeur est centralisée autour d’un acteur dominant et l’initiative de responsabilisation n’implique pas de développer des actifs très spécifiques. Responsabiliser la chaîne n’implique pas de transformer en profondeur les processus productifs, les approvisionnements, le réseau de distribution, transformations qui ne seraient pas redéployables dans d’autres contextes. Elle implique une « mise à niveau » qui peut être coûteuse, mais apparaît relativement simple et moins risquée. Le cas de Nike et de la controverse autour du travail des enfants dans son réseau de sous-traitants entre dans cette catégorie.
31 Cette situation constitue une source de risques pour la firme pivot. En effet, en cas de problème et face à une attente sociale importante (telle que l’absence de travail des enfants), la firme pivot constitue la cible la plus évidente de la chaîne de valeur. Elle peut se retrouver confrontée à une crise médiatique sévère et se voir reprocher son inaction face à un problème qu’elle aurait pu ou dû facilement prévenir. La manière dont la firme pivot perçoit les risques de l’inaction et les coûts de l’initiative de responsabilisation s’avère ici crucial.
32 Comme dans le cas précédent, l’existence d’une firme pivot facilite le travail de coordination au sein de la chaîne, mais peut aussi bloquer l’initiative de responsabilisation si la répartition des investissements et des bénéfices se fait au profit de la firme pivot.
33 En tout état de cause, l’importance des pressions institutionnelles (attentes sociales, juridiques et normatives) sur la firme accroît la probabilité de son émergence. De même, l’existence d’une histoire et d’une proximité entre la firme et ses partenaires – à travers des transactions récurrentes, ou des dispositifs de gouvernance hybrides –, est susceptible de favoriser l’évolution des pratiques au sein de la chaîne de valeur.
La structuration d’une nouvelle chaîne de valeur décentralisée
34 Dans cette troisième situation type, la chaîne de valeur n’est pas centralisée autour d’un acteur dominant, et l’initiative de responsabilisation implique de développer des actifs spécifiques. Elle correspond à la situation du « commerce équitable » dans sa phase de structuration, où les réseaux de fournisseurs sont à construire, le concept à diffuser auprès des producteurs, des distributeurs et des consommateurs, où les réseaux de distribution restent partiellement à construire, etc.
35 Cette situation apparaît a priori particulièrement problématique, dans la mesure où elle revient à faire émerger ex-nihilo une nouvelle filière. Les besoins de coordination sont immenses puisque les investissements sont spécifiques et il n’y a pas d’architecte pour les porter. Les enjeux économiques liés aux coûts de transaction peuvent alors constituer une barrière au développement du projet. Dans un tel contexte, la sécurisation d’une demande latente constitue un facteur favorable ; l’existence préalable d’un marché de niche laissant aux acteurs la possibilité d’expérimenter, de subsister et d’investir dans la coordination. Plus généralement, tous les facteurs permettant de réduire ou d’investir dans la coordination apparaissent favorables (mutualisation avec les réseaux de distribution spécialisés dans le « bio », développement de standards et de référentiels permettant d’expliciter les comportements).
36 La spécificité des co-investissements rend les acteurs mutuellement interdépendants. Toute défaillance d’une partie prenante peut faire effondrer l’ensemble du réseau. Cette situation freine les initiatives individuelles et est propice aux démarches collectives qui mutualisent le risque et diminuent l’asymétrie d’information.
37 Les risques de hold-up dans ce type de configuration sont particulièrement importants et les difficultés qu’ils provoquent peuvent tout simplement empêcher la chaîne de valeur d’émerger. Un soutien de la puissance publique où d’une agence centralisée peut permettre de réduire ces risques et donner de la visibilité aux acteurs sur la pérennité et la rentabilité de leurs actions.
La mise à niveau d’une chaîne de valeur décentralisée
38 Dans cette dernière situation, la chaîne de valeur n’est pas centralisée autour d’un acteur dominant et l’initiative de responsabilisation implique de développer des actifs peu spécifiques pour l’ensemble des intervenants. La difficulté à faire respecter les enjeux de sécurité dans le réseau des très petites entreprises (TPE) du bâtiment constitue une bonne illustration de cette problématique. Une partie des règles de sécurité (exemple : port du casque, posture physique, etc.) apparaissent simples, peu coûteuses, avec un impact important sur la santé/sécurité des travailleurs. Toutefois, leur adoption est lente et difficile.
39 La principale difficulté soulevée par ces situations provient de l’absence d’un interlocuteur clair et unique pour recevoir la demande sociale et organiser la chaîne de valeur. Une autre difficulté provient de l’hétérogénéité des pratiques et des situations de travail entre les acteurs de la chaîne de valeur, qui rendent l’édiction de règles plus complexe et d’une valorisation économique difficile. Les coûts de transaction sont donc relativement élevés dans ces situations.
40 Dans ce contexte, il s’agit d’identifier des sources potentielles de régulation. La force publique peut investir lourdement dans des dispositifs de contrôle et de vérification afin de réguler l’ensemble de la chaîne de valeur (ce qui peut rapidement engendrer des coûts rédhibitoires). Il est aussi possible d’envisager des dynamiques de professionnalisation, de structurations d’associations professionnelles et de formation afin de disséminer des pratiques.
La nécessité de structures de gouvernance hybride
41 À ce stade, il apparaît que la plus ou moins grande spécificité des actifs et la présence ou non d’une firme focale structurent des situations disparates où la coordination est en enjeu complexe. Ces difficultés de coordination, et les risques politiques associés, contribuent à faire augmenter les coûts de transaction. En effet, une complexification considérable des dispositifs contractuels est nécessaire pour couvrir les risques de comportements opportunistes. Dans cette situation, les acteurs devront – théoriquement – avoir recours à des dispositifs de gouvernance hybrides (Ménard, 2004 ; Williamson, 1991) pour lutter contre l’inflation des coûts, contrôler l’augmentation de la dépendance entre les acteurs et les risques de surappropriation de la rente.
III – CONCLUSION ET DISCUSSION
42 Selon Vogel (2005), l’émergence des « marchés de la vertu » depuis la fin des années 1990 s’accompagne d’une nouvelle doctrine, pour laquelle la résolution des problématiques de RSE pourrait être prise en charge par les marchés eux-mêmes. Le courant de la Strategic CSR, a emboîté le pas sur le versant académique, arguant qu’il est nécessaire, de la part des entreprises, de répondre à la demande en RSE. Dans cet article, nous nous sommes intéressés au cas de la chaîne de valeur éclatée. Ce faisant, notre travail a plusieurs niveaux de contributions.
43 En premier lieu, nous contribuons à rendre le courant de la Strategic CSR plus en phase avec les réalités des processus productifs contemporains. En identifiant quatre types d’ITR, nous avons identifié les difficultés de coordination associées à une telle initiative et envisagé des voies de résolution des problèmes associés. Par ailleurs, notre analyse tend à tempérer l’optimisme des tenants de la Strategic CSR, en montrant qu’une ITR s’accompagne de coûts spécifiques, et qu’elle soulève de nombreux enjeux politiques susceptibles de remettre en cause son émergence. Dès lors, l’ajustement entre une offre et une demande de RSE est loin d’être un processus simple et mécanique comme certains travaux commencent à le montrer (Daudigeos et Valiorgue, 2010). Même dans le cas où un ITR serait créateur de valeur économique, celle-ci serait hétérogène au sein de la chaîne de valeur et tous les acteurs n’auraient pas les mêmes intérêts à promouvoir un tel projet. Dès lors, l’existence d’une « valeur partagée » (Porter et Kramer, 2006) – à la fois économique et sociale – ne constitue une condition suffisante à l’émergence des ITR. Il faut aussi que la valeur économique et symbolique soit créée et partagée de manière collective et acceptable le long de la chaîne de valeur, ce qui constitue un enjeu autrement plus complexe.
44 En second lieu, notre travail étend le périmètre classique de la théorie des coûts de transaction au-delà des questions de gouvernance des transactions économiques, pour analyser les phénomènes de RSE. Ce faisant, nous cherchons à répondre à l’appel de Coase qui a souligné à de multiples reprises que dans très peu de travaux les chercheurs considèrent l’apport de la notion de coûts de transaction pour comprendre les relations entre les entreprises et leurs parties prenantes (Coase, 1992). À la suite des travaux de King (2007), nous montrons que les notions théoriques développées dans le cadre de la théorie des coûts de transaction ont une réelle utilité pour conceptualiser les enjeux en matière de responsabilité sociale. Cette recherche est donc potentiellement importante pour la théorie des coûts de transaction car elle offre des pistes pour penser comment une série d’entreprise impliquée dans une chaîne de valeur éclatée gère leurs frontières sociales.
45 En dernière analyse, il apparaît que la fragmentation des chaînes de valeur est à la fois une cause des problématiques de RSE, et un obstacle à leur résolution. En effet, l’engagement des entreprises d’une chaîne de valeur éclatée en faveur d’un accroissement de leurs responsabilités sociales est en opposition avec la logique même qui sous-tend l’éclatement et la dispersion des chaînes de valeur. En effet, l’éclatement d’une structure de production hiérarchiquement intégrée et la division du travail entre différents acteurs juridiquement et hiérarchiquement indépendants visent à optimiser l’utilisation des actifs de chacune des firmes via le recours à une gouvernance des relations par le marché et une mise en concurrence systématique des acteurs. Par contraste, une ITR s’oppose directement à cette logique car les acteurs doivent se rapprocher les uns des autres, mieux se coordonner et consentir à des investissements dont la rentabilité ne va être assurée que via un maintien sur le long terme des relations contractuelles. Comme nous l’avons montré, ce rapprochement rend particulièrement problématique le maintien d’un cadre de relations strictement marchandes. À moins de réintégrer les acteurs dans une même structure juridique et hiérarchique, il apparaît que la formation d’un projet transversal de responsabilisation nécessite la mise en place de dispositifs de gouvernance hybride, entre le marché et la hiérarchie, qui vont permettre aux acteurs de se coordonner et de gérer les risques politiques et économiques générés par un projet de responsabilisation. La RSE constituerait ainsi moins un remède qu’un symptôme des crises liées à la dispersion des responsabilités sur les chaînes de valeur éclatées.
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Date de mise en ligne : 22/08/2011
Notes
-
[1]
Les auteurs tiennent à remercier les trois évaluateurs anonymes pour leur soutien et la pertinence de leurs commentaires qui ont permis d’améliorer substantiellement l’article.
-
[2]
Phrase recueillie par l’un des auteurs auprès d’un responsable achats d’un grand constructeur automobile français engagé dans une démarche de responsabilité sociale et de développement durable.
-
[3]
Nous définissons une chaîne de valeur comme un ensemble d’entreprises juridiquement indépendantes reliées entre elles par des opérations marchandes plus ou moins récurrentes d’approvisionnement, de production et de distribution (Cacciatori et Jacobides, 2005).
-
[4]
Les crises célèbres auxquelles ont été confrontées des entreprises comme Nike et le travail des enfants chez ses sous-traitants en Indonésie, ou BP et la marée noire du golfe du Mexique en 2010 mettent en cause des chaînes de valeur complexes. L’examen de ces situations montre que la complexité de la coordination entre des acteurs juridiquement indépendants accroît le risque de crise, et rend problématique l’affectation des responsabilités opérationnelles et juridiques dans la résolution de la crise.
-
[5]
Nous définissons une « initiative transversale de responsabilisation » (ITR) comme une reconfiguration des produits et/ou des processus de production impliquant une chaîne de valeur composée de plusieurs entreprises juridiquement indépendantes. Cette reconfiguration vise à satisfaire les attentes des parties prenantes affectées par l’activité des entreprises de la chaîne de valeur.
-
[6]
Dans le cadre de cet article, nous n’explorons pas les ressorts de l’inclinaison à payer de la part des clients finaux. Les études portant sur la demande des clients finaux en matière de RSE montrent cependant que cette propension à payer est hétérogène entre produits, et que la RSE constitue un critère non prioritaire par rapport à d’autres contraintes fonctionnelles sur des produits complexes (voir Vogel, 2005 ou Capron et Quairel, 2004 pour des synthèses). Il serait intéressant, cependant, d’explorer aussi cette question dans le cadre de chaînes de valeur fragmentées, pour comprendre dans quelle mesure la fragmentation de la chaîne de valeur, ou l’existence d’une firme dominante, influence la propension des clients à payer pour des produits socialement responsables.