Notes
-
[1]
Nous remercions nos collaborateurs au sein du groupe GEME-Bio, à l’ESG-UQAM, M. Ebrahimi (professeur), M. Chaouachi (étudiant), C. Fisette (analyste informatique) et E. Vincent (chercheur), ainsi que le MAPAQ qui a soutenu financièrement ces travaux.
-
[2]
Nous ne développons pas ici la définition même de l’espace qui se caractérise par les notions d’échelle, de métrique/distance, de substance, et de configuration propres à chaque situation (Lussault, 2007, p. 88).
-
[3]
Le terme supra-local est ici emprunté à Torre et Rallet (2005, p. 51) et fait référence aux niveaux qui débordent le local (exemples : firmes multi-établissements, réseaux globaux d’entreprises, communautés professionnelles nationales ou internationales, etc.).
-
[4]
Dans un sens anthropologique, le projet est une sorte d’engagement temporaire, historique et singulier, incertain et irréversible, souvent innovant répondant à un besoin identifié ; en gestion, le processus est une suite d’opérations ordonnée, récurrente, réversible, répétitive et stable ; et, pour les évolutionnistes, une routine organisationnelle est un modèle régulier de comportements d’acteurs de l’entreprise, élaboré au fil de l’expérimentation, de l’apprentissage et de la répétition.
-
[5]
On retrouve ce même souci chez les fabricants globalisés optimisant aussi leurs coûts.
-
[6]
Dans le cas français, Saives (2002) a observé que le territoire des firmes agroalimentaires relève de quatre constructions stratégiques contingentes : tantôt l’entreprise « est » territoire (conservation des ressources et des compétences locales et création de rentes de monopole patrimoniales), tantôt l’entreprise « fait » territoire (contagion, par la coopération entre entreprises, et construction de capacités dynamiques sur la base d’expertises locales et supra-locales pour encourager l’innovation et le changement), tantôt l’entreprise « prend » territoire (cooptation : affectation de ressources et compétences extra-locales et pilotage à distance d’une entreprise locale), tantôt l’entreprise « a » (ou loue) un territoire (consommation de R&C locales sur la base d’un rapport contractuel marchand et d’une minimisation des coûts de transaction).
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[7]
La myopie conservatrice pouvant parfois hypothéquer la viabilité du projet.
1 Cette recherche a pour point de départ deux alertes souvent entendues (CAAAQ, 2008) dans le Landernau agroalimentaire au Québec, à savoir 1) le difficile maintien et développement des activités de transformation agroalimentaire en région et 2) la faiblesse chronique de l’innovation, pourtant clé de la pérennité du secteur. La Commission sur l’avenir de l’agroalimentaire au Québec (CAAAQ) fit en 2008 un état des enjeux stratégiques et organisationnels du secteur. La majorité des transformateurs de l’agroalimentaire vivent une situation critique du fait des nouvelles attentes des consommateurs, du manque de différenciation des produits, de la compétition progressive de la Chine, de l’Inde et du Brésil sur les marchés et du faible positionnement des acteurs québécois dans la chaîne de valeur (en amont : du fait de spécificités de gestion de l’offre de matières premières, en aval : du fait de la concentration des géants de la distribution). Aussi, une question récurrente se pose-t-elle : face aux enjeux économiques, technologiques et sociopolitiques contemporains, comment les entreprises des filières agroalimentaires peuvent-elles survivre et croître au Québec ? Devant ce défi, nos interrogations sont les suivantes : quels seraient les milieux agroalimentaires québécois propices au développement des transformateurs au Québec et sur quels jeux de proximités s’appuyer ?
2 Afin d’y répondre, notre objectif est d’instruire le lien stratégie/territoire en vue d’outiller les développeurs locaux du secteur au Québec. Nous cherchons à caractériser les projets ou les actions activant des proximités géographiques et organisées qui participent de la construction de différents milieux propices pour les entreprises québécoises selon leur modèle d’affaires et leur comportement d’innovation. Ce papier restitue le contenu de notre démarche de recherche en trois temps : nous exposons d’abord le cadre théorique de la recherche et les propositions avancées sur cette base. Nous exposons ensuite quelques éléments méthodologiques et présentons les résultats de l’analyse de 64 entrevues menées dans le secteur au Québec. Enfin, nous avançons une discussion sur notre interprétation des milieux et des projets, routines ou processus fondés sur des proximités favorisant le développement au Québec d’une diversité d’entreprises de transformation alimentaire et de modèles d’affaires.
I – MODÈLE D’AFFAIRES, TERRITOIRE ET INNOVATION : REVUE DE LITTÉRATURE
3 Dans le contexte contemporain marqué, d’une part, par la nécessaire ouverture des modèles d’affaires aux savoirs externes pour l’innovation (Chesbrough, 2003) et aux attentes des parties prenantes pour la formulation d’une performance économique et sociale, et d’autre part, par l’internationalisation des activités, comment aborder le développement stratégique spatialisé des entreprises agroalimentaires ? Notre recherche a puisé dans le champ de la stratégie, les concepts récents nécessaires à la définition du modèle d’affaires ouvert d’une part, et importé des sciences régionales, une conceptualisation stratégique du territoire de la firme et de son milieu local, d’autre part, pour qualifier les comportements stratégiques territoriaux d’innovation des entreprises québécoises bioalimentaires.
1. Le modèle d’affaires
4 Le propos de cet article n’est pas de débattre du concept de modèle d’affaireslargement exploré par ailleurs dans la littérature récente en stratégie (Demil et al., 2008). Il en ressort que le modèle d’affaires constitue un instrument de la stratégie d’une entreprise pour dessiner son exécution en spécifiant d’où viendront la création, la captation et le partage de la valeur (Chesbrough, 2003 ; Osterwalder, 2010). Précisons plutôt que, pour explorer le terrain québécois, nous nous sommes appuyés sur la définition proposée par Desmarteau, Saives (2008) selon laquelle un modèle d’affaires traduit explicitement les choix stratégiques d’une entreprise en quatre logiques articulées et évolutives pour créer, capter et partager de la valeur :
- la logique client : l’offre de bénéfices porteurs dans une proposition de valeur pour une clientèle ciblée ;
- la logique expertise : l’articulation de ressources et compétences spécifiques pour réaliser cette proposition de valeur ;
- la logique réseau : la configuration sur la base de proximités plurielles d’un réseau de partenaires d’alliances, de collaboration, de diverses parties prenantes et l’identification des compétiteurs potentiels ;
- la logique génération de revenu : comment l’entreprise gagnera-t-elle de l’argent ? La création d’une marge bénéficiaire ciblée selon une structure de coûts et des sources de profits identifiées.
6 Réfléchir sur son modèle d’affaires, c’est donc pour une entreprise se donner le moyen de comprendre les éléments essentiels de la stratégie, de partager sa compréhension des affaires avec d’autres parties prenantes, d’analyser, gérer, voire d’innover ses quatre logiques d’affaires (client, expertise, réseau, revenu). Il nous semble pourtant que le concept doit aussi être abordé sous l’angle rarement évoqué de sa spatialité (Lauriol et al., 2008). En quoi les modèles d’affaires sont-ils territorialisés ? Il nous faut pour cela poser une définition stratégique du territoire.
2. La compétitivité à base territoriale ou stratégie de territorialisation
7 Une lecture multidisciplinaire nous apprend que le territoire est un espace [2] géographique ayant des spécificités naturelles, culturelles et économiques que des groupes s’approprient en agençant des ressources matérielles et symboliques (Debarbieux, 2003) ; le territoire est une construction à la fois sociopolitique et économique. Dès lors que l’on pense le territoire, pas seulement comme un panier donné de ressources, mais comme un construit, on passe d’une logique allocative de localisation à une logique d’ancrage de territorialisation (Saives, 2002). Le modèle de la territorialisation consiste à penser les logiques spatiales des firmes comme des processus compétitifs (créateurs de rentes diversifiées) et dynamiques de co-construction et d’activation de ressources et de compétences territorialisées. Cette activation est facilitée par le contexte des proximités plurielles (Zimmermann, 2008) des acteurs du territoire de la firme. Le territoire de l’entreprise est en ce sens un construit social, vecteur des capacités dynamiques d’interaction et d’apprentissage de la firme localisée. À l’heure de la globalisation des marchés et des facteurs de production, la prédominance de certains modèles de territorialisation plus ou moins nomades sur d’autres se pose toujours crûment pour les politiques publiques.
8 Pour avancer l’analyse du terrain québécois, nous faisons alors la proposition (proposition 1) que les logiques des modèles d’affaires des firmes pourraient s’appuyer différemment sur le levier territorial, et ce, aux différentes échelles locale et supra-locale [3]. Ce levier territorial consistant en une appropriation de l’espace par l’accès à, où la construction, des ressources et compétences économiques, idéologiques et politiques génériques (Colletis et Pecqueur, 1995) ou singulières voire spécifiques, locales et supra-locales.
3. De l’innovation localisée
9 De plus, si l’innovation (définit par l’OCDE comme la mise au point et la commercialisation d’un produit plus performant dans le but de fournir au consommateur des produits objectivement nouveaux ou améliorés) est un processus clé de la création de valeur au cœur des modèles d’affaires dans le secteur agroalimentaire (CAAAQ, 2008) et si le territoire de l’entreprise est co-construction d’acteurs, en quête ou non d’une forme de légitimité et de ressources et compétences clés, comment l’innovation se territorialise-t-elle ? Selon les travaux maintenant classiques du GREMI, l’innovation est contextuelle, façonnée par un milieu propice.
10 Un milieu se définit comme un ensemble de rapports territorialisés qui réunissent dans un ensemble cohérent un système de production, des acteurs sociaux et une culture locale qui déclenchent un processus dynamique d’apprentissage collectif. C’est « une configuration d’agents et d’éléments économiques, socioculturels, politiques, institutionnels, possédant des modes d’organisation et de régulation spécifiques » (Maillat et al., 1992). Le milieu local est ainsi caractérisé par au moins trois éléments qui s’influencent mutuellement :
- des institutions locales, définies comme « les organisations publiques et privées telles que les universités, les associations d’affaires, gouvernements locaux, des organisations moins formelles telles que les clubs lobbyistes, les sociétés professionnelles et d’autres forums qui créent et soutiennent des modèles réguliers d’interaction sociale dans une région » (Saxenian, 1994, p. 7) ;
- une culture locale (multiniveau puisqu’imprégnée des cultures organisationnelle/de groupe, professionnelle, sectorielle, régionale, nationale, supranationale) définie comme « les conceptions partagées et les pratiques qui unifient une communauté et qui définissent toute chose, en partant du comportement du marché de travail jusqu’aux attitudes envers la prise de risque » (Saxenian, 1994, p. 7) ;
- une structure d’interactions entre les acteurs locaux, définie comme « la division sociale de la main-d’œuvre ou le degré d’intégration verticale, ainsi que l’étendue et la nature des liens entre clients, fournisseurs et concurrents dans un secteur particulier ou dans des secteurs complexes reliés » (Saxenian, 1994, p. 7).
12 Ces trois variables s'influencent mutuellement pour donner naissance à des ressources tangibles (financement local, infrastructure logistique et main-d’œuvre) et des ressources intangibles spécifiques (information, formation, proximités, etc.) (Julien, 2005 ; GREMI, 2006 ; Saxenian, 1994).
13 Les proximités sont des ressources intangibles spécifiques du milieu. La proximité géographique (permanente ou temporaire) renvoie aux faibles distances spatiales ou physiques qui peuvent faciliter les rencontres informelles et favoriser les échanges tacites (Torre, 2009) qui stimulent l’innovation par la multiplication des idées et des échanges sociaux. Ce n’est cependant pas la seule forme de proximité. À la fin des années 1990, les travaux de Rallet et Torre caractérisaient aussi la proximité organisée fondée sur deux logiques distinctes d’appartenance (appartenance à un même graphe de relations directes ou indirectes conférant un potentiel d’interaction ou d’action commune) et de similitude (adhésion mentale à des catégories communes telles les valeurs, les références culturelles, la religion, la langue, etc.) (Torre, 2009, p. 69-70). Il faut dès lors parler de proximités plurielles. De multiples typologies nées depuis distinguent en effet au moins quatre proximités :
- la proximité cognitive, définie comme le partage de connaissances de base, d’expertise et de références communes, tels les métiers régionaux parfois hérités de l’histoire,
- la proximité organisationnelle, qui favorise l’intensité et la qualité des relations intra ou inter-organisationnelles,
- la proximité socioculturelle, c’est-à-dire, au niveau microsocial, l’encastrement dans un tissu structuré de relations personnelles, qui se fonde sur l’histoire, l’amitié, la parenté communes et le partage de valeurs, de normes, d’expériences et de conventions ; et,
- au niveau macro-social, la proximité institutionnelle qui renvoie à l’exposition des acteurs locaux aux mêmes lois et normes, au partage d’habitudes culturelles et de valeurs, et à l’accès aux mêmes institutions de savoir (Boschma, 2005).
15 La dynamique du milieu dépend par contre de l’activation par ses acteurs de ces proximités géographique et organisée qui sont donc d’abord et avant tout des potentiels (c’est-à-dire des ressources à activer). Cette activation s’opère par le biais de projets collectifs, de routines ou de processus (par exemple d’innovation) partageant des normes et des valeurs (Filippi et Torre, 2003) [4].
16 Nous nous appuyons alors sur une seconde proposition (proposition 2) selon laquelle les comportements d’innovation des entreprises varient non seulement selon leur modèle d’affaires mais aussi selon les caractéristiques de la dynamique de leurs milieux locaux.
17 Il est évident que nous faisons ici face à un défi méthodologique considérable pour répondre à notre objectif de recherche étant donné l’étendue des variables à caractériser (figure 1) tout autant que la difficulté systémique de distinguer l’entreprise de son milieu puisque « L’entreprise innovante ne préexiste pas aux milieux locaux, elle est sécrétée par eux. »
18 (Aydalot, 1986, p. 10). Notre point de vue disciplinaire (la stratégie) nous conduit cependant à dissocier les deux entités « entreprise » et « milieu » et à nous focaliser sur la réalité vécue par l’entreprise dans son milieu.
II – RÉSULTATS DE L’ANALYSE DU CAS AGROALIMENTAIRE QUÉBÉCOIS
19 Cinq modèles d’affaires des entreprises bioalimentaires québécoises façonnent différemment le territoire québécois par le biais de quatre comportements différents d’innovation et d’intégration technologique dans les entreprises. Le tableau 1 ci-après rapproche les cinq modèles d’affaires des quatre principales configurations organisationnelles d’innovation observées et indiquent les leviers territoriaux actionnés par les entreprises selon leur profil. Nous explorons par la suite (section III) les proximités activées par chacune de ces configurations.
1. Proposition 1 : cinq modèles d’affaires agroalimentaires locaux
20 La piste de notre première proposition reliant modèles d’affaires et leviers stratégiques territoriaux nous mène à la caractérisation dans le secteur de la transformation alimentaire au Québec de cinq modèles d’affaires différemment ancrés.
- Internationaliser des produits innovateurs au/du Québec : cas des entreprises qui s’ancrent localement pour activer des ressources singulières locales (ressources naturelles et agro-climatiques locales telles que le sirop d’érable ou encore la canneberge), et des ressources et compétences (R&C) singulières locales et supra locales en matière de R&D pour pousser plus loin la recherche de valeur ajoutée (cas des produits dérivés du lait, des barres alimentaires, etc.).
- Miser sur la RSE pour une légitimation nationale : cas des entreprises qui internationalisent elles aussi l’innovation du Québec mais qui, de plus, voient à s’ancrer localement selon une logique de co-construction de R&C singulières locales proche de la RSE vue comme participation citoyenne (Pasquero, 2005).
- Combattre l’hégémonie de la grande distribution par la typicité régionale : cas des entreprises qui s’ingénient à s’ancrer localement pour consacrer la réputation des produits régionaux (exemples : fromageries et boulangeries de spécialité), dans une logique de co-construction de ressources singulières intangibles. Cela dépasse le cas des produits de terroir, car, ici, il est moins question de la terre que de la typicité, au sens de singularité localisée.
- Optimiser la production de produits génériques et des marques de distributeurs : cas des entreprises misant sur le volume de production des marques de distributeurs, mais qui se distinguent par la valorisation des employés en veillant à offrir des formations et en gérant au mieux la diversité ethnique (exemples : charcuterie, plats cuisinés et panification industrielle).
- Miser sur des niches sophistiquées et l’innovation commerciale : cas des entreprises s’ancrant localement selon un levier territorial que nous avons qualifié « d’activation de ressources intangibles locales » (valorisation de produits sophistiqués). En effet, ces entreprises s’ingénient à différencier leur offre (par les ingrédients, les matières premières de base, les recettes, les procédés, etc. lesquels sont tous spécifiques et difficilement imitables).
Modèles d’affaires, comportements d’innovation et territorialisation des firmes de transformation agroalimentaires au Québec
Pourquoi et quoi faire ? Cinq modèles d’affaires | Qui ? 4 comportements d’innovation | Où et comment ? Leviers et moteurs territoriaux |
1. Internationaliser les produits innovateurs du/au Québec (32 % des firmes, 36,9 % des emplois) |
– Fabricants
globalisés (à 46,7 %) – Modèles nationaux (à 45,2 % des emplois) | Deux dynamiques d’internationalisation : activation des ressources naturelles et agro-climatiques locales + compétences R&D locales et supralocales |
2. Miser sur la RSE pour une légitimation locale et supralocale (8 % des firmes, 16,1 % des emplois) | Modèles nationaux (100 %) | Dynamique de responsabilité sociale : co-construction de compétences singulières locales par la participation citoyenne, l’implication dans le développement local et la protection de l’environnement. |
3. Combattre l’hégémonie de la grande distribution par la typicité régionale (15 % des firmes, 3 % des emplois) |
– Imitateurs
combattants (à 45 %) – Artistes innovateurs (à 28 %) | Dynamique régionale de combat : co-construction de ressources (géostratégie) et compétences singulières locales (cliostratégie (histoire), capital de connaissances, mémoire et volonté collective) pour valoriser les produits régionaux |
4. Optimiser la production de produits génériques (20 % des firmes, 20,4 % des emplois) |
– Imitateurs
combattants (à 52,7 %) – Fabricants globalisés (à 39,6 %) | Dynamique de valorisation des employés : co-construction de compétences singulières locales (formation, motivation des employés) |
5. Miser sur une niche sophistiquée et l’innovation commerciale (25 % des firmes, 23,6 % des emplois) |
– Fabricants
globalisés
(à 42,7 %) – Artistes innovateurs (à 19,2 %) | Dynamique d’ingéniosité : activation de ressources intangibles locales (produits sophistiqués) et activation des avantages locaux et supra locaux pour minimiser les coûts |
Modèles d’affaires, comportements d’innovation et territorialisation des firmes de transformation agroalimentaires au Québec
2. Proposition 2 : quatre comportements d’innovation
22 Comme le montre le tableau 2, les firmes de transformation agroalimentaire du Québec adoptent selon leur modèle d’affaires, l’un ou l’autre des quatre comportements d’innovation suivants que catalysent des proximités distinctes :
1) Les « imitateurs combattants » (29 % des entreprises, 20,1 % des emplois).
23 Ces entreprises sont contraintes, dans des secteurs difficiles, à des politiques d’optimisation (de réduction) de coûts pour satisfaire une demande peu élastique en termes de prix. Il s’agit d’organisations dont l’activité principale consiste à imiter des produits existants, notamment à travers l’offre de marques de distribution à des grandes surfaces, la fabrication de produits intermédiaires de base pour des transformateurs industriels, ou la fabrication de produits finaux standard à faible valeur ajoutée au moindre coût pour des détaillants.
24 Dans l’ensemble, les discours de ces entrepreneurs révèlent, soit des distances (c’est-à-dire de faibles proximités), soit des vides proxémiques (c’est-à-dire l’absence de proximités). Ces firmes déplorent en effet dans leur milieu :
- Une distance locale (de nature essentiellement organisationnelle et socioculturelle) qui se traduit par un isolement notoire des réseaux industriels et institutionnels locaux pour supporter leurs (ré) investissements dans des infrastructures technologiques. Seuls 37 % des cadres rencontrés sont insérés dans des réseaux sociaux personnels qui leur permettent de « bricoler » des solutions en cas d’urgence technique notamment.
- Une distance géographique aux zones de résidence de leur main-d’œuvre. Toutefois aucune initiative de recherche collective de solution logistique n’est observée au niveau local.
- Une distance culturelle à deux niveaux avec la main-d’œuvre : la logique productiviste entraîne peu de fidélisation de la main-d’œuvre, majoritairement considérée par ces entreprises comme une « main-d’œuvre d’exécution », peu entreprenante. L’absence de vision sur le long terme ou d’une gestion spécifique du changement et de la diversité culturelle (gestion d’une main-d’œuvre immigrante parfois surqualifiée et volatile) est observée.
- Enfin, un vide « écologique » que traduit la défaillance de circuits de traitement et recyclage des déchets organiques et des emballages qui participeraient de l’amélioration de la structure des coûts [5].
Comportements d’innovation et proximités activées par les firmes de transformation agroalimentaires au Québec
Qui ? 4 comportements d’innovation | Pourquoi ici ? (proximités activées) ou Limites d’ici ? (distances déplorées) |
« Imitateurs combattants » (29 % des entreprises, 20,1 % des emplois) |
– Proximités organisationnelle et stratégique souhaitées – Distances organisationnelle (du réseau industriel local) et socioculturelle (isolement des réseaux sociaux, diversité de la main-d’œuvre) déplorées |
« Artistes innovateurs » (25 % des entreprises, 7,9 % des emplois) | – Proximité cognitive temporaire (savoir-faire importés) – Distances socioculturelle et institutionnelle déplorées (absence de volonté collective) |
« Fabricants globalisés » (16 % des entreprises, 34,1 % des emplois) | Proximités géographique et organisationnelle des ressources et compétences (et des marchés) |
« Modèles nationaux » (29 % des entreprises, 37,9 % des emplois) |
– Proximité socioculturelle et institutionnelle (participation
citoyenne), – Distances organisationnelle (des fournisseurs de matières premières, intrants) et cognitive (pour l’internationalisation) déplorées. |
Comportements d’innovation et proximités activées par les firmes de transformation agroalimentaires au Québec
2) Les « artistes innovateurs » (25 % des entreprises, 7,9 % des emplois).
26 Les firmes innovatrices artistes (et artisans) sont des organisations dont la mission est d’offrir des produits nouveaux, fins, de spécialité, en s’appuyant sur de faibles moyens matériels et peu de technologies. En revanche, elles ont accès aux compétences et qualifications leur permettant d’atteindre l’innovation de produit désirée. Ainsi, on peut les comparer à des artistes et des artisans débrouillards : ne possédant pas forcément les moyens économiques ou technologiques les plus sophistiqués, leur richesse provient de leur capital humain, de leur savoir-faire et/ou de leur capacité créative.
27 Cependant, on constate sur le terrain que les entrepreneurs artistes innovateurs ne participent pas d’une co-construction d’un milieu qui pourrait être à la fois innovant (pour (re)créer des produits spécifiques et réinventer des histoires communes) et typifiant (pour situer, authentifier, entretenir et transmettre spatialement ces histoires et ces connaissances (parfois radicalement nouvelles) certifiées dans des communautés de valeurs et de pratiques) :
- 50 % déplorent la distance (de nature organisationnelle, socioculturelle et institutionnelle) avec la communauté locale, 56 % perçoivent le réseau de développement local comme inerte ou indifférent, 31 % considèrent le milieu institutionnel local inutile ou défaillant.
- Nombre d’entre eux sont en fait en situation de proximité cognitive temporaire (Torre, 2009). Ils dépendent en effet d’un savoir-faire importé ponctuellement ou périodiquement (exemples : maître fromager, maître boulanger, etc.). De plus, ce savoir-faire reste fragile du fait d’une faible transmission intergénérationnelle actuellement et de sa faible diffusion via notamment les milieux de formation.
3) Les « fabricants globalisés » (16 % des entreprises, 34,1 % des emplois).
29 Les fabricants globalisés sont des organisations solides économiquement dont la mission est d’offrir des produits standardisés et globaux, de masse, souvent d’influence culturelle américaine, au moindre prix. Bien des entreprises sont ici des filiales de grands groupes multinationaux dont la logique est essentiellement financière. Celles qui disposent d’un fort pouvoir de négociation vis-à-vis des distributeurs sont ici pour pénétrer des marchés locaux avec des produits « globaux » à marque propre, c’est-à-dire conçus ailleurs et dont la notoriété est d’envergure internationale. Celles qui sont moins connues, pénètrent également sur une même logique de masse les marchés de marques maison, et ce, avec un positionnement plutôt haut de gamme. Ces entreprises sont souvent des fabricants industriels modernes. Il s’agit de grandes entreprises, très automatisées et très structurées pour innover de façon incrémentale. Par contre, l’innovation est souvent exogène. Ces entreprises n’activent donc leur milieu que pour apprendre et s’adapter à la spécificité de leur marché (ici, le Québec) (40 % des firmes de cette classe développent des produits pour les marchés locaux). Peu de logiques d’interaction (en dehors des frontières de la corporation multinationale) et d’apprentissage sont observées sauf pour parer au discrédit potentiel que des groupes de pression pourraient porter à leur encontre.
30 Ces firmes consomment (Saives, 2002) [6] un panier de ressources matérielles (eau, énergie, entre autres) et immatérielles (ressources humaines qualifiées) de proximité géographique que les municipalités tentent d’entretenir dans des technopoles adaptées. Ces entreprises, bien que parfois très anciennes, sont potentiellement nomades. Elles ont un dirigeant exogène (10 %) ou transitionnel (50 %) (Di Méo et Buléon, 2005). 90 % sont gouvernées par un conseil d’administration essentiellement extra-local et 60 % des dirigeants de ces firmes nourrissent un sentiment d’appartenance qui n’est ni local ni régional (alors que 55 % des dirigeants des firmes de l’échantillon total nourrissent un sentiment « régional »). Face à l’adversité ces fabricants sont également contraints d’entrer dans une logique d’optimisation de leurs coûts via des économies d’échelle obtenues localement.
4) Les « modèles nationaux » (29 % des entreprises, 37,9 % des emplois).
31 Les modèles nationaux sont des organisations dont l’activité principale consiste à offrir soit des produits symboliques du territoire québécois tant à l’échelle nationale qu’internationale, soit des produits réputés de qualité, souvent d’origine européenne. Les modèles nationaux sont de deux types :
- Majoritairement, ce sont des firmes d’origine locale, fondées au Québec, souvent issues de la tradition communautaire coopérative ou des entreprises encore sous contrôle familial, qui tentent de s’internationaliser pour dépasser les frontières des marchés locaux et canadiens saturés. Pour cela, elles sont par contre encore peu ouvertes au phénomène de la globalisation des talents : la moitié seulement s’appuie sur une ouverture forte à la main-d’œuvre multiethnique par exemple et 79 % ont une main-d’œuvre exclusivement francophone. Il s’agit, à partir du local (une matière première, un savoir-faire, une marque locale, une capacité de recherche&développement, etc.), de développer les activités, soit dans une logique de mondialisation (exportation dans plusieurs continents des mêmes produits nationaux), soit dans une logique de globalisation (créer les sites industriels et les unités d’affaires là où les ressources et les marchés sont aptes à intégrer les savoir-faire de la figure nationale, savoir-faire implantés clés en main au sein de véritables milieux innovateurs locaux à l’étranger).
- Réciproquement, et minoritairement, ce sont des firmes d’origine québécoise, rachetées par des investisseurs étrangers qui, pour pénétrer les marchés canadiens, ont choisi un modèle d’ancrage marqué par un style de management singulier et une participation citoyenne dans le souci de préserver la culture et les savoir-faire d’origine pour en faire les tremplins d’une intégration réussie. Il s’agit d’incorporer au « global » (la culture organisationnelle et les routines de la multinationale) les spécificités du local (la culture (la « volonté collective ») communautaire locale par exemple).
33 Ces entreprises signalent quelques contraintes principales à leur développement fondé sur une innovation plutôt proactive, et s’inquiètent de la pérennité de leur vision stratégique en raison de :
- la distance industrielle (de nature organisationnelle) qui limite la capacité d’approvisionnement en matières premières en quantité suffisante (et flexible) et en qualités variées (pour segmenter et différencier l’offre de produits transformés innovants),
- la distance cognitive qui rend difficile l’internationalisation des savoir-faire faute d’une mobilité internationale adaptée des cadres gestionnaires québécois.
III – DISCUSSION
35 À l’ère de l’innovation « ouverte » et de la globalisation des marchés de consommation, des marchés des capitaux et de l’espace des connaissances, on observe dans le cas du secteur de la transformation agroalimentaire du Québec, cinq modèles d’affaires différemment ancrés. À peu près tous les modèles d’organisation de l’innovation agroalimentaire observés parmi les firmes québécoises étudiées sont hybrides et articulent à la fois le local (un espace québécois vécu par l’entreprise) et le global : le global étant incarné le plus souvent par les marchés de consommation visés, les marchés d’approvisionnement éloignés, mais aussi la « corporation » (l’entreprise multinationale propriétaire) d’appartenance, et parfois l’espace globalisé des connaissances et des cultures des employés. Nos travaux rejoignent les analyses connues quant à la faiblesse de la structuration de l’innovation dans le secteur québécois et plus encore d’une innovation « ouverte », en réseau. L’analyse des quatre comportements d’innovation de firmes agroalimentaires plus ou moins innovantes dans trois régions distinctes du Québec et des principaux modèles d’affaires qui correspondent à chacun de ces comportements (voir tableaux 1 et 2) permet d’amorcer cependant une discussion sur l’accompagnement ciblé du développement de ces entreprises. Il passerait selon nous par la réflexion de quatre formes de milieux locaux selon les modèles d’affaires et d’ancrage des entreprises. En effet, les deux dimensions clés d’un milieu (local ou non) d’activité sont l’interaction et l’apprentissage dans la mesure où elles contribuent à renforcer de façon dynamique les aptitudes des entreprises. Quels milieux faudrait-il alors co-construire pour, par et avec les entreprises québécoises selon leur profil ? Quels projets collectifs ou actions communes fondés sur des proximités activent leurs modèles d’affaires ?
36 Ces milieux locaux seraient en quelque sorte les foyers à créer et à entretenir différemment selon les types de firmes et les modèles d’affaires identifiés au Québec (figure 2). La figure 2 propose une représentation synthétique des quatre milieux d’affaires appropriés selon les comportements d’innovation des firmes et selon leurs modèles d’affaires. Dans la surface grisée de l’anneau sont indiquées les logiques des différents projets, et/ou routines, et/ou processus locaux à bâtir sur des jeux distincts de proximités plurielles.
1. Activer les proximités en « milieu industrialisant » pour organiser en réseau les économies d’échelle et l’innovation conjointe sous MDD
37 Ainsi, les « imitateurs », dont le modèle d’affaires relève principalement de l’optimisation de la production de produits génériques et des marques de distributeurs (MDD) (tableau 1) bénéficieraient vraisemblablement de la dynamique d’un réel milieu industrialisant (c’est-à-dire permettant les économies d’échelle et d’envergure pour façonner la routinisation de la transformation aux normes industrielles de biens de production ou de consommation en plus ou moins grandes séries). Parmi les routines et les projets de proximité à exploiter ou construire pour le développement localisé de ces firmes en milieu industrialisant :
- une routine d’innovation (différenciation) sous marques de distributeurs qui passe par la proximité stratégique et organisationnelle avec les GMS, pour alimenter une croissance par une stratégie d’envergure de produits,
- un management conjoint (avec d’autres entreprises partenaires en proximité géographique) de la diversité et de la saisonnalité de la main-d’œuvre,
- des réseaux industriels pour grouper une offre de produits (sous MDD ou non) par catégorie,
- des réseaux industriels d’entraide pour mutualiser les solutions aux problèmes de maintenance, veille technologique, recyclage industriel, logistique des emballages, transport en commun et échange de main-d’œuvre temporaire,
- des technopoles rénovées et « vertes » (bâtiments et pépinières aux normes industrielles, circuits de valorisation des déchets et recyclage des emballages).
2. Activer les proximités en « milieu typifiant » pour authentifier et enraciner les créations alimentaires
39 Les « artistes » plus ou moins innovateurs rencontrés adoptent (tableau 1, figure 2) pour certains une stratégie de niche sophistiquée, délaissée par les concurrents et innovent commercialement en déployant une capacité caméléonne à se déployer sur plusieurs types de marchés (GMS, HRI, spécialité) ou sur des créneaux spécifiques (routes domicile). Ceux-là sont voués, si leur niche est imitable, à se rapprocher des modalités de développement des modèles nationaux par l’envergure de produits (développement de gammes) et de marchés et les économies d’échelle. D’autres adoptent une stratégie de niche spécialisée, moins imitable, portée par la typicité. Nous faisons ici et dans ses termes, le même constat que Marchesnay (2003) : en dehors du seul capital du sol (« géostratégie ») – moins pour des raisons pédologiques ou géo-climatiques que pour des raisons logistiques et/ou surtout agrotouristiques –, il faut pouvoir mettre en valeur une histoire (« cliostratégie ») – incarnée par l’origine culturelle des produits fabriqués et perpétrée par la mémoire collective périodiquement réinventée avec la diversification ethnique –, un capital dynamique de connaissances, – issue de la transmission historique d’un savoir-faire et de sa réinterprétation permanente dans le corpus des savoirs (et des besoins) contemporains pour innover – avec la force d’une volonté collective (« entrepreneuriale »). Cette dernière, par endroits, au Québec, fait grandement défaut. Cette volonté collective devrait émerger d’un encastrement des entrepreneurs (chefs d’entreprise) dans des réseaux sociaux de ressources et de relations qui accréditent et facilitent l’établissement de standards reconnus, de cahiers des charges partagés, la construction de proximités cognitives et le partage d’un récit (une histoire commune) et la volonté comme la capacité dynamique de le faire exister sur le long terme [7]. À cette absence localisée de volonté collective constatée, s’ajoute le défi de la distribution dans et à partir des régions éloignées et peu peuplées.
40 Quels qu’ils soient, ces artistes (artisans ou non) devraient donc profiter de l’effet d’entraînement d’un milieu innovateur typifiant où proximité géographique et proximité organisée sont activées par le projet de l’authentification et de l’enracinement de créations alimentaires, c’est-à-dire par :
- la spécification de la typicité (harmonisation des appellations et labels, stabilisation des savoir-faire, des matières premières et des produits) ;
- la recherche scientifique sur les caractéristiques de la typicité (fonctionnalités organoleptiques, physiologiques, symboliques, etc.) ;
- la co-construction d’une visibilité locale pour le global (marketing, certification, labellisation) par la conception de réseaux (schèmes) cognitifs, de savoirs communs et d’ancrages partagés dans la mémoire affective individuelle et collective pour conférer une identité non seulement aux produits créés mais aussi à leurs milieux locaux (et réciproquement) ;
- la promotion de dynamiques entrepreneuriales collectives pour la gestion de projets « typiques et typifiants » par le biais d’une ouverture mutuelle de la gouvernance territoriale locale et de la gouvernance corporative (de(s) l’entreprise(s)).
3. Activer les proximités pour négocier l’attractivité du marché et d’un panier de ressources territoriales en « milieu globalisant »
42 Les fabricants globalisés ou encore les « globalistes » s’implantent prioritairement dans une logique d’envergure de marché sur le territoire québécois, dans la poursuite d’une stratégie de globalisation (tableau 1, figure 2). Ces entreprises optimisent la répartition géographique de leurs activités au plan mondial et ont décelé au Québec des capacités productives ou un panier de ressources adaptées à leur modèle productif. Elles s’ancrent donc dans des milieux « globalisants », – c’est-à-dire des milieux qui participent du processus de cette optimisation planétaire et dynamique des arrangements organisationnels des chaînes de valeur des multinationales –, où nous repérons, parmi les ressources stratégiques territorialisées :
- la présence de technopoles industrielles et vertes,
- la disponibilité de main-d’œuvre qualifiée,
- la disponibilité de main-d’œuvre flexible pour des tâches standardisées mais saisonnières.
44 Dès lors que ces entreprises cherchent à renouveler depuis le Québec leur gamme de produits, on peut aussi réfléchir à un milieu innovant disposant de capacités de R&D reliées aux savoirs spécifiques de ces firmes (modèle de l’industrie pharmaceutique). Ceci les rapprocherait alors des modèles nationaux. Il s’agirait d’ajouter à la logique d’internationalisation au Québec (implantation sur les marchés québécois) une logique d’internationalisation du Québec (innovation locale pour le compte de multinationales et de marchés internationaux à partir de savoir-faire industriels ou scientifiques locaux).
4. Activer les proximités pour construire et globaliser une identité nationale en « milieu glocalisant »
45 Enfin, les modèles nationaux ont adopté une stratégie de « glocalisation ». À partir de produits à forte consonance locale et d’organisations à fort ancrage local, ces firmes globalisent leurs activités et leurs marchés. On s’interroge alors sur la nature véritable du milieu d’implantation de ces entreprises pour favoriser leur internationalisation. Un milieu internationalisant (Fourcade et Torres, 2001) permettrait aux entreprises qui s’y trouvent de « bénéficier d’un avantage concurrentiel face aux exigences et contraintes, mais aussi opportunités, d’un environnement internationalisé ». La particularité des firmes de cet ensemble est de conjuguer l’ancrage local via la participation citoyenne et une globalisation de leurs activités. Un milieu internationalisant « glocalisant » permettrait de conjuguer le local (les ressources spécifiques et compétences d’innovation locales, la culture organisationnelle et participation citoyenne territoriale) avec une expansion à l’échelle globale des activités des entreprises (et un financement internationalisé de leurs activités). Cette dernière requiert une aptitude à la détection des opportunités de développement à l’international, une capacité de gouvernance renouvelée pour intégrer les intérêts de nouveaux types d’actionnaires, ainsi qu’un bassin de cadres gestionnaires et technologues d’envergure internationale. Certaines entreprises ont signalé que le changement est en cours pour franchir ce cap. En effet, elles s’appuient sur des ressources spécifiques locales pour renforcer une croissance qui passe par l’internationalisation. Mais la plupart n’ont pas encore la taille ou l’organisation critique pour supporter cette internationalisation. Nous identifions alors le milieu « glocalisant » – c’est-à-dire un milieu internationalisant qui intègre le global dans le local et propulse du local vers le global – comme un environnement propice au développement d’un processus de globalisation de l’identité nationale des figures locales. Certaines constructions stratégiques territorialisées y contribueraient comme :
- la réduction de la distance cognitive à l’internationalisation par une ouverture des structures de gouvernance (jusqu’ici familiales ou coopératives) à l’expertise internationale (financière, stratégique, scientifique, etc.) : saisir les opportunités globales de développement, renforcer les capacités locales d’orientation scientifique et stratégique de l’innovation et des technologies,
- des réseaux industriels et institutionnels forts et spécialisés d’innovation technologique,
- des réseaux de formation de cadres gestionnaires d’envergure internationale,
- la mise en place de réseaux industriels et institutionnels internationaux de mondialisation des marchés et de globalisation des activités industrielles (internationalisation des financements notamment),
- une ouverture à la main-d’œuvre multiethnique et à la gestion de la diversité,
- une innovation de produits concertée, en réseau, avec le développement de filières solides (quantité, qualité, délais) d’approvisionnement pour des matières premières nouvelles ou spécifiques et des filières de recyclage et valorisation des déchets et emballages,
- une concertation forte entre gouvernance corporative, gouvernance territoriale et gouvernance économique mondiale (négociation OMC).
47 En proposant ainsi de poursuivre une réflexion sur quatre formes de milieux locaux, traversés par des projets, des routines et des processus de proximité distincts, nous cherchons moins à proposer une nouvelle typologie des milieux innovateurs qu’une mise en lien des types de milieux avec les types de modèles d’affaires des entreprises pour instruire le lien stratégie/territoire.
CONCLUSION
48 Après 64 entrevues semi-directives avec des cadres dirigeants d’entreprises agroalimentaires de trois régions ciblées du Québec (Montréal, le Centre du Québec, le Bas-St-Laurent), nous avons découvert cinq modèles d’affaires territorialisés porteurs de valeur et quatre configurations organisationnelles de l’innovation et de l’intégration technologique (imitateurs, artistes, fabricants globalisés, modèles nationaux) qui nous amènent à caractériser quatre milieux propices à leur développement (industrialisant, typifiant, globalisant et glocalisant) traversés par quatre types de projets, routines ou processus distincts activant des proximités géographique et organisée permanentes et/ou temporaires.
49 Pour reprendre le thème de ce numéro spécial (« small is effective »), à l’ère de l’ouverture et de la globalisation, nous constatons donc que « close is effective ». Les connivences territorialisées passent aussi et surtout par la densification des réseaux multiples des entreprises, réseaux de création de valeur plus horizontaux que verticaux (filière) : réseaux (et proximités) cognitifs (réseaux des idées et des connaissances d’ici et d’ailleurs qui forgent et façonnent une identification collective des produits québécois dans le contexte multiculturel contemporain), réseaux (et proximités) organisationnels, industriels et institutionnels d’innovation et d’internationalisation, réseaux (et proximités) de produits (repenser en partenariat une offre par catégorie pour les distributeurs), et réseaux de gouvernance interne globalisés et articulés sur une gouvernance territoriale localisée.
50 Il y auraient ainsi place au Québec pour une pluralité d’espaces industriels pour des produits « nés au Québec » (born in Québec) (modèles nationaux), « fabriqués au Québec » (made in Québec) (fabricants mondialisés), « reproduits au Québec » (copied in Québec) (imitateurs) et « créés au Québec » (designed in Québec) (artistes).
51 Devant la complexité de l’objet traité, nous n’avons d’autre prétention que d’avoir proposé une contribution exploratoire à une recherche théorique et méthodologique pour construire une grille d’analyse de la compétitivité à base territoriale des entreprises. La réflexion n’est abordée que du point de vue des entreprises. Une enquête plus approfondie reste à faire auprès des autres acteurs des milieux industriels et institutionnels pour croiser les perceptions recueillies d’une part, et identifier d’autre part les zones de recouvrement et d’articulation entre les différents milieux identifiés. De plus, ces travaux, axés surtout sur des proximités recherchées (Torre, 2009) explorent peu les proximités subies en ce qu’ils n’abordent pas ou peu les effets territoriaux de congestion ni les effets paradoxaux de l’encastrement dans les réseaux sociaux.
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Notes
-
[1]
Nous remercions nos collaborateurs au sein du groupe GEME-Bio, à l’ESG-UQAM, M. Ebrahimi (professeur), M. Chaouachi (étudiant), C. Fisette (analyste informatique) et E. Vincent (chercheur), ainsi que le MAPAQ qui a soutenu financièrement ces travaux.
-
[2]
Nous ne développons pas ici la définition même de l’espace qui se caractérise par les notions d’échelle, de métrique/distance, de substance, et de configuration propres à chaque situation (Lussault, 2007, p. 88).
-
[3]
Le terme supra-local est ici emprunté à Torre et Rallet (2005, p. 51) et fait référence aux niveaux qui débordent le local (exemples : firmes multi-établissements, réseaux globaux d’entreprises, communautés professionnelles nationales ou internationales, etc.).
-
[4]
Dans un sens anthropologique, le projet est une sorte d’engagement temporaire, historique et singulier, incertain et irréversible, souvent innovant répondant à un besoin identifié ; en gestion, le processus est une suite d’opérations ordonnée, récurrente, réversible, répétitive et stable ; et, pour les évolutionnistes, une routine organisationnelle est un modèle régulier de comportements d’acteurs de l’entreprise, élaboré au fil de l’expérimentation, de l’apprentissage et de la répétition.
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[5]
On retrouve ce même souci chez les fabricants globalisés optimisant aussi leurs coûts.
-
[6]
Dans le cas français, Saives (2002) a observé que le territoire des firmes agroalimentaires relève de quatre constructions stratégiques contingentes : tantôt l’entreprise « est » territoire (conservation des ressources et des compétences locales et création de rentes de monopole patrimoniales), tantôt l’entreprise « fait » territoire (contagion, par la coopération entre entreprises, et construction de capacités dynamiques sur la base d’expertises locales et supra-locales pour encourager l’innovation et le changement), tantôt l’entreprise « prend » territoire (cooptation : affectation de ressources et compétences extra-locales et pilotage à distance d’une entreprise locale), tantôt l’entreprise « a » (ou loue) un territoire (consommation de R&C locales sur la base d’un rapport contractuel marchand et d’une minimisation des coûts de transaction).
-
[7]
La myopie conservatrice pouvant parfois hypothéquer la viabilité du projet.