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Article de revue

Méthode d'analyse des discours

L'exemple de l'allocution d'un dirigeant d'entreprise publique

Pages 29 à 45

Notes

  • [1]
    Nous appelons « texte » la transcription d’un discours quel qu’il soit.
  • [2]
    Nous reprenons ici le titre du célèbre ouvrage de Ghiglione.
  • [3]
    Respectivement 2005, 1982, 1998, 1986.
  • [4]
    « Le raisonnement d’Aristote est le suivant : pour convaincre un interlocuteur, il faut mettre celui-ci en position telle qu’il se trouve dans l’impossibilité de refuser les propositions avancées. Pour aller dans le sens d’une telle impossibilité, il faut que ces propositions soient aussi proches que possible de quelque opinion ou autorité générale […] Assurément, les prémisses choisies trahissent l’idée que le locuteur se fait des représentations (connaissances, croyances, idéologie) de son interlocuteur» (Adam, 1992, p. 116).
  • [5]
    Mais, car, parce que, afin que…
  • [6]
    « Argumenter, c’est, par fonction, répondre à un (des) discours d’autrui. Même si la parole de l’autre ne semble pas se faire entendre parce qu’elle est tactiquement réduite au silence, elle existe virtuellement. » (Boissinot, 1992).
  • [7]
    Pour rédiger ce paragraphe, nous nous sommes servis de l’ouvrage de Robrieux (1993), Éléments de rhétorique et d’argumentation, Paris, Dunod.
  • [8]
    Le « contexte » se définit comme l’ensemble des conditions de production extralinguistiques d’une situation discursive, le « cotexte » se réfère à l’environnement linguistique immédiat du discours considéré, c’est-à-dire aux énoncés qui le précèdent et le suivent. La notion de « contexte » est trop vaste pour être ici questionnée (Bateson, 1971). Nous employons dans l’analyse discursive ci-après, le contexte dans le sens de « conditions d’émergence » à un double niveau. Le discours du dirigeant de la SNCF s’inscrit dans une période de forts questionnements et transformations des entreprises de service public, en quête d’une nouvelle légitimité : tel est le niveau « générique ». À un second niveau plus spécifique, ce discours est prononcé par un nouveau président lui-même désireux d’accroître son pouvoir et sa légitimité.
  • [9]
    Selon de nombreux auteurs, le langage n’est pas un reflet de la réalité, il crée cette réalité, il n’y a pas présence du réel dans le message mais « effet de réel » (Barthes, 1968), « réalité de second ordre » (Sfez, 1992), « réalité de la réalité » (Von Foerster).
  • [10]
    Ces trois dimensions (respectivement, référentielle, énonciative et organisationnelle) sont interdépendantes. C’est par souci de clarté dans l’analyse que nous opérons cette classification.
  • [11]
    Selon le célèbre exemple « Pierre a cessé de fumer », l’énoncé véhicule, sans que cela soit son objet central, le présupposé : « auparavant, Pierre fumait ».
  • [12]
    « Les présupposés ont pour fonction pragmatique d’enfermer l’adversaire dans un cadre argumentatif qu’il ne peut qu’accepter ou récuser par des moyens polémiques si véhéments (c’est l’énonciation elle-même et non plus seulement les contenus énoncés, qui se trouve en effet frappée de nullité) que l’on hésite souvent à y recourir. » (Kerbrat-Orecchioni, 1986, p. 189).
  • [13]
    Pour une analyse comparative des logiciels Alceste, Sphinx Lexica et Spad-T, lire l’article de Helme-Guizon et Gavard-Perret, 2004.
  • [14]
    Ce sont les conjonctions de coordination et de subordination qui relient les différentes parties du discours : joncteurs de condition (« si », « au cas où », etc.), cause (« parce que, car, etc.), but (« pour que », « afin que », etc.)
  • [15]
    Une proposition est une phrase simple, du type sujet, verbe, complément.
  • [16]
    C’est la direction de la communication de l’entreprise qui nous a donné accès à ce discours à partir trois supports : un premier film d’entreprise présentant l’intégralité de cette convention (3 heures environ) ; un second film de vingt minutes centré sur ses moments clés et comprenant en point d’orgue l’allocution analysée dans cette communication ; une transcription de cette déclaration.
  • [17]
    Cinq occurrences.
  • [18]
    Respectivement 17 occurrences et 25 occurrences.
  • [19]
    Cette dimension performative est renforcée par l’utilisation de « devoir » au futur : « nous ne devrons pas rougir de notre futur ».
  • [20]
    Cinq occurrences.
  • [21]
    L’adverbe « enfin » montre l’urgence du changement.
  • [22]
    « Désormais » indique qu’il y a discontinuité entre le passé et le présent.
  • [23]
    Ce procédé rhétorique s’apparente au flash-back cinématographique.
  • [24]
    Nous rappelons que les modalisateurs d’intensité sont des adverbes tels que « fortement » ou « très ».
  • [25]
    Six occurrences.
  • [26]
    Cette terminologie renvoie à la figure stylisée de l’agresseur dans l’analyse narrative de Vladimir Propp. Dans ce discours, les opposants sont : l’État « avant », qui avait une attitude injuste envers la SNCF en l’empêchant d’évoluer, certains membres de la ligne hiérarchique qui paralysent l’entreprise en refusant de dialoguer avec les équipes et de négocier avec les partenaires sociaux, les organisations syndicales qui bloquent les négociations, et plus généralement, tous ceux qui sont résignés et qui acceptent le statu quo.

1En sciences de gestion, nombreuses sont les méthodologies de recherche qui comprennent une phase d’analyse de discours. Bien souvent, une « simple » analyse thématique suffit pour que le chercheur atteigne ses objectifs. Or, ainsi qu’en témoigne le nombre croissant de chercheurs qui, dans ce champ, s’intéressent aux analyses discursives, notamment assistées par ordinateur (Areni, 2003 ; Bournois et al., 2002 ; Mathieu 2004 ; Fallery et Rodhain, 2007 ; Igalens, 2007) certains discours – discours managériaux, entretiens exploratoires ou récits de vie – semblent mériter une étude approfondie, dépassant les classiques méthodes d’analyse de contenu strictement centrées sur la fonction référentielle des énoncés, c’est-à-dire sur leur contenu. En fonction des objectifs de chaque investigation, il peut être intéressant d’en analyser les champs sémantiques, les modes d’argumentation et de légitimation, la structuration ou le système d’énonciation, autrement dit la façon dont l’émetteur s’implique dans sa production et y implique se(s) destinataire(s) (Garric et al., 2006 ; Seignour, 2009).

2Cet article propose ainsi une méthode d’analyse textuelle approfondie. Nous présentons synthétiquement dans une première partie nos principales hypothèses sur les discours et le sujet parlant ainsi que les cadres de référence dans lesquels cette méthode s’inscrit. Nous montrons ensuite que les textes [1] comportent formellement divers marqueurs, qui constituent autant de « traces » de la présence (ou de l’absence) de l’énonciateur. À partir de ces indicateurs, nous proposons une grille de lecture permettant une analyse fine des énoncés discursifs. Cette contribution avant tout méthodologique a ainsi pour objectif majeur de présenter de manière précise et détaillée chacune des trois catégories d’analyse, énonciative, référentielle et argumentative. Elle vise aussi à illustrer cette méthode à partir de l’étude, effectuée avec l’appui du logiciel de sémantique Tropes, d’une allocution interne, prononcée par un ancien dirigeant d’une grande entreprise publique française, la SNCF. Il nous est en effet apparu que le discours mobilisateur de ce dirigeant, exhortant au changement dans l’entreprise au nom de l’efficacité organisationnelle mais aussi au nom de valeurs démocratiques et humanistes, se situait au cœur de contradictions, de l’ordre de la double contrainte. C’est cette thématique du changement « décrété » dirons-nous en plagiant Michel Crozier qui est au centre de nos analyses.

I – CORPS D’HYPOTHÈSES ET CADRE DE RÉFÉRENCE

3Nos investigations s’inscrivent dans une approche des discours, de l’homme communicant [2] et de l’analyse textuelle qu’il convient d’expliciter (Seignour, op. cit et 1998).

1. Discours et influence

4« Parler, c’est sans doute échanger des informations ; mais c’est aussi effectuer un acte, régi par des règles précises, qui prétend transformer la situation du récepteur et modifier son système de croyance et/ou son attitude comportementale. » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 84).

5Selon Adam, Bourdieu, Ducrot, Ghiglione, Kerbrat-Orecchioni [3], etc., un discours ne se contente pas de décrire un réel qui lui préexiste mais construit la représentation du réel que le locuteur souhaite faire partager par son allocutaire. Il en résulte que pour la plupart des spécialistes du langage, énoncer un discours, c’est vouloir agir sur autrui. Le discours a ainsi un objectif performatif : c’est un acte volontariste d’influence. La plupart des discours, notamment politiques, publicitaires et managériaux, sont alors considérés comme appartenant à la classe des énoncés argumentatifs, dont la finalité réside dans la recherche d’adhésion du destinataire. Ainsi, pour Adam (1992, p. 116), « Un discours argumentatif vise à intervenir sur les opinions, attitudes ou comportements d’un interlocuteur ou d’un auditoire en rendant crédible ou acceptable un énoncé. » [4] et pour Perelman (1983, p. 173), « L’argumentation s’efforce de faire passer vers la conclusion l’adhésion accordée aux prémisses. Cette adhésion est toujours relative à un auditoire, elle peut être plus ou moins intense, selon les interlocuteurs. » Selon ces auteurs, l’argumentation dépend d’une situation d’énonciation donnée, notamment de l’image que l’émetteur se fait du destinataire du message. Tout discours argumentatif inscrit alors dans son énoncé une représentation du destinateur, du destinataire et révèle implicitement la nature des relations qu’entretiennent les deux pôles de l’échange.

6Les discours argumentatifs regroupent trois principaux types de textes (Boissinot, 1992) qui peuvent être démonstratifs, expositifs et dialogiques. Les textes à tendance démonstrative, prétendument logiques, comportent de nombreux connecteurs [5] et procédés de raisonnement tels l’induction, la déduction, l’analogie. Tout en proposant une thèse, les textes à tendance expositive masquent instances d’énonciation et procédés de raisonnement sous un contenu « purement » informationnel. Enfin, les textes à tendance dialogique fonctionnent comme un lieu de confrontation de thèses et sont construits, de manière plus ou moins patente, sous la forme d’un dialogue [6]. Bien qu’ils prennent parfois l’apparence d’un énoncé démonstratif ou expositif afin de « neutraliser » ou de naturaliser leur thèse, les discours managériaux appartiennent généralement à cette dernière catégorie et sont des instruments non négligeables pour « énacter la stratégie » (Marion, 2000).

2. L’homme communicant

7« L’homme communicant n’est pas le miroir réfléchissant d’une réalité, mais le constructeur incessant de ses réalités (…) La réalité sociale n’est pas une donnée àtraduire en langue, mais un chantier en permanente construction. » (Ghiglione, 1989, p. 24).

8Travailler sur les discours et le langage implique une préalable clarification de nos représentations de ce que les linguistes nomment le « sujet parlant ».

9Le sujet parlant est, selon nous, un sujet « situé », au sens sartrien, dont les actes langagiers sont influencés par le contexte dans lequel il évolue et qu’il contribue également à créer. Créateur d’une réalité sociale qu’il vise à faire partager, le locuteur est parallèlement « pris » par ses propres représentations. Ainsi, le rapport qu’il entretient avec sa propre production langagière est dialectique. En outre, l’échange verbal est un processus d’acculturation complexe : le jeu d’influence est loin d’être strictement unilatéral et le discours du locuteur est le produit de la relation dialectique que ce dernier entretient avec le destinataire de ce discours. Nous nous éloignons ainsi radicalement d’une conception instrumentale et behavioriste de la communication et nous situons dans la filiation de Breton et Proulx lorsqu’ils déclarent en 1993 : « L’effet du message diffusé n’est pas le simple produit de “manipulateurs” qui posséderaient un plan de contrôle machiavélique. Les contenus du message diffusé dépassent largement l’intention première de l’émetteur. Celui-ci ne peut contrôler totalement le discours qu’il émet. » (p. 176).

10Précisons enfin que nous nous intéressons essentiellement à la visée persuasive des énoncés et non aux effets obtenus, la signification d’un énoncé existant indépendamment des effets qu’il a – ou n’a pas – produits. La question de la réception ne fait pas partie de notre questionnement.

3. Linguistique de l’énonciation et analyse du système d’argumentation

11Nos analyses discursives s’inscrivent dans le double champ de la linguistique de l’énonciation et de l’analyse du système d’argumentation. Ce cadre de référence est en adéquation avec les représentations des discours et du sujet parlant que nous avons présentées plus haut. Nous allons très synthétiquement en présenter les principaux fondements.

12La linguistique de l’énonciation se caractérise par le rejet des postulats sur lesquels reposait la linguistique jusque dans les années 1980, c’est-à-dire par le double refus d’une part, de limiter l’étude de la langue à une étude du code envisagé « en soi », en dehors de toute mise en œuvre, et d’autre part, de privilégier la fonction référentielle du langage, perçue comme un simple moyen d’informer ou de dire le réel (Ducrot, 1980 ; Kerbrat-Orrechioni, op. cit.). Il s’agit au contraire, pour ces linguistes, d’une part, de prendre en compte le contexte dans lequel s’inscrit le discours. C’est ainsi qu’en se centrant sur l’échange verbal, la linguistique de l’énonciation se démarque d’une conception structuraliste de la langue perçue comme un système clos présente dans les travaux de Greimas. Et d’autre part, d’étudier le discours en tant qu’acte d’influence, manifestant la présence de l’émetteur et visant à agir sur le récepteur.

13Quant à l’analyse du système d’argumentation, son enjeu est d’identifier les thèses en présence dans un énoncé ainsi que les modes d’argumentation employés par le sujet de l’énoncé. Ce champ d’investigation trouve ses fondements dans la rhétorique antique. La plupart des traités de l’Antiquité [7] distinguent cinq parties dans le travail de l’orateur : l’invention (la recherche des arguments), la disposition (la structuration), l’élocution (les techniques d’écriture), l’action (les techniques de l’oral), la mémoire (les techniques de mémorisation). Nous n’abordons pas ces deux dernières parties qui traitent exclusivement de l’intervention orale mais présentons les trois autres parties. Aristote distinguait trois voies argumentatives dans « l’invention » : l’ethos désigne les qualités dont est doté l’orateur. Le pathosdénote l’ensemble des émotions que le locuteur cherche à provoquer chez ses interlocuteurs. Le logos représente l’argumentation logique, s’adressant à la raison et ayant pour finalité de prouver. L’analyse de « l’invention » consiste à repérer la nature des arguments utilisés, tels les arguments fondés sur la logique formelle, les arguments quasi-logiques, empiriques, contraignants ou de mauvaise foi, etc., afin d’identifier la principale voie argumentative du discours.

14Les techniques de la « disposition » désignent les différentes structures de discours telles que les plans chronologique, thématique, oppositionnel (avant/après, avantages/inconvénients) ou analytique (problèmes/causes, problèmes/ causes/conséquences), etc.

15« L’élocution » est constituée par les figures de discours, qui sont autant de moyens de persuasion : les figures de sens (métaphores, métonymies, etc.), de mots (jeux sur les sonorités, etc.), de pensée (l’ironie, le paradoxe, etc.), d’intensité (hyperboles, euphémismes, etc.), ainsi que d’énonciation.

4. Éléments de synthèse et précisions méthodologiques

16Voici, ici résumées, quatre propositions issues de nos choix épistémologiques et méthodologiques qui servent de socle à l’élaboration d’une grille de lecture des discours :

17

  • Le discours a un objectif performatif : c’est un acte volontariste d’influence. Énoncer c’est vouloir agir sur autrui.
  • Le contexte [8] est déterminant pour comprendre un énoncé : les actes de langage doivent être resitués dans leurs contextes énonciatifs.
  • Un énoncé ne se contente pas de décrire un réel qui lui préexiste ; il construit une représentation du réel [9].
  • Enfin, dernier point, déterminant pour quiconque souhaite analyser un discours : un discours contient des marqueurs, des « traces » de sa visée persuasive que le chercheur peut identifier. C’est ainsi que Ducrot (1980, p. 56) écrit : « La fonction [argumentative] a des marques dans la structure même de l’énoncé […] : la phrasepeut comporter divers morphèmes, expressions ou tournures qui, en plus de leur contenu informatif, servent à donner une orientation argumentative à l’énoncé, à l’entraîner dans telle ou telle direction. » Ces assertions se traduisent au plan méthodologique par une triple analyse [10] :
    1. analyse du système d’énonciation, c’est-à-dire de la façon dont l’émetteur et le récepteur s’inscrivent dans l’énoncé ;
    2. analyse du référentiel du discours, c’est-à-dire des principaux champs sémantiques ;
    3. analyse du circuit argumentatif, c’est-à-dire de la nature et de la structure des arguments.

II – LA CONCEPTION D’UNE « GRILLE DE LECTURE »

18Analyser un discours, c’est, conformément à ce que nous écrivions plus haut, rechercher dans l’énoncé, un certain nombre d’indicateurs. La grille de lecture que nous proposons est fondée sur l’étude des indicateurs énonciatifs, référentiels et organisationnels. Par ailleurs, en guise de synthèse, une quatrième rubrique intitulée « le fonctionnement global du discours » est proposée.

1. Les indices énonciatifs

19L’étude du système d’énonciation consiste à analyser la façon dont le sujet parlant s’inscrit et inscrit son allocutaire dans son discours à partir des marqueurs suivants :

20

  • Les « déictiques » sont des unités linguistiques qui ne prennent de sens que par rapport à la situation d’énonciation : les pronoms personnels (je, tu, il, etc.), les démonstratifs (ce, cette, ces) et les indicateurs spatiotemporels (ici, hier, demain, etc., ainsi que les temps des verbes).
  • Les « modalisateurs » signalent le degré d’adhésion (forte ou mitigée, incertitude ou rejet) de l’énonciateur aux contenus énoncés. Ils recouvrent des unités linguistiques très variées comme les adverbes, les italiques, guillemets, conditionnels, termes subjectifs (affectifs et/ou évaluatifs), etc. L’étude des modalisateurs permet d’appréhender le degré d’implication directe de l’émetteur dans sa production discursive : l’énoncé est-il « objectif », l’énonciateur ayant alors gommé toute marque d’adhésion ou de distance par rapport à l’énoncé ? Est-il a contrario « subjectif », le locuteur assumant dans ce cas ses propos et se présentant comme source et garant de l’assertion ?

21Un simple comptage des occurrences de pronoms sujets ne peut permettre de répondre à cette question : le discours le plus subjectif peut se parer d’une apparence d’objectivité ; l’énoncé est alors présenté comme une démonstration universellement pertinente et non comme un argumentaire assumé par un sujet. Une analyse plus fine d’indicateurs tels les modalisateurs s’avère ainsi nécessaire.

22

  • Une étude des verbes employés par le locuteur permet enfin de caractériser la façon dont celui-ci souhaite être perçu par ses allocutaires. Nous reprenons dans nos analyses la classification proposée par les concepteurs du logiciel Tropes (voir ci-après) qui comprend les verbes d’action nommés « factifs », les verbes « déclaratifs », « performatifs » et « statifs ».

2. Les indices référentiels

23« L’on peut agir sur le monde social en agissant sur la connaissance qu’ont les agents de ce monde. Cette action vise à produire et à imposer des représentations du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents. » (Bourdieu, 1982, p. 195).

24Énoncer une proposition, c’est construire une représentation : l’étude des champs sémantiques et des arguments présents dans un discours permet d’analyser les représentations de l’émetteur et/ou les représentations qu’il souhaite « imposer » au destinataire.

25

  • Les « champs sémantiques » désignent l’ensemble des mots utilisés pour caractériser une notion, une activité, une personne, etc., Analyser le champ sémantique d’une notion, c’est relever dans un énoncé tous les termes s’y rattachant afin de comprendre la perception que l’énonciateur en a, et/ou qu’il vise à faire partager par l’énonciataire du discours. Les textes argumentatifs sont généralement construits sur des champs sémantiques contradictoires, les uns valorisés, les autres dévalorisés (exemples : couples passé/avenir ; apparence/réalité).
  • Analyser la « nature des arguments » permet de savoir si l’argumentation relève de l’ethos, du pathos ou du logos (voir supra).

3. Les indices organisationnels

26

  • Les « connecteurs » (mais, car, parce que, afin que, etc.) témoignent de l’orientation argumentative du discours, du cheminement que le locuteur souhaite faire suivre au récepteur.
  • La « progression thématique » analyse la structuration de l’énoncé à travers la chronologie des arguments afin de mettre en évidence la logique persuasive. Il s’agit ici de s’affranchir du strict comptage d’occurrences pour s’intéresser aux différentes séquences qui composent la structure du discours (Brunet 2006).

4. L’analyse globale du discours

27L’étude objectivée des différents indices précédemment décrits nous conduit à une phase plus interprétative au cours de laquelle le chercheur doit prendre le risque de l’interprétation.

28

  • « L’identification des thèses en présence » : les textes argumentatifs sont construits sur le principe d’une confrontation entre une (des) thèse(s) proposée(s) par l’auteur et une (des) thèse(s) refusée(s). Ce schéma peut être explicite – le discours se présente clairement dans sa dimension dialogique – ou bien implicite : l’argumentation prend alors les apparences d’une présentation neutre ou d’une démonstration logique.
  • « L’analyse des présupposés » s’avère nécessaire à la compréhension de ce que Barthes (1970) nomme le code culturel, c’est-à-dire l’idéologie sous-jacente des énoncés (Maingueneau, 1993). Les présupposés sont des informations inscrites dans l’énoncé, qui ne constituent pas son véritable objet mais son point de d’ancrage [11]. Ducrot, puis Kerbrat-Orecchioni, montrent que le présupposé, marginal par rapport à l’argumentation explicite du discours, est doté de ce fait d’un redoutable pouvoird’enfermement de l’allocutaire dans le discours de l’énonciateur [12]. L’analyse des présupposés permet notamment d’analyser :
  • « le système d’énonciation » : dans un texte argumentatif se mêlent, de façon parfois confuse, « éclatée », la voix du sujet de l’énoncé et celles d’« opposants » réels ou virtuels. Analyser les différents sujets de l’énoncé qui traversent le discours ainsi que le mode de relation que l’énonciateur entretient – ou souhaite entretenir – avec le destinataire permet d’en mieux comprendre la logique argumentative.

5. Le logiciel de sémantique « Tropes »

29Le fait de travailler avec un logiciel d’analyses de discours donné constitue un premier choix méthodologique fort. Si nous avons sélectionné Tropes parmi une offre diversifiée de logiciels d’analyses de dis-

GRILLE DE LECTURE

1. Les indices énonciatifs
1.1. Les déictiques :
– les pronoms personnels
– les indicateurs spatiotemporels et temps des verbes
1.2. Les verbes (statifs, factifs, déclaratifs, performatifs)
1.3. Les modalisateurs :
– les adverbes
– les conditionnels
– les termes subjectifs (affectifs et/ou évaluatifs)
2. Les indices référentiels
2.1. l’analyse des champs sémantiques
2.2. la nature des arguments
3. Les indices organisationnels
3.1. les connecteurs
3.2. la progression thématique
4. Le fonctionnement global du texte
4.1. l’identification des thèses en présence
4.2. l’analyse des présupposés
4.3. le système de l’énonciation

30cours [13], c’est parce qu’il a été conçu à partir de présupposés en adéquation avec nos approches théoriques et méthodologiques. Tropes a été créé par une équipe de chercheurs en psychologie sociale tels Ghiglione, Matalon, Bromberg, etc. bientôt rejoints par des statisticiens, des informaticiens et, plus récemment, des linguistes, sémanticiens et grammairiens. Alors que les logiciels de lexicométrie ont pour unité de base le mot, Tropes travaille à partir d’unités de sens, c’est-à-dire à partir de notions qu’il regroupe dans des champs sémantiques appelés « univers de référence », et à partir de catégories grammaticales de mots, appelées « méta-catégories ». En proposant les principales fonctions suivantes, il analyse le contenu thématique du discours mais aussi l’engagement du locuteur dans sa production, ainsi que la structuration de l’énoncé (op. cit, 2004). Enfin, comme tout logiciel de sémantique, il permet une mise à distance de l’énoncé et une objectivation de l’analyse.

31Tropes identifie principalement :

32

  • Les spécificités d’un énoncé qui peuvent être caractérisées par comparaison à une norme langagière. La présence d’une catégorie de mots est affichée comme significative lorsque sa fréquence d’apparition est significativement supérieure à la moyenne obtenue en analysant de très vastes corpus de textes appartenant à de genres forts différents (textes scientifiques, littéraires, journalistiques, etc.).
  • Les « univers de référence » et « les classes d’équivalents » regroupent dans de grandes classes sémantiques les notions développées dans le texte à partir d’une triple catégorisation de termes dits « équivalents », du regroupement le plus précis au regroupement le plus global : au niveau le plus précis se situent les substantifs eux-mêmes, puis les classes d’équivalents, elles-mêmes incluses dans les univers de référence 2, à leur tour regroupés dans les univers de référence 1. Cette étude des principaux champs sémantiques peut être complétée par celle des « mises en relation » indiquant quels univers de référence de niveau 2 sont fréquemment placés côte à côte à l’intérieur d’une même proposition ainsi que ceux statistiquement le plus souvent placés en position d’actant, c’est-à-dire avant le verbe ou d’acté, c’est-à-dire après le verbe. Le logiciel facilite ainsi une exploration fine des textes en faisant émerger des catégories sémantiques composées de termes peu nombreux dans l’énoncé
  • des signaux faibles – qui ne seraient pas pris en compte par un logiciel de lexicométrie et ne seraient peut-être pas perçus par le lecteur. Or, un faible nombre d’occurrences peut en soi avoir un sens. En outre, à partir de la fonction « scénario », l’utilisateur de Tropes peut lui-même créer ses propres classifications sémantiques et personnaliser son analyse en fonction de ses objectifs de recherche. Il conçoit ainsi son propre thésaurus.
  • La fonction « les catégories de mots fréquentes » sélectionne les catégories de mots les plus significatives et en présente le pourcentage d’occurrences. Cinq catégories, appelées « méta-catégories » : les verbes, les connecteurs [14], les modalisateurs, lesadjectifs qualificatifs objectifs et subjectifs, les pronoms personnels sujets sont identifiées et comptabilisées. Toutefois, un mot hors d’un contexte discursif n’ayant pas de signification, Tropes propose une visualisation de chaque occurrence dans son contexte, c’est-à-dire, dans la proposition [15]dans laquelle elle figure.
  • L’étude des « rafales » (trois occurrences au moins d’une même variable dans une partie du texte) et épisodes (blocs d’argumentation déterminés à partir de l’apparition puis disparition d’une rafale) permet d’analyser la chronologie du discours en en identifiant les différentes phases.

33Après avoir présenté nos principaux cadres de référence et hypothèses de travail ainsi que les différents indicateurs constituant notre grille d’analyse des discours, nous allons à présent illustrer notre méthodologie à partir de l’étude empirique de l’allocution d’un dirigeant d’entreprise. En conclusion, afin de mettre en perspective cette étude, nous proposons une réflexion d’ordre méthodologique et réflexive en adéquation avec les deux premières parties de cet article.

III – EXEMPLE D’ANALYSE DE DISCOURS : L’EXHORTATION AU CHANGEMENT À LA SNCF

34« On sait combien les discours managériaux constituent un faire potentiel (et politique) dans lequel la parole est censée faire advenir ce qu’elle énonce. Elle n’est pas là pour constater une réalité préexistante aux mots employés, mais bien pour construire par l’argumentation un sens voulu. » (Giordano, 1995, p. 59).

35La fin des années 1990 voit les entreprises de service public vivre des évolutions majeures afin d’acquérir une nouvelle légitimité auprès de leurs différentes parties prenantes. La SNCF, objet de critiques récurrentes émanant de ses clients n’échappe pas à la règle. Désireuse d’améliorer son offre de services, elle procède à une vaste enquête auprès de sa clientèle qui se conclut par une convention d’entreprise fortement médiatisée en interne comme en externe, notamment dans les journaux télévisés et rassemblant deux mille cheminots. Le président de la SNCF, en poste depuis six mois, prend la parole pour la première fois devant les salariés de façon aussi solennelle. Il succède alors à un président limogé par le pouvoir en place après les grèves de décembre 1995 au nom d’une absence de dialogue social dans l’entreprise. Éminemment stratégique, cette allocution doit inaugurer l’ère du changement dans l’entreprise qu’il dirige. Notre orateur tient alors un discours de tribun, tout à la fois profession de foi, plaidoyer en faveur du changement et du dialogue social et réquisitoire envers des modes de management autocratiques qui paralysent, selon lui, l’ensemble de l’institution. Il s’agit de démontrer que la SNCF, tout en réaffirmant son identité de service public, doit impérativement se donner les moyens de devenir une entreprise de service performante. Pour ce faire, mais aussi au nom de principes démocratiques et éthiques, le changement de comportement au travail de l’ensemble des cheminots est un préalable incontournable. C’est cette rhétorique du changement impulsé par le sommet stratégique que nous nous proposons d’analyser afin d’en décrypter les modes d’argumentation et de légitimation ainsi que les paradoxes et limites. Notons que le statut de ce discours est ambigu : prononcé devant une assemblée de salariés, puis filmé et transcrit pour être ensuite largement diffusé dans les sites de l’entreprise et repris dans les journaux internes, il est transmis par différents canaux et supports de communication. Il est toutefois conçu comme un discours oral et en présente les spécificités, comme le recours aux métaphores ainsi qu’aux voies argumentatives de l’ethos et du pathos [16].

1. Les indices énonciatifs

36Le locuteur assume pleinement son énoncé. En témoignent les vingt-six pronoms personnels première personne du singulier (« je ») et le nombre conséquent de verbes déclaratifs : « je m’engage », « je crois [17] », « je vous assure ». Deux autres pronoms personnels – « nous » et « vous » [18] – contribuent à caractériser le système d’énonciation complexe de ce discours :

37Le « nous » sujet est intégré dans des phrases fréquemment performatives [19]. Il est principalement suivi des verbes « devoir [20] » (« nous devons tous ensemble » ; « nous ne devons pas nous laisser distancer »), « pouvoir » (« tous ensemble, nous pouvons créer la SNCF autour d’un projet fédérateur ») ou est utilisé dans l’expression « à nous de » : « À nous désormais de saisir l’opportunité offerte » ; « À nous de bâtir ensemble ». Cette mobilisation des salariés est ainsi placée sous le signe de la cohésion des membres de l’organisation dans laquelle le locuteur s’inscrit pleinement.

38À travers le pronom « vous », il s’adresse directement au personnel de la SNCF en utilisant divers ressorts psychologiques qui jouent principalement sur la valorisation – « sans vous, sans votre volonté d’améliorer son fonctionnement » ; « avec vous, la SNCF peut gagner » – et sur le sentiment de fierté : « vous avez un formidable capital de compétences dans chacun de vos métiers » ; « vous devez être fiers de votre passé » ; « vous êtes les héritiers de ceux, etc. ». Mais il sous-entend que ses perceptions ne sont pas toujours partagées par la population française qui peut avoir une image dévalorisante de l’entreprise. Ainsi, pour recouvrer une légitime dignité, il lui faut accepter de changer : « vous percevrez une fierté nouvelle en vous-même, dans les yeux de votre famille, de vos proches ».

39Afin de démontrer que débute une nouvelle ère pour la SNCF, l’allocution joue sur un système d’opposition entre le présent et le passé. Dans un passé récent, les contraintes de service public pénalisaient fortement l’entreprise. Cette situation jugée inique prend fin : « une série de mesures, une« nouvelle donne » qui offre enfin une réelle chance à la SNCF ». [21] Dès lors, les cheminots deviennent pleinement responsables du succès ou de l’échec de leur entreprise : « À nous désormais de saisir l’opportunité offerte [22]. » Toutefois, le passé, c’est aussi l’âge d’or de l’entreprise ; il fonctionne comme le miroir du présent : « Souvenez-vous [23] : vous êtes les héritiers de ceux qui ont gagné la bataille du rail, celle de la reconstruction et vous avez su construire la grande vitesse. Il n’y a pas de raison pour que nous ne gagnions pas maintenant la bataille de la clientèle. » Le message est clair : les conquérants d’hier ne peuvent aujourd’hui qu’être les gagnants. Le présent est synonyme de rupture et d’espoir… pour peu que les salariés agissent. La structure temporelle du discours confirme cette analyse : à l’exception de quelques verbes au passé qui renvoient à l’époque quasi mythique de l’après-guerre, l’allocution est ancrée dans un présent porteur de nouvelles opportunités pour la SNCF. La volonté d’agir se manifeste par la présence d’énoncés performatifs (9 occurrences de « il faut que », 6 occurrences du verbe « devoir »). De nombreux verbes au futur montrent que l’énoncé s’inscrit dans une temporalité présentée comme certaine et non comme virtuelle : « À nous de bâtir ensemble et dans la concertation un « projet industriel » qui confortera notre place dans le pays et garantira notre développement. » De manière symptomatique, le texte ne comporte aucun conditionnel : le succès est envisagé comme une évidence.

40L’appel à la mobilisation joue fortement sur l’affect et sur l’implication du locuteur : ainsi, les termes subjectifs affectifs et évaluatifs sont nombreux. Le logiciel Tropes compte 52,6 % d’adjectifs subjectifs auxquels il faut ajouter une forte proportion de verbes déclaratifs et de modalisateurs d’intensité [24] (pour ces trois catégories, le texte se situe au-delà des normes langagières) qui permettent de dramatiser l’énoncé. Les substantifs sont eux-mêmes caractérisés par leur charge émotionnelle : « chance », « bataille « courage », « respect », « honneur », … et certains renvoient de manière patente au champ lexical du combat.

2. Les indices référentiels

41Trois principaux champs sémantiques parcourent l’allocution du président. Le principal est celui de client (7 occurrences). Le discours repose en effet largement sur l’antagonisme commercial/technique : la mutation que doit vivre la SNCF est de passer d’une culture technique à une culture de service : « il faut passer du technique au client ». À la bataille du rail doit se substituer la bataille de la clientèle pour que l’institution devienne la « SNCF exemplaire et performante, que ses clients aiment. » Ce premier champ sémantique est associé à celui du changement (5 occurrences), objet même de ce discours. Il s’agit en effet de convaincre les cheminots de l’absolue nécessité de changer de comportement, changement qui seul peut sauver l’entreprise de la paralysie qui la guette. Ainsi, dans un même paragraphe, on compte jusqu’à six occurrences du verbe « changer » dans quatre énoncés performatifs. En outre, le changement est toujours connoté positivement : il s’agit d’une « amélioration » et d’une « évolution ». Notons qu’employer « évolution » (3 occurrences) n’est pas neutre, ce terme renvoyant à la double idée de progrès et de processus naturel et permettant alors tout à la fois de naturaliser les mutations et de les inscrire dans une logique de progrès. Enfin, le champ sémantique de la communication interne est lui aussi central. La communication interne, présentée par le locuteur comme le dysfonctionnement majeur de la SNCF, désigne dans ce discours d’une part les relations informelles entre les supérieurs hiérarchiques et leurs collaborateurs – bridées par les comportements autocratiques des uns et serviles des autres – et d’autre part le « dialogue social [25] » de l’entreprise, décrit comme stérile. L’énoncé met ainsi l’accent sur l’urgence qu’il y a à décloisonner une entreprise bloquée en raison de relations informelles et d’un dialogue social inefficaces.

42Les deux voies argumentatives utilisées par l’orateur sont le pathos et l’ethos. La dimension affective est omniprésente : le texte joue – nous l’avons montré – sur des sentiments tels la reconnaissance, la fierté, le goût du défi et du travail. Il tend parallèlement à culpabiliser, voire à infantiliser ses destinataires à travers des reproches et des propos moralisateurs. Ainsi, la logique de persuasion de ce discours ne fonctionne pas, comme bien souvent dans les discours managériaux, sur la naturalisation des concepts ou sur la doxa de l’évidence (Marion, op.cit.) mais repose très largement sur le charisme du locuteur et sur la présence constante dans le texte de marqueurs renvoyant au sujet de l’énoncé. La légitimité du locuteur provient donc d’une double origine : l’une, extratextuelle, émane de la fonction de président de la SNCF et de la personnalité du sujet de l’énonciation. L’autre, intratextuelle, est issue du rôle dominant du sujet de l’énoncé : son « pouvoir » est la conséquence de sa position omniprésente de sujet ; sujet qui s’adresse directement à ses interlocuteurs en tant que laudateur, complice ou juge, qui félicite, promet, admoneste ou joue de son expérience.

3. Le circuit argumentatif

43Dans l’ensemble, la structure de cette allocution correspond à celle des discours antiques : « l’exorde » – ici l’engagement du président qui joue sur le pathos –, « la confirmation » c’est-à-dire l’énoncé des arguments et des preuves, enfin, la « péroraison », la dramatisation finale qui conclut le texte par un énoncé affectif.

441) Le texte démarre par la réitération d’un message de confiance – la SNCF peut désormais relever les défis avec succès – et par l’affirmation de l’engagement du président aux côtés de ses collaborateurs : Les cheminots, compétents et motivés, sauront gagner la nouvelle bataille commerciale à laquelle ils sont désormais confrontés. 2) À condition qu’ils acceptent de changer de comportement les uns envers les autres, qu’ils apprennent à dialoguer et à travailler ensemble. Les nouvelles relations dans l’entreprise, indispensables à son succès, reposent sur un encadrement fort et sur un dialogue social qu’il s’agit, dans les deuxcas, de redéfinir. 3) Le troisième mouvement de l’énoncé est une invitation à agir ensemble ; il présente les avantages – psychologiques et pécuniaires – qu’y trouveront les cheminots. La dimension performative est ici maximale. 4) Le président conclut en engageant les personnels de la SNCF à lui faire confiance.

4. Le fonctionnement global du discours

45Le texte est construit sur une alternance de thèses proposées clairement énoncées et de thèses refusées implicites, elliptiques, « brouillées » – aucune n’est construite et argumentée de façon cohérente. La thèse proposée est explicite : la situation de la SNCF est aujourd’hui favorable, son succès ne dépend plus que de la (bonne) volonté de ses membres : il leur faut accepter de passer d’une logique de production à une logique de service mais surtout de changer radicalement de comportement en adoptant des formes de management participatives et en rendant constructives les relations sociales. En revanche, les thèses refusées sont diverses et fragmentées : elles présentent tout à la fois la situation de l’entreprise comme trop grave pour qu’il y ait une issue favorable, les négociations entre l’État et la direction générale comme un échec, les logiques marchandes comme inacceptables et les blocages des relations hiérarchiques et sociales comme insurmontables.

46Le discours repose ainsi sur un principe d’opposition entre des « opposants » [26]omniprésents mais jamais véritablement définis, et le sujet de l’énoncé. Toutefois, grâce à un jeu subtil d’énonciation, il échappe partiellement au manichéisme : le pronom personnel « vous » n’est jamais directement associé à des propos négatifs. Lorsqu’il reproche à ses collaborateurs leur incapacité à dialoguer avec leurs subalternes et les exhorte à changer de comportement, le locuteur emploie un sujet et une syntaxe impersonnels (« chacun », « on », « il faut que »). Il va même jusqu’à laisser entendre qu’il fait partie des leurs : ainsi, il conclut son allocution par les deux phrases suivantes : « Il suffit de parler ensemble. Pas seulement avec celui d’au-dessus. Aussi avec celui d’en dessous : c’est fou ce qu’il a à nous apprendre. » ; « Je nous invite à une véritable mutation dans nos relations les uns avec les autres. » L’autocritique apparente permet de rendre la critique et le propos moralisateur acceptables par les destinataires.

5. Interprétation de l’analyse discursive : injonction paradoxale et double contrainte

47Faire évoluer les comportements au travail des salariés de la SNCF, condition sine qua non du succès de l’entreprise, est l’objectif recherché par cette allocution. Or, celle-ci vise des objectifs antinomiques et s’inscrit de ce fait dans une communication paradoxale. En premier lieu, elle prône autonomie et responsabilisation des salariés mais réaffirme simultanément le pouvoir du locuteur qui, à travers une certaine dramaturgie, adopte la posture du leader charismatique et s’adresse à eux à travers un registre paternaliste, les félicitant et les réprimandant tour à tour. En second lieu, bien que le changement soit au cœur de cette allocution, l’énonciateur ne parle jamais des dispositifs organisationnels ou managériaux à mettre en œuvre, qui seuls pourraient permettre la redéfinition des pouvoirs en place qu’il appelle de ses vœux. Cette allocution est ainsi ancrée dans une logique d’influence de type mécaniste qui joue sur tous les artifices du pathos : personnification du pouvoir, valorisation, infantilisation et culpabilisation du destinataire, mise en place d’exutoires. Visant tout à la fois à transformer les cheminots salariés en acteurs de leur vie professionnelle et à exalter le nouveau pouvoir hiérarchique en place, elle crée une situation de double contrainte (Bateson, 1981) susceptible de générer chez les salariés des attitudes de retrait, de dépendance ou de contre-dépendance et d’altérer in fine la relation de confiance entre les membres de l’organisation et leur direction qu’elle avait pour finalité de renforcer.

CONCLUSION

48L’objet de cet article est de proposer une méthodologie d’analyse textuelle et d’illustrer cette méthode par une analyse discursive. Après avoir synthétiquement présenté nos hypothèses ainsi que les deux champs de la linguistique de l’énonciation et de l’analyse du système d’argumentation, nous avons proposé, à partir de marqueurs, une grille de lecture permettant une analyse approfondie des discours. Enfin, nous avons présenté l’étude d’une allocution prononcée par un ancien président de la SNCF sur le changement décrété, thème récurrent dans nombre de discours managériaux, allocution dont nous avons tenté de montrer la forte dimension performative grâce à l’identification d’indicateurs linguistiques. Nous inscrivant dans la filiation de la linguistique de l’énonciation, nous avons ainsi resitué ce discours dans son contexte énonciatif en en analysant la visée persuasive.

49Nous souhaitons conclure nos propos par une réflexion sur la méthodologie d’analyse de discours assistée par ordinateur. Nous avons montré que le recours au logiciel de sémantique constitue une aide précieuse à l’analyse. En faisant apparaître de façon systématique, sans qu’aucun choix ne soit opéré, les « nuances invisibles à l’œil nu » (Baudelot, préface de Lebart et Salem, 1988) c’est-à-dire l’ensemble des traces langagières, et en facilitant l’identification de la configuration d’ensemble du discours – que seules de nombreuses relectures auraient permis de détecter –, il nous a aidée à repérer rapidement le circuit argumentatif du discours. En outre, les tableaux, graphes, listes, produits automatiquement ont facilité une lecture distanciée et décentrée des énoncés. La classification automatique des résultats par ordre de fréquence par exemple présente l’intérêt d’être déconnectée de la phase d’interprétation. C’est ainsi que nous avons pu identifier « objectivement » le système d’énonciation et les champs sémantiques du discours étudié. Toutefois, un logiciel, aussi performant soit-il, n’est qu’un outil et les « résultats » qu’il propose ne doivent pas supplanter le travail du chercheur. Celui-ci doit, à un moment donné, prendre le risque de l’interprétation et décider, en fonction d’intuitions et/ou d’hypothèses explicitées, de « creuser » l’étude de certains indicateurs plusque d’autres puis de proposer une analyse globale des énoncés. C’est dans ces opérations que réside la richesse et le processus de validation de l’interprétation.

50En dernier lieu, nous avons voulu montrer que ce type d’analyse, de par la richesse et la diversité des « résultats » obtenus, peut constituer une étape essentielle dans un processus de recherche. Il peut tout à la fois être utilisé comme exploratoire ou bien « vérificatoire » et contribuer ainsi à enrichir des investigations. Il est toutefois relativement complexe à mettre en œuvre et mobilise un certain savoir. Même s’il est possible de ne pas utiliser la grille de lecture dans son intégralité et de ne retenir, selon ses objectifs, que certains marqueurs linguistiques, son intégration dans une méthodologie de recherche ainsi que les buts qu’on lui assigne doivent être clairement réfléchis.

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Mise en ligne 19/04/2011

Notes

  • [1]
    Nous appelons « texte » la transcription d’un discours quel qu’il soit.
  • [2]
    Nous reprenons ici le titre du célèbre ouvrage de Ghiglione.
  • [3]
    Respectivement 2005, 1982, 1998, 1986.
  • [4]
    « Le raisonnement d’Aristote est le suivant : pour convaincre un interlocuteur, il faut mettre celui-ci en position telle qu’il se trouve dans l’impossibilité de refuser les propositions avancées. Pour aller dans le sens d’une telle impossibilité, il faut que ces propositions soient aussi proches que possible de quelque opinion ou autorité générale […] Assurément, les prémisses choisies trahissent l’idée que le locuteur se fait des représentations (connaissances, croyances, idéologie) de son interlocuteur» (Adam, 1992, p. 116).
  • [5]
    Mais, car, parce que, afin que…
  • [6]
    « Argumenter, c’est, par fonction, répondre à un (des) discours d’autrui. Même si la parole de l’autre ne semble pas se faire entendre parce qu’elle est tactiquement réduite au silence, elle existe virtuellement. » (Boissinot, 1992).
  • [7]
    Pour rédiger ce paragraphe, nous nous sommes servis de l’ouvrage de Robrieux (1993), Éléments de rhétorique et d’argumentation, Paris, Dunod.
  • [8]
    Le « contexte » se définit comme l’ensemble des conditions de production extralinguistiques d’une situation discursive, le « cotexte » se réfère à l’environnement linguistique immédiat du discours considéré, c’est-à-dire aux énoncés qui le précèdent et le suivent. La notion de « contexte » est trop vaste pour être ici questionnée (Bateson, 1971). Nous employons dans l’analyse discursive ci-après, le contexte dans le sens de « conditions d’émergence » à un double niveau. Le discours du dirigeant de la SNCF s’inscrit dans une période de forts questionnements et transformations des entreprises de service public, en quête d’une nouvelle légitimité : tel est le niveau « générique ». À un second niveau plus spécifique, ce discours est prononcé par un nouveau président lui-même désireux d’accroître son pouvoir et sa légitimité.
  • [9]
    Selon de nombreux auteurs, le langage n’est pas un reflet de la réalité, il crée cette réalité, il n’y a pas présence du réel dans le message mais « effet de réel » (Barthes, 1968), « réalité de second ordre » (Sfez, 1992), « réalité de la réalité » (Von Foerster).
  • [10]
    Ces trois dimensions (respectivement, référentielle, énonciative et organisationnelle) sont interdépendantes. C’est par souci de clarté dans l’analyse que nous opérons cette classification.
  • [11]
    Selon le célèbre exemple « Pierre a cessé de fumer », l’énoncé véhicule, sans que cela soit son objet central, le présupposé : « auparavant, Pierre fumait ».
  • [12]
    « Les présupposés ont pour fonction pragmatique d’enfermer l’adversaire dans un cadre argumentatif qu’il ne peut qu’accepter ou récuser par des moyens polémiques si véhéments (c’est l’énonciation elle-même et non plus seulement les contenus énoncés, qui se trouve en effet frappée de nullité) que l’on hésite souvent à y recourir. » (Kerbrat-Orecchioni, 1986, p. 189).
  • [13]
    Pour une analyse comparative des logiciels Alceste, Sphinx Lexica et Spad-T, lire l’article de Helme-Guizon et Gavard-Perret, 2004.
  • [14]
    Ce sont les conjonctions de coordination et de subordination qui relient les différentes parties du discours : joncteurs de condition (« si », « au cas où », etc.), cause (« parce que, car, etc.), but (« pour que », « afin que », etc.)
  • [15]
    Une proposition est une phrase simple, du type sujet, verbe, complément.
  • [16]
    C’est la direction de la communication de l’entreprise qui nous a donné accès à ce discours à partir trois supports : un premier film d’entreprise présentant l’intégralité de cette convention (3 heures environ) ; un second film de vingt minutes centré sur ses moments clés et comprenant en point d’orgue l’allocution analysée dans cette communication ; une transcription de cette déclaration.
  • [17]
    Cinq occurrences.
  • [18]
    Respectivement 17 occurrences et 25 occurrences.
  • [19]
    Cette dimension performative est renforcée par l’utilisation de « devoir » au futur : « nous ne devrons pas rougir de notre futur ».
  • [20]
    Cinq occurrences.
  • [21]
    L’adverbe « enfin » montre l’urgence du changement.
  • [22]
    « Désormais » indique qu’il y a discontinuité entre le passé et le présent.
  • [23]
    Ce procédé rhétorique s’apparente au flash-back cinématographique.
  • [24]
    Nous rappelons que les modalisateurs d’intensité sont des adverbes tels que « fortement » ou « très ».
  • [25]
    Six occurrences.
  • [26]
    Cette terminologie renvoie à la figure stylisée de l’agresseur dans l’analyse narrative de Vladimir Propp. Dans ce discours, les opposants sont : l’État « avant », qui avait une attitude injuste envers la SNCF en l’empêchant d’évoluer, certains membres de la ligne hiérarchique qui paralysent l’entreprise en refusant de dialoguer avec les équipes et de négocier avec les partenaires sociaux, les organisations syndicales qui bloquent les négociations, et plus généralement, tous ceux qui sont résignés et qui acceptent le statu quo.
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