1Les chaînes logistiques peuvent maintenant traverser plusieurs mers et continents, depuis l’origine des matières premières jusqu’au consommateur final. Ces chaînes ont atteint une longueur et un volume sans précédent. Plusieurs organisations réalisent que maîtriser ce type de chaîne est complexe et que gérer cette complexité engendre des coûts. Ainsi, dans une étude récente réalisée auprès de manufacturiers canadiens s’approvisionnant dans des pays à faibles coûts de main-d’œuvre comme la Chine, on apprenait que, dans la majorité des cas, ces entreprises, qui s’approvisionnaient auparavant en Amérique du Nord, observaient une augmentation de leur coût total (Industrie Canada, 2007). Ces coûts s’expliquent notamment par l’augmentation des stocks de sécurité que les entreprises utilisent pour contrer l’ampleur et l’incertitude des délais de réapprovisionnement.
2Malgré tout, les entreprises confient de plus en plus de contrats de production à des pays à faibles coûts de main-d’œuvre, ce qu’on appelle parfois le « offshoring ». En 1990, on comptait 37000 entreprises multinationales ayant plus de 170000 filiales à l’étranger. Or, en 2004, le nombre d’entreprises multinationales avait presque doublé atteignant 70000 et, encore plus impressionnant, le nombre de leurs filiales à l’étranger atteignait 690000 entreprises, dont la moitié est située dans des pays émergents, notamment en Chine où les filiales étrangères représentent plus du quart de la production industrielle et 58 % des exportations (Sydor, 2006). Cette croissance n’est cependant pas limitée à la Chine; elle s’observe également dans toute l’Asie de l’Est. De plus, on s’attend à ce que l’Inde et l’Europe de l’Est connaissent également une forte croissance économique.
3L’impact de l’approvisionnement global sur les réseaux logistiques est clair. Les entreprises profitent de coûts d’achat et de production réduits grâce à une main-d’œuvre à bas prix. En contrepartie, ces entreprises voient leurs délais d’approvisionnement se rallonger et leurs activités logistiques, notamment les activités de transport, se compliquer. Pour faire face à cette complexité, les entreprises se doivent de gérer leur chaîne logistique de manière plus sophistiquée. Après avoir adopté des approches collaboratives, où les entreprises partagent ou élaborent ensemble leurs prévisions et plans de productions, certaines entreprises vont un pas plus loin et visent également à planifier et contrôler leurs activités de transport au sein de la chaîne. C’est dans cet esprit que le présent article propose le concept de centres opérationnels, lesquels visent à assurer, de façon continue, le fonctionnement adéquat des chaînes logistiques d’aujourd’hui. Le reste de l’article se divise en quatre sections. La prochaine section présente un aperçu des principaux développements et des œuvres majeures portant sur la gestion des chaînes logistiques et sur la gestion de l’information au sein de celles-ci. La section suivante présente une réflexion sur la nécessité d’un mode de fonctionnement en temps réel et les défis qui y sont liés. Vient ensuite une section qui propose un modèle conceptuel définissant les différentes composantes d’un centre opérationnel pour la gestion en temps réel d’une chaîne logistique. Enfin, la dernière section présente les conclusions de l’article.
I – LA CHAÎNE GLOBALE D’HIER À AUJOURD’HUI
4On définit la chaîne d’approvisionnement comme un réseau d’organisations qui, d’amont en aval, sont engagées dans des activités et des processus créateurs de valeur qui prennent la forme de produits et services livrés au consommateur final (Christopher, 1994). Certains attribuent la paternité des premiers travaux portant sur la chaîne logistique à Forrester qui dès 1958, dans un article publié dans la Harvard Business Review, modélisa la circulation des produits, des flux d’information et des flux monétaires à travers les différents acteurs de la chaîne logistique (Forrester, 1958). Il démontra notamment comment certains phénomènes se produisant au point de vente finale – comme une hausse de la demande au niveau du détaillant –, pouvaient se traduire par une augmentation de l’amplification de la variance de la demande chez les acteurs en amont (distributeur, manufacturier, etc.). Ce phénomène, mieux connu aujourd’hui sous le nom de l’effet bullwhip, a été identifié dans plusieurs études industrielles comme étant la principale menace à l’efficacité des chaînes logistiques (Lee et al., 1997). Pour d’autres, c’est Henry Ford qui administra la première chaîne logistique. Certains passages de son livre illustrent d’ailleurs à quel point il avait une maîtrise étonnante de sa chaîne logistique. En effet, en utilisant les technologies modernes de l’époque, telles que le télégraphe, il pouvait avoir de l’information en temps réel sur les mouvements des cargaisons : “The traffic department knows the exact transit time between different points, and if a car is overdue more than an hour, the fact is known at headquarters” (Ford, 1926 (1988), p. 118).
5D’autres auteurs considèrent que les origines de la chaîne logistique sont plus lointaines. Ainsi, Landry (2005) retrace ses origines au XVIIe siècle avec la création du poste de « Maréchal des logis » dans l’armée française. L’idée de la chaîne, toujours selon Landry (2005), pourrait aussi être retracée jusqu’à l’empire romain, lequel était approvisionné par un réseau d’organisations connectées entre elles grâce à la Via Apia. Véronneau (2008) va encore plus loin en retraçant les origines de la chaîne à Sun Tzu 500 B.C. qui prétendait qu’aucune guerre ne pouvait être gagnée sans un approvisionnement abondant et coordonné de produits convergeant vers les troupes militaires (Sun Tzu, 500 B.C. (1996)).
6Depuis les travaux de Forrester, le domaine de la chaîne logistique a évolué de façon radicale. D’abord, au début des années 1970, les différentes activités de la logistique furent regroupées en amont et en aval pour donner respectivement lieu à ce qu’on appelait à l’époque la gestion des matières et la distribution physique. On a ensuite compris les avantages reliés à l’intégration de l’amont et de l’aval en proposant la gestion de tout le système logistique. Mais encore fallait-il que les systèmes d’information puissent faciliter la gestion d’un tel système intégré. Ce sont de tels systèmes (e.g. MRPII) qui ont permis des innovations comme l’implantation du premier système de planification des ressources de distribution (DRP – Distribution Resource Planning) par André Martin à la fin des années 1970 (Martin, 1985).
7Selon Christopher (1992), l’expression gestion de la chaîne logistique ou Supply Chain Management (SCM) aurait été introduite pour la première fois par Oliver et Weber en 1982. Une quinzaine d’années plus tard, Cooper et al. (1997) représentaient la SCM comme un ensemble de processus intégrés incluant ceux reliant les entreprises entre elles.
8Depuis le milieu des années 1980, la philosophie du juste-à-temps, jusque-là presque exclusivement réservée à la production de produits manufacturiers, fut adaptée à la distribution des produits finis. Ceci, combiné à divers efforts de synchronisation des activités de l’ensemble des intervenants de la chaîne pour lutter contre l’effet bullwhip, donna naissance à des pratiques de réapprovisionnement continu (Continuous Replenishment Program, CRP) et à un ensemble d’initiatives sectorielles connues sous le nom de Quick Response (QR) ou de Efficient Consumer Response (ECR) et, plus récemment, aux systèmes de planification, prévision et réapprovisionnement partagés sur Internet ou Collaborative Planning, Forecasting and Replenishment (CPFR). Ces pratiques reposent notamment sur l’établissement de partenariats entre les membres d’un réseau de distribution afin de mieux planifier le réapprovisionnement des commerces de détail à partir de l’information provenant à la fois des points de vente et des prévisions partagées entre les membres du réseau. Cette approche vise essentiellement à atténuer les conséquences négatives de l’effet bullwhip en s’éloignant de la méthode traditionnelle de réapprovisionnement basée presque exclusivement sur le traitement indépendant des commandes reçues à chaque échelon du réseau (Ponce et al., 2007). Pour réussir, ces nouvelles méthodes de gestion s’appuient sur l’utilisation de nouvelles technologies de communication, nécessitent des efforts de réduction des temps de cycle et impliquent l’attribution de responsabilités clairement établies quant aux tâches de planification et de réapprovisionnement au sein de la chaîne. Selon Jobin et al. (1997), on observe trois principales approches de répartition de telles responsabilités. Dans la première approche, le réapprovisionnement continu géré par le fournisseur (Vendor Managed Replenishment, VMR), le fournisseur s’occupe des prévisions de ventes et du réapprovisionnement. Typiquement, le distributeur, en fonction d’un horaire de transmission préétabli, transmet au fournisseur une foule d’informations telles les prix de vente, les stocks en main, les produits en pénurie et les quantités en transit. Grâce à ces informations, le fournisseur établit alors des prévisions de ventes et des recommandations d’achat pour le distributeur qui a alors la responsabilité de les approuver.
9Dans la seconde approche, le réapprovisionnement continu géré par le distributeur (Retailer Managed Replenishment, RMR), c’est le dernier maillon de la chaîne qui s’occupe des prévisions de ventes et du réapprovisionnement. On peut alors plus facilement prendre en compte des données relatives à l’environnement du point de vente comme, par exemple, les effets des promotions ou des actions des concurrents. Concrètement, selon cette approche, le distributeur transmet une proposition d’achats au fournisseur, laquelle tient compte de la capacité de production de ce dernier, lequel doit alors confirmer son engagement à livrer les produits désirés.
10Enfin, dans la troisième approche, le réapprovisionnement continu géré par un tiers (Third-party Managed Replenishment, TMR), c’est un prestataire de services qui s’occupe des prévisions de ventes et du réapprovisionnement. On réduit ainsi au minimum l’investissement requis par les parties impliquées pour réaliser le réapprovisionnement continu. Typiquement, le tiers, se basant sur une série d’informations fournies par les différents partenaires de la chaîne, établit des prévisions de ventes et des recommandations d’achat pour le distributeur et un plan de production plus ou moins précis pour le fournisseur. Le fournisseur, puis le distributeur, confirment ensuite leur engagement à suivre le plan proposé par le tiers.
11Au cours des dernières années, plusieurs auteurs ont aidé à mieux comprendre la nature et l’importance de l’effet bullwhip ainsi que ses causes et les façons de l’atténuer. Parmi ces travaux, on se doit de mentionner ceux de Lee et al. (1997) qui, en se basant sur des données recueillies chez Procter & Gamble et Hewlett-Packard, ont décrit quatre causes principales contribuant à l’amplification de la variabilité de la demande au sein d’une chaîne d’approvisionnement. Ils ont, de plus proposé divers moyens pour remédier à chacune d’entre elles (voir tableau 1).
12Pour leur part, Disney et Towill (2003) ont étudié l’impact du VMI sur l’effet bullwhip. Leur étude, basée sur la simulation, conclut que le VMI élimine de façon presque complète les effets du rationnement et du regroupement en lots. Elle démontre également l’efficacité du VMI pour contrer l’effet des variations de prix. Enfin, son efficacité sur l’effet des modèles de prévision de la demande n’est pas concluante.
13L’analyse de l’efficacité du CPFR en général et du partage de l’information en particulier est un autre sujet qui a capté l’intérêt des chercheurs du domaine de la chaîne logistique au cours des dernières années. Ainsi, Aviv (2001) modélise une chaîne simplifiée de deux partenaires fabriquant un seul produit pour étudier les impacts liés au processus local ou collaboratif et au caractère statique ou dynamique des prévisions. Aviv en conclut que l’ajustement dynamique des prévisions peut engendrer des réductions de coût substantielles mais que ces réductions sont tributaires de la configuration du problème, notamment de la qualité des prévisions initiales. Enfin, un processus collaboratif est avantageux par rapport à un processus individuel dans la mesure où les partenaires ont des atouts très contrastés (diversified capabilities) dans leur façon d’établir leurs prévisions.
L’effet bullwhip: causes et remèdes (Lee et al., 1997)
L’effet bullwhip: causes et remèdes (Lee et al., 1997)
14Pour leur part, Cachon et Fischer (2000) étudient la réduction de coût associée au partage de l’information au sein d’une chaîne simplifiée comprenant N distributeurs identiques et un fournisseur fabriquant un seul produit dont la demande est stochastique et stationnaire. Lors de tests numériques, ils observent une réduction de coût de 2,2 % en moyenne lorsque les informations sur la demande et les stocks sont partagées.
15Par ailleurs, Cachon et Larivière (2001) ont étudié l’impact de l’information sur les profits au sein d’une chaîne grâce à un modèle basé sur la théorie des jeux. Ce modèle comprend un producteur unique et un seul fournisseur fabriquant une composante critique dont la demande est stochastique. Deux configurations de diffusion de l’information sont étudiées. Dans la première, les deux entreprises connaissent la fonction de demande du producteur. Dans la seconde, seul le producteur la connaît et celui-ci annonce ses prévisions au fournisseur. Il est à noter que ces prévisions peuvent être biaisées, par exemple, le producteur peut gonfler la demande afin que le fournisseur augmente sa capacité et ait donc la possibilité de lui procurer un meilleur niveau de service. Les travaux de Cachon et Larivière font ressortir la sensibilité du profit total et des profits respectifs de chacun des partenaires au type de contrat qu’on applique et au niveau de confiance qui s’établit entre les partenaires.
16Lee et al. (2000), utilisant également une chaîne simplifiée de deux partenaires, mais dans un contexte de demande non stationnaire, démontrent à partir de deux études aux résultats très similaires, l’une analytique (basée sur des approximations), l’autre numérique (basée sur des simulations), que le partage de l’information engendre une réduction significative des stocks et des coûts. Les résultats illustrent également que les réductions sont les plus grandes lorsque la demande est fortement auto-corrélée et très variable et que le délai d’approvisionnement est long.
17Enfin, plusieurs autres études basées sur des méthodologies et des configurations diverses témoignent des avantages liés au partage de l’information. Parmi ces travaux, notons la thèse doctorale de Zhao (2002), qui a étudié de nombreux cas de figure, notamment les chaînes à deux et à plusieurs échelons, les horizons finis et infinis, les capacités limitées et illimitées et les demandes stationnaires et auto-corrélées.
II – GÉRER LES OPÉRATIONS EN TEMPS RÉEL
18La gestion des opérations en temps réel est un nouveau niveau de planification rendu possible par l’avancement technologique. Gérer en temps réel n’est pas nécessairement la même chose que gérer au niveau opérationnel, ce dernier niveau étant caractérisé par les opérations au quotidien et mesuré en heures, tandis que les opérations en temps réel sont mesurées en minutes. Garder le contrôle d’un système d’aide à la décision en temps réel exige une nouvelle expertise et une certaine adaptabilité de la part des gestionnaires d’opérations et de chaînes logistiques. La vélocité à laquelle les chaînes logistiques évoluent aujourd’hui accentue l’importance de cette capacité à réagir rapidement. En effet, une erreur non détectée pendant quelques minutes peut avoir des répercussions qui prendront des jours à corriger.
1. Intégration de la chaîne
19La tendance actuelle en gestion de la chaîne logistique est l’intégration sans intermédiaire de l’information ainsi que le partage de données en temps réel (Simchi-Levi et al., 2003, Kempainen et Ari, 2003, Lee, 2005). Ce partage des données est aussi un élément facilitateur qui permet aux entreprises de passer de la simple intégration verticale à l’intégration virtuelle. Ceci facilite également l’impartition de certaines fonctions logistiques (Bowersox, 2002). Selon Lee (2005), le concept de l’intégration de la chaîne logistique trouve sa justification dans le fait que l’amplitude des interactions dans la dyade vendeur-acheteur varie grandement au gré des circonstances entourant la relation. Cette intégration doit aller plus loin qu’une simple intégration des fonctions logistiques et doit aussi inclure d’autres fonctions de l’entreprise, telles que la conception de produits (Cooper, 1997). Power et al. (2001) suggèrent que davantage de recherches doivent être entreprises afin de définir la forme d’intégration logistique idéale tout en considérant le contexte environnemental dans lequel se fait cette intégration.
2. Intégration de l’information
20Aujourd’hui, on cherche à intégrer les chaînes logistiques en partageant et coordonnant les flux d’information entre tous les membres de celles-ci, ce qui leur permet de mieux définir leurs rôles et responsabilités (Kempainen et Ari, 2003). L’effort majeur d’intégration de la chaîne logistique doit en grande partie être orienté sur l’intégration des flux de l’information tant internes qu’externes à l’entreprise. Intégrer l’information interne est en soi un effort de taille, mais des difficultés supplémentaires se posent au moment d’intégrer les informations des clients et des fournisseurs.
21Étant donné la diversité des fournisseurs avec lesquels une entreprise typique transige, le niveau d’intégration technologique dépendra de la capacité de ces fournisseurs à maîtriser de nouvelles technologies et à adapter leurs processus. Dans certains cas, un arbitrage doit être fait entre garder un fournisseur actuel ou le remplacer par un autre plus compatible du point de vue des processus ou des technologies de l’information.
22Un autre aspect de l’intégration des flux d’information est le changement organisationnel. En effet, il est illusoire de penser que le simple fait de changer de systèmes et d’intégrer les flux va donner des résultats satisfaisants si l’on néglige la structure de l’entreprise. C’est pourquoi toute intégration de flux et toute implantation de système doivent être précédées d’une refonte des structures et processus organisationnels.
III – MODÈLE CONCEPTUEL DE GESTION DE L’INFORMATION
23Gérer les nouvelles chaînes logistiques demande de nouvelles façons de faire. Il est de plus en plus important d’exercer un contrôle serré sur les activités en temps réel pour garantir l’efficacité de la chaîne. Il est donc de mise pour les grandes compagnies exploitant des chaînes globales de se doter d’un centre de contrôle opérant 24 heures par jour et pouvant assurer leur bon fonctionnement. La figure 1 ci-dessous représente la fonction de contrôle de ces nouveaux centres.
24Tel que présenté à la figure 1, on suggère que les centres aient accès en temps réel aux données clés d’une chaîne telles que les stocks, le taux d’utilisation des centres manufacturiers, le coefficient de remplissage des différents modes de transport, ainsi que des commandes. Il est aussi important que ces centres aient la capacité de suivre l’évolution de la situation politique et d’autres événements ponctuels comme les grèves, les tempêtes et les désastres naturels pouvant affecter les chaînes dans les divers pays qu’elles traversent. Les conséquences de tels événements doivent être évaluées en temps réel et les corrections apportées rapidement pour maintenir le niveau de service requis par les clients. Dans ces centres, les décideurs sont guidés par le plan d’affaires, les politiques de la compagnie ainsi que par le manuel des politiques opérationnelles dans leurs actions. Enfin, diverses contraintes telles celles liées aux conventions collectives se doivent d’être prises en considération.
1. L’information et le temps de cycle décisionnel
25Le concept même d’un centre de contrôle de la chaîne logistique repose sur l’importance d’accroître la réactivité décisionnelle des gestionnaires d’opérations. En effet, il est nécessaire de réagir rapidement afin de prévenir les effets nocifs dus à la surcharge du système opérationnel (Véronneau et Cimon, 2007) et aussi afin de maintenir une certaine agilité de la chaîne logistique. Ce concept de temps de cycle décisionnel a été proposé par Boyd, d’où l’appellation usuelle de cycle de Boyd. Celui-ci aurait avancé l’idée que, dans un contexte militaire, pour défaire son adversaire, il faut que notre cycle décisionnel, qui consiste à observer, orienter, décider et agir, soit plus rapide et efficace que celui de l’ennemi (Hammond, 2001). En négligeant de réagir rapidement aux événements au fur et à mesure qu’ils se présentent, on atteint rapidement la surcharge du système opérationnel, ce qui affecte la capacité de prise de décision et se traduit par un effet en cascades qui réduit le niveau de contrôle de la situation (Véronneau et Cimon, 2007). Une logique semblable s’applique à la maintenance et à la protection des réseaux de survie (lifeline networks), c’est-à-dire les infrastructures fournissant les services essentiels pour une population donnée comme l’électricité, les télécommunications et le transport (Robert, 2003), où une réaction rapide est primordiale pour éviter les crises. Dans le même esprit, il nous semble nécessaire de développer cette habilité de traitement rapide de l’information dans la conception d’un centre de contrôle de la chaîne logistique.
Gestion de l’information de la chaîne logistique en temps réel
Gestion de l’information de la chaîne logistique en temps réel
2. Les flux d’information
26Plusieurs flux d’information sont essentiels au bon fonctionnement de la chaîne. Bien qu’il serait intéressant de tout recevoir à ces centres de contrôle, il est important de s’en tenir aux flux d’information centraux à la mission de tels centres de contrôle de la chaîne afin d’éviter les problèmes de surcharge mentionnés précédemment.
Le transport
27Les systèmes de transport sont la colonne vertébrale d’une chaîne logistique et se doivent d’être contrôlés en temps réel pour assurer le suivi des marchandises et aussi le respect des horaires établis. De nos jours, plusieurs dispositifs électroniques de surveillance des transports peuvent être utilisés, des alarmes et signaux digitaux au suivi des camions par satellite. Pour s’assurer d’une visibilité en temps réel, la position de chaque conteneur ou camion ainsi que le statut des capteurs de données telles que la température intérieure des remorques, devraient être disponibles au centre de décision.
Les stocks
28Le niveau des stocks dans les chaînes logistiques est une information cruciale qui peut indiquer des pénuries à venir autant que de graves surplus avec risque de pertes. La localisation et le statut de ces stocks sont des informations essentielles dans une chaîne globale avec plusieurs sites de production. En effet, le gestionnaire de chaîne au centre de contrôle se doit d’ajuster les niveaux de production des différents sites afin d’éliminer les surplus et les pénuries pouvant entraîner un arrêt de production.
Les commandes
29Avec des chaînes logistiques globales distribuant des produits à travers le monde, les commandes affluent de différents fuseaux horaires. De plus, il faut également tenir compte des commandes en ligne ou automatisées, lesquelles sont reçues 24 heures sur 24. Il est maintenant très difficile pour une chaîne logistique d’être efficace si les gestionnaires ne prennent connaissance des commandes que durant leurs heures d’ouverture locales. Un centre de contrôle de la chaîne qui opère de façon continue permet de déceler tout changement de commande rapidement et de répartir ces commandes sur les réseaux logistiques en tenant compte des stocks disponibles, du taux d’utilisation des réseaux de transport ainsi que des capacités des centres de production.
La capacité des centres de production
30En possédant toutes les informations mentionnées ci-haut sur une base continue et en temps réel, il est alors possible d’ajuster en conséquence les calendriers de production en temps réel également. Il est donc possible d’optimiser la production en tenant compte de facteurs tels que les heures de travail en surtemps dans certains centres, de la sous-utilisation de la main-d’œuvre dans d’autres centres ou encore de l’épuisement des ouvriers dans un autre.
3. Exemples d’application
31Les chaînes logistiques globales qui traversent plusieurs fuseaux horaires sont de plus en plus nombreuses. Quelques organisations exploitant ce type de chaîne se sont déjà dotées d’un centre de contrôle semblable à celui décrit précédemment. Parmi les chaînes logistiques ayant de telles caractéristiques, on retrouve les chaînes logistiques militaires, les chaînes logistiques de navires de croisière et les chaînes logistiques de produits électroniques. La caractéristique commune liant ces domaines d’application disparates est le fait que des centres d’opérations et de production à l’échelle mondiale relèvent d’un même siège social. Ces chaînes logistiques fonctionnent également dans des environnements juste-à-temps où les marges d’erreur sont très minces. Ce sont aussi des chaînes déployant des flux de marchandise importants exigeant un suivi constant. Dans tous ces cas, un bris dans la chaîne logistique entraînerait des pénuries et des interruptions de service pouvant coûter plusieurs millions de dollars et mettre en péril la mission même de l’organisation.
32Par exemple, dans le cas des chaînes logistiques de navires de croisière, la fenêtre de temps disponible pour réapprovisionner les navires afin d’offrir une croisière agréable à des milliers de passagers est de seulement cinq à six heures à chaque semaine (Véronneau et Roy, 2008). Ces chaînes doivent être suivies de très près pour s’assurer que les livraisons soient effectuées tel que prévu. Si un seul camion manque à l’appel, le succès d’une croisière ainsi que des centaines de milliers de dollars en revenus sont en péril. Cependant, le modèle traditionnel de gestion de la chaîne s’effectuant durant les heures normales d’ouverture de l’entreprise, avec une segmentation des tâches par discipline (i.e. achat, transport, entreposage), répond mal aux besoins des chaînes globales qui circulent autour de la planète à travers de multiples fuseaux horaires de travail. Il serait donc approprié pour plusieurs compagnies possédant des caractéristiques semblables de miser sur des nouveaux centres de contrôle de chaînes logistiques afin d’améliorer leur efficacité et diminuer les risques et les coûts associés aux bris de celles-ci.
33À cet égard, il est intéressant de noter que la compagnie IBM s’est récemment dotée d’un tel centre de contrôle virtuel (Virtual Command Center) afin d’assurer la visibilité de sa chaîne logistique et de faciliter la collaboration des différents acteurs (fournisseurs, fabricants, distributeurs, etc.) dans la chaîne mondiale. Ce centre se compose de trois éléments principaux dénommés « hubs », soit le hub demande, le hub fournisseurs et le hub logistique. On vise donc l’intégration complète de la chaîne logistique en permettant aux gestionnaires de réagir immédiatement (en temps réel) à des variations subites dans l’offre et la demande ainsi qu’à des événements imprévus. On vise également une synchronisation accrue des activités du réseau logistique et une meilleure collaboration entre les différents acteurs de la chaîne (Lin, 2008).
CONCLUSION
34Au cours des dernières années, une multitude d’études aux méthodologies variées ont mis en exergue les avantages liés aux approches collaboratives de planification de la production et au partage d’informations, notamment les ventes au point de consommation, les stocks et la capacité. Dans un contexte où les chaînes logistiques s’internationalisent et se complexifient, le présent article suggère d’étendre l’approche collaborative aux activités de contrôle en temps réel et propose un modèle des principales fonctions de tels centres de contrôle.
35La façon conventionnelle de gérer les chaînes logistiques n’est plus du tout adaptée aux défis que doivent relever les gestionnaires œuvrant au sein d’entreprises globalisées. Il arrive de plus en plus souvent que des gestionnaires soient réveillés en pleine nuit pour prendre des décisions urgentes concernant une activité se déroulant dans un autre fuseau horaire. En plus de la fatigue causée aux gestionnaires, cette façon de faire est loin d’être efficace. Les entreprises se doivent de concevoir de nouvelles structures pour assurer le bon fonctionnement de leur chaîne logistique mondiale. L’accès à des informations clés en continu qui facilitent la prise de décisions rapides et appropriées apparaît comme étant un atout essentiel pour les chaînes logistiques d’aujourd’hui. Quelques entreprises ont déjà mis en place de tels centres de contrôle, c’est notamment le cas de IBM et de certaines entreprises de croisières. L’étude de telles expériences nous apparaît des plus pertinentes. Enfin, l’étude de d’autres domaines d’activités où on utilise déjà depuis plusieurs années des centres de même nature nous apparaît également souhaitable. En effet, les centres de contrôle des systèmes de transport comme le métro, la poste et les chemins de fer ainsi que le centre de contrôle de la NASA sont tous susceptibles de constituer de belles sources d’inspiration pour les gestionnaires logistiques.
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