1S’interroger sur la refondation de la stratégie portée par James March est un bel exemple de double contrainte (double bind) chère à Watzla wick. Répondre non apparaît bien difficile dans une perspective visant à mettre en lumière et à présenter un hommage à la richesse des contributions de l’auteur. Répondre oui supposerait que l’on fût capable d’identifier une rupture épistémologique ou paradigmatique nette et forte, corrélée avec une publication caractéristique. Or l’examen de la genèse du management stratégique – vocable qui s’est imposé institutionnellement dans le monde académique – montre plutôt un foisonnement des questions de recherche, assorti de quelques débats récurrents.
2Échapper à cette double contrainte commande d’opérer un certain décadrage et d’adopter une stratégie indirecte qui consiste à :
- repérer la place que les auteurs du champ assignent volontiers à J. March;
- essayer de dégager les thèmes saillants de l’œuvre examinée qui entretiennent des relations avec le corpus de référence;
- évaluer les propositions qui n’ont qu’imparfaitement influencé ce corpus, voire celles que l’auteur aurait pu approfondir davantage.
I. – JAMES MARCH, UNE RÉFÉRENCE DANS LE NOYAU DU MANAGEMENT STRATÉGIQUE
3Suivant une étude bibliométrique, les travaux portant sur les manifestations institutionnalisées du champ attestent, par les fréquences de citation de James March, que ce dernier constitue une référence forte et constante.
-
Ainsi les mesures de Richard Déry (Hec
Montréal), réalisées sur la totalité des 833
articles publiés, depuis sa fondation en
1980 jusqu’à fin 1998, dans la revue canonique Strategic Management Journal,
organe officiel de la Strategic Management
Society, montrent que Cyert et March, et de
façon moindre March et Simon, ont des fréquences de citation les situant dans les cinq
premiers avec Rumelt, Chandler, Williamson et Thompson, le champ étant dominé
par Porter.
Dans un travail antérieur portant sur les 586 premiers articles de Strategic Management Journal, le livre de Cyert et March ressortait en 7e position, (14,2 %), avec les mêmes auteurs auxquels s’ajoutaient Hofer & Schendel. Autrement dit avant des auteurs jugés fondateurs du champ, Ansoff, Andrews, Lawrence et Lorsch, Miles et Snow. Le livre de March et Simon ressortait également, en 23e position avec une fréquence supérieure à 7 %. - Cette place se confirme dans les travaux francophones, comme l’ont montré les mesures successives de J.-P. Boissin, J.-C. Castagnos et G. Guieu (ESA de Grenoble). Dans un corpus de 249 articles sur la période 1990-1995, March ressort en 13e position. Il remonte d’ailleurs en 8e position dans l’échantillon des 200 communications (7061 références) présentées aux conférences annuelles de l’AIMS, en 1998 à Louvain et en 1999 à Paris.
- Dans les réseaux de citations, la place attribuée à March relève clairement de la dimension politique de la stratégie. Cela est évident dans les articles de Strategic Management Journal, mais un peu plus nuancé en France, surtout dans la période récente où les croisements et les articulations théoriques sont plus nombreux. Dans ce dernier cas, c’est le thème des processus de formation de la stratégie qui s’y réfère le plus fréquemment.
- La très grande majorité des citations concerne A Behavioral Theory of the Firm et, à un degré nettement moindre, le livre de March et Simon. On peut remarquer, à ce propos, qu’à défaut d’être refondateurs, ces travaux ressortent clairement comme des fondations du champ.
5N’oublions d’ailleurs pas qu’ils ont été publiés en 1958 pour le second, et en 1963 pour le premier, c’est-à-dire à l’orée de ce que les exégètes tiennent pour la période d’avènement du corpus avec ceux que l’on considère précisément comme des fondateurs : Chandler (1962), Ansoff (1965), Learned, Christensen, Andrews, Guth (1965), lors de ces fécondes années 1960.
6Dans les publications plus récentes, on note cependant l’apparition croissante de Decisions and Organizations ou de contributions sur l’apprentissage et le changement. C’est d’ailleurs cette intuition qui nous avait fait prendre une part active à la traduction partielle de cet ouvrage (1991) alors insuffisamment connu en France.
7Je ne sais s’il existe un travail bibliométrique sur les références qui apparaissent dans les propres travaux de James March. À feuilleter ses bibliographies, les spécialistes revendiqués de la stratégie apparaissent peu nombreux, peu fréquents ou historiques : Barnard, Bower, Starbuck. Les supports de communication relèvent des sciences administratives (ASQ, Organization Science), des sciences économiques (AER, Journal of Economic Behavior and Organization) et des sciences politiques (American Political Review). On note toutefois l’article The myopia of learning (avec Daniel Levinthal) publié dans Strategic Management Journal.
8Risquons donc une hypothèse d’asymétrie faible : J. March ne se reconnaît peut-être pas au premier chef dans le champ du management stratégique, mais les chercheurs dans ce dernier le considèrent comme une référence historique et fondatrice.
9Venons-en à un examen sur le fond.
II. – JAMES MARCH, DES CONTRIBUTIONS MAJEURES ASSIMILÉES PAR LE CORPUS DU MANAGEMENT STRATÉGIQUE
10La lecture, même partielle, de l’œuvre de James March conduit à repérer au moins cinq grandes contributions qui ont dynamisé la recherche dans le champ.
1. De la rationalité limitée à la rationalité procédurale
11Contrairement à la théorie micro~économique, le management stratégique n’a jamais été inféodé à la rationalité absolue de l’homo œconomicus. Au contraire, le souci praxéologique qui anime sa constitution dès le « modèle de Harvard », le conduit à s’en démarquer et à adhérer d’emblée, au moins implicitement, à la rationalité limitée (bounded rationality). Même les critiques les plus excessives de la planification stratégique, comme celle de Mintzberg, révèlent le caractère (très) limité de la démarche rationnelle retenue : le satisficing y est omniprésent, l’optimisation impossible. La rationalité est obligatoirement limitée puisqu’elle se veut praticable. En revanche, au moins dans les travaux initiaux, les détails du processus de décision n’apparaissent pas comme essentiels. Tout au plus peut-on parler de synoptisation de la rationalité limitée du dirigeant.
12C’est donc bien l’évolution vers la rationalité procédurale qui nous semble constituer un changement significatif au sein du management stratégique. Que l’on se tourne vers la première phase, préoccupée par la prescription (d’Ansoff à Porter), ou vers la deuxième phase, marquée par une attitude explicative et nomothétique, le procédural apparaît omniprésent. Les outils qui avaient flirté avec la rationalité économique a priori (le BCG) cèdent la place à des heuristiques de construction des problèmes (ADL, McKinsey, Porter, et plus tard, Hamel et Prahalad). Dans une visée explicative, la grande majorité des travaux sur les processus de décision stratégique – voir, par exemple, la recension d’Eisenhardt et Zbaracki (1992) – conforte la notion de rationalité procédurale organisationnelle ou collective. Ce sont bien les procédures, les formatages, qui désignent et attribuent les questions et les problèmes stratégiques et qui déterminent la façon dont ils sont construits.
13S’agissant de l’évolution des pratiques, il n’est pas excessif de parler de procéduralisation des organisations, en liaison souvent avec la généralisation des normalisations et autres certifications. Aux quatre coins du globe, les normes ISO 9000 sont affichées : à défaut de savoir que faire, il s’agit de respecter un mode opératoire sur le comment faire pour pouvoir au moins se justifier, si nécessaire, sur ce que l’on a fait.
2. De la rationalité à la rationalisation et à la justification
14La rationalisation a posteriori a pu longtemps être présentée comme une défaillance, lorsque le modèle canonique était la rationalité a priori. Elle prend au contraire tout son intérêt, dès lors que la complexité organisationnelle et environnementale rend irréalistes les hypothèses de la rationalité a priori (séquentialité, préférences données…). Il peut être raisonnable d’agir d’abord et de comprendre ensuite. La pratique, usuelle dans les entreprises, du « retour d’expérience » l’illustre parfaitement.
15La justification est d’ailleurs une composante irréductible d’un management devenu public, c’est-à-dire susceptible de devoir, si nécessaire, expliquer ses actions (Laufer, Burlaud, 1980). La capacité à se justifier réside davantage dans le respect de procédures raisonnables que dans la persuasion sur le contenu de la décision. Le Premier ministre belge ne critiquait pas sur le fond la fermeture du site de Vilvorde par Renault, mais la « méthode » choisie par la direction ! À défaut de garantir que l’on ne pollue pas, obtenons et respectons une certification ISO 14000. « L’action raisonnable doit avant tout être justifiable » (Latouche, 2001, p. 106).
3. De la décision à l’interaction organisationnelle
16Malgré quelques tentatives pour les acclimater au management stratégique, les approches fondées sur le décideur individuel (behavioral decision theory, naturalistic decision making) ou sur la cartographie cognitive individuelle ont finalement décliné (Laroche, 2001). Les démarches centrées sur la cartographie collective, les représentations sociales et la cognition distribuée se développent, au contraire, de façon soutenue.
17La résolution de problème (problem solving) cède la place aux processus complexes où l’on a à faire à des flux de questions, de réponses, d’actions, d’occasions de choix, de conduites sociales, de négociations, de participations et d’influences… Les thèmes de la construction de problèmes, de leur placement en agenda, de la mise en scène et de la mise en acte, de la production de sens – enacting, sensemaking, organizing dans le vocabulaire très exploité de Weick (Weick, 1995) – sont venus régénérer la recherche en management stratégique à partir de la fin des années 1970.
18Les références à March, March et Olsen y sont fréquentes puisque les chercheurs rencontrent inévitablement les ambiguïtés de l’action organisationnelle, les couplages faibles, voire aléatoires, entre les problèmes, les solutions, les questions et les réponses, le poids des systèmes interprétatifs, des récits et des mythes managériaux, les divergences ou les conflits intergroupes ou interfonctionnels, l’importance du symbolique…
19N’est-il pas révélateur à cet égard que K. Eisenhardt et R. Zbaracki aient organisé leur recension déjà évoquée autour de trois paradigmes dominants – la rationalité et la rationalité limitée, la coalition politique et le garbage can model – explicitement, sinon exclusivement référés à James March (Eisenhardt, Zbaracki, 1992).
20La réticence des auteurs à l’égard des modèles politiques, et le manque de robustesse qu’ils attribuent au garbage can, se comprennent, selon nous, davantage par leur adhésion ultérieure au mythe du décideur rapide dans un environnement d’hypercompétition et à une « rééconomisation » des processus stratégiques que Williamson affirme de façon caricaturale, voire provocatrice (Williamson, 1991).
4. Du « strategos » aux « petits stratèges »
21Art du chef d’armée à l’origine, exercice pragmatique du Chief Executive Officer dans la tradition de Harvard, la stratégie a toujours eu de la sympathie pour le leadership et les « grands capitaines d’industrie ». Cette propension se décrypte d’ailleurs facilement en adoptant une attitude à la Foucault où le discours stratégique produit sa propre vérité et attribue du pouvoir, est une technologie du pouvoir qui crée les problèmes dans des termes que le discours peut traiter, est un enjeu et un objet de conquête, offre une base de légitimité aux managers et donne l’image d’une organisation contrôlée et rationnelle (Knights, Morgan, 1991).
22Il est frappant de constater le besoin éprouvé par toutes les fonctions au sein de l’entreprise, de s’autoproclamer stratégique – le marketing, la GRH, l’informatique, etc. – et la demande quasi hystérique des analystes et marchés financiers pour que les profit warnings soient présentables, sinon explicables, par un discours stratégique, fût-il sommaire.
23Certains considèrent que l’aboulie et l’apraxie des formes sociales – la « nolonté de la plupart » – doivent être mises en mouvement par la « volonté de quelques-uns » et surtout l’ambition affichée du chef (Phelizon, 1998).
24De multiples travaux en management stratégique relativisent cette position en la cantonnant aux organisations strictement hiérarchiques et commandées (Martinet, 1984). Point n’est besoin d’adhérer à l’écologie sociale ou à un post-modernisme radical pour admettre que dans la plupart des entreprises actuelles, les stratégies se forment dans les processus organisationnels à couplage lâche, plus que la « grande stratégie » ne se formule dans la tête du chef d’état-major qui en commanderait ensuite la mise en œuvre. Le mythe d’Athena cède du terrain à Hermès, le logos à la métis (Colombo, 1994).
25Qu’ils soient top ou middle, les managers sont peu ou prou des acteurs et des actants stratégiques, et les organisations sont ainsi peuplées de petits stratèges plus que de grands leaders. On rejoint ainsi largement March et ses remarques sur le changement qui ne nécessite pas absolument de héros (March, 1981).
5. De l’exploitation à l’exploration
26Les travaux récents du champ citent volontiers l’article de 1991, « Exploration and exploitation in organizational learning », retrouvant là l’axe fondateur et la raison d’être du management stratégique, tels que posés par Ansoff en 1972 en se référant d’ailleurs explicitement aux ouvrages de 1958 et de 1963. Il s’agit bien, sur la durée, de maintenir un équilibrage viable entre la création de potentiel – « le mode entrepreneurial » chez Ansoff – et l’exploitation de ce potentiel – le « mode incremental ».
27Le dilemme premier de l’apprentissage organisationnel jusque dans certaines variantes à la mode du knowledge management – doing the things right vs doing the right things – constitue une préoccupation récurrente dans l’œuvre de March, qui suffirait à le poser en figure fondatrice de ce qui est devenu une discipline.
28En pointant la vulnérabilité de l’exploration et la propension à la myopie des organisations, March reconnaît, nous semble-t-il, la nécessité de la stratégie comme fil conducteur et mise sous tension, susceptibles d’éviter quelques chausse-trapes inhérentes à l’apprentissage. L’un des résultats du modèle de March et Levinthal de 1981 n’est-il pas que les entreprises les plus performantes sont celles qui apprennent lentement, dans la durée, tout en augmentant leur ambition. Cette proposition n’est d’ailleurs en rien incompatible avec les postulats du courant fondé sur les ressources (resource based view) qui occupe le devant de la scène depuis quelques années.
29Nous venons de procéder à une opération paradoxale sinon contradictoire. Nous doutons, avec J. March, du caractère indispensable d’un leader pour changer le cours des choses et nous nous sommes attaché à montrer quelle avait été son importance dans l’avènement du management stratégique.
30Alors n’hésitons pas à relever quelques aspects sur lesquels son influence reste, selon nous, insuffisante, voire sur lesquels ses propres positions nous semblent ambiguës. Cet examen sera volontairement, et prudemment, plus bref.
III. – ENCORE UN PETIT EFFORT PROFESSEUR MARCH !
31En son état et en son devenir, le champ du management stratégique offre quelques motifs d’inquiétude, liés au scientisme dont il n’est pas exempt.
1. De l’information à la parole
32Volontiers marqué par la vision du stratège comme « processeur d’informations » et « machine computationnelle », le management stratégique s’en tient souvent à une exploitation minimum de cette contribution essentielle de Simon. La séquence « s’informer pour décider » a longtemps caractérisé la résolution de problème, là comme ailleurs, malgré les analyses plus subtiles portant aussi sur le « décider de l’information » (Le Moigne, 1979). De ce fait, l’information a été longtemps cantonnée à sa dimension technique et extraite des contextes interpersonnels où elle s’échange.
33Le corpus a franchi un pas important, ces dix dernières années, en faisant une place croissante au discours et au langage, ainsi qu’en atteste la multiplication des travaux sur la rhétorique des dirigeants comme dimension irréductible de la stratégie, de même que des études sur la conversation stratégique, donnant au passage une vision beaucoup plus réaliste des processus de réflexion et de planification stratégiques (Martinet, 2001b).
34Mais le corpus reste en revanche beaucoup plus réticent à développer la réflexion sur la parole et le ressenti d’expérience subjective et proprement humaine qu’elle exprime ou qu’elle se trouve contrainte de refouler dans certains processus organisationnels particulièrement inhibiteurs. Si l’assimilation d’une certaine sociologie des organisations par le corpus a permis de passer de l’agent fonctionnel à l’acteur manipulateur de l’information (Crozier, Friedberg, 1977), le sujet et la parole dont il est indissociable continuent à « gêner » les conceptualisations.
35Pourtant, le passage de l’acteur au sujet, et de l’information à la parole, signifie ipso facto la reconnaissance de la place irréductible de l’émotion dans les processus de décision les plus raisonnables. La découverte encore timide par le management stratégique de certaines recherches neurobiologiques montrant la nécessité de l’émotion dans la décision (Damasio, 1995) constitue peut-être l’ouverture et la caution d’une discipline perçue comme plus robuste que la psychanalyse.
2. Du pouvoir au désir
36Ainsi, les jeux du pouvoir ont acquis pleinement droit de cité au cœur du management stratégique. Les processus socio-poli-tiques, l’identification des parties prenantes internes et externes, de leur puissance et de leur légitimité, et leur nécessaire prise en compte dans les critères de la décision, sont venus compléter le versant analytique et essentiellement technico-économique de la stratégie, à partir des années 1980 (Freeman, 1984; Martinet, 1984).
37Mais les jeux du désir (Enriquez, 1997) sont constamment refoulés et repoussés dans les marges du corpus, alors que l’organisation comme système politique est fondamentalement un système imaginaire, simultanément moteur et leurre de l’action organisationnelle.
38La longue filiation des travaux d’inspiration psychanalytique sur les organisations, dans le monde anglo-saxon – Tavistock Institute, Miller, Ket de Vries, Schneider, Zaleznik, Levinson, etc. – comme en France – Anzieu, Enriquez, Pagès, Palmade, de Gaulejac, Amado, etc. – n’est exploitée que de façon sporadique en management stratégique, malgré les impulsions données, dès les années 1970 et 1980, par Stora, Reitter, Ramanantsoa, Auber et Noël, pour ne mentionner que quelques chercheurs francophones.
3. De la raison à la folie
39De même, les encouragements réitérés de James March à compléter la technologie de la raison par une technologie de la folie, restent peu entendus par un corpus qui semble angoissé à l’idée de « lâcher prise » sur la maîtrise rationnelle de l’organisation, malgré, ou comme le révèlent, toutes les injonctions paradoxales qu’il véhicule. Vision, intention stratégique, ambition, image motrice, virtualisation, création… autant de notions qui euphémisent, tentent désespérément de contourner la raison d’être même de la stratégie – concevoir ce qui n’existe pas encore –, raison d’être récalcitrante, « folle du logis », à l’instar de ce que fût longtemps l’imagination pour la philosophie occidentale.
40Difficile pourtant de ne pas percevoir l’omniprésence de l’ivresse et de la paresse – pour reprendre le titre de la belle mise en perspective d’Alain Cotta (1998) – dans les affaires et les organisations humaines. Ivresse du pouvoir, de la richesse, de la notoriété, ivresse mystique, esthétique de la création ou de la découverte scientifique… quête incessante, et paradoxalement laborieuse, des moyens de satisfaire la paresse musculaire, neuronale, communicationnelle… double fondement de l’activité créatrice, du renouvellement des machines, des prothèses ou des technologies.
41Si la réduction du temps de travail ou, à tout le moins, de sa pénibilité – le tripalium était un instrument de torture ! – et le développement des loisirs sont une préoccupation constante des organisations, force est de constater que leur politique générale et leur stratégie semblent ne pas en avoir, au plan conceptuel, pris entièrement conscience. En pointant que l’exploitation tend à s’imposer à l’exploration dans les pratiques, J. March désignait une propension qui marque aussi un corpus pourtant dédié – en théorie – à celle-ci.
4. Du management stratégique… à la politique générale ?
42En un siècle à peine, depuis le premier enseignement donné à Harvard en 1908, la business policy a conquis sa respectabilité académique en parcourant des étapes idéographique et épique (1908-1959), praxéologique (1960-1969) et depuis trente ans, nomothétique (Déry, 2001).
43Impossible de ne pas voir et signaler les sirènes du scientisme derrière la fragmentation analytique des questions de recherche, la sophistication méthodologique et la volonté quasiobsessionnelle d’établir des lois dignes de la mécanique newtonienne (Martinet, 2001a).
44Les écueils signalés par March et Olsen de la vision utilitariste, fonctionnaliste et instrumentaliste des sciences politiques valent évidemment pour la business policy devenue management stratégique.
45C’est bien en tous les cas ce qui ressort si l’on compare ce dernier aux autres affluents d’une « stratégique », appelée de ses vœux par le Général Poirier. Une stratégique qui s’efforcerait de construire le noyau commun de catégories et de concepts premiers, de principes et de propositions qui rendent intelligibles et guident les multiples agirs et leurs contingences (Poirier, 1977,1997). Bien loin de la polémologie et de la stratégie militaire, riches il est vrai d’une longue généalogie et d’un intense travail critique (Chaliand, 1990; Charnay, 1990a, 1990b, 1992), le management stratégique rechigne à prendre en compte la métis au même titre que le logos, l’émotion comme la raison, l’imagination et pas seulement la computation, l’invention comme l’analyse, le besoin ludique comme le principe de réalité.
46La recherche du raisonnable constitue une marque irréductible de la démocratie contre les « idiots rationnels » dénoncés par le prix Nobel d’économie Amartya Sen, et qui font le lit des autocraties, des bureaucraties et des organisations totalitaires. La subjectivité, l’affectivité, le symbolique sont omniprésents dans les affaires humaines. Toute discipline qui se targue de rendre la conduite de ces dernières plus efficiente, mais surtout plus pertinente, se réduirait à une rationalité économique étriquée et dangereuse (Latouche, 2001). Tout comme l’économie (Sen, 1999), la politique générale des organisations gagnerait à (re)devenir une science morale, et le management à repenser en permanence ses enracinements ou ses déracinements anthropologiques (Chanlat, 1998).
CONCLUSION
47Si l’on accepte que le management stratégique, parti d’une téléologie sommaire, s’est différencié en de multiples ramifications, privilégiant alternativement jusqu’à en attiser les oppositions, l’économie, la sociologie, la technologie ou la psychologie, force est de constater le petit nombre de chercheurs qui s’efforcent de penser ensemble ce qui constitue plutôt des attracteurs en tension (Martinet, 1998).
48De toute évidence, J.March est, au tout premier plan, l’un de ces théoriciens. Son véritable apport pour les stratèges réside moins dans l’analyse des jeux de pouvoir que dans la mise en évidence de leur canalisation par les procédures organisationnelles. Moins dans celle de la limitation de la rationalité que dans la description des règles qui la pallient et finissent par produire de la décision. Moins dans l’incohérence ou « l’hypocrisie des organisations » chère à Brunsson que dans la façon dont elles parviennent à entretenir une idéologie de la cohérence malgré des réalités inexorablement contradictoires. Alors le regret, puisqu’il faut bien en exprimer au moins un, réside peut-être dans certaines ambiguïtés ou le flou qui entourent certains « équilibres » souvent invoqués par J. March. S’agit-il simplement de maintenir des équilibres entre exploration et exploitation, entre raison et folie, entre homogénéité et diversité, etc. ? Empiriquement oui : on peut les constater « ex post ». Mais épidémiologiquement, il s’agit parfois d’équilibre, parfois de compromis, souvent de dialectique, presque toujours de dialogique (Morin, Le Moigne, 1999; Morin, 1986).
49Aussi le management dans la durée implique-t-il une pensée pragmatique « ex ante », bien davantage constitutrice d’interventions et de régulations bipolaires sur des pôles ago-antagonistes qu’une illusoire maîtrise univoque et, a fortiori d’annulation de l’un d’eux.
50On peut, tout à la fois, s’appuyer sur les déterminations de l’écologie socio-écono-mique et les forces de sélection qui s’y expriment, et considérer que les dirigeants peuvent guider et infléchir partiellement les organisations dont ils ont la charge par des interventions indirectes, ponctuées et subtiles.
51La très riche tradition de la « raison contradictoire » (Wunenberger,1990) ou le « phylum ago-antagoniste » (Bernard-Weil, 1988) fournissent un matériau intellectuel conséquent, dont le management stratégique gagnerait à s’inspirer bien davantage. De même, l’examen comparé des pensées grecque et chinoise, qui fondent la stratégie respectivement en Occident et en Orient, inspire une critique épistémologique autrement plus féconde que les oppositions stériles entre le délibéré et l’émergent ou entre le téléologique et l’écologique auxquelles s’adonne paresseusement le corpus.
52L’efficacité du modèle occidental s’agissant de la production des choses et de la technique, fille et maintenant mère de la science « dure », peine à se retrouver dans l’agir humain et les situations sociales où il est question d’accomplir et non plus de fabriquer, de traiter des problèmes sans espoir de jamais les résoudre…
53Sortir des impasses de la stratégie occidentale, lui donner davantage de capacité créatrice mais aussi de sauvegarde des patrimoines de l’humanité, c’est aussi dépasser les clivages de la pensée grecque et ses apories : théorie/pratique, contemplation/action, logos/métis… C’est aller au-delà, grâce à leur mise en dialogue, des catégories occidentales et orientales. L’action qui se donne une forme idéale (eidos) et la poursuit comme but (telos), gagne à s’appuyer aussi sur le potentiel de la situation, la propension des choses, vues comme un processus découlant continûment de facteurs opposés et complémentaires (yin et yang). L’oscillation sans fin entre la primauté de la puissance technique et celle du génie du chef invite à privilégier l’intelligence stratégique minutieusement exercée (Jullien, 1996), apte à saisir les acteurs comme les facteurs. La stratégie ne peut durablement se séparer de la sagesse pour se fier à ses seuls instruments. La méthode n’a d’intérêt que si elle permet d’affermir le jugement en lui laissant la place. Mais comme le rappelle sans relâche J.-L. Le Moigne, la méthode peut nuire à l’ingéniosité selon le maître de rhétorique et épistémologue Vico, contemporain et critique de ce cher Descartes.
54Si la stratégie rejoint la sagesse, le leader n’a pas besoin de se mettre en scène : « L’efficacité est d’autant plus grande qu’elle est discrète. Le sage transforme le monde parce qu’il laisse émaner de sa personnalité, de jour en jour, de proche en proche, sans avoir à se faire valoir ni à se poser en exemple » (Jullien, 1992).
Bibliographie
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