Notes
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[1]
1 BvR 471/10 - 1 BvR 1181/10, consultable en ligne : http://www.bundesverfassungsgericht.de.
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[2]
L’article 7 de la Loi fondamentale, relatif à l’enseignement scolaire, aboutit à distinguer trois types d’écoles : les écoles confessionnelles, les écoles ouvertes au plan confessionnel et les écoles non-confessionnelles. Les premières sont affiliées à une confession particulière, les secondes dispensent des cours de religion pour les différentes confessions, les troisièmes ignorent tout enseignement religieux.
-
[3]
Avant la décision commentée, huit Länder avaient mis en vigueur des dispositions législatives dans le sens d’une interdiction. Voir : http://www.uni-trier.de/index.php?id=24373.
-
[4]
Voir l’hebdomadaire Der Spiegel, n° 13/2015, p. 60-61.
-
[5]
BVErfGE 108, 282. La décision est communément désignée par l’expression de Kopftuchurteil, c’est-à-dire l’« arrêt du foulard ». Le principe énoncé se lit comme suit : « Une interdiction du port du foulard dans les écoles et les cours, concernant le personnel enseignant, ne trouve pas dans le droit en vigueur dans le Land de Bade-Wurtemberg de fondement législatif précis suffisant. » En français, voir Jean-Philippe Derosier, « La Cour constitutionnelle allemande et le port du voile, commentaire de l’arrêt du 24 septembre 2003 », RFDC, n° 58, 2004, p. 439-447.
-
[6]
Bundesverfassungsgerichtsgesetz [Loi sur la Cour constitutionnelle fédérale], § 14, alinéa 1 et 2.
-
[7]
Arrêts de la Cour fédérale du travail (Bundesarbeitsgericht) du 20. août 2009 - 2 AZR 499/08 et du 10. décembre 2009 - 2 AZR 55/09.
-
[8]
« L’interprétation conforme à la Constitution trouve sa limite là où elle entre en contradiction avec la volonté du législateur claire et reconnaissable. »
-
[9]
La Cour constitutionnelle fédérale peut donc être saisie soit par voie d’exception, par une juridiction quelconque, soit directement par les justiciables, après épuisement des voies de recours, en cas d’atteinte aux droits fondamentaux. La procédure française de la QPC, à l’article 61-1 de la Constitution, correspond à la procédure de l’article 100, alinéa 1, mais avec cette différence qu’aux termes de la disposition allemande, d’une part, le juge peut s’autosaisir, et que, d’autre part, il n’existe pas en Allemagne le filtre des hautes juridictions.
-
[10]
Sur ce point, la disposition renvoyait aux articles 7 et 12 de la Constitution du Land.
-
[11]
Pour les questions de traduction, on se réfère à la version bilingue : Grundgesetz / Loi fondamentale, Saarbrücken, Centre juridique franco-allemand, 2004. La traduction est de Christian Autexier, Jean-François Flauss, Michel Fromont, Constance Grewe, Olivier Jouanjan et Pierre Koenig. Les dispositions évoquées n’ont pas connu de modification récente.
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[12]
Coran, sourate XXIV, verset 31, et sourate XXXIII, verset 59. Pour l’interprétation, l’arrêt renvoie à des références scientifiques.
-
[13]
La notion de « dignité humaine » ne correspond pas ici à un concept abstrait et objectif imposé par le juge, de l’extérieur, mais inclut la perception subjective des sujets de droits. De sorte qu’il y a lieu de tenir compte, dans sa définition, des sentiments partagés par un groupe religieux.
-
[14]
Loi fondamentale, article 7, alinéa 1 : « L’ensemble de l’enseignement scolaire est placé sous le contrôle de l’État. »
-
[15]
BVerfGE, 35, 366. Dans la décision Kruzifix, du 16 mai 1995, la Cour constitutionnelle fédérale, constatant l’inconstitutionnalité de la réglementation bavaroise, précise le principe de la liberté religieuse négative des élèves. En pratique, cela a abouti à une solution législative sophistiquée, consacrant le droit de l’État bavarois de faire apposer des symboles religieux chrétiens dans les salles de classes, mais reconnaissant le droit des parents d’en demander le retrait. Voir le commentaire par C. Grewe et A. Weber, RFDC, n° 25, 1996, p. 183-188.
-
[16]
La décision renvoie ici à des études sociologiques.
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[17]
Comme on sait, l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989, n° 346893, admettait la prohibition du port du voile envers les enseignants au nom de la neutralité religieuse de l’État, mais la rejetait en tant que principe général pour les élèves.
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[18]
Loi fondamentale, articles 140 et 141.
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[19]
Voir l’hebdomadaire Der Spiegel, n° 14/2015, p. 52-53. En Allemagne, la controverse à surgi de la revendication de femmes musulmanes diplômées à l’accès à la fonction publique.
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[20]
On tend trop ces derniers temps à confondre l’Université et l’école. L’Université a pour vocation la diffusion de la science. Les campus et les amphithéâtres sont des espaces ouverts. On accepte en cours, dans les soutenances et/ou les colloques, non seulement des étudiants, mais le public au sens large. Il n’y a en général pas de vigiles, et plus, désormais, d’appariteurs. Peut-on, dans ces conditions, instaurer une police de l’habillement ?
1 La décision de la première chambre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 27 janvier 2015, rendue publique le 13 mars [1], a connu un grand retentissement. La question du foulard à l’école est débattue en Allemagne. Précisons que la liberté du port du foulard par les élèves n’est pas contestée. Le débat porte donc sur le port du foulard par le personnel enseignant, notamment dans les cours de langue turque et de religion islamique. La décision institue la règle selon laquelle une interdiction de principe du port du foulard par les enseignantes dans les écoles publiques ouvertes au plan confessionnel [2] est non- conforme à la Loi fondamentale. Selon la formule adoptée : « La protection du droit fondamental à la liberté de croyance et de confession (article 4, alinéas 1 et 2, de la Loi fondamentale) garantit également au personnel enseignant, dans les écoles publiques ouvertes au plan confessionnel, la liberté d’obéir à un commandement de se couvrir compris comme obligation fondée sur des motifs religieux, comme cela peut être le cas du port d’un foulard islamique. » Une interdiction législative de l’expression religieuse ne peut se justifier que par l’objectif de prévenir un danger concret et non seulement un danger abstrait concernant une atteinte à la paix de l’école et à la neutralité étatique.
2 La décision ne clôt pas le débat. En premier lieu, elle remet en cause la constitutionnalité de certaines lois sur l’école des Länder [3]. Ceux-ci devront intégrer le principe jurisprudentiel ou risquer la confrontation [4]. En second lieu se pose le problème de la conformité de la décision à l’arrêt de principe en la matière, de la deuxième chambre, du 24 septembre 2003, Kopftuch [5]. La première chambre est, en effet, spécialisée dans le contentieux des droits fondamentaux et la seconde pour le reste du droit constitutionnel [6]. Le paragraphe 16 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale prévoit que, si une chambre veut infléchir une décision de l’autre chambre, la Cour doit se prononcer en plenum. D’aucuns ont pu s’étonner que la procédure n’ait été mise en œuvre. Du point de vue juridique, par renvoi constant à l’arrêt Kopftuch, la décision se présente non comme un revirement de jurisprudence, mais comme précisant la position de la Cour. L’opinion dissidente de deux juges sur six met cependant en avant la contradiction introduite par la décision de la première chambre. L’arrêt Koptuch avait posé le principe que les autorités ne pouvaient interdire le port du foulard que sur la base d’une loi suffisamment précise. La récente décision concerne le contenu de telles lois. Une part des Länder n’ayant pas adopté de loi sur le port du foulard la position de la première chambre se trouve déjà d’application effective. Cette situation n’a pas donné lieu à des difficultés notables.
3 La décision mérite d’être commentée non pour son seul enjeu en droit allemand, mais pour l’actualité de la question de la liberté religieuse dans l’enseignement. L’argumentation de la Cour est extrêmement serrée et ouvre un champ de réflexion en termes de théorie des droits fondamentaux. L’arrêt Kopftuch introduisait une marge de manœuvre au profil des Länder, qui débouche sur des législations non dénuées d’arrière-pensées. Face à cette situation la première chambre adopte une position radicale, mais qui a le mérite de la simplicité. On peut interpréter la décision comme revenant, à travers la notion de « danger concret », à la théorie libérale de l’ordre public matériel. Cette position semble juridiquement rigoureuse et c’est pourquoi l’on se propose ici, après avoir retracé les faits et la procédure (I), de présenter le principe du droit au port du foulard pour le personnel enseignant (II) et ses limites (III).
I – Saisine de la Cour constitutionnelle fédérale
4 La décision fait suite à deux recours d’enseignantes allemandes de confession musulmane, diplômées, exclues de l’enseignement public du fait de leur refus d’ôter le foulard. Notons qu’une plaignante avait remplacé le voile par un couvre-chef qui, combiné avec un col roulé et un bandeau, constituait un ersatz de foulard. Ce détail illustre la fragilité de l’idée de symbole religieux ostensible. Dans leur opinion dissidente, les juges minoritaires admettent que, dans ce dernier cas, les droits de la plaignante ont été méconnus, puisque l’apparence extérieure n’était pas en soi connotée religieusement, et ne pouvait être interprétée comme expression religieuse manifeste dans le contexte de l’école. La faiblesse, en termes d’argumentation, de l’opinion dissidente apparaît ici. En interdisant les signes religieux, on pose la question de savoir en quoi consiste une apparence extérieure religieuse. Cette position ne peut aboutir, sur le long terme, qu’à d’inextricables controverses.
5 Après épuisement des voies de recours, les plaignantes attaquaient la jurisprudence de la Cour fédérale du travail [7]. Les juridictions du travail avaient, en effet, jugé que les autorités du Land s’étaient dûment conformées à la législation. La législation en cause posait manifestement une difficulté puisque les juridictions en admettaient la constitutionnalité au prix d’une interprétation restrictive, selon la technique dite de l’interprétation conforme à la Constitution. Le juge constitutionnel considère qu’une telle interprétation méconnaissait le sens véritable de la loi [8]. Si les juridictions saisies avaient relevé une inconstitutionnalité, elles auraient dû saisir la Cour constitutionnelle fédérale par voie d’exception (Loi fondamentale, article 100, alinéa 1). On constate ici une réticence à saisir la Cour constitutionnelle fédérale. Permettant de contester la jurisprudence des hautes juridictions fédérales, le recours constitutionnel individuel de l’article 93, alinéa 1, 4a, révèle toute sa pertinence [9].
6 Le problème posé concernait donc la conformité de la loi du Land à la Loi fondamentale. Il est nécessaire de présenter l’essentiel des dispositions examinées par la Cour constitutionnelle fédérale. L’éducation relève en Allemagne de la législation régionale, et il existe dans chaque Land une loi sur l’école (Schulgesetz). C’est ici la loi du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie qui était en cause. La loi disposait que les enseignantes et les enseignants n’ont le droit de manifester aucune expression extérieure, politique, religieuse, en termes de vision du monde ou autre, susceptible de mettre en danger ou de troubler la neutralité du Land vis-à-vis des élèves comme des parents ou la paix scolaire, politique, religieuse ou en termes de vision du monde (§ 56, alinéa 4, phrase 1). La phrase suivante de la disposition en déduisait qu’était non-admissible un comportement extérieur susceptible de susciter chez les élèves ou les parents l’impression qu’une enseignante ou un enseignant se positionne contre la dignité de l’homme, l’égalité, les libertés fondamentales ou l’ordre fondamental libéral et démocratique. La troisième phrase apparaissait quelque peu discutable dans la mesure où elle précisait que la représentation des valeurs d’éducation et de culture ou des traditions chrétiennes et occidentales [10] ne contrevenait pas à l’interdiction en termes de comportement introduite par la première phrase. Une autre disposition délimitait le champ d’application de la disposition, la rendant applicable à toutes les collaboratrices et collaborateurs pédagogiques ou sociaux-pédagogiques au service du Land (§ 58). La Cour constitutionnelle relève que les dispositions en cause n’étaient compatibles avec la Loi fondamentale que sous réserve d’une interprétation restrictive.
II – Droits fondamentaux applicables
7 On se trouve dans la situation typique de la nécessité d’une conciliation de droits fondamentaux. On se doit donc ici de citer les dispositions relatives aux droits fondamentaux invoquées par la Cour [11]. Pour ce qui est de la question religieuse, le juge se réfère à l’article 4, alinéas 1 et 2, de la Loi fondamentale : « La liberté de croyance et de conscience et la liberté de professer des croyances religieuses et philosophiques sont inviolables. Le libre exercice du culte est garanti. » Au-delà de cette expression de la liberté, le juge se réfère au principe général de liberté de l’article 2, alinéa 1 : « Chacun a droit au libre épanouissement de sa personnalité pourvu qu’il ne viole pas les droits d’autrui ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel ou la loi morale. » Cette disposition est combinée avec le principe de dignité humaine de l’article 1, alinéa 1 : « La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. » La Cour se réfère encore au principe de la liberté professionnelle de l’article 12, alinéa 1 : « Tous les Allemands ont le droit de choisir librement leur profession, leur emploi et leur établissement de formation. L’exercice de la profession peut être réglementé par la loi ou en vertu d’une loi. » Notons qu’apparaît ici l’importance du fait que le recours constitutionnel était exercé par des musulmanes de nationalité allemande. S’agissant du droit des parents, le juge invoquait l’article 6, alinéa 2 : « Élever et éduquer les enfants sont un droit naturel des parents et une obligation qui leur échoit en priorité. La communauté étatique veille sur la manière dont ils s’acquittent de ces tâches. » Cette disposition est importante en ce qui concerne la question du foulard, car elle explique que le port du foulard soit toléré pour les élèves. L’éducation étatique ne doit pas empiéter sur les choix d’éducation des parents, notamment en matière de religion.
8 La conclusion que tire la Cour de la Loi fondamentale est univoque. Selon la Cour, le droit fondamental de liberté de croyance et de confession garantit également au personnel enseignant (Lehrkräfte), dans les écoles publiques ouvertes au plan confessionnel, le droit de respecter l’obligation de se couvrir, lorsque celui-ci est compris comme une obligation résultant de fondements religieux. Il s’ensuit que les organes étatiques sont en charge de garantir ce droit. Concernant la question de savoir s’il s’agit objectivement d’une obligation religieuse, le juge estime que les controverses parmi les savants musulmans concernant le statut des prescriptions vestimentaires n’entrent pas en ligne de compte. Le juge se suffit de la pluralité des opinions en la matière et de l’existence de deux références à l’obligation en cause dans le Coran [12].
9 Il en résulte, selon les termes employés, que l’atteinte à la liberté de croyance est grave. Ici le juge se réfère à l’argumentation des plaignantes. Pour celles-ci, le port du voile correspond à un commandement religieux impératif dans l’espace public, qui implique leur identité personnelle au sens de l’article 2, alinéa 1, et de l’article 1, alinéa 1. En somme, le port du voile relève du « libre épanouissement de la personnalité » et de la « dignité humaine ». Cette conception de la dignité humaine pourra surprendre, mais il faut comprendre que la dignité humaine au sens de la Loi fondamentale se conçoit comme revêtant une dimension non seulement matérielle, mais aussi spirituelle. C’est en ce sens que la limitation de la liberté religieuse est une atteinte à la dignité de la personne. Ce qui est décisif en termes de liberté religieuse est donc le sentiment intérieur des croyants en ce qui concerne leurs obligations [13].
10 Cela explique deux arguments déterminants. Le premier consiste dans l’invocation de la liberté professionnelle de l’article 12, alinéa 1. Dans la mesure où certaines femmes musulmanes ne se sentent pas en mesure de violer l’obligation religieuse, comme c’était le cas en l’espèce, l’interdiction du voile les exclut de certaines professions, et méconnaît donc leur liberté professionnelle. Le second argument est encore plus décisif. L’interdiction du port du voile vise les femmes en tant que telles. Cette interdiction implique donc une violation du principe posé par l’article 3, alinéa 2, de la Loi fondamentale : « Hommes et femmes sont égaux en droits. L’Etat promeut la réalisation effective de l’égalité en droits des femmes et des hommes et agit en vue de l’élimination des désavantages existants. » Dans l’esprit de la décision, loin d’émanciper la femme, l’interdiction du port du voile contribue à l’exclure de l’espace public. Selon les termes de la décision, le fait que, de cette façon, ce soient avant tout des femmes musulmanes qui, concrètement, se trouvent exclues d’activités professionnelles, qualifiées, de pédagogues, apparaît en contradiction avec l’égal traitement des femmes. L’interdiction du voile tend en effet de facto, en l’espèce, à cantonner les femmes musulmanes aux fonctions subalternes, voire à les exclure du monde du travail.
11 L’idée que l’interdiction du port du foulard porte atteinte à l’égalité entre hommes et femmes peut sembler singulière si l’on s’en tient à un examen abstrait de la question. Mais il convient d’insister sur la dimension strictement juridique et concrète de l’analyse. Dans un premier temps, le juge analyse la question en termes de droits fondamentaux. Il constate l’évidence d’une limitation des droits fondamentaux. Dans un second temps, il pose la question des possibilités ouvertes pour une interdiction du port du voile. Le droit au port du voile existe par principe. Il n’est au demeurant nullement absolu. Le port du voile pouvait en toute hypothèse être interdit en cas de « danger concret », que ce soit en droit du travail ou de la fonction publique. En revanche, l’arrêt Kopftuch, évoqué plus haut, laissait subsister une marge de manœuvre au bénéfice du législateur, dans les écoles publiques ouvertes au plan confessionnel.
III – Limitation des droits fondamentaux
12 La question consiste donc à déterminer dans quelles situations le législateur peut limiter le droit d’arborer le foulard. L’arrêt opère selon la méthode du contrôle de proportionnalité. Il aboutit à la conclusion que la législation du Land restreint de façon excessive la liberté des plaignantes. L’atteinte, selon les termes de la décision, est disproportionnée, parce qu’elle vise « une mise en danger abstraite de la paix scolaire ou de la neutralité étatique ». Le juge souligne les objectifs légitimes de la loi, que constituent la préservation de la paix scolaire et de la neutralité de l’État, de même que la protection des droits fondamentaux des élèves et des parents et la prévention des conflits. Mais ces objectifs doivent être conciliés avec la liberté de croyance et de confession des personnels pédagogiques.
13 C’est ici que le juge examine ce qu’on peut appeler les effets négatifs du port du foulard. Selon la Cour, le port d’un vêtement connoté religieusement ne porte pas atteinte à la liberté négative de croyance et de confession des élèves, tant que le personnel enseignant ne se prononce pas verbalement en faveur de positions ou de croyances et ne manifeste pas, en somme, de prosélytisme. Le juge relève que les manifestations religieuses à l’école sont contrebalancées par le pluralisme parmi les enseignants. Dans cette mesure, conclut la Cour, l’école publique ouverte au plan confessionnel reflète la société pluraliste au plan religieux. En effet, si les musulmans font partie à part entière de la société, n’est-il pas normal que les élèves se trouvent face à des enseignants exprimant extérieurement leur appartenance à ce culte ?
14 Une question délicate se pose alors, celle du sens de la neutralité religieuse de l’école, qui résulte de l’idée d’une neutralité religieuse de l’État [14]. Ici apparaît la différence avec la notion française de laïcité. La neutralité de l’État ne s’entend pas, selon la Cour, comme stricte séparation de l’État et de l’Église. La simple visibilité d’une appartenance religieuse, ou d’une appartenance en termes de vision du monde, de personnels singuliers, n’est pas exclue par la neutralité de l’État. Il convient donc de distinguer entre l’État et ses agents. Dans la fameuse affaire du crucifix apposé dans les salles de classe en Bavière [15], il était bien question de neutralité de l’État. En revanche, le port du foulard n’induit aucune identification de l’État à une quelconque croyance.
15 Le juge en arrive à une conclusion qui ne manquera pas de sembler paradoxale en droit public français. Les écoles publiques ouvertes au plan confessionnel ont pour mission de transmettre aux élèves la tolérance vis-à-vis d’autres religions, également par le port de vêtements en lien avec les religions : « Cet idéal doit, dans l’intérêt d’une mise en œuvre effective, équilibrée, des droits fondamentaux, pouvoir être vécu également dans les écoles publiques. Cela vaut logiquement aussi pour l’habillement en liaison avec la religion, comme, par exemple, à côté du foulard, la kippa juive, le vêtement monastique ou aussi des symboles, comme une croix portée ostensiblement. » Cet appel à manifester publiquement une appartenance religieuse peut surprendre, mais il faut se rappeler qu’en Allemagne, comme en Alsace-Moselle, les élèves peuvent suivre des cours de religion. L’exclusion des signes extérieurs d’appartenance confessionnelle semble paradoxale pour de tels enseignements. Le juge ajoute, ce qui est important, qu’on ne peut voir dans le port du foulard une manifestation de prosélytisme, tant il est vrai que cet élément de vêtement n’est nullement inhabituel en Allemagne [16].
16 Il résulte de ces considérations que l’interprétation de la loi examinée par les juridictions du travail aboutit à une violation des droits fondamentaux des requérantes, du fait que l’interdiction est disproportionnée au but poursuivi. Il n’est pas besoin de s’attarder sur le dernier point sur lequel se penche le juge et qui consiste dans le privilège accordé « à la représentation des valeurs d’éducation et de culture ou traditions chrétiennes et occidentales ». Ici le juge relève une atteinte patente au principe d’égalité. La Cour constitutionnelle semble s’étonner que les juridictions du travail n’aient pas relevé cette difficulté. Pour contourner le problème la Cour fédérale du travail avait, comme on a vu, opéré une interprétation restrictive, qui contredit, selon la Cour, la volonté évidente du législateur.
17 Une interdiction législative régionale des expressions religieuses par l’apparence extérieure apparaît donc disproportionnée lorsqu’elle vise à prévenir un danger simplement abstrait pour la paix de l’école ou la neutralité étatique. Quand est-ce qu’une telle mesure peut devenir légitime ? Le danger concret est délimité de la façon suivante : « Lorsque dans des écoles ou des circonscriptions scolaires déterminées, sur la base de situations conflictuelles substantielles concernant le bon comportement religieux, dans un nombre significatif de cas, le seuil est atteint, dans un ressort spécifique, d’une mise en danger concrète ou d’un trouble suffisants à la paix de l’école ou à la neutralité étatique, une obligation à valeur constitutionnelle peut exister d’empêcher l’expression religieuse par l’apparence extérieure, non seulement dans un cas isolé mais, par exemple, pour des écoles ou des circonscriptions scolaires déterminées, de façon générale pour un temps déterminé. » La conception est ici analogue à la théorie traditionnelle de l’ordre public matériel du droit public français [17], mis à part que pour le juge allemand cette conception s’applique à la loi elle-même.
18 Comme il a été dit, les juges dissidents mettent en avant l’arrêt Kopftuch. Dans cette jurisprudence la Cour avait reconnu le droit constitutionnel de porter le foulard, mais également la compétence des Länder pour restreindre l’exercice de ce droit dans l’enseignement. Parmi les objections, relevons l’idée de l’influence forte des enseignants sur les élèves, et la critique de la distinction entre l’État neutre, et son personnel libre, au plan religieux. Les juges dissidents en concluent à la nécessité de préserver la compétence du législateur régional. Le problème demeure, comme le montre la décision, des dérives du législateur. Par ailleurs, répétons-le, l’indétermination de l’idée d’une connotation, religieuse ou non, du vêtement rend confuse la position des juges dissidents. C’est pourquoi l’orientation prise par la majorité des juges correspond à une solution non seulement louable en termes de droits fondamentaux, mais aussi d’un grand pragmatisme.
CONCLUSION
19 Peut-on en tirer des enseignements pour le droit public français ? Constatons d’abord la différence entre la neutralité religieuse de l’État et le principe français de laïcité. Les religions sont en Allemagne intégrées à la sphère publique, notamment du fait du statut d’établissement public des Églises, de l’existence d’un impôt des Églises, du droit à suivre un enseignement religieux à l’école dans la plupart des Länder, etc. [18] Cette conception de la neutralité religieuse de l’État est indissociable de la théorie des droits fondamentaux. Ceux-ci se conçoivent comme des droits individuels avant tout. La liberté religieuse ne peut s’interpréter comme liberté du simple for interne, ce qui explique la tolérance nécessaire en termes de manifestations extérieures.
20 Dans la controverse autour des signes d’appartenance religieuse, il faut reconnaître que la cible première de l’interdiction consiste en des pratiques qui viennent de l’Islam. Les chrétiens et les juifs se sont faits depuis longtemps, le plus souvent, à la dissimulation de l’appartenance religieuse. En Islam, en revanche, la distinction du politique, du juridique et du religieux, n’est pas acquise. C’est pourquoi, vis-à-vis des croyants de religion musulmane, le principe de laïcité ne devrait pas être transformé en une règle d’intolérance. Aussi la décision allemande mérite-t-elle d’être présentée au public français. L’argumentation du juge constitutionnel allemand montre que l’interdiction du foulard porte atteinte, en pratique, non seulement à la liberté religieuse, mais encore à l’égalité des femmes et à leur droit à une existence professionnelle [19].
21 Il est question ces derniers temps de l’extension de l’interdiction du port du foulard à l’Université. Ici, une autre liberté serait mise en cause, la liberté de la science. L’Islam et le monde musulman sont des objets d’une importance scientifique croissante. Le droit islamique ouvre ainsi aux juristes des espaces nouveaux d’investigation, tant d’un point de vue pratique que de la théorie ou de la sociologie juridique. Exclure les chercheuses, françaises ou étrangères, arborant le foulard, revient à renoncer à des points de vue. L’Université est par excellence le lieu où l’idée d’une neutralité en termes de religion et d’idéologie devrait trouver sa place [20].
22 La notion française de laïcité fut d’abord un moyen de refouler l’Église catholique hors de l’espace politique. Ce mouvement correspond en Allemagne à ce qu’on appelle le Kulturkampf. Mais la neutralité religieuse étatique représente aussi, en Allemagne, une rupture vis-à-vis des totalitarismes national-socialiste ou communiste, fondés sur une idéologie d’État intolérante vis-à-vis des religions. La laïcité comme instrument de combat contre l’emprise religieuse était une solution pour des conflits désormais éteints. C’est pourquoi il serait temps d’envisager le passage, pour ce qui est de l’État, d’une théorie de la laïcité de combat à l’idée d’une laïcité-neutralité.
Notes
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[1]
1 BvR 471/10 - 1 BvR 1181/10, consultable en ligne : http://www.bundesverfassungsgericht.de.
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[2]
L’article 7 de la Loi fondamentale, relatif à l’enseignement scolaire, aboutit à distinguer trois types d’écoles : les écoles confessionnelles, les écoles ouvertes au plan confessionnel et les écoles non-confessionnelles. Les premières sont affiliées à une confession particulière, les secondes dispensent des cours de religion pour les différentes confessions, les troisièmes ignorent tout enseignement religieux.
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[3]
Avant la décision commentée, huit Länder avaient mis en vigueur des dispositions législatives dans le sens d’une interdiction. Voir : http://www.uni-trier.de/index.php?id=24373.
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[4]
Voir l’hebdomadaire Der Spiegel, n° 13/2015, p. 60-61.
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[5]
BVErfGE 108, 282. La décision est communément désignée par l’expression de Kopftuchurteil, c’est-à-dire l’« arrêt du foulard ». Le principe énoncé se lit comme suit : « Une interdiction du port du foulard dans les écoles et les cours, concernant le personnel enseignant, ne trouve pas dans le droit en vigueur dans le Land de Bade-Wurtemberg de fondement législatif précis suffisant. » En français, voir Jean-Philippe Derosier, « La Cour constitutionnelle allemande et le port du voile, commentaire de l’arrêt du 24 septembre 2003 », RFDC, n° 58, 2004, p. 439-447.
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[6]
Bundesverfassungsgerichtsgesetz [Loi sur la Cour constitutionnelle fédérale], § 14, alinéa 1 et 2.
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[7]
Arrêts de la Cour fédérale du travail (Bundesarbeitsgericht) du 20. août 2009 - 2 AZR 499/08 et du 10. décembre 2009 - 2 AZR 55/09.
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[8]
« L’interprétation conforme à la Constitution trouve sa limite là où elle entre en contradiction avec la volonté du législateur claire et reconnaissable. »
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[9]
La Cour constitutionnelle fédérale peut donc être saisie soit par voie d’exception, par une juridiction quelconque, soit directement par les justiciables, après épuisement des voies de recours, en cas d’atteinte aux droits fondamentaux. La procédure française de la QPC, à l’article 61-1 de la Constitution, correspond à la procédure de l’article 100, alinéa 1, mais avec cette différence qu’aux termes de la disposition allemande, d’une part, le juge peut s’autosaisir, et que, d’autre part, il n’existe pas en Allemagne le filtre des hautes juridictions.
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[10]
Sur ce point, la disposition renvoyait aux articles 7 et 12 de la Constitution du Land.
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[11]
Pour les questions de traduction, on se réfère à la version bilingue : Grundgesetz / Loi fondamentale, Saarbrücken, Centre juridique franco-allemand, 2004. La traduction est de Christian Autexier, Jean-François Flauss, Michel Fromont, Constance Grewe, Olivier Jouanjan et Pierre Koenig. Les dispositions évoquées n’ont pas connu de modification récente.
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[12]
Coran, sourate XXIV, verset 31, et sourate XXXIII, verset 59. Pour l’interprétation, l’arrêt renvoie à des références scientifiques.
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[13]
La notion de « dignité humaine » ne correspond pas ici à un concept abstrait et objectif imposé par le juge, de l’extérieur, mais inclut la perception subjective des sujets de droits. De sorte qu’il y a lieu de tenir compte, dans sa définition, des sentiments partagés par un groupe religieux.
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[14]
Loi fondamentale, article 7, alinéa 1 : « L’ensemble de l’enseignement scolaire est placé sous le contrôle de l’État. »
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[15]
BVerfGE, 35, 366. Dans la décision Kruzifix, du 16 mai 1995, la Cour constitutionnelle fédérale, constatant l’inconstitutionnalité de la réglementation bavaroise, précise le principe de la liberté religieuse négative des élèves. En pratique, cela a abouti à une solution législative sophistiquée, consacrant le droit de l’État bavarois de faire apposer des symboles religieux chrétiens dans les salles de classes, mais reconnaissant le droit des parents d’en demander le retrait. Voir le commentaire par C. Grewe et A. Weber, RFDC, n° 25, 1996, p. 183-188.
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[16]
La décision renvoie ici à des études sociologiques.
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[17]
Comme on sait, l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989, n° 346893, admettait la prohibition du port du voile envers les enseignants au nom de la neutralité religieuse de l’État, mais la rejetait en tant que principe général pour les élèves.
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[18]
Loi fondamentale, articles 140 et 141.
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[19]
Voir l’hebdomadaire Der Spiegel, n° 14/2015, p. 52-53. En Allemagne, la controverse à surgi de la revendication de femmes musulmanes diplômées à l’accès à la fonction publique.
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[20]
On tend trop ces derniers temps à confondre l’Université et l’école. L’Université a pour vocation la diffusion de la science. Les campus et les amphithéâtres sont des espaces ouverts. On accepte en cours, dans les soutenances et/ou les colloques, non seulement des étudiants, mais le public au sens large. Il n’y a en général pas de vigiles, et plus, désormais, d’appariteurs. Peut-on, dans ces conditions, instaurer une police de l’habillement ?