Notes
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[1]
Cet article est issu d’une communication au séminaire commun de l’Association française de droit constitutionnel et de l’Association coréenne de droit public qui s’est tenu à Paris, au Sénat, le 12 janvier 2011 sur le thème « La démocratie : un concept universel ? ».
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[2]
Voir la version française sur le site de la Cour : http://www.bverfg.de/entscheidungen/ es20090630.
-
[3]
II, 37.
-
[4]
Du contrat social, GF-Flammarion, p. 105.
-
[5]
De l’esprit des lois, GF-Flammarion, p. 131.
-
[6]
Ibid., p. 107, 76 et 108.
-
[7]
Ibid., p. 297.
-
[8]
Archives parlementaires, 1re série, t. VIII.
-
[9]
James Madison, Le Fédéraliste, n° XXXIX, réédition Economica, 1988, p. 311.
-
[10]
« L’environnement dans la démocratie », in séminaire « La démocratie environnementale », Conseil d’État, 17 novembre 2010.
-
[11]
Précitée, C.I. page 41, paragraphes 208 et 210.
-
[12]
Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, p. 283.
-
[13]
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée – Histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, 2000 ; Laurent Cohen-Tanugi, La métamorphose de la démocratie française – De l’État jacobin à l’État de droit, Folio, Gallimard, 1989.
-
[14]
PUF, 2003.
-
[15]
Dominique Rousseau, « La démocratie continue – Espace public et juge constitutionnel », Le Débat, 1997, n° 96, p. 74.
-
[16]
Pour une critique du terme « démocratie environnementale », voir Dominique Schnapper, « L’environnement dans la démocratie », Conseil d’État, 17 novembre 2007, op. cit.
-
[17]
« Constitutionnalisme et démocratie », La vie des idées, 19 septembre 2008, www.laviedesidees.fr.
-
[18]
Pierre Brunet, La démocratie, entre essence et expérience – Réponse à Dominique Rousseau, La vie des idées, 9 octobre 2008 ; Jean-Marie Denquin, « Que veut-on dire par démocratie ? L’essence, la démocratie, la justice constitutionnelle », Jus Politicum, n° 2, 2009, www.juspoliticum.com; Bastien François, « Justice constitutionnelle et “démocratie constitutionnelle” ». Critique du discours constitutionnaliste contemporain », in J. Chevallier, dir., Droit et politique, PUF, 1993.
-
[19]
Jean-Marie Denquin, « Démocratie participative et démocratie directe », in La citoyenneté, sous la direction d’A.-M. Le Pourhiet, Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 23, 2007, p. 95.
-
[20]
Guy Braibant, « Droit d’accès et droit à l’information », Mélanges en l’honneur de Robert-Edouard Charlier, 1981, p. 703.
-
[21]
« La démocratie ou le vol de la Joconde », in Nouvelles questions sur la démocratie, A. Delcamp, A.-M. Le Pourhiet, B. Mathieu et D. Rousseau (dir.), Dalloz, Thèmes & Commentaires, 2010, p. 141.
-
[22]
« Constitutionnalisme et démocratie », La vie des idées, préc., p. 6.
-
[23]
Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 9e éd., 2010, p. 562.
-
[24]
Le Fédéraliste, 1787, n° LXXVIII, réédition Economica, 1988, p. 644.
-
[25]
Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p. 240 et 241.
1 Il semble devenu nécessaire de déterminer où en est le droit constitutionnel dans la définition de la démocratie, compte tenu de la floraison d’adjectifs dont le mot est aujourd’hui accompagné et d’un certain nombre d’idées à la mode tendant à donner à ce terme un contenu fort différent de celui auquel nous avions l’habitude de nous référer.
2 La question qui se pose est en effet de savoir si l’on peut à tout moment changer le sens d’une notion aussi capitale, au point de pouvoir lui faire dire à peu près ce que l’on veut, ou s’il n’y a pas, quand même, une exigence minimale de stabilité dans les définitions des termes utilisés dans des normes juridiques, en l’occurrence constitutionnelles.
3 L’article 1er de la Constitution française de 1958 indique en effet que la France est une République « démocratique », l’article 20 de la Loi fondamentale allemande dispose, de l’autre côté du Rhin, que la République fédérale est un État « démocratique », tandis qu’au-delà des Pyrénées l’article 1er de la Constitution espagnole affirme que l’Espagne est un État de droit social et « démocratique » et qu’au-delà des Alpes la Constitution italienne affirme aussi que l’Italie est une République « démocratique », pour ne citer que nos voisins continentaux immédiats. Et comme tous ces États sont dotés de juges constitutionnels susceptibles d’être amenés à faire application de ces dispositions, l’on ne peut échapper à l’obligation d’en donner une définition stable et rigoureuse. La Cour constitutionnelle allemande a dû rendre une longue copie sur ce point dans sa décision du 30 juin 2009 relative au traité de Lisbonne puisque l’article 79 de la Loi fondamentale interdit les révisions touchant aux principes énoncés à l’article 20 et donc, précisément, au caractère démocratique de la République fédérale [2].
4 Il est vrai que le terme démocratie a longtemps désigné une certaine conception pure de la souveraineté collective avant qu’on ne lui intègre, par nécessité et par choix, une autre acception qui lui était initialement opposée (I), ce qui conduit à s’interroger sur le point de savoir s’il serait possible d’étendre à nouveau la notion, peut-être à l’infini, pour y introduire de nouveaux comportements ou standards sociétaux (II).
I – DÉFINITION ÉTYMOLOGIQUE ET CONCEPTION ORIGINELLE
5 Étymologiquement la démocratie est issue du terme grec demos-kratos qui désigne le gouvernement de tous, c’est-à-dire la souveraineté collective, par opposition au gouvernement de quelques-uns (aristocratie) et au gouvernement d’un seul (monocratie). L’on peut sans doute prétendre qu’une définition étymologique n’est pas forcément vouée à l’éternité mais l’on doit tout de même convenir que l’usage constant et commun de l’étymologie d’un terme permet d’en déterminer assez rigoureusement le sens. L’usage politique et juridique du terme ne s’est effectivement jamais écarté de ce sens premier : la démocratie c’est le pouvoir du peuple, c’est-à-dire, concrètement, de l’ensemble des citoyens statuant majoritairement.
6 Les penseurs politiques sont restés fidèles à la définition des auteurs anciens. Le projet initial de traité constitutionnel européen était précédé de la formule de Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre » [3]. Jean-Jacques Rousseau écrit, dans Le Contrat social : « Le souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne à cette forme de gouvernement le nom de Démocratie. Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les mains d’un petit nombre, en sorte qu’il y ait plus de citoyens que de magistrats, et cette forme porte le nom d’Aristocratie. Enfin il peut concentrer tout le gouvernement dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir. Cette troisième forme est la plus commune et s’appelle Monarchie ou gouvernement royal » [4]. Montesquieu indique également : « Lorsque dans la République, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie » [5].
7 Les dispositions constitutionnelles qui proclament que l’État qu’elles régissent est démocratique complètent le plus souvent cette affirmation par des formules du type « Tout pouvoir d’État émane du peuple. Le peuple l’exerce au moyen d’élections et de votations » (article 20 de la Loi fondamentale allemande), ou « La souveraineté nationale réside dans le peuple espagnol duquel émanent les pouvoirs de l’État » (article 1-1 de la Constitution espagnole), ou « La souveraineté appartient au peuple » (article 1 de la Constitution italienne) ou encore « La souveraineté nationale appartient au peuple » (article 3 de la Constitution française).
8 L’on sait toutefois que les auteurs anciens, longtemps suivis par la doctrine politique et juridique, considéraient que la démocratie supposait l’exercice direct du pouvoir par les citoyens, appelés à prendre eux-mêmes les décisions publiques, tandis qu’au contraire le gouvernement représentatif s’opposait à cette démocratie. C’est ce que reprenaient sans hésitation nos philosophes ainsi que nombre de juristes qui, jusqu’au XXe siècle, ne considéraient pas du tout, dans ce sens, la démocratie comme une exigence et entendaient consacrer un gouvernement exclusivement représentatif. Rousseau écrit ainsi : « À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques » et il ajoutait un jugement de fond : « De lui-même le peuple veut toujours le bien mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé ». Il concluait sur le désenchantement célèbre : « S’il y avait un peuple de dieux il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas aux hommes » [6]. Montesquieu écrit de son côté : « Le grand avantage des représentants c’est qu’ils savent discuter les affaires, le peuple n’y est point du tout propre, ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie. (…) Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir les représentants ; ce qui est très à sa portée » [7]. Et Sieyès avançait sans fard à l’Assemblée nationale le 7 septembre 1789 : « Nous sommes forcés de ne voir dans la plupart des hommes que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez refuser la qualité de citoyen à cette multitude sans instruction qu’un travail forcé absorbe en entier ; puisqu’ils doivent obéir à la loi, tout comme vous, ils doivent aussi concourir à la faire en donnant leur confiance à quelques-uns d’entre eux » [8]. C’est sa théorie de la souveraineté nationale qui va permettre de fonder le gouvernement représentatif et, en l’an VIII, le système des listes de confiance.
9 Ce choix en faveur du gouvernement représentatif clairement opposé à la démocratie, elle-même souvent affectée d’une connotation péjorative, ne disparaîtra progressivement qu’au XXe siècle avec l’avènement des classes populaires, la généralisation du suffrage universel et l’apparition des partis de masse. La représentation va alors être intégrée dans la démocratie, au lieu de lui être opposée, sur la base d’une distinction devenue classique entre la démocratie directe et la démocratie représentative. Ces deux notions vont parfois effectivement coexister dans des Constitutions et notamment, de façon particulièrement exemplaire, dans l’article 3 de la Constitution française actuelle : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». On ne saurait mieux panacher les choses.
10 Au terme de cette évolution, l’on considère désormais de façon unanime que la démocratie désigne la souveraineté de tous mais qu’elle peut s’exercer soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants élus. C’est ce qu’affirme on ne peut plus nettement la Constitution française mais que l’on retrouve dans toutes les autres constitutions des États qui se disent démocratiques et qui décrivent aussi soit exclusivement des mécanismes électoraux de désignation des représentants soit, en plus de ceux-ci, des procédures référendaires. Les pères fondateurs américains qui appelaient « république » cette forme de gouvernement écrivaient ainsi : « Nous définirons une république, ou du moins ce qu’on peut appeler de ce nom, un gouvernement qui tire tous ses pouvoirs directement ou indirectement de la grande masse du peuple » [9].
11 Sans doute s’agit-il d’une évolution terminologique considérable puisque l’on est arrivé à ranger dans la démocratie la notion de représentation que l’on considérait initialement comme sa négation. Souvenons-nous des formules radicales de Rousseau : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté générale ne se représente point. (…) Toute loi que le peuple n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde ». L’élection est ainsi, note Dominique Schnapper, un « janus » : aristocratique parce qu’elle sélectionne des supérieurs à un point de vue ou à un autre, mais en même temps démocratique en ce qu’elle accorde à tout citoyen une voix égale dans le processus du choix ou du rejet des gouvernants [10].
12 Cette définition élargie de la démocratie, intégrant les mécanismes représentatifs, est acceptable dans la mesure où d’une part le gouvernement direct pur est reconnu impraticable, d’autre part l’élection des assemblées législatives par les citoyens, sur la base de programmes proposés par les partis et les candidats, garantit assurément le maintien d’un lien entre la volonté populaire majoritaire et le contenu des lois. C’est ce qu’affirme avec netteté la Cour constitutionnelle de Karlsruhe dans sa décision de 2009 : « Le droit de vote établit un droit à l’autodétermination démocratique, à une participation libre et égale à la puissance étatique exercée en Allemagne, ainsi qu’au respect du principe de démocratie, y compris le respect du pouvoir constituant du peuple. (…) Sans élection libre et égale de l’organe qui exerce une influence déterminante sur le gouvernement et la législation fédérale, le principe, constitutif pour un État démocratique, de la liberté personnelle, demeure incomplet. (…) Le droit, qui revient à chaque citoyen, de participation égale à l’autodétermination démocratique peut être violé par une modification de l’organisation du pouvoir d’État telle que la volonté du peuple ne peut plus se former efficacement au sens de l’article 20 et que les citoyens ne sont plus en mesure de gouverner par la volonté majoritaire » [11].
13 Il reste à savoir si cet élargissement du concept de démocratie à la représentation permet d’aller au-delà de l’acception traditionnelle et si l’on peut considérer comme relevant aussi de la démocratie ou contribuant à son exercice d’autres institutions et procédures qui se répandent à l’époque contemporaine.
II – L’EXTENSION ILLIMITÉE DE LA NOTION
14 Depuis longtemps déjà, l’observation du fonctionnement effectif des sociétés basées sur la souveraineté collective et le suffrage universel a conduit certains penseurs à englober dans la notion de démocratie des éléments sociologiques et des mécanismes institutionnels étrangers à l’expression de la volonté du peuple pris en corps. Il n’est qu’à lire l’entrée « Démocratie » dans le Dictionnaire constitutionnel dirigé par Olivier Duhamel et Yves Mény pour s’en convaincre puisque Pierre Bouretz y abandonne très vite la définition dite « classique » pour se référer à l’égalité des conditions de Tocqueville, à l’indétermination de Claude Lefort, au principe de discussion de Jürgen Habermas ou de Karl Popper ou encore à la conception de la justice de John Rawls [12]. Il faudrait aujourd’hui rajouter Pierre Rosanvallon, Laurent Cohen-Tanugi et d’autres encore [13]. Le Dictionnaire de la culture juridique dirigé par Denis Alland et Stéphane Rials ne contient, en revanche, pas d’entrée « Démocratie » [14].
15 L’époque contemporaine est indéniablement marquée par une explosion de l’utilisation du terme démocratie que l’on rencontre généralement abondamment adjectivée. L’on trouve ainsi invoquée la démocratie sociale, culturelle, sanitaire, administrative, participative, ethnique, sexuelle, environnementale et l’on parle même aussi de démocratie contentieuse, de démocratie des droits ou encore de démocratie continue selon l’expression chère à Dominique Rousseau [15], sans oublier la fameuse e-démocratie. Utilisées principalement par les philosophes, les politologues ou les sociologues, ces expressions visent soit des procédures de discussion et de participation publiques des individus et groupes à toutes sortes de débats, soit la présence de certaines catégories (ethniques, sexuelles, religieuses…) de citoyens dans des instances publiques. Le principe habermassien de discussion sous-tend bon nombre de ces qualificatifs : il y aurait démocratie partout où, d’une manière ou d’une autre, formalisée ou pas, des citoyens seraient amenés à discuter de la chose publique (et même souvent de leurs choses privées…) et donc à donner leur avis tout simplement. C’est ainsi que, dans une instance juridique comme le Conseil d’État, est actuellement institué un cycle de conférences consacré à la « démocratie environnementale », celle-ci visant les procédures de concertation, enquêtes publiques et « Grenelle » de toutes sortes qui jalonnent le droit de l’environnement et qu’impose désormais la Constitution puisque la Charte de l’environnement adoptée en 2005 pose que « toute personne a droit de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » [16]. Certains considèrent aussi que la remise du pouvoir de décision publique à des autorités administratives indépendantes composées d’experts soustraits à la hiérarchie et donc à la responsabilité gouvernementale participerait de cette nouvelle démocratie. Plus largement, le phénomène bien connu de lobbying des groupes d’intérêts, associations et ONG de toutes sortes est également désormais rattaché à une forme « continue » de démocratie. Enfin last but non least le contrôle juridictionnel et notamment celui de constitutionnalité des lois est désormais également présenté comme une composante indispensable de la démocratie contemporaine qui intégrerait, à côté de la « démocratie électorale » traditionnelle, ce que Dominique Rousseau, parmi d’autres, nomme la « démocratie constitutionnelle » [17], qui suscite la contestation de plusieurs juristes [18].
16 En ce qui concerne les différents modes de participation des individus et des groupes à l’élaboration des politiques publiques, force est de reconnaître que l’on ne voit là rien de très nouveau depuis la palabre des tribus primitives jusqu’à la prolifération déjà ancienne dans notre administration des procédures consultatives préalables à l’adoption des décisions administratives. Les spécialistes de droit public connaissent bien le sujet puisque la méconnaissance des règles entourant ces consultations d’organismes divers constitue depuis fort longtemps un cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir dénommé « vice de procédure », de nature à justifier l’annulation de l’acte en cause. Les enquêtes publiques très réglementées s’imposent depuis déjà fort longtemps en matière d’aménagement, d’urbanisme et d’environnement en général et, sur ce point, la révision de 2005 n’a fait que constitutionnaliser des prescriptions législatives bien établies. Il reste à savoir si l’on peut raisonnablement et juridiquement rattacher ces consultations et concertations, obligatoires ou pas, formalisées ou non, à de la démocratie véritable. Il semble que non si l’on s’en tient à une définition stricte supposant une décision populaire majoritaire censée exprimer la volonté générale. Ces procédés divers et variés de débat public ne débouchent que sur des avis et n’ont point, sauf le cas particulier de l’avis conforme, de portée décisionnelle, c’est-à-dire que c’est l’autorité publique, instituée par la loi sur le fondement de la Constitution, qui a seule le pouvoir de décision finale. Le Conseil municipal d’une commune peut ainsi passer outre l’avis négatif rendu par un commissaire enquêteur à la suite d’une enquête publique et l’on perçoit bien la différence qui sépare la démarche d’un citoyen se rendant à la mairie pour élire un représentant ou se prononcer sur un référendum et celle d’un administré « motivé » [19] s’y rendant pour donner simplement son point de vue sur un projet d’aménagement. Seule la première démarche mérite le qualificatif de démocratique en ce qu’elle révèle le consentement ou non du citoyen à la décision collective. De ce point de vue, le référendum organisé en Californie en novembre 2010 sur le maintien du programme environnemental de l’État constitue assurément un parfait exemple de démocratie appliquée à la matière environnementale. Mais l’on peut s’interroger sur le point de savoir si la participation, parfois exclusive, de militants ou d’individus défendant des intérêts personnels ou catégoriels aux procédures de concertation et d’enquêtes publiques ne constitue pas plutôt, du point de vue sociologique, un élément clairement aristocratique. La place reconnue par l’article 11 du Traité de Lisbonne sur l’Union européenne au « dialogue avec les associations représentatives de la société civile » et aux « larges consultations des parties concernées », procède ainsi clairement à une institutionnalisation du lobbying qui n’a qu’un lointain rapport avec l’expression de la volonté d’un peuple.
17 S’agissant des autorités administratives indépendantes, il peut aussi paraître curieux de vouloir les rattacher à la démocratie alors que leur principe repose sur le transfert de la décision publique à des organismes constitués d’experts ou de militants qui échappent à la hiérarchie ministérielle et donc à la responsabilité du gouvernement devant les représentants du peuple. Le conseiller d’État Guy Braibant avait aperçu très vite au moment de l’explosion de ces institutions dans notre pays, le problème posé par leur compatibilité avec l’article 20 de la Constitution selon lequel « le gouvernement dispose de l’administration (…). Il est responsable devant le parlement » [20]. On ne voit pas en quoi la remise d’un pouvoir de décision à des experts ou à des « représentants de la société civile » indépendants des organes politiques élus participerait d’aucune manière d’une démarche démocratique.
18 Enfin reste le problème des juges et notamment du juge constitutionnel dont certains et notamment Dominique Rousseau, considèrent qu’il serait le symptôme central d’une nouvelle forme de démocratie dite « continue » en ce qu’elle ne se concentrerait pas sur les seuls moments électoraux mais s’exercerait en permanence. On observe d’abord certaines contradictions dans les écrits de Dominique Rousseau qui affirme tantôt que la démocratie existe mais qu’elle a simplement muté de la démocratie électorale vers la démocratie constitutionnelle ou continue, tantôt que la démocratie, telle la Joconde volée au Louvre, n’existe pas, que c’est un vide, une absence, un simple horizon. Et il reprend à son compte l’affirmation de Sartori selon laquelle « la démocratie c’est le nom pompeux donné à quelque chose qui n’existe pas », ou celle de Claude Lefort décrivant un lieu de pouvoir vide [21].
19 À l’intérieur de cette première contradiction (il existe une démocratie constitutionnelle et continue / il n’existe pas de démocratie) apparaît une autre ambiguïté. Dans le même texte, Dominique Rousseau indique en effet tout d’abord que la Constitution était autrefois pour le peuple une garantie dirigée contre la tyrannie des pouvoirs héréditaires ou censitaires, mais qu’aujourd’hui elle est un acte de défiance dirigé cette fois contre le suffrage universel et les institutions qui en émanent. En ce sens, dit-il, la constitution se présente désormais comme une « garantie contre le peuple (…) elle protège les droits constitutionnels contre la volonté du peuple ou des élus du peuple » [22]. On lit donc bien dans ces termes abrupts que le contrôle de constitutionnalité est anti-démocratique. Mais le même auteur indique plus loin que lorsque le Conseil constitutionnel impose au législateur le respect des droits fondamentaux, « il oppose à la volonté des élus du peuple, la volonté inverse du peuple » et que « d’une certaine manière le juge constitutionnel dévoile ce que la représentation voulait cacher : l’oubli du peuple ». Il en déduit donc que le juge constitutionnel fait ré-exister le peuple et prévaloir la volonté du peuple souverain sur celle des délégués du souverain et conclut que le juge constitutionnel « représente un approfondissement de la démocratie » [23]. Qu’en penser ?
20 La question du caractère anti-démocratique de contrôle de constitutionnalité des lois n’est pas nouvelle et se pose avec une particulière acuité depuis qu’il existe des constitutions écrites. Celui qui en a disserté le premier, utilisant exactement les derniers arguments de Dominique Rousseau, est Alexander Hamilton dans Le Fédéraliste. Il écrit : « Il n’est pas de proposition plus évidemment vraie que tout acte d’une autorité déléguée contraire aux termes de la commission en vertu de laquelle elle est exercée est nul. Donc nul acte législatif contraire à la Constitution ne peut être valable. Nier cela serait affirmer que le délégué est supérieur à son commettant, que le serviteur est au-dessus de son maître, que les représentants du peuple sont supérieurs au peuple lui-même. (…) On ne peut supposer que la Constitution entende donner aux représentants du peuple le droit de substituer leur volonté à celle de leurs commettants. (…) Cette conclusion ne suppose nullement une supériorité du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif. Elle suppose seulement que le pouvoir du peuple est supérieur à tous les deux et que, lorsque la volonté de la législature, exprimée dans ses lois, est en opposition avec celle du peuple, déclarée dans la Constitution, c’est à la dernière plutôt qu’aux premières que les juges doivent obéir » [24].
21 Le propos, lumineusement exposé, a de quoi séduire a priori mais il mérite cependant d’être entouré de grandes précautions. Hamilton suppose d’abord que la Constitution a été élaborée et ratifiée directement par le peuple, selon la tradition des conventions américaines, tandis que la loi a forcément été adoptée par les représentants. Or, ce schéma ne correspond sûrement pas à toutes les réalités politiques. La Constitution française de 1958, en particulier, a fait l’objet de très nombreuses et importantes modifications adoptées par le Parlement réuni en Congrès de telle sorte que presque les deux tiers de ses dispositions actuelles sont l’œuvre des représentants et non du peuple directement. On rappellera sur ce point que l’on a osé écrire, en 2005, dans le préambule de la Constitution, que « le peuple français proclame » la Charte de l’environnement alors que ce texte n’a jamais été soumis au référendum. C’est assurément un mensonge démocratique. Il n’est pas certain que le juge constitutionnel ne soit pas amené, tôt ou tard, sur une question prioritaire de constitutionnalité, à faire prévaloir une disposition constitutionnelle adoptée par le Congrès sur une disposition législative adoptée par référendum et l’on se trouverait alors dans la situation inverse de celle décrite par Hamilton. Ensuite, le propos d’Hamilton suppose que le texte constitutionnel exprime clairement une volonté populaire sans ambiguïté. Or, nous savons tous bien qu’il n’en est rien en réalité. Il est certain que lorsque l’article 7 de la Constitution indique que « le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel », il manifeste clairement la volonté populaire, même exprimée à une faible majorité, et une décision du Conseil constitutionnel invalidant une loi organique portant ce mandat à six ans serait sans doute démocratiquement irréprochable. Mais ce cas de figure est rare dans les dispositions constitutionnelles qui sont toujours plus floues et sujettes à interprétation surtout, précisément, en ce qui concerne l’énoncé des droits et libertés garantis par la Constitution. C’est particulièrement le cas en France où les textes mentionnés au préambule, au caractère philosophique et politique marqué, n’ont pas été rédigés en vue d’une opposabilité juridique et laissent au juge constitutionnel, qui s’en est spontanément emparé, une marge d’appréciation considérable. Hans Kelsen, père du contrôle de constitutionnalité en Europe et inventeur de l’argument de l’aiguilleur permettant d’évacuer son caractère anti-démocratique, insistait cependant sur la nécessité pour le constituant d’éviter la « phraséologie » consistant à écrire des valeurs et des principes vagues tels que liberté, égalité, justice ou équité « qui pourraient conduire un tribunal constitutionnel à annuler une loi au motif qu’elle est simplement injuste et inopportune ». Et il ajoutait : « La puissance du tribunal serait alors telle qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable » [25]. Or, justement, le propre des dispositions constitutionnelles (ou conventionnelles) contemporaines relatives aux droits et libertés, c’est qu’elles comportent beaucoup de phraséologie et que, proclamant des droits et principes qui entrent tous en conflit entre eux, elles obligent le juge à effectuer un contrôle de proportionnalité qui est très largement un contrôle d’opportunité.
22 À vrai dire, il semble que le contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois emprunte beaucoup plus au libéralisme qu’à la démocratie. Il n’est pas contestable que le pouvoir considérable de création du droit qu’exercent les cours constitutionnelles, dont le nombre de membres, nommés ou élus, ne dépasse pas la vingtaine, est un pouvoir aristocratique. Leur faculté d’arrêter le pouvoir législatif démocratique correspond à la perfection, par l’interprétation discrétionnaire qu’elles donnent de la Constitution, aux idées de Montesquieu selon lesquelles le bon gouvernement est celui qui panache la démocratie, l’aristocratie et la monocratie et où chacun des trois éléments sert de contre-pouvoir aux autres. Si l’on devait faire du contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois une condition de la démocratie, il faudrait admettre que, malgré l’effacement historique du monarque et de la chambre des Lords au profit des Communes et du Premier ministre, la Grande-Bretagne ne serait toujours pas une démocratie, ce qui serait quand même douteux.
23 L’on se demande dès lors pourquoi certains auteurs cherchent absolument à conférer un caractère démocratique à des institutions d’essence libérale manifestement aristocratiques. On peut supposer que le fait d’avoir posé, à partir du XXe siècle, la démocratie comme le bien absolu, conduise les partisans d’une évolution faisant intervenir de plus en plus d’acteurs oligarchiques dans la décision publique, à masquer cet état de fait en prétendant qu’il s’agit là d’une nouvelle forme de démocratie. Et l’on comprend aussi que cette tentation du masque, du trompe-l’œil, soit peut-être plus forte chez les intellectuels de gauche qui répugnent à admettre officiellement qu’ils se sont convertis au libéralisme et à la nécessité de contrer certains choix populaires par des freins aristocratiques. L’on comprend aussi que ceux qui sont restés fidèles à la souveraineté populaire s’insurgent à l’inverse contre le glissement postmoderne du pouvoir vers de multiples oligarchies.
24 L’expression « démocratie libérale » ne désigne pas autre chose qu’une démocratie tempérée par des contre-pouvoirs aristocratiques aux fins de garantir les libertés. La démocratie pure ne s’accommode pas de la séparation des pouvoirs et lui préfère sans doute leur hiérarchisation sur le modèle du régime d’assemblée. La séparation des pouvoirs est plutôt le correctif libéral aristocratique apporté à la démocratie. Celle-ci ne va cependant pas sans la consécration et la garantie effective, non pas des droits fondamentaux en général, mais d’un noyau dur de droits des citoyens en matière politique. Il va de soi que l’autodétermination d’un peuple suppose qu’il puisse choisir soit ses lois directement soit ses représentants et que sont donc inhérents à la démocratie tous les droits indispensables à ce choix : le droit de vote évidemment, mais aussi la liberté de constituer des partis politiques ainsi que les libertés d’opinion, d’expression et de médias. Si l’on ne peut certainement pas ériger tous les droits fondamentaux en éléments constitutifs de la démocratie, il faut cependant convenir, avec la Cour constitutionnelle allemande, que le droit de vote est assurément consubstantiel à celle-ci.
25 Il semble donc difficile, dans une définition juridique de la démocratie, d’introduire d’autres éléments que le critère traditionnel de la souveraineté collective s’exprimant par la décision majoritaire des citoyens à l’aide d’un droit de vote exercé par référendum ou élection des représentants.
Notes
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[1]
Cet article est issu d’une communication au séminaire commun de l’Association française de droit constitutionnel et de l’Association coréenne de droit public qui s’est tenu à Paris, au Sénat, le 12 janvier 2011 sur le thème « La démocratie : un concept universel ? ».
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[2]
Voir la version française sur le site de la Cour : http://www.bverfg.de/entscheidungen/ es20090630.
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[3]
II, 37.
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[4]
Du contrat social, GF-Flammarion, p. 105.
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[5]
De l’esprit des lois, GF-Flammarion, p. 131.
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[6]
Ibid., p. 107, 76 et 108.
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[7]
Ibid., p. 297.
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[8]
Archives parlementaires, 1re série, t. VIII.
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[9]
James Madison, Le Fédéraliste, n° XXXIX, réédition Economica, 1988, p. 311.
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[10]
« L’environnement dans la démocratie », in séminaire « La démocratie environnementale », Conseil d’État, 17 novembre 2010.
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[11]
Précitée, C.I. page 41, paragraphes 208 et 210.
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[12]
Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, p. 283.
-
[13]
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée – Histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, 2000 ; Laurent Cohen-Tanugi, La métamorphose de la démocratie française – De l’État jacobin à l’État de droit, Folio, Gallimard, 1989.
-
[14]
PUF, 2003.
-
[15]
Dominique Rousseau, « La démocratie continue – Espace public et juge constitutionnel », Le Débat, 1997, n° 96, p. 74.
-
[16]
Pour une critique du terme « démocratie environnementale », voir Dominique Schnapper, « L’environnement dans la démocratie », Conseil d’État, 17 novembre 2007, op. cit.
-
[17]
« Constitutionnalisme et démocratie », La vie des idées, 19 septembre 2008, www.laviedesidees.fr.
-
[18]
Pierre Brunet, La démocratie, entre essence et expérience – Réponse à Dominique Rousseau, La vie des idées, 9 octobre 2008 ; Jean-Marie Denquin, « Que veut-on dire par démocratie ? L’essence, la démocratie, la justice constitutionnelle », Jus Politicum, n° 2, 2009, www.juspoliticum.com; Bastien François, « Justice constitutionnelle et “démocratie constitutionnelle” ». Critique du discours constitutionnaliste contemporain », in J. Chevallier, dir., Droit et politique, PUF, 1993.
-
[19]
Jean-Marie Denquin, « Démocratie participative et démocratie directe », in La citoyenneté, sous la direction d’A.-M. Le Pourhiet, Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 23, 2007, p. 95.
-
[20]
Guy Braibant, « Droit d’accès et droit à l’information », Mélanges en l’honneur de Robert-Edouard Charlier, 1981, p. 703.
-
[21]
« La démocratie ou le vol de la Joconde », in Nouvelles questions sur la démocratie, A. Delcamp, A.-M. Le Pourhiet, B. Mathieu et D. Rousseau (dir.), Dalloz, Thèmes & Commentaires, 2010, p. 141.
-
[22]
« Constitutionnalisme et démocratie », La vie des idées, préc., p. 6.
-
[23]
Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 9e éd., 2010, p. 562.
-
[24]
Le Fédéraliste, 1787, n° LXXVIII, réédition Economica, 1988, p. 644.
-
[25]
Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p. 240 et 241.