Notes
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[1]
G.-T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, abrégée en HDI, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2010, t. I, p. 120-121. Cette édition étant en cours de publication, les références aux livres VI à XIX de l’HDI renvoient aux livres, chapitres et paragraphes de l’édition de 1780 (Genève, J.-L. Pellet, 4 vol. in-4°).
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[2]
Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. par Tourneux, t. XII, 1880, p. 170-171.
-
[3]
P.-U. Dubuisson, Lettres critiques et politiques sur les colonies et le commerce des villes maritimes de France, adressées à G.-T. Raynal par M***, Genève, 1785, p. 13.
-
[4]
HDI, p. 116.
-
[5]
Ibid., p. 15, 18, 26 et 30.
-
[6]
Ibid., p. 570.
-
[7]
Ibid., p. 163.
-
[8]
Montesquieu, Défense de L’Esprit des lois, abrégé en DEL, éd. P. Rétat, Lyon-Paris, ENS Éditions-Classiques Garnier, 2010, p. 87, lignes 397-399.
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[9]
Ibid., p. 100-108.
-
[10]
HDI, p. 244.
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[11]
Ibid., p. 31.
-
[12]
Voir DEL, p. 108 (début de la 3e partie) et p. 112 (3e partie), et C. Larrère, « La Défense de L’Esprit des lois et les « sciences humaines » », Montesquieu, œuvre ouverte ? (1748-1755), Cahiers Montesquieu, n° 9, 2005, p. 115-130.
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[13]
Voir M. Brot, « Les dictionnaires de l’Histoire des deux Indes », Dix-huitième siècle, n° 38, 2006, p. 303-317.
-
[14]
Voir J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Albin Michel, 1995 [1962], p. 347-350 ; l’article « Diderot, Denis » de G. Benrekassa dans le Dictionnaire électronique Montesquieu (abrégé en DEM), et C. Volpilhac-Auger, « Les Considérations sur les Romains lues par l’Encyclopédie », La Fortune de Montesquieu écrivain, Actes réunis par L. Desgraves, Bordeaux, bibliothèque municipale, 1995, p. 129-142.
-
[15]
HDI, p. 467.
-
[16]
Ibid., p. 69-70, 574-575.
-
[17]
Ibid., p. 26-27.
-
[18]
Ibid., p. 32.
-
[19]
Sur le rôle de cette Table, voir M. Brot, « Les dictionnaires de l’Histoire des deux Indes », ouvr. cité, p. 315.
-
[20]
HDI, p. 605.
-
[21]
N. Linguet, Théorie des lois civiles, Londres, 1767, t. II, p. 487-508. Voir G. Goggi, « Diderot-Raynal, l’esclavage et les Lumières écossaises », L’Esclavage et la traite sous le regard des Lumières, Lumières n° 3, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 53-94.
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[22]
Voir H. Lagrave, « Voltaire juge de Montesquieu : le Commentaire sur L’Esprit des lois (1778) », La Fortune de Montesquieu écrivain, op. cit., p. 107-128.
-
[23]
Alexandre Deleyre avait publié un Génie de Montesquieu en 1758. Sur Diderot et Montesquieu, voir J. Ehrard, « La piété filiale », L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 277-293, et J.-C. Rebejkow, « Diderot lecteur de L’Esprit des lois de Montesquieu dans les Observations sur le Nakaz », SVEC 319, Oxford, The Voltaire Foundation, 1994, p. 295-312.
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[24]
DEL, p. 71 et 87.
1Montesquieu est nommé sept fois dans l’Histoire des deux Indes. Si cela semble peu au regard des milliers de pages de cet ouvrage, publié pour la première fois en 1770, c’est beaucoup plus que d’autres philosophes : Rousseau n’est pas nommé, Voltaire l’est une seule fois, et encore ne s’agit-il que de sa statue réalisée par Pigalle, Locke et Buffon quatre et cinq fois. Comme l’Histoire des deux Indes a pour habitude de ne pas citer ses sources et ses inspirateurs, ces sept occurrences sont une exception remarquable qui donne à Montesquieu une place particulière.
2Place d’autant plus importante que les trois premières mentions figurent au seuil de l’ouvrage. Diderot le place au-dessus de Confucius dans un tableau critique de la Chine dénonçant l’idéalisation mensongère de ses panégyristes en prenant pour preuve que les Chinois n’ont pas encore publié « des ouvrages de philosophie supérieurs à ceux de Descartes et de Locke, des traités de mathématiques à placer à côté de ceux de Newton et de Leibniz ». Et d’ajouter : « Qu’est-ce que ce Confucius dont on parle tant, si on le compare à Sidney & à Montesquieu ? » [1].
3Montesquieu est ensuite désigné, avec Locke et Buffon, comme un auteur qui aurait tiré le meilleur parti de l’observation du Nouveau Monde s’il avait pu l’étudier en son état primitif (HDI, VI, 1, §4). D’autres grands noms pouvant être cités s’il ne s’agissait que de convoquer des auteurs ayant écrit sur les hommes à l’état de nature, ces trois références suggèrent qu’il ne s’agissait pas d’en parler d’une manière générale, mais de les observer et de les décrire avec méthode pour en tirer des observations utiles à la compréhension de l’homme. Elles sont complémentaires en ce que le champ d’étude de chacun de ces auteurs aurait permis d’examiner les divers aspects de ce monde d’avant la civilisation. Buffon aurait décrit les territoires et les hommes dans son optique de naturaliste et d’anthropologue. Locke aurait approfondi son étude de l’entendement humain, ainsi que sa réflexion politique sur les gouvernements qui semble cependant davantage dévolue à Montesquieu dont les talents de moraliste et d’historien des institutions auraient fait merveille s’il avait pu les exercer sur ces « sociétés sans police ». Le spectacle « des hommes sans mœurs » leur aurait fourni un matériau fondamental dont ils auraient tiré des connaissances essentielles pour organiser la vie des hommes civilisés.
4Encore eût-il fallu que les lecteurs soient en mesure de profiter de leurs leçons. Une anecdote montre que la lecture de Montesquieu requiert une intelligence et une sensibilité à l’ironie qui ne sont pas données à tous. L’histoire se passe en Angleterre où le Parlement se rangea derrière le nom de Montesquieu lorsqu’on lui demanda de légiférer sur la question des héritages dans la colonie anglaise de la Jamaïque, où les colons s’inquiétaient de l’enrichissement des Noirs.
Un des plus célèbres orateurs de la chambre des communes se déclara hautement contre les nègres. Son opinion fut que c’étaient des êtres vils, d’une espèce différente de la nôtre. Le témoignage de Montesquieu fut le plus fort de ses arguments, et il lut avec confiance le chapitre ironique de L’Esprit des lois sur l’esclavage. Aucun des auditeurs ne soupçonna les véritables vues d’un écrivain si judicieux, & son nom subjugua tout le sénat britannique. […] Et quand, contre toute vraisemblance, c’eût été le sentiment de Montesquieu, qu’importait son autorité ? Du moins fallait-il d’ailleurs s’assurer du sentiment de cet auteur.
6Inutile de préciser que le sénat britannique avait fort mal lu le fameux chapitre 5 du livre XV de L’Esprit des lois. Pourquoi les auteurs de l’Histoire des deux Indes rapportent-ils une histoire qui montre que Montesquieu peut être mal lu, et que son œuvre, utilisée à contresens, peut se retourner contre les hommes qu’il souhaitait défendre ? Remarquons d’abord que l’anecdote est d’une redoutable efficacité pour ridiculiser le sénat britannique et stigmatiser ses lois irrecevables. Elle était d’ailleurs assez connue : on en trouve une autre version dans la Correspondance littéraire de Grimm d’octobre 1778 [2], et Pierre-Ulric Dubuisson y fait allusion dans ses Lettres critiques et politiques [3]. Mais l’historien des Indes y trouve surtout l’occasion de redire la véritable pensée de Montesquieu sur l’esclavage et de reprendre la défense des Noirs. Cette anecdote lui permet également de montrer qu’en matière d’histoire philosophique le souci des principes est préférable au culte des auteurs. Plutôt que de brandir de grands noms pour défendre des positions doublement irrecevables, parce qu’elles trahissent la pensée de leurs auteurs et qu’elles violent l’égalité naturelle des hommes, mieux vaut s’en tenir à de bons principes politiques. S’agissant de Montesquieu, il serait donc préférable d’en faire une source plutôt qu’une caution, l’avantage de la source étant de diffuser ses meilleures analyses politiques.
7C’est ce que font d’ailleurs les auteurs de l’Histoire des deux Indes qui utilisent davantage les œuvres de Montesquieu qu’ils ne citent son nom, soit qu’ils le passent sous silence lors même qu’ils copient ou récrivent l’un de ses textes, soit qu’ils l’évoquent allusivement. Diderot procède ainsi dans sa critique de la Chine lorsqu’il cite le « mot plaisant et profond » d’un « auteur grave, qui n’est pas dans la foule des admirateurs de la sagesse chinoise, [et qui] dit expressément que le bâton est le souverain de la Chine » [4]. Diderot évoque ici Montesquieu écrivant : « J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton », avec cette note : « C’est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. Du Halde » (EL, VIII, 21).
8Introduction consacrée à l’histoire commerciale du monde, les premières pages de l’Histoire des deux Indes utilisent aussi bien les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains que les livres XX et XXI de L’Esprit des lois [5]. Cette introduction reprend notamment l’idée chère à Montesquieu que le commerce développe et pacifie les relations entre les nations. L’influence des livres XX et XXI est en outre manifeste dans toute l’Histoire des deux Indes qui leur emprunte plusieurs arguments pour démontrer l’utilité du commerce des Indes que contestaient les moralistes chrétiens, ennemis par principe de toute forme de luxe, ou pour répondre aux critiques des économistes qui l’accusaient d’appauvrir les nations européennes. Leur marque est particulièrement sensible dans les chapitres 33, 34 et 35 du livre V de l’Histoire des deux Indes qui traitent des divers aspects économiques et politiques du commerce des Indes et s’interrogent sur la nécessité des compagnies de commerce et la légitimité de l’exclusif. Voulant développer, pour mieux la contester, l’idée largement répandue que le commerce colonial appauvrit les nations européennes en les privant d’une partie substantielle de leur numéraire, l’auteur rappelle d’abord que ce déséquilibre financier est consubstantiel au commerce des Indes. La matrice intellectuelle et textuelle de sa démonstration sort quasiment à la lettre de L’Esprit des lois (XXI, 1).
Depuis que les autres parties du monde ont ouvert leur communication avec l’Inde, elles ont toujours échangé des métaux contre des arts et des denrées. La nature a prodigué aux Indiens le peu dont ils ont besoin ; le climat leur interdit notre luxe, et la religion leur donne de l’éloignement pour les choses qui nous servent de nourriture. Comme leurs usages, leurs mœurs, leur gouvernement sont restés les mêmes au milieu des révolutions qui ont bouleversé leur pays, il n’est pas permis d’espérer qu’ils puissent jamais changer. L’Inde a été, l’Inde sera ce qu’elle est. Tout le temps qu’on y fera le commerce, on y portera de l’argent, on en rapportera des marchandises [6].
10Mais l’influence de Montesquieu ne se limite pas au commerce colonial. Elle transparaît dans d’autres domaines, sans parler de ses célèbres analyses sur « l’empire du climat » et « l’esprit général des nations » présentes en divers lieux de l’Histoire des deux Indes. Ses auteurs, qui ont souvent utilisé l’œuvre de Montesquieu pour sa percutante sobriété, y ont puisé des formulations bien frappées qui réduisaient les faits politiques à leur ressort principal pour mieux en dévoiler l’inadmissible réalité. Veut-elle dénoncer le despotisme du gouvernement japonais, d’autant plus atroce qu’il se fonde sur des lois cruelles, l’Histoire des deux Indes suit Montesquieu écrivant que « les lois tyrannisent le Japon » (EL, XIV, 4) lorsqu’elle note que le « comble de la tyrannie, est d’établir le despotisme par les loix » [7]. La critique du despotisme japonais utilise aussi les livres VI (chap. 13) et XII (chap. 17) de L’Esprit des lois qui dénoncent « l’atrocité des lois » et les « peines outrées » du Japon.
11L’Histoire des deux Indes a tant utilisé l’œuvre de Montesquieu qu’on pourrait donner bien d’autres exemples. Il est cependant plus utile de considérer la filiation dans son ensemble. Si l’Histoire des deux Indes s’inspire tant de Montesquieu, c’est certes parce que son œuvre occupait une place de premier plan dans la réflexion philosophique et politique de l’époque. Mais c’est aussi parce que le propos de l’Histoire des deux Indes était assez proche de la démarche critique de L’Esprit des lois telle que la justifie Montesquieu dans sa Défense de L’Esprit des lois lorsqu’il explique qu’il entendait donner une étude philosophique comparée de toutes les institutions humaines afin d’examiner « celles qui conviennent le plus à la société », « celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, & celles qui n’en ont aucun » [8]. Les auteurs de l’Histoire des deux Indes poursuivaient le même but. Ils examinaient les relations de l’Europe avec ses colonies, analysaient les avantages et les inconvénients des institutions mises en place à cet effet, en s’attachant particulièrement à leurs injustices et à leurs erreurs, afin de mettre au jour la meilleure configuration économique et politique qui garantirait l’intérêt bien entendu de toutes les parties engagées dans les échanges coloniaux. La filiation avec l’œuvre de Montesquieu était donc d’autant plus naturelle dans le détail des textes qu’elle se fondait sur un projet philosophique et politique de même nature, à savoir une historiographie critique de la colonisation dont un germe se trouvait déjà dans L’Esprit des lois.
12Les deux œuvres s’accordent en outre sur un point essentiel de la Défense de L’Esprit des lois : l’utilité de l’usure. L’usure étant l’un des sujets de L’Esprit des lois que les critiques avaient particulièrement attaqué, Montesquieu avait justifié sa position [9]. Évoquée en plusieurs endroits de l’Histoire des deux Indes, la question de l’usure est notamment traitée par Diderot qui démontre son utilité pour le commerce en des termes inspirés du livre XXII de L’Esprit des lois, du chapitre 2 sur la valeur de l’argent signe de toutes choses, et du chapitre 19 sur les inconvénients de l’interdiction du prêt à intérêt, cette interdiction favorisant l’usure [10]. La question est également traitée dans l’histoire du commerce du livre I, dans une sorte d’histoire du prêt à intérêt brossée à grands traits. Très proche de L’Esprit des lois (XXI, 20), cette page conclut avec Montesquieu que le change déclaré usuraire « étoit trop utile pour être aboli » [11]. Mais elle s’inspire aussi de La Défense de L’Esprit des lois lorsqu’elle dévoile le principe vicié qui favorisa les dérives usuraires : « Les scholastiques s’élevèrent avec fureur contre une pratique nécessaire, que proscrivaient leurs barbares préjugés. Cette décision théologique sur un objet civil et politique, eut d’étranges suites ».
13L’une de ces suites fut que les Juifs, qui exigeaient au début un bénéfice modéré, s’adonnèrent à « une avidité qui n’eut plus de bornes » lorsque, spoliés et persécutés, ils durent se dédommager des dangers croissants qui pesaient sur les transactions. L’Église catholique qui étendit des injonctions théologiques à des réalités civiles est donc la première responsable des dérives usuraires qu’elle incriminait. En condamnant cette manière de régir des pratiques sociales selon des principes religieux, l’Histoire des deux Indes reprend ici un axe philosophique de la Défense de L’Esprit des lois lorsqu’elle rappelle dans son sillage la nécessaire séparation du religieux et du politique [12].
14Si l’œuvre de Montesquieu figure au nombre de celles qui ont inspiré et documenté l’Histoire des deux Indes, l’abbé Raynal et ses collaborateurs lui ayant emprunté divers matériaux, aussi bien des données historiques que des analyses politiques et philosophiques, aussi bien des fragments textuels qu’ils ont récrits que des formules fortes qu’ils ont reprises à la lettre pour leur éclatante clarté, il ne faut pas non plus exagérer son influence en laissant croire qu’elle fut leur principale source et que ce fut toujours une source directe. Il faut en effet savoir que l’Histoire des deux Indes, qui recycle plusieurs articles de l’Encyclopédie [13], récupère ainsi des éléments de l’œuvre de Montesquieu initialement empruntés par le dictionnaire [14]. Lorsque Diderot réemploie dans l’Histoire des deux Indes son article ANUBIS [15], il y insère du Montesquieu plaidant pour que les conquérants respectent les mœurs et les lois des peuples vaincus (EL, X, 2). Lorsqu’il y développe son article HOPITAL (HDI, XII, 11, §12), en montrant que des secours mal distribués peuvent encourager la paresse des pauvres, c’est encore L’Esprit des lois (XXIII, 21) qui entre dans l’Histoire des deux Indes en même temps que l’Encyclopédie.
15Il faut également éviter de prendre des lieux communs du siècle pour des traces de l’œuvre de Montesquieu. Celle-ci et l’Histoire des deux Indes partagent bien des positions, aussi bien sur des points particuliers que sur les grands débats qui traversent le siècle, sans que la seconde s’inspire directement de la première. Également présents dans L’Esprit des lois et dans l’Histoire des deux Indes, le portrait de Charles XII de Suède en belligérant irresponsable et la critique des traitants étaient par exemple assez répandus dans les textes du xviiie siècle pour que les auteurs de l’Histoire des deux Indes n’aient pas besoin de passer par Montesquieu, même si les Réflexions sur quelques parties d’un livre intitulé De l’esprit des lois (1749) et surtout les Observations sur un livre intitulé De l’Esprit des lois (1757-1758) de Claude Dupin avaient associé le nom de Montesquieu à la critique des financiers. Souvent mentionnée dans l’Histoire des deux Indes, l’apathie des Indiens, fruit du despotisme qui empêche « ces hommes toujours dupes et toujours victimes » de se défendre [16], avait été par ailleurs si souvent notée, notamment par Boulanger dans ses Recherches sur l’origine du despotisme oriental, qu’on ne peut affirmer que les collaborateurs de Raynal ont utilisé L’Esprit des lois plutôt qu’une autre source. De même qu’on ne peut dire que certaines divergences signifient que l’Histoire des deux Indes réfute Montesquieu.
16Il est clair en revanche que l’Histoire des deux Indes s’oppose trois fois à Montesquieu dans des contestations directes qui le nomment et le réfutent. La première se trouve au seuil de l’ouvrage, à propos des Romains qui ont préféré soumettre les nations par les inconvénients du despotisme plutôt que par les avantages du commerce. L’Histoire des deux Indes, qui s’inspire ici des Considérations, déclare que la décadence de l’Empire romain, engendrée par diverses causes bien connues depuis que Montesquieu les a analysées, tient aussi à d’autres motifs que ce dernier n’a pas identifiés, notamment à « deux lois de Constantin, que Montesquieu n’a pas osé mettre parmi les causes de la décadence de l’empire » [17]. Il s’agit d’une part « d’une loi qui déclarait libres tous les esclaves qui se feraient chrétiens », ce qui « ébranla l’État, en ôtant aux grands propriétaires les bras qui faisoient valoir leurs domaines, et qui, par là, se trouvèrent réduits pour quelque temps à la plus cruelle indigence ». L’Histoire des deux Indes évoque ici « l’affranchissement in ecclesia » institué par Constantin dans les années 313 à 316. Il s’agit d’autre part d’un « édit [qui] défendit le paganisme dans toute l’étendue de l’empire », d’où il s’ensuivit que « ces vastes contrées se trouvèrent couvertes d’hommes qui n’étaient plus liés entre eux, ni à l’État, par les nœuds sacrés de la religion et du serment ». Il s’agit d’un ensemble d’édits interdisant l’idolâtrie que Constantin promulgua dans les années 320-323.
17Quoi qu’il en soit de l’histoire romaine, c’est la formulation de l’Histoire des deux Indes qui doit retenir notre attention. L’expression « Montesquieu n’a pas osé », qui suggère une forme de pusillanimité ou, pour le moins, de discrétion, vaut condamnation. Elle laisse entendre que Montesquieu aurait été un panégyriste de l’ombre du christianisme, qu’il aurait retenu sa plume pour ne pas critiquer le grand zélateur que fut Constantin, pour ne pas souligner les méfaits de cette religion dans sa démarche missionnaire. Le silence de Montesquieu sur ces lois de Constantin marquerait ainsi son soutien à un christianisme prosélyte d’autant plus inacceptable que ces lois, présentées l’une comme une tyrannie et l’autre comme un vil marchandage où la liberté civile se payait de la liberté de conscience, eurent des conséquences économiques et politiques désastreuses. Montesquieu serait ainsi doublement fautif, pour avoir épargné une religion dont il fallait au contraire dénoncer l’expansionnisme ravageur et pour ne pas avoir souligné les effets désastreux de la religion sur la politique, ce qui était dans son devoir d’historien et de philosophe. S’il est vrai que Montesquieu n’envisage pas que les hommes puissent se passer de la religion, et s’il défend le christianisme qui lui semble plus propice que d’autres religions à une vie sociale paisible, on sait bien qu’il ne l’idéalise pas et qu’il n’épargne ni le clergé ni les théologiens. Cette insinuation néglige en outre la critique des empereurs chrétiens exprimée dans les chapitres XX à XXIII des Considérations.
18Le reproche d’épargner la religion chrétienne, voire de l’honorer en la créditant de décisions humanistes qu’elle n’a pas prises, revient pourtant un peu plus loin.
Le président de Montesquieu fait honneur à la religion chrétienne de l’abolition de l’esclavage. Nous oserons n’être pas de son avis. […] la religion chrétienne défend si peu la servitude, que dans l’Allemagne catholique, en Bohême, en Pologne, pays très catholiques, le peuple est encore esclave ; et que les possessions ecclésiastiques y ont elles-mêmes des serfs, comme elles en avaient autrefois parmi nous, sans que l’église le trouve mauvais [18].
20Ce passage c’est dire l’importance que lui accordaient les auteurs de l’Histoire des deux Indes est indiqué dans la « Table alphabétique des matières » du livre I [19] :
Esclavage. Le président de Montesquieu prétend qu’il doit son abolition à la religion chrétienne ; cette assertion réfutée. Dans l’Allemagne catholique, les possessions ecclésiastiques ont des serfs, comme autrefois en France [20].
22L’assertion que réfute l’Histoire des deux Indes se trouve bien dans L’Esprit des lois (XV, 8), et elle est effectivement inexacte puisque l’esclavage perdurait dans certains pays chrétiens d’Europe. Mais, loin de dissimuler ce fait, Montesquieu le mentionne (XV, 10). Si les auteurs de l’Histoire des deux Indes négligent cette précision, c’est probablement parce que cette contestation d’un Montesquieu trop favorable au christianisme était particulièrement vivace dans les années où ils écrivent. On la trouve par exemple, en 1767, dans la Théorie des lois civiles de Linguet, l’une des sources de ce passage de l’Histoire des deux Indes [21]. Plus qu’une donnée historique sur l’esclavage, l’Histoire des deux Indes restitue donc ici une double critique, que d’autres, tel Voltaire [22], avaient émise avant elle et elle se range dans le camp des détracteurs du christianisme et de Montesquieu. Ce qui, lui permettant de se situer à distance de la religion en général et du christianisme en particulier, atteste de son projet d’écrire une histoire philosophique et politique qui traquera toutes les formes de despotisme et n’épargnera aucune institution.
23L’oscillation à l’égard de Montesquieu entre une adhésion louangeuse et une sévère réfutation témoigne d’une lecture active qui entend discerner le vrai du faux et exercer son esprit critique sur tous les monuments de la littérature. Mais la figure de Montesquieu, objet d’éloges appuyés et de sévères critiques, en sort un peu brouillée : est-ce un grand philosophe ou un historien partisan ? Cette oscillation attire d’autant plus l’attention que les réfutations de points particuliers claquent plus fort que les points de convergence, beaucoup plus nombreux mais rarement signalés. Pourquoi les auteurs de l’Histoire des deux Indes s’inspirent-ils de l’œuvre de Montesquieu si elle est insuffisante ? Pourquoi la critiquent-ils sur des points de détail qu’il était possible et plus naturel d’ignorer ? C’est à se demander s’ils ne mentionnent pas Montesquieu pour mieux le réfuter. Cet apparent paradoxe s’éclaire de plusieurs manières.
24Rappelons d’abord que l’Histoire des deux Indes, œuvre collective, présente de semblables contradictions sur d’autres sujets. Cette bigarrure est une caractéristique de l’œuvre qui peut expliquer les accords et désaccords exprimés sur Montesquieu. Il est en effet possible que l’appréciation de Montesquieu varie au gré des collaborateurs, et que des auteurs, tels Diderot et Deleyre dont on sait l’intérêt qu’ils portaient à son œuvre [23], lui aient tressé des lauriers pendant que d’autres collaborateurs faisaient son procès.
25On ne doit pas non plus négliger la rivalité littéraire et les règles d’une captatio benevolentiæ bien entendue qui ont pu pousser l’abbé Raynal à démarquer son ouvrage de ceux de Montesquieu pour l’imposer comme une œuvre majeure capable de supplanter les plus illustres publications du siècle. Déclarer au seuil de l’Histoire des deux Indes que l’histoire romaine de Montesquieu est imparfaite, c’est annoncer que l’ouvrage à lire lui est supérieur, au moins sur ce sujet où il propose des informations qui manquent à la première. En se présentant comme un dépassement de l’œuvre de Montesquieu, l’Histoire des deux Indes s’inscrivait dans le sillage de cette œuvre essentielle qui lui était cependant inférieure à certains égards.
26Mais il y a plus intéressant. La dernière mention du nom de Montesquieu dans l’Histoire des deux Indes peut éclairer le rôle joué par la figure du philosophe dans l’ouvrage. Elle le peut d’autant mieux qu’elle rassemble en une même phrase un grand éloge et une vive critique. Cette mention apparaît dans un passage où il est question de la liberté civile que Locke n’aurait pas suffisamment favorisée parce qu’il fut « plus métaphysicien que politique ». L’Histoire des deux Indes, reprenant la critique des métaphysiciens, engage les philosophes à délaisser des théories stériles qui procèdent d’une « science de Dieu » et à s’occuper de réalités concrètes susceptibles d’améliorer la condition humaine. La suite du texte vise Montesquieu.
L’auteur d’un ouvrage, dont la durée éternisera la gloire de la nation française, […] Montesquieu lui-même ne s’est pas aperçu qu’il faisait des hommes pour les gouvernements, au lieu de faire des gouvernements pour les hommes.
28L’éloge de L’Esprit des lois et la critique de Montesquieu sont formulés en des termes si généraux qu’on peut les prendre en bloc et considérer qu’ils traitent de la démarche politique de l’auteur plus que d’un point particulier de son œuvre. La critique est assez lourde puisqu’elle suggère que Montesquieu, ayant sacrifié l’homme à l’ordre en vigueur, n’a pas poussé assez loin sa réflexion politique, ce qui a bridé l’impact réformateur de son œuvre. L’éloge atténue cependant cette réserve en rappelant que cette œuvre sera toujours, malgré ses insuffisances, une référence. L’éloge et la critique ne se contredisent pas, ne s’annulent pas : ils tracent une voie. Ils bordent un programme. Si l’œuvre de Montesquieu est à la fois essentielle et insuffisante, c’est parce qu’elle est le point de départ d’un chemin philosophique et politique qu’il faut pousser plus avant dans un esprit de réforme des gouvernements et des institutions qui fera une plus grande place aux hommes. Montesquieu a ouvert une voie que l’Histoire des deux Indes entend poursuivre et pousser plus avant. La critique de Montesquieu participe donc de l’éloge même si l’historien des Indes appelle à une pensée politique encore plus audacieuse. La réserve émise à l’égard de Montesquieu semble en fait indissociable d’une reconnaissance de dette et d’une exhortation à approfondir son travail d’élucidation politique.
29La réserve peut d’autre part se lire comme une défense de Montesquieu, notamment dans le cadre de la polémique contre L’Esprit des lois. Lorsque l’Histoire des deux Indes lui reproche d’avoir épargné la religion chrétienne, elle s’engage de fait dans la querelle lancée contre lui par le Journal de Trévoux et les Nouvelles ecclésiastiques dont elle invalide indirectement les imputations d’impiété. En déclarant que Montesquieu n’a pas osé dénoncer les exactions du christianisme, l’historien des Indes démontre indirectement, peut-être même à son insu, que Montesquieu était sincère lorsqu’il disait avoir cherché à « faire aimer » la religion chrétienne, « à en faire sentir toute la grandeur » pour « la faire triompher de toutes » [24] ; il prend ainsi le contre-pied des accusations jésuites et jansénistes. Rien ne permet d’affirmer que l’auteur de l’Histoire des deux Indes a volontairement cherché à laver Montesquieu des accusations d’impiété. Mais quoi qu’il en soit de son intention consciente, la lecture de cette page produit un effet de sens des plus clairs, quand bien même il a pu échapper à son auteur. Pour les lecteurs informés de la polémique déclenchée par L’Esprit des lois et reprise dans La Défense de l’Esprit des lois ils devaient être encore nombreux parmi les lettrés des années 1770-1780 cette critique d’un Montesquieu trop indulgent envers le christianisme ne suggérait-elle pas qu’un auteur qui a tant ménagé cette religion ne peut l’avoir menacée ? Outre qu’elle est une stratégie de l’histoire philosophique, la réfutation de Montesquieu peut donc être lue sur plusieurs plans, comme une défense (directe ou indirecte) du philosophe face à l’injustice d’une condamnation d’autant plus infondée que Montesquieu avait un trop grand respect pour le christianisme, comme une prise de position dans la querelle sur L’Esprit des lois, comme un manifeste philosophique qui exhorte à ne pas soumettre le politique au théologique. En polémiquant avec Montesquieu sur les actes du christianisme, l’Histoire des deux Indes peut tout à la fois dégager Montesquieu des accusations jésuites et jansénistes, relancer la critique d’une religion inhumaine à bien des égards et tracer la voie de l’histoire philosophique. Pour les auteurs de l’Histoire des deux Indes, il fallait, semble-t-il, partir de Montesquieu, le suivre et le dépasser. Il fallait écrire l’histoire en dialoguant avec les plus grands penseurs du siècle, sur une scène où Montesquieu était l’une des voix inéluctables, un jalon.
Notes
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[1]
G.-T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, abrégée en HDI, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2010, t. I, p. 120-121. Cette édition étant en cours de publication, les références aux livres VI à XIX de l’HDI renvoient aux livres, chapitres et paragraphes de l’édition de 1780 (Genève, J.-L. Pellet, 4 vol. in-4°).
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[2]
Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. par Tourneux, t. XII, 1880, p. 170-171.
-
[3]
P.-U. Dubuisson, Lettres critiques et politiques sur les colonies et le commerce des villes maritimes de France, adressées à G.-T. Raynal par M***, Genève, 1785, p. 13.
-
[4]
HDI, p. 116.
-
[5]
Ibid., p. 15, 18, 26 et 30.
-
[6]
Ibid., p. 570.
-
[7]
Ibid., p. 163.
-
[8]
Montesquieu, Défense de L’Esprit des lois, abrégé en DEL, éd. P. Rétat, Lyon-Paris, ENS Éditions-Classiques Garnier, 2010, p. 87, lignes 397-399.
-
[9]
Ibid., p. 100-108.
-
[10]
HDI, p. 244.
-
[11]
Ibid., p. 31.
-
[12]
Voir DEL, p. 108 (début de la 3e partie) et p. 112 (3e partie), et C. Larrère, « La Défense de L’Esprit des lois et les « sciences humaines » », Montesquieu, œuvre ouverte ? (1748-1755), Cahiers Montesquieu, n° 9, 2005, p. 115-130.
-
[13]
Voir M. Brot, « Les dictionnaires de l’Histoire des deux Indes », Dix-huitième siècle, n° 38, 2006, p. 303-317.
-
[14]
Voir J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Albin Michel, 1995 [1962], p. 347-350 ; l’article « Diderot, Denis » de G. Benrekassa dans le Dictionnaire électronique Montesquieu (abrégé en DEM), et C. Volpilhac-Auger, « Les Considérations sur les Romains lues par l’Encyclopédie », La Fortune de Montesquieu écrivain, Actes réunis par L. Desgraves, Bordeaux, bibliothèque municipale, 1995, p. 129-142.
-
[15]
HDI, p. 467.
-
[16]
Ibid., p. 69-70, 574-575.
-
[17]
Ibid., p. 26-27.
-
[18]
Ibid., p. 32.
-
[19]
Sur le rôle de cette Table, voir M. Brot, « Les dictionnaires de l’Histoire des deux Indes », ouvr. cité, p. 315.
-
[20]
HDI, p. 605.
-
[21]
N. Linguet, Théorie des lois civiles, Londres, 1767, t. II, p. 487-508. Voir G. Goggi, « Diderot-Raynal, l’esclavage et les Lumières écossaises », L’Esclavage et la traite sous le regard des Lumières, Lumières n° 3, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 53-94.
-
[22]
Voir H. Lagrave, « Voltaire juge de Montesquieu : le Commentaire sur L’Esprit des lois (1778) », La Fortune de Montesquieu écrivain, op. cit., p. 107-128.
-
[23]
Alexandre Deleyre avait publié un Génie de Montesquieu en 1758. Sur Diderot et Montesquieu, voir J. Ehrard, « La piété filiale », L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 277-293, et J.-C. Rebejkow, « Diderot lecteur de L’Esprit des lois de Montesquieu dans les Observations sur le Nakaz », SVEC 319, Oxford, The Voltaire Foundation, 1994, p. 295-312.
-
[24]
DEL, p. 71 et 87.