Notes
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[1]
Vincent Valentin est maître de conférences de droit public, à l’Université de Paris I.
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[2]
Loin de l’emploi polémique de l’étiquette « néo-libérale », il s’agira seulement ici de désigner le corpus libéral tel qu’il est reformulé depuis cinquante ans par des auteurs soucieux de reprendre la défense de la liberté individuelle et de l’économie de marché face à la mise en place de l’État-providence. Cf. V. Valentin, Les conceptions néo-libérales du droit, Paris, Économica, 2002.
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[3]
Hayek, La route de la servitude, Paris, PUF-Quadrige, 1989, p. 120.
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[4]
Cf. H. Lepage, « Le retour du droit naturel chez les libertariens », Revue d’histoire des facultés de droit, n°8, 1989.
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[5]
L’évocation de l’un par l’autre se limite à une brève introduction (Hayek, introduction à F. Bastiat, Selected Essays on Political Economy, Irvington-on-Hudson, N.Y., Foundation for Economic Education, 1964) et à deux courtes références (Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 1983/1986, t. 1, p. 68, t. 2, p. 113).
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[6]
Cf. Hayek, La constitution de la liberté, Paris, Litec, 1994, p. 53 et 428. Hayek mentionne Montesquieu, Turgot, Condillac, Constant et Tocqueville (en opposition à Rousseau, Condorcet et les physiocrates).
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[7]
Voir notamment Droit, législation et liberté 2, op. cit., p. 71.
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[8]
F. Bastiat, Justice et fraternité, in œuvres complètes t. 5, Paris, Guillaumin, 1854, p. 314-315.
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[9]
Paris, PUF, 1993 (trad. de The Fatal Conceit. The Errors of Socialism, Routledge, London and New York, 1988).
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[10]
F. Hayek, La route de la servitude, op. cit., p. 21 et 29.
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[11]
Hayek, après d’autres, propose de substituer « catallascie » à « économie » pour désigner « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché » (Droit, législation et liberté, t. 2, op. cit., p. 131). Hayek utilise le verbe grec Katallatein, qui signifie à la fois échanger, admettre dans la communauté, et faire d’un ennemi un ami.
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[12]
Les harmonies économiques, in œuvres complètes, t. 6, op. cit., p. 567.
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[13]
La présomption fatale, op. cit., p. 33.
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[14]
Ibid., p. 33.
-
[15]
Les harmonies économiques, op. cit. p. 569.
-
[16]
Ibid., p. 543.
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[17]
Ibid., p. 547.
-
[18]
La présomption fatale, op. cit., p. 32.
-
[19]
Les harmonies économiques, op. cit., p. 569.
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[20]
Ibid., p. 583.
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[21]
Hayek, Droit, législation et liberté 1, op. cit., p. 67.
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[22]
Ibid., p. 67.
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[23]
Ibid., p. 20.
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[24]
Bastiat, La loi, in Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, Paris, Romillat, 1993, p. 174 et 176.
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[25]
Bastiat, Les harmonies économiques, op. cit., p. 63 et 581.
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[26]
Bastiat, Justice et fraternité, op. cit. t. 5, p. 316.
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[27]
Ibid., p. 317.
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[28]
Cf. notamment le deuxième chapitre de Droit, législation et liberté, t. I, op. cit., p. 41-64.
-
[29]
Les harmonies économiques, op. cit., p. 67-68.
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[30]
La constitution de la liberté, op. cit., p. 58.
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[31]
La loi, op. cit., p. 160.
-
[32]
Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, op. cit., p. 198.
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[33]
La présomption fatale, op. cit., p. 33.
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[34]
Ibid., p. 34.
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[35]
On verra que c’est précisément l’architecture de cette confusion qui sépare les deux auteurs.
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[36]
La loi, op. cit., p. 175 ; Justice et fraternité, op. cit., p. 323 ; Les harmonies économiques, op. cit., p. 573.
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[37]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 68 ; La route de la servitude, op. cit., p. 20.
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[38]
Pour les deux premiers, cf. C. Gauthier, L’invention de la société civile, Paris, PUF, 1993 ; concernant Burke, voir P. Raynaud, « Préface » à E. Burke, Réflexions sur la révolution en France, Paris, Hachette, 1989.
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[39]
Cf. La loi, op. cit., p.166.
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[40]
Les harmonies économiques, op. cit., p. 541.
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[41]
Bastiat, Justice et fraternité, op. cit., p. 303.
-
[42]
Ibid., p. 312.
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[43]
Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, op. cit., p. 201.
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[44]
L. von Mises, L’action humaine, Paris, PUF, 1988.
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[45]
Bastiat, L’État, Paris, I.E.P., 1983, p. 35.
-
[46]
Justice et fraternité, op. cit., p. 313. Sur ces questions, on pourra lire A. Laurent, qui propose des analyses similaires (Solidaire, si je le veux, Paris, Les Belles Lettres, 1992).
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[47]
La loi, op. cit., p. 172.
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[48]
L’État, op. cit., p. 39.
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[49]
La loi, op. cit., p. 168.
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[50]
Les deux ouvrages fondateurs de cette approche sont : A. Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row, 1957 ; J. Buchanan et G. Tullock, The Calculus of Consent, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1962.
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[51]
La loi, op. cit., p. 131.
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[52]
Ibid., p. 132.
-
[53]
La présomption fatale, op. cit., p. 31.
-
[54]
La constitution de la liberté, op. cit., p. 62.
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[55]
Ibid., p. 162.
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[56]
Droit, législation et liberté, op. cit., p. 71.
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[57]
La constitution de la liberté, op. cit., p. 392.
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[58]
Ibid., p. 6.
-
[59]
Cf. Henri Lepage, « Le marché est-il rationnel : d’Adam Smith à Friedrich Hayek ? », Commentaire, n°22, p. 345-353.
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[60]
Cf. A. Petroni, « Le legs de Hayek », Le journal des économistes et des études humaines, n°4, déc. 1992.
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[61]
H. Lepage, op. cit., p. 353.
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[62]
Cf. S. Rials, « la droite ou l’horreur de la volonté », Revue d’histoire des facultés de droit, n°9, 1989.
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[63]
Cf. H. Arvon, Les libertariens américains. De l’anarchisme individualiste à l’anarcho-capitalisme, Paris, PUF, 1983.
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[64]
Cf. M. Rothbard, L’éthique de la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 1991, chap. 26 et 28.
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[65]
L. von Mises, L’action humaine, Paris, PUF, 1985. On pourra consulter S. Longuet, Hayek et l’école autrichienne, Paris, Nathan, 1998.
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[66]
Cf. V. Valentin, Les conceptions néo-libérales du droit, op. cit., p. 73.
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[67]
Tel est le projet de La constitution de la liberté, op. cit.
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[68]
Ibid., p. 20-21.
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[69]
Ibid., p. 133.
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[70]
Ibid., p. 135.
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[71]
Ibid., p. 137.
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[72]
M. Rothbard, L’éthique de la liberté, op. cit., p. 297-298.
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[73]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 143.
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[74]
Ibid., p. 154.
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[75]
Ibid., p. 209.
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[76]
Ibid., p. 257.
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[77]
L’éthique de la liberté, op. cit., p. 337.
-
[78]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 452.
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[79]
Le courant « objectiviste », aujourd’hui l’un des plus influents aux États-Unis, doit son nom à Ayn Rand, fondatrice dans les années soixante de The Objectivist Newsletter. On pourra lire A. Rand, La vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
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[80]
F. Bastiat, Propriété et loi, Paris, Institut des entreprises de Paris, p. 110.
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[81]
Ibid., p. 109.
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[82]
Ibid., p. 108.
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[83]
Ibid., p. 109.
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[84]
Ibid., p. 110.
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[85]
Bastiat, Justice et fraternité, op. cit., p. 302.
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[86]
Bastiat, La loi, op. cit., p. 171.
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[87]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 403.
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[88]
D. Friedman, Vers une société sans État, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
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[89]
R. Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988.
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[90]
J. Buchanan, Les limites de la liberté. Entre anarchie et Léviathan, Paris, Litec, 1992.
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[91]
Bastiat, Propriété et loi, op. cit., p. 120-121.
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[92]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 230.
1Frédéric Bastiat offre la particularité d’avoir participé au débat concernant les premières revendications des droits-créances et anticipé les termes de l’opposition à l’État-providence. L’économiste français, qui fut à l’origine de l’engagement politique de R. Reagan, chargé de présenter sa pensée dans des séminaires d’entreprises, a été au cœur de la vague libérale des années quatre-vingt. Certains de ses pamphlets, comme La loi, sont outre-Atlantique des best-sellers de la littérature politique ; il est aujourd’hui l’une des références privilégiées des néo-libéraux [2], qui ont fêté l’an dernier le bicentenaire de sa naissance.
2Sa pensée est cependant relativement peu connue. À côté des figures dominantes de B. Constant et A. de Tocqueville, il semble marginalisé. Cela tient peut-être à son optimisme : le retour du libéralisme dans les dernières décennies, où Tocqueville occupe une place privilégiée, a été accompagné d’une interrogation sur la capacité de l’individualisme libéral à garantir un ordre social viable. Bastiat, lui, ne doute pas de l’efficacité régulatrice du marché : la seule véritable difficulté de la politique consiste à juguler notre tentation de recourir aux moyens qu’offrent la démocratie et l’État pour améliorer l’ordre social. Devant le risque d’arbitraire étatique et de démocratie du nombre, la liberté de l’individu ne saurait être un véritable problème.
3Hayek, dont l’œuvre domine le libéralisme contemporain, est sans doute plus confiant en la « main invisible » qu’effrayé par le déploiement de l’égalitarisme démocratique les deux sentiments n’étant bien sûr pas incompatibles. Mais, contrairement à la caricature parfois présentée du libéralisme, il ne succombe pas à un optimisme béat. C’est à l’inverse un scepticisme quant à la capacité de la raison à maîtriser les conditions de développement des « Grandes sociétés » qui le conduit à concevoir le libéralisme comme « une attitude d’humilité à l’égard des processus sociaux » [3]. Défendre l’ordre spontané du marché, c’est, pour lui, préserver un héritage culturel de la démesure à laquelle pourrait conduire un usage hédoniste ou volontariste de la liberté. Par humilité, il place la préservation des acquis de l’évolution devant la liberté de l’individu ; on est donc loin de l’individualisme solipsiste. L’individu hayekien n’est pas l’homo-economicus ; sa liberté ne repose pas sur la pertinence de ses calculs, mais, à l’inverse, sur l’incapacité d’une appréhension purement rationnelle du « bonheur ».
4Ce positionnement, où la liberté résulte d’un ordre de fait davantage que de la volonté, gêne nombre de néo-libéraux, notamment les « libertariens » et « anarcho-capitalistes », qui jugent Hayek trop perméable à la critique socialiste. À l’encadrement de la liberté individuelle par les lois du progrès social, ils préfèrent une justification plus directement individualiste ; sans la rejeter, ils tentent de compléter la défense hayekienne de la « Société ouverte » par un retour à la perspective jusnaturaliste [4]. Ils retrouvent alors certaines positions de Bastiat, dont l’intérêt est précisément d’avoir anticipé les arguments des deux principaux courants du néolibéralisme : d’une part l’approche évolutionniste d’Hayek, d’autre part la démarche jusnaturaliste des libertariens. Revenir sur son œuvre permet d’entrevoir une synthèse du libéralisme contemporain.
Bastiat précurseur d’Hayek
5S’il arrive à Hayek de citer Bastiat [5], celui-ci n’est pour rien dans sa formation intellectuelle ; la pensée hayekienne serait la même sans l’apport de l’économiste français au libéralisme. S’il dégage parfois des auteurs « continentaux » plus proches du libéralisme britannique que français, il ne le mentionne pas [6]. On peut conjecturer qu’Hayek a été aveuglé par la présence chez Bastiat d’une approche jusnaturaliste dont il a souvent dénoncé la vacuité [7]. Mais l’intérêt de Bastiat est précisément qu’il a su concilier certains principes importants pour Hayek avec un appel au droit naturel.
6Bastiat a d’abord précédé Hayek sur la voie d’une critique du socialisme en termes plus scientifiques que moraux. Chacun regrette souvent que le socialisme ne soit pas réalisable, et il s’agit plus d’en critiquer les illusions que les ambitions. Bastiat, quand il parle de la « fraternité légale », déplore qu’on ne puisse lui démontrer que « cette pensée dont les intentions sont si pures, n’est pas fausse : qui, interroge-t-il, ne voudrait voir tous ces bienfaits découler sur le monde de la loi comme d’une source intarissable » [8] ? Tout le programme socialiste lui semblerait souhaitable s’il était possible ; « malheureusement », il reposerait sur des présupposés faux et que l’on pourrait ranger en deux catégories : la première concernant la manière dont fonctionne la société ; la seconde les capacités de l’État à réaliser les différentes utopies.
7Ce positionnement est exactement celui de Hayek : dès l’introduction de La présomption fatale [9], il présente le socialisme comme une erreur scientifique, affirme que le débat est technique et ne relève pas de jugement de valeurs. Déjà, dans La route de la servitude, il écrivait que « le socialisme est une mauvaise compréhension de la société passée et de la société présente […] une méconnaissance de l’incompatibilité des idéaux de liberté et de socialisme » [10]. La destruction des valeurs à laquelle conduirait la volonté de créer l’avenir du genre humain est d’abord une erreur scientifique. Épistémologique en fait, Hayek opposant l’humilité de l’individualisme méthodologique au totalisme scientiste et historiciste. C’est précisément sur le terrain de la théorie de la connaissance que s’établit la parenté entre Bastiat et Hayek ; c’est elle qui permet de développer une conception évolutionniste du marché, de la liberté et du droit ainsi que la critique du socialisme qui s’y rattache.
L’ordre spontané du marché et du droit
8Bastiat, pour contrer le mouvement en faveur d’une intervention de l’État dans l’économie, a proposé une explication de la société comme ordre spontané en des termes qui l’inscrivent partiellement dans la tradition des Lumières anglo-écossaises dont se réclamait Hayek. Avant lui, il a perçu les vertus « catallactiques » [11] du marché, c’est-à-dire sa capacité de sélection et de diffusion des règles les plus efficaces socialement, et conclut à la nécessité de la liberté individuelle. Si le thème de la « main invisible », dans le vocabulaire de Bastiat « les harmonies », est présent chez les deux auteurs, l’idée de marché comme procédure de découverte, point nodal de la pensée de Hayek, est plus originale et mérite une attention particulière.
9Dans sa manière d’analyser ce qu’est le « moteur social » et de conclure à la nécessité du marché et de la liberté, Bastiat anticipe exactement l’évolutionnisme de Hayek. En fait, toute sa démarche est hayekienne : elle est empirique, part de l’homme et de ses besoins ; elle regarde comment il leur répond et découvre des lois à respecter. C’est, dans un premier temps, une attitude fonctionnaliste et non normative. L’homme a été créé « sensible et libre [12] » : sa sensibilité le confronte au mal, comme mal-être, souffrance, douleur, non dans une dimension morale, et son libre arbitre lui permet de le fuir, de chercher le bien. Là se situe l’origine « matérielle » de l’intérêt personnel et du progrès humain : dans la capacité de l’intelligence humaine de faire le lien entre expérience et science. Le moteur de l’humanité, c’est l’intérêt personnel à fuir le mal, son outil, la sensibilité. Hayek ne dit pas autre chose quand il écrit que l’esprit s’est édifié entre l’instinct et la raison [13]. L’instinct, chez Bastiat, c’est la sensibilité, la raison, le libre arbitre. Bastiat fonde son libéralisme dans une épistémologie empirique : le bien et le mal ne sont pas des concepts abstraits prédéfinis par la raison mais des réalités sensibles.
10Dès lors, tout s’enchaîne. Puisque le moteur de l’humanité est dans l’expérience du mal, on doit conclure avec Hayek que « l’homme n’est pas né sage, rationnel et bon, mais a dû apprendre à le devenir [14] ». Ce qui signifie, dit Bastiat, « que le fondement de l’ordre est dans la perfectibilité humaine » [15]. Par la mise en valeur du rôle de l’ignorance primordiale comme élément constitutif non seulement du marché mais de l’ensemble des règles sociales, Bastiat est au cœur de ce qui fait la spécificité du système hayekien. C’est justement au nom de l’incontournable imperfection de l’intelligence qu’Hayek s’oppose au « constructivisme », à la prétention à l’omniscience d’un esprit ou d’un État qui voudrait superviser le destin de l’humanité. C’est au nom de l’ignorance a priori des meilleures règles et de la diversité des intérêts (qui augmentent encore l’ignorance de chacun vis-à-vis de ce qui fait l’ordre) qu’il refusera tout système de planification.
11Comprenons bien le raisonnement : l’homme progresse par expérience, par tâtonnements ; « la vie est un long apprentissage [16] » dit Bastiat. A priori l’homme ne sait rien, il ne peut anticiper d’une part les difficultés qu’il rencontrera, et d’autre part les solutions les plus efficaces. Dans ce schéma, il n’y a pas d’idée du bien et du mal en dehors de l’expérience. Bastiat parle ainsi de la définition du mal par les conséquences : sont peu à peu écartés les actes qui nuisent à l’homme [17]. C’est le même principe qui fait dire à Hayek que « la capacité d’adopter des pratiques utiles n’est pas le fait de la raison qui au contraire, est elle-même le fruit d’un processus d’évolution sélective [18] ». Dans cette hypothèse, il serait dangereux de vouloir énoncer des règles pour évincer le facteur ignorance alors même que les règles n’existent que grâce à l’ignorance. Poser des règles a priori, c’est oublier qu’elles ne s’élaborent qu’a posteriori, en fonctions de difficultés ignorées. La définition du mal par ses conséquences rend inepte la définition du bien a priori.
12Le fait qu’il ne puisse y avoir de progrès sans ignorance constitutive a pour corollaire un certain processus d’apprentissage. Si la perfectibilité est le fondement de l’ordre, l’erreur est le plus court chemin vers la vérité (entendue comme bonne solution à un problème pratique). Bastiat peut ainsi écrire : « chaque pas que nous faisons dans la voie de l’erreur nous enfonce dans une douleur croissante, de telle sorte que l’avertissement ne peut manquer de se faire entendre, et que le redressement de nos déterminations, et par suite de nos actes, est tôt ou tard infaillible » [19].
13Parallèlement, l’imitation est la « technique » d’adoption, donc de diffusion du progrès ; l’homme progresse par ses erreurs et par expérience des erreurs d’autrui. Cela implique que soient respectées la liberté (de se tromper) et la tradition, comme héritage des erreurs constitutives du progrès (comme base de données pour imitations).
141) La liberté parce que, selon Bastiat, « ce qui fait la perfectibilité de l’homme, c’est la faculté qui lui est donnée de passer de l’erreur à la vérité […] Ce qui fait que l’homme abandonne l’erreur pour la vérité, c’est la science et l’expérience […] Pour qu’il profite de cette expérience, il faut qu’il soit intéressé à en profiter. C’est donc dans la loi de la responsabilité qu’il faut chercher le moyen de réalisation de la perfectibilité humaine ; et comme la responsabilité ne peut se concevoir sans liberté, il faut conclure que la liberté est l’essence même du progrès » [20]. On trouve chez Hayek le même raisonnement : « ce qui rend précieuse la liberté est qu’elle ouvre des occasions d’entreprendre des actions que l’on ne pouvait prévoir ni prédire » [21]. Hayek ira très loin dans cette idée, jusqu’à penser que « s’il y avait des hommes omniscients, il n’y aurait guère de raison de plaider pour la liberté » [22].
15La liberté est jugée indispensable au développement de l’humanité, inscrite dans les lois de son évolution. De ce strict point de vue, Bastiat est bien un précurseur de Hayek. On voit certes poindre un certain décalage entre Bastiat et Hayek : le premier a une conception plutôt ontologique de la liberté qu’il inscrit au bout d’une chaîne de causalité à partir de l’essence de l’homme ; le second conçoit la liberté d’une façon plus utilitaire, celle-ci n’étant pas inscrite en l’homme mais le meilleur « outil » pour affronter sa condition. On verra plus loin comment la justification hayekienne de la liberté par ses vertus s’éloigne des principes de Bastiat.
162) L’approche évolutionniste porte une attention particulière à la tradition, à l’héritage d’un ordre spontané. Le fait même que la raison soit le fruit d’un processus d’évolution sélective, que l’humanité progresse par imitation, implique que le « résultat » soit à la fois spontané et évolutif.
17Un ordre dont le principe d’évolution est l’expérimentation décentralisée des meilleures règles est nécessairement spontané : aucun dessein ne préside à son avenir puisque la connaissance a priori n’existe pas. « L’homme a agi avant qu’il ne pensât et non pas compris avant d’agir » [23]. Nier la spontanéité de l’évolution humaine, ce serait, à la manière du dualisme cartésien, poser une substance spirituelle existant à part, hors du monde ordonné de la nature. Ce serait nier l’ignorance fondamentale, le fonctionnement du moteur social. Celui-ci nécessitant la liberté, il s’agit pour Bastiat de « mettre enfin la liberté à l’épreuve, de faire un acte de foi en Dieu et son œuvre […], de laisser l’humanité s’accomplir » [24].
18L’ordre, nécessairement spontané, est forcément évolutif. Pour Bastiat, l’humanité est tendue vers la perfection ; elle « est à la fin de l’évolution humaine » dans la mesure où « la perfectibilité est indéfinie » [25]. La tradition est à la recherche d’une vérité qui évolue avec les habitudes qui la constituent. Demander à la loi de poser d’emblée cette vérité serait une erreur car « l’unité n’est pas à l’origine, mais à la fin de l’évolution intellectuelle. Elle n’est pas un point de départ, elle est une résultante » [26]. Ainsi, « la meilleure chance pour que la vraie méthode se découvre et absorbe les autres, c’est la diversité, les épreuves, l’expérience, les efforts individuels, […] en un mot, la liberté » [27].
19La force de l’ordre spontané, ou de la « Société ouverte », pour parler comme K. Popper, ce n’est pas d’évacuer l’erreur, mais d’empêcher l’humanité de stopper son évolution par l’imposition unilatérale d’une erreur. Bastiat est encore ici au cœur de la pensée évolutionniste : avec l’ignorance primordiale, la mise en avant des vertus « catallactiques » du marché constitue la clef de voûte de la justification de l’ordre spontané. C’est elle qui fait la supériorité du Kosmos (sur la Taxis) dont la caractéristique principale est de ne pas être au service d’une intention, de ne pas être limité aux dimensions d’un esprit humain, d’être abstrait et, enfin, orienté sans conscience d’une intentionnalité, grâce à la régularité des comportements [28]. Toutes ces qualités, reposant sur les deux principes énoncés à l’instant, ont été soulignées par Bastiat dans Les harmonies économiques, où il indique que « les besoins évoluent sous l’influence de l’habitude », et que c’est ainsi que la civilisation se crée [29]. Ce point est essentiel car il permet de distinguer le rationalisme cartésien du rationalisme critique auquel aspire Hayek : l’humanité ne progresse pas selon un plan établi par une raison antécédente, qui inventerait les institutions, mais par adaptation, c’est-à-dire par « imitation des institutions et des habitudes qui réussissent » [30]. Ce sont les habitudes de réponse (la survie de ce qui réussit, dit Hayek) et non une intelligence ordonnatrice qui constituent l’humanité.
20D’où, enfin, l’importance de la tradition, des coutumes, qui conservent ce qui résiste à l’épreuve du temps, qui est le résultat d’une perpétuelle adaptation des règles à l’évolution des besoins. « Le temps, écrit Bastiat, produit et propage la lumière » [31]. « Il faut avoir confiance dans les pratiques universellement choisies par les hommes » [32] car il faut du temps pour comprendre ce qu’on ne voit pas. La tradition transmet l’indispensable savoir sans lequel nous ne pourrions survivre. « L’homme est devenu intelligent, dit Hayek, parce qu’il y avait pour lui une tradition à apprendre » [33]. Il reçoit la tradition, il ne l’invente pas. Ce qu’Hayek exprime également ainsi : « l’homme est né avec un cerveau, pas avec un esprit » [34].
21Ainsi, la boucle est bouclée : l’ignorance primordiale appelle la tradition, qui est synonyme d’ordre spontané et de liberté. Dans la démarche évolutionniste tout cela se confond [35]. Dans cette perspective, Bastiat précède indiscutablement Hayek. Tous deux observent la société en « savants », non en philosophes, découvrent la loi et ne la créent pas. Il est significatif que Bastiat, plutôt que de libéralisme, préfère parler d’« économie politique » ; il ne se réclame pas d’une idéologie mais d’une science. Il se compare ainsi tour à tour à un « physiologiste de l’organisme humain », à un chimiste et à un astronome [36]. Genre d’analogies que l’on rencontre souvent chez Hayek, et qui montrent que le libéralisme, à ce stade au moins, cherche des fonctions et non des normes. Ainsi, « nous (les libéraux) devons être comme le médecin face à un organisme vivant », « comme un jardinier vis-à-vis d’une plante : pour créer les conditions favorables à sa croissance, il doit connaître le mieux possible ses structures et ses fonctions » [37].
La critique de l’interventionnisme
22L’approche évolutionniste implique une certaine conception du pouvoir : puisque l’ordre ne doit rien au législateur, celui-ci doit se contenter de faire respecter les règles produites spontanément. La loi doit protéger le kosmos, c’est-à-dire laisser la liberté jouer son rôle, en protégeant la propriété. Cela, pour Bastiat et Hayek, s’oppose à la conception socialiste de la loi, qui se définirait par la croyance en l’antagonisme des intérêts et par la perception de la société comme un arrangement artificiel imaginé et imposé par le législateur. Dans un tel cadre, la loi devrait diriger la société dans le sens d’une réduction des conflits et des souffrances, ce que l’épistémologie d’Hayek et Bastiat conduit à rejeter trois fois.
231) Il s’agit en premier lieu de nier toute réalité à la notion d’état de nature, de refuser l’idée d’un homme primitivement ou essentiellement asocial. Hayek rejette l’individualisme de Hobbes comme un mythe : le sauvage a des intérêts collectifs, il n’y a jamais eu de guerre de tous contre tous. Au contraire, comme l’enseignent Ferguson, Hume et Burke [38], la sociabilité nous est naturelle, c’est elle qui permet le marché. Pour les mêmes raisons, Bastiat critique Rousseau et le mythe du bon sauvage, isolé et heureux : l’homme ne peut pas vivre en dehors de la société, son état de nature est l’état social. La préférence pour une conception lockéenne, plutôt que hobbésienne ou rousseauiste, est fondamentale, car elle renvoie à l’erreur d’appréciation sur laquelle se développerait la pensée constructiviste : si la société est réellement d’invention humaine, l’ordre social est tout entier dans la loi, et tout ce qui n’est pas parfait peut légitimement être instantanément corrigé.
242) Le second degré de rejet de la conception positive de la loi découle naturellement du premier, dans la mesure où la négation du principe de la sociabilité naturelle conduirait à sa destruction. Une loi qui aurait en charge de construire la société enfermerait tout le réel en elle ; les rapports du publiciste à l’humanité seraient ceux de tuteur à pupille, du berger à son troupeau, ou encore du potier à l’argile. Le socialisme, forme pure du positivisme, se prévaudrait donc d’une triple hypothèse : l’inertie radicale de l’humanité, l’omnipotence de la loi, et l’infaillibilité du législateur [39]. Comme de surcroît le socialisme est sceptique quant à l’harmonie naturelle des intérêts, l’idée d’un ordre spontané à préserver devient totalement saugrenue.
25Pour nos deux auteurs, une telle conception condamne toute sociabilité et tout progrès humain, l’interventionnisme détruisant peu à peu le moteur de l’évolution et tout ce qui fait que l’ordre jaillit. La direction consciente des processus sociaux appellerait le contrôle d’un esprit unique. Or, il est impossible, en vertu du principe d’ignorance, qu’un individu ou une entité quelconque puisse saisir l’ensemble des données d’un processus social. De surcroît, du fait de l’absence totale de connaissance a priori, la raison ne peut diriger son propre développement. Par conséquent, prétendre qu’elle peut diriger sa propre croissance, c’est nécessairement limiter cette croissance, la restreindre aux seuls résultats que peut prévoir l’esprit. Si la raison est plus forte que les forces de progrès, elle ne progresse plus. Par sa nature même, le progrès ne peut être planifié puisqu’il est découverte de ce qui n’est pas encore connu. Selon Hayek, la « vanité fatale » du socialisme semble être que l’évolution s’arrête.
26Bastiat, devant les prémisses du socialisme, parlait de double délire de l’inconséquence et de l’orgueil [40], annonçant la dégénérescence des fondements d’une société de liberté que sont la responsabilité, la liberté et la propriété. Aveugle devant les conditions anthropologiques du progrès, le socialisme plongerait la société dans l’inconnu. La loi planificatrice agit au-dessus des actions individuelles et au mépris des projets de chacun ; elle n’a pas pour limite le respect des droits préexistants. Dès lors, l’une des caractéristiques du système qui fait « directement » le bonheur des gens est « l’incertitude qu’il fait planer sur l’action humaine et ses résultats, c’est l’inconnu devant lequel il place la société, inconnu qui est de nature à paralyser toutes ses forces » [41]. En prenant en charge le bonheur humain, il écrase le principe de responsabilité de soi. Dans la société « fraternelle », ce n’est plus l’intérêt personnel, mais au contraire le renoncement à soi-même à travers l’action étatique qui sous-tend l’évolution. Outre que le principe de perfectibilité est atteint, « une insécurité mortelle planera sur tout le domaine de l’activité privée […] car la fraternité peut revêtir des milliards de formes inconnues et, par conséquent, des milliards de décrets imprévus » [42]. La fraternité, c’est-à-dire l’oubli de soi, fait de chacun un objet ballotté par les flots de l’utopie. Le socialisme constitue un renversement et une destruction des lois de la nature : un renversement parce qu’il substitue l’esprit de sacrifice à l’esprit de conservation ; une destruction parce que les principes de sélection, d’imitation, d’échange seront annihilés. « Le socialisme fait reculer la civilisation » [43]. La conséquence ultime sera l’anéantissement de la liberté.
273) On arrive ainsi au troisième niveau de rejet du constructivisme : il conduit à la négation de la liberté et des droits subjectifs naturels, et ainsi au totalitarisme. C’est l’un des leitmotivs d’Hayek, repris notamment de L. von Mises [44], d’affirmer qu’il n’y a pas de troisième voie entre la servitude et la liberté. Dans le socialisme, aucune notion de justice ne freine le positivisme, qui tend au contrôle complet de l’ordre social. On se dirige vers l’institution d’une direction centrale pour un but unique. Dès lors que l’évolution est planifiée, tous les citoyens deviennent de simples instruments au service d’une autorité dont l’efficacité est incompatible avec les forces spontanées. La liberté individuelle n’existe plus que dans l’indépendance collective de la communauté.
28Bastiat, un siècle avant l’instauration en Europe de l’État-providence, a anticipé sa critique par Hayek. Pour commencer, remarque-t-il, la loi ne peut pas s’occuper d’autre chose que de justice (c’est-à-dire de respect de la propriété) sans mal garantir la justice. Elle ne peut sortir du respect du droit sans se violer elle-même ; elle ne peut agir au-delà du droit sans le détruire, sans obliger des individus à faire plus pour la société que le droit ne l’exigeait. Dès qu’elle sort de son rôle de justice, elle oblige ; alors que sa raison d’être est d’imposer l’abstention de nuire, elle porte atteinte à la liberté. Sortie de sa mission première, la loi mène immédiatement à l’arbitraire, et ce en toute légalité.
29On reconnaît ici la critique hayekienne du positivisme juridique : si la loi crée la société, elle n’est précédée par rien, elle définit seule ce qui est juste et rien ne peut s’opposer à elle. Si la propriété est conventionnelle, elle ne saurait être un frein au pouvoir. L’État étant à la source de la légitimité, il deviendra non seulement « un instrument à réaliser des utopies » [45], mais aussi une tentation permanente, pour chacun, de vivre aux dépends d’autrui. Au fur et à mesure qu’il interviendra pour réaliser la fraternité (Hayek parle de « justice sociale »), qu’il sera légitimé dans son rôle de maître de toutes les destinées, « on verra le peuple entier transformé en solliciteur […] Tout s’agitera pour réclamer les faveurs de l’État […] L’effort de tous tendra à arracher à la législature un flambeau de privilège fraternel » [46]. Le peuple entier devient solliciteur et, comme petit à petit le moteur social est détruit, la demande de secours augmente jusqu’à l’exaspération, et on peut craindre qu’on ne marche plus que de révolution en révolution. D’autant plus qu’à chaque aggravation de la situation, des publicistes condamneront le marché, promettant à nouveau « beaucoup de bienfaits et peu d’impôts ».
30Mais la menace n’est pas seulement dans ces extrémités : la politique étant devenu « le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités » [47], l’État sera amené à organiser le pillage réciproque, jusqu’à devenir, selon la célèbre formule de Bastiat, « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » [48]. Et Bastiat de craindre que la recherche de l’intérêt personnel ne se fasse plus selon les règles du droit mais par la spoliation au sein du gouvernement. Les masses auront ainsi toujours tendance à s’emparer un peu plus de la puissance législative ; et peu à peu on cherchera l’équilibre dans la spoliation universelle, on généralisera l’injustice en se servant de la loi. L’État se nourrit de ses erreurs, destruction et intervention s’appelant mutuellement. Le gouvernement devient responsable de tout et prend une importance croissante, à mesure que grandit le rôle de la loi, la place de la politique, et le dogmatisme du suffrage universel.
31Cela ne se fera pas seulement au détriment du progrès économique mais aussi de la liberté individuelle. La loi, amenée à intervenir toujours plus, doit nécessairement accroître son contrôle sur la société ; elle ne saurait admettre que certains compromettent ses chances de succès en suivant leur intérêt personnel selon les règles du marché, c’est-à-dire librement. Le socialisme exclue la liberté, « puisqu’on ravit aux hommes leur liberté pour les forcer à s’associer » [49]. On ne peut pas être libre et servir les objectifs du pouvoir.
32Par ailleurs, Bastiat explique que l’obéissance à la loi n’est pas l’obéissance à un bien commun mais la servitude vis-à-vis d’un homme ou d’une classe d’hommes. Dans L’État, il est un étonnant précurseur, non seulement de Hayek, mais aussi des théories du Public Choice, insistant notamment sur une idée fondatrice de l’analyse économique du politique, selon laquelle l’État est réductible à une somme d’hommes mus par leurs intérêts particuliers [50].
33Au total, si l’on résume l’analyse « bastio-hayekienne » de la « loi socialiste », celle-ci apparaît comme une utopie dangereuse. Elle met la force collective au service de ceux qui veulent exploiter la nature humaine. « Elle a converti la spoliation en droit et la légitime défense en crime » [51]. Elle détruit la nature humaine : « la liberté par l’esclavage, la liberté par l’oppression et la propriété par la spoliation » [52]. Le socialisme est un archaïsme qui fait reculer la civilisation et détruit l’homme. On trouve ici un écho de la distinction proposée par B. Constant entre liberté des anciens, inadaptée aux nouveaux temps, et liberté des modernes, incompatibles avec une direction de la société par l’État.
34Il apparaît maintenant assez clairement que Bastiat et Hayek ont en commun une défense du libéralisme par les principes de l’ordre spontané. Hayek a développé, systématisé cette approche jusqu’à produire une véritable théorie évolutionniste du droit. L’empirisme radical sur lequel elle repose rencontre certaines limites que le jusnaturalisme de Bastiat permet de dépasser.
Les limites de l’évolutionnisme
35Hayek s’éloigne de Bastiat quand, soucieux de rester dans le cadre de l’empirisme, il rejette toute référence à une nature humaine transcendante, à une exigence de liberté indépendante de l’expérience. L’évolutionnisme se heurte au problème de l’indépendance des valeurs par rapport à l’histoire qui les révèle. Bastiat est intéressant en ceci qu’il ne renonce pas aux acquis de l’approche empirique du bien commun mais les accompagne d’une réflexion sur la possibilité d’un droit naturel universel.
36Quelles sont ces limites, que le libéralisme d’Hayek ne pourrait franchir sans les béquilles de Bastiat ? Pour les comprendre, il faut partir du postulat fondateur de l’évolutionnisme : l’homme n’a aucune connaissance a priori, seulement des capacités. L’individu ne préexiste pas à la société, il en est le produit. Ce n’est donc pas une nature humaine qui édicte les règles mais les règles, c’est-à-dire la nécessité de vivre, qui sélectionnent un certain type d’homme, ou plutôt une certaine utilisation par l’homme de son équipement génétique. Tout ce qui fait la civilisation, et notamment le droit et la morale, est le fruit de l’expérience, de l’imitation, de la tradition, plus que d’une hypothétique nature humaine. Il n’y a pas de science des normes indépendamment de l’ordre des faits. Il n’y a donc pas, et c’est là que tout se joue, d’autonomie de l’individu par rapport à la tradition d’où il sort. Hayek est très clair sur ce point : notre raison, comme notre morale, est le fruit d’une évolution, « elle n’est pas en position de permettre la critique » [53]. L’éthique échappe donc à la raison. Hayek cite Hume : « Les règles de moralité ne sont pas des conclusion de notre raison » [54].
37Les règles abstraites, générales, impersonnelles, auxquelles se réfèrent les libéraux, comme la liberté individuelle, l’égalité juridique, la propriété privée, ne sont pas une création de la raison mais un don accordé par l’évolution culturelle, un acquis de la tradition, une création historique. Hayek veut bien en appeler à une loi naturelle dans la mesure où il se réfère à un processus de sélection naturelle, mais il ne pose en aucun cas que les règles sont issues d’une inaltérable nature humaine, dans un ordre externe et éternel des choses. Cela signifie que la morale, les règles, relatives à un ordre concret, ne sont pas nécessairement universalisables. Ainsi, la liberté n’est pas plus ancienne que l’Angleterre du dix-septième siècle [55]. Elle n’est pas un état de nature, mais un produit de civilisation. L’homme est donc essentiellement culturel et ne saurait en aucun cas se guider dans l’abstrait, d’après un droit naturel. Hayek se situe « aussi loin du droit naturel rationaliste que du positivisme juridique » [56].
38Son attitude vis-à-vis de Hume et Locke est à ce titre tout à fait éclairante : il les convoque comme historiens et non comme philosophes. Ils n’auraient pas cherché une norme de base mais auraient codifié les principes en vigueur en leur temps. Ainsi, Hayek se réfère à l’analyse lockéenne du droit de propriété, historique, mais rejette vigoureusement sa conception du pacte social, utopique et relevant de préjugés cartésiens. À l’inverse, il propose une conception positive de la liberté, utilitariste : il apprécie les coûts et les avantages des différents systèmes d’organisation sociale et, in fine, préfère la liberté. Il parle du but ultime de la liberté comme étant l’élargissement des capacités de connaissance des meilleures règles [57] et insiste sur l’idée, déjà entrevue, qu’un homme omniscient n’aurait pas besoin de liberté. Il est donc clair qu’Hayek défend les institutions libérales d’un point de vue conséquentialiste.
39Cette démarche pose un certain nombre de problèmes. En négligeant (plus que rejetant) le droit naturel comme inutile à sa démarche [58], Hayek bute sur des difficultés d’ordre épistémologique, puis philosophique, qui avaient pourtant été levées par Bastiat.
40Une première série de problèmes se pose autour du concept d’ordre spontané [59]. Celui-ci repose sur l’idée d’une sélection naturelle, nécessairement légitime puisque née de l’expérience et de la recherche du meilleur. Mais ceci induit l’introduction d’un concept d’efficacité dont la signification n’est pas vraiment établie. Si l’on conçoit bien l’efficacité au niveau individuel, elle reste floue quant à la sélection des institutions. Surtout, il semble délicat de se référer à un principe d’efficacité, même défini a posteriori, sans un critère objectif. Or, Hayek ne fournit pas d’information sur ce critère, si ce n’est de façon peu convaincante ou problématique, à travers un critère populationniste [60]. On comprend bien sa position, qui est de laisser chacun juge en fonction de sa propre situation. Pour autant, l’absence de moyen de mesure objectif abandonne le marché, et tout l’ordre spontané, à l’histoire, au relativisme et à l’utilitarisme. L’argument d’efficacité fait appel à une finalité qui, si elle n’est pas objective, ne permet pas de trancher en faveur du marché. H. Lepage peut justement reprocher au paradigme évolutionniste hayekien de tomber « dans une tautologie scientifique qui explique l’existence du marché par des propriétés d’efficacité que l’on déduit elle-même de la simple… existence du marché » [61]. Il y a une tautologie, une pseudo-neutralité de la démarche scientifique, qui appelle une référence extérieure. C’est le paradoxe de l’évolutionnisme que de faire l’apologie d’une société fondée sur une conception procédurale de la justice, alors que les règles sont choisies pour leur efficacité, donc en fonction d’un but qu’intentionnellement ou non elles atteignent. Et si on ne fournit pas un critère extérieur au processus de sélection, on risque à la fois de tomber dans un relativisme total et une attitude ultra-conservatrice (tout ce qui perdure est bon) difficilement compatibles avec une défense absolue de la liberté, de la propriété, et de l’ensemble des règles libérales.
41Par ailleurs, la pensée du droit hayekienne a une dimension téléologique qui semble dévaloriser l’idée d’autonomie. La découverte progressive du droit juste semble enfermer la raison dans l’évolution. Le respect absolu pour la « main invisible », pour ce qui nous dépasse, peu justifier la négation de droits détachés de toute utilité sociale. La parenté avec Maistre ou Bonald, farouches opposants aux droits de l’homme, est parfois frappante [62]. On peut douter de la capacité de l’approche évolutionniste à défendre les droits fondamentaux contre l’utilitarisme, la tradition, en bref, les arguments d’efficacité, qui pourraient servir des fins non libérales. Une science, comme se présente l’évolutionnisme, ne peut passer d’une démarche fonctionnaliste à une démarche normative sans se renier. De fait, Hayek n’a pas su établir une défense définitive de la liberté individuelle.
42On peut sur ce dernier point suivre la critique de Murray Rothbard, pape des libertariens américains [63]. De manière tout à fait convaincante, il montre les limites de ce qu’il appelle « l’utilitarisme comme philosophie sociale » [64]. S’il vise essentiellement L. von Mises, ses flèches atteignent aussi Hayek. Mises, figure tutélaire de l’école autrichienne d’économie et fondateur de la « praxéologie », se réclame d’une approche axiologiquement neutre, sur le modèle de la Wertfreiheit [65]. La praxéologie se veut l’observation neutre des conséquences de l’action humaine. Mises prétend ainsi ne juger les « hommes de l’État » que de leur point de vue. Il est de facto utilitariste en éthique : il ne veut pas s’opposer à l’éthique des objectifs choisis, ne comptant que sur la révélation des conséquences. Mais, demande Rothbard, « il peut bien démontrer que le contrôle des prix d’un bien mènera à une pénurie, comment peut-il être sûr que certains ne le souhaitent pas » ? Mises n’a pas d’éléments pour s’opposer à des objectifs autres que la richesse et la prospérité. Comme Hayek, il ne voit pas que « l’harmonie des intérêts bien compris » ne signifie rien quant aux choix moraux. Et Rothbard de poser sa question : « comment protéger les rouquins ? »… Si la majorité le décidait, et leur disparition n’entraînant qu’une infime réduction de la production. La Wertfrei ne peut sauver les rouquins seulement au nom du marché. Il faut donc dépasser l’économie politique et établir une éthique objective qui affirme la valeur prioritaire de la liberté.
43Comme Mises, Hayek est enfermé dans l’utilitarisme (ou l’historicisme, ce qui est ici la même chose [66]) dans la mesure où il refuse d’en appeler à des normes objectives. Mais ce n’est pas seulement ses choix méthodologiques qui le privent d’une défense absolue de la liberté individuelle ; il est également limité par sa conception « positive » de la liberté individuelle, à laquelle il a pourtant tenté de donner une « philosophie politique systématique » [67]. Il défend la liberté comme absence de coercition. Le problème est qu’il définit celle-ci indépendamment de toute transcendance ; par coercition, il entend « être tributaire d’un environnement et de circonstances tellement contrôlés par un autre que, pour éviter un dommage plus grand, on doit agir au service des fins d’une autre personne » [68]. Suivons là encore la critique de Rothbard.
44Le premier défaut du concept de coercition de Hayek est d’inclure des actions pacifiques et non seulement agressives. La suite de la définition est qu’il y a « coercition quand on sert les intentions d’un autre au lieu des siennes » [69] et que « la menace de la force physique n’est qu’une des manières dont la coercition s’exerce » [70]. Cela inclue des modes d’interaction tout à fait volontaires, contraints peut-être, mais volontaires comme le fait de devoir accepter un travail pénible. Hayek dit d’ailleurs que, dans son concept, le choix demeure, mais un choix du moindre mal, un choix manipulé. Par exemple, « dans une période de chômage massif, la crainte d’être licencié peut forcer quelqu’un à faire des choses qui n’étaient pas prévues à l’origine de son contrat de travail » [71]. Ailleurs il s’appuie sur le cas du propriétaire d’une oasis unique qui en refuserait l’accès [72].
45Curieusement, la critique de ce type de situation repose sur des référents autres que ceux de la justice comme procédure. Hayek juge le résultat et non le processus, faisant là preuve d’un « sentimentalisme » qu’il a souvent reproché à ses adversaires. Comme l’indique Rothbard, Hayek juge coercitive l’utilisation d’un droit de propriété parce qu’elle est « ennuyeuse » pour les autres (qui ont soif, faim,…). Il admet ainsi le « pouvoir économique » comme une force coercitive, alors même qu’ailleurs il défend le marché comme dispersant le pouvoir politique au profit du libre-échange. Par surcroît, Hayek est inconséquent à l’intérieur même de sa définition : il exclut les obligations liées aux mondanités du champ des actions coercitives ; or, a montré Rothbard, si l’on est très attaché aux mondanités, les conditions d’accès sont aussi contraignantes, coercitives, que pour un emploi ou une source d’eau. Hayek est inconséquent et flou parce qu’il se fonde sur un jugement moral, basé sur des distinctions peu « juridiques » ou objectives, comme : bon-mauvais, important-pas important.
46Parallèlement, c’est une deuxième faiblesse, son concept ne fait pas la distinction entre violence agressive et violence défensive. Hayek ne voit que des quantités de coercition, inévitable, à répartir le mieux possible. D’où la légitimité du monopole d’État qui serait la forme de coercition la moins dangereuse. Les libertariens lui reprochent ainsi de ne pas voir que l’État constitue par nature une agression. Plus grave, si un certain taux de coercition (de présence étatique) est inévitable, ce n’est plus son existence qui pose un problème mais son utilité (son utilisation par une majorité). Le problème n’est plus celui de la liberté mais de la justification, de l’utilisation de la non-liberté.
47Une troisième faille tient à sa conception de l’agression. La coercition serait nulle si l’État utilisait des règles générales, universelles, connues à l’avance. Ainsi une loi ne serait pas coercitive à cause de son contenu, mais en fonction de son degré d’« évitabilité ». Dès lors l’obéissance aux règles posées par le voleur ne signifie pas coercition ; pas plus que l’impôt, la conscription, ou, pourquoi pas l’esclavage une année sur trois, qui, si l’on est prévenu, sont « intégrables » à nos projets et nous laissent à l’abri de la volonté arbitraire d’un individu ou d’une autorité. Hayek a beau faire appel à une nécessaire sphère privée garantie, cela ne change rien dans la mesure où, d’une part il n’en précise pas le contenu, d’autre part il ne donne pas les moyens d’en garantir le respect.
48Cela lui est d’ailleurs impossible puisque la coercition est inévitable à un certain degré et que « l’État peut être légitimement coercitif pour prévenir la coercition individuelle » [73]. Le flou est en fait revendiqué par Hayek dans la mesure où des normes strictes contrediraient le principe d’ignorance primordiale, d’adaptation permanente des règles de juste conduite aux circonstances qui rend elle-même inévitable un certain degré de coercition. Il explique ainsi que les droits d’expression, de presse,… etc. ne peuvent être totalement libres au motif que toute action empiète sur la sphère privée d’une autre personne. Dès lors, n’ayant aucun principe strict à opposer face à la menace d’une loi liberticide, il parle de la nécessité de convictions morales enracinées et de la forte improbabilité de voir une loi abstraite, générale, restreindre fortement la liberté [74]. Il refuse une délimitation claire des droits individuels, des frontières de la coercition étatique. Il admet ainsi un degré de coercition, et même de discrimination devant la loi, sans donner de critère pour juger de l’équité des choix [75]. Il ne dit jamais ce que sont les droits fondamentaux, reste pessimiste quant à la possibilité de garanties, et en appelle pour finir à la vigilance de l’opinion plutôt qu’à des principes de droit. On retrouve le relativisme…
49Pour conclure cette brève évocation des limites du plaidoyer hayekien pour la liberté, il est intéressant de relever que rien dans ses principes ne s’oppose de manière convaincante au principe de l’État-providence. « Le principe de liberté, écrit-il, ne pose pas que les activités gouvernementales doivent se limiter au maintien de la loi et de l’ordre » [76]. Certes, il rejette les politiques de justice sociale, qui amèneraient à l’arbitraire et au coercitif, c’est-à-dire au traitement inégal des individus ; il repousse la justice distributive qui induirait une autorité ordonnant à chacun de servir une même fin. Mais le fonctionnement de l’État-providence semble échapper à ces caractéristiques et ainsi ne pas être incompatible avec les critères de légitimité hayekiens.
50En effet, les règles générales, universelles et prévisibles n’excluent pas les politiques de redistribution. L’État-providence laisse chacun libre de mener sa vie ; il n’y a pas de coercition (au sens hayekien) dans la mesure où chacun continue de suivre ses propres buts. Les politiques de justice sociale n’assignent pas à des gens déterminés des ressources particulières ; elles ne sont pas nominales, on ne sait pas qui en profitera a priori. Il s’agit, comme l’a notamment montré J. Rawls, d’une régulation universelle qui ne traite pas inégalement les individus. L’État-providence ne fait pas de l’assujetti un fonctionnaire, ne planifie pas entièrement la vie, il respecte l’égalité de droits. Le contribuable n’est pas un esclave. Et s’il sert une cause qui n’est pas la sienne, il peut quand même internaliser sa participation à la solidarité. Pour cette raison, puisque Hayek admet l’impôt (qui est la première expression de la coercition dans nos États), il n’y a pas de différence de nature entre un système de justice sociale et le service militaire ou l’instruction obligatoire. L’État-providence n’est donc pas complètement illégitime au regard des critères hayekien de légitimation du pouvoir. Et s’il est rejeté, c’est plus pour des raisons d’efficacité, de protection des forces spontanées, qu’au nom d’une sacro-sainte autonomie de l’individu.
51Sans forcément suivre Rothbard quand il fustige l’œuvre de Hayek comme « du blabla confus à propos de règles spontanées […] se résumant à la position ultra traditionaliste selon laquelle tout ce qui dure est bon (comme l’assassinat et le pillage) » [77], il semble que l’individu soit mal défendu, et que le libéralisme ait besoin d’un autre type de justification des droits individuels.
La voie du jusnaturalisme
52C’est la force de Bastiat que d’ouvrir sur une conception normative de ces droits sans pour autant renoncer à une défense fonctionnaliste du marché. Chez Hayek, les règles sélectionnées évolutivement ne peuvent avoir le statut de normes absolues ; on est condamné à rester dans le flou, le relatif, confiant dans la capacité de l’humanité à adapter aux circonstances les « règles de juste conduite ». Bastiat, au contraire, s’appuie sur une nature humaine, et semble être ainsi un précurseur des auteurs libertariens contemporains, notamment Rothbard, qui se reconnaît une dette envers lui.
53Il est intéressant de constater qu’à partir de la même analyse des fondements du progrès social, Bastiat peut être considéré comme objectiviste, et Hayek relativiste. La situation par rapport à Locke est significative : le premier, implicitement, développe une philosophie du droit naturel de type lockéen, alors que Hayek se réfère à Locke comme à un historien. Prenons l’exemple de la propriété : Hayek voit son émergence comme un simple choix d’efficacité, révélant certes un besoin et une condition du progrès, mais restant un phénomène contingent. Le fait que les trois règles fondamentales de Hume (stabilité de la possession, transfert par contrat, exécution des promesses) aient été observées dans la Chine du troisième siècle av. J.-C., montre leur universalité, découvre une loi naturelle, mais ne permet pas de conclure à l’existence de droits naturels [78].
54Chez Bastiat, le même constat complète, entérine sa conception de la nature humaine, mais dans le sens de la découverte de droits absolus. Les mêmes observations l’amènent à poser une nature et un droit naturel. L’expérience, l’ignorance et la loi de perfectibilité appellent la responsabilité, et elle-même la liberté et la propriété de soi et de son travail. Là où Hayek ne voit que l’adaptation d’un code génétique à des circonstances, Bastiat voit la révélation d’une essence humaine. À la manière de l’école objectiviste libertarienne (A. Rand, M. Rothbard [79]), il reconnaît dans les conditions de développement de l’humanité l’existence de droits naturels, et essentiellement celui de propriété. Il constate que l’homme vit et se développe par appropriation : celle-ci est donc « un phénomène naturel, providentiel, essentiel à la vie, et la propriété n’est que l’appropriation devenue un droit par le travail » [80].
55Le premier droit naturel, au sens où il est inscrit dans la nature de l’homme, est le droit de propriété, que la loi de développement de chaque individu appelle et contient. « L’homme naît propriétaire, parce qu’il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l’exercice est indispensable à la satisfaction des besoins. Les facultés ne sont que des prolongements de la personne ; la propriété n’est que le prolongement des facultés » [81]. Bastiat, ainsi que plus tard les objectivistes, reprend à son compte l’argumentaire lockéen selon lequel la propriété « j’entends par propriété le droit qu’a le travailleur sur la valeur qu’il a créé par son travail » [82] est le prolongement de nos facultés, de notre personnalité, donc de nous-mêmes. Elle est indispensable à l’homme, car « séparer l’homme de ses facultés, c’est le faire mourir ; séparer l’homme du produit de ses facultés, c’est encore le faire mourir » [83]. La propriété est une condition nécessaire de la constitution de l’homme. L’appropriation est un phénomène essentiel à la vie, la propriété en est le fruit, et on ne voit pas « comment on pourrait prétendre que, de droit, le phénomène de l’appropriation doit s’accomplir au profit d’un autre individu que celui qui a exécuté le travail » [84].
56Prolongement de lui-même, condition de son développement, la propriété est, avec la personnalité et la liberté, ce qui constitue l’homme. Il y a une nature humaine, objective, qui est antérieure et supérieure à toute législation humaine. Elle est « existence, faculté, assimilation » et signifie personnalité, liberté, propriété. Ces trois éléments, conservateurs ou constitutifs de la vie, induisent que chacun a le droit de les défendre. Et c’est ainsi que la loi n’est que l’organisation collective du droit de légitime défense. La propriété est le lieu de réalisation de l’essence humaine, ou comme le dit M. Novack, « le droit de propriété est à la liberté de conscience ce que le corps est à l’âme, il lui donne son efficacité en ce monde », la mission de la loi est donc de faire respecter la propriété.
57Ainsi, en posant une nature humaine antérieure à la loi, Bastiat produit une justification éthique et normative de la propriété. En s’appuyant sur une « réalité transcendante », il définit une limite stricte au pouvoir : l’organisation collective du droit individuel et naturel de légitime défense. Fini le relativisme car « la justice est point fixe, immuable » [85] ; fini l’interventionnisme abstrait, général, universel et évitable, car « la loi, c’est uniquement l’organisation du droit de légitime défense » [86]. Bastiat permet ainsi au libéralisme de sortir de l’argument d’efficacité.
58Il faut insister : c’est en restant fidèle à la démarche évolutionniste que Bastiat tourne le dos à l’argumentaire hayekien en faveur de la liberté. Il permet de sortir le discours en faveur des ordres spontanés des ornières de l’évolutionnisme : la raison établit une norme universelle, un droit naturel rationaliste. Est ainsi fondée l’autonomie de la raison face à l’évolution et aux règles de juste conduite, puisque est établi un critère absolu. On peut ainsi dire avec Rabaut Saint-Étienne que « notre histoire n’est pas notre code ».
59Bastiat ouvre ainsi sur le contractualisme, sur les courants libéraux rejetés par Hayek pour hyperrationalisme, les libertariens qui « sentent l’artificiel et le succédané » [87]. Il ouvre la voie à Ayn Rand, Murray Rothbard mais aussi David Friedman [88], Robert Nozick [89] et même James Buchanan [90] qui, au-delà de certaines divergences importantes, ont en commun de fonder leur libéralisme sur la capacité de la raison de s’arracher à l’empirie et à se donner sa propre loi. On peut parler de contractualisme dans la mesure où le droit repose sur la reconnaissance sans limite de la liberté contractuelle des individus, c’est-à-dire de la capacité de chacun d’utiliser librement son droit de propriété sur soi et ses biens. Est ainsi réhabilitée la perspective du contrat social. Le libéralisme contractualiste, où la liberté de contrat prévaut sur les règles de juste conduite, est amoral au sens où il ne fixe aucune autre norme que le respect des contrats, c’est-à-dire de l’échange des droits de propriété. Bastiat en est un précurseur, lui pour qui la loi doit faire respecter la propriété « partout où elle est, partout où elle se forme, de quelque manière que le travailleur la crée, isolément, ou par association, pourvu qu’il respecte le droit d’autrui » [91]. À l’opposé, Hayek pense qu’il ne serait pas souhaitable qu’un État fasse respecter n’importe quel contrat, notamment ceux à teneur immorale ( ?) car au-dessus existent des règles générales [92].
60Paradoxalement, l’important est moins la divergence que la possibilité d’une réconciliation des deux libéralismes, qui se complètent plus qu’ils ne s’opposent. De ce point de vue, les critiques adressées à Hayek doivent être relativisées. D’abord, si ses principes sont insuffisants, sa justification du marché, dont les libéraux ne sauraient se passer, est sans compromission avec le socialisme. Ensuite, et surtout, le niveau où se situe l’analyse des phénomènes sociaux, le véritable changement de paradigme proposé par l’approche évolutionniste, donnent une profondeur sans équivalent à la critique de l’interventionnisme. Par ailleurs, les positions de Bastiat posent aussi quelques problèmes : peut-on passer d’une ontologie à la fondation d’un droit naturel, de la science au droit, de l’être au devoir-être ? Hayek évite ce piège en faisant de la liberté un concept non éthique. La force de Bastiat est plus d’universaliser l’importance de la propriété que de fonder un hypothétique droit qui, même naturel, nécessite l’accord d’autrui. La loi naturelle n’est pas une convention ; le droit, pour être efficace, en est de facto une. Hors de toute positivité, la loi naturelle est un vœu pieux ; hors du nomos, le droit naturel n’est rien. On peut alors considérer que la positivité du droit naturel recherchée par Bastiat (à travers le contrat) rejoint la naturalité du droit positif spontané (le nomos) défendue par Hayek. Ainsi, par des voies différentes, Bastiat et Hayek arrivent aux mêmes exigences.
61Les ambiguïtés de Hayek sont liées à la logique de sa démarche qui néglige plus qu’elle n’exclue le droit naturel. Ainsi, au début de La constitution de la liberté, il attribue à titre individuel une valeur éthique incontestable à la liberté individuelle, mais ajoute que ses adversaires seront peut-être plus sensibles à ses vertus utilitaires. La véritable erreur de Hayek est sans doute de séparer la fonction de la loi de sa légitimité jusnaturaliste. Il ne voit pas que la loi naturelle de développement de l’individu contient une ontologie et donc une norme universelle, une définition objective de l’homme. Ainsi, il ne peut définir de règles supérieures au processus de sélection naturelle ; la tradition devient comme une norme alors qu’elle n’est qu’un conseil pour Bastiat et, inversement, où Hayek parle de l’importance de la propriété, Bastiat parle de droit de la propriété. Hayek refuserait toute légitimité philosophique à la conception déterministe des droits de l’homme que l’on retrouve par exemple chez Hobbes ; Bastiat, lui, ne la rejetterait pas comme illégitime en droit mais comme non souhaitable en raison du risque de voir de tels droits s’éloigner des principes de l’ordre spontané. Il pourrait dire comme Burke qu’un tel droit est métaphysiquement juste mais « politiquement » faux.
62Sans avoir l’ampleur de sa réflexion, Bastiat précède et englobe Hayek parce qu’il montre que l’être contient un devoir être. Et c’est parce qu’il donne la priorité à ce qui doit être, c’est-à-dire à la liberté et à la propriété, donc à l’autonomie individuelle, qu’il anticipe les libertariens contemporains : l’objectivisme de A. Rand et de M. Rothbard, le déontologisme de R. Nozick, ou le contractualisme de J. Buchanan. On objectera que Bastiat ne fonde pas une conception déterministe du droit naturel. Certes, mais à partir du moment où son ultime critère de justice est la reconnaissance du droit de propriété, sur soi et son travail, donc de l’essentielle autonomie de chacun, le contractualisme absolu, scientifiquement faux, est métaphysiquement légitime, économiquement mauvais mais « juridiquement » fondé. Par la pluralité de ses intuitions, Bastiat est à l’avant-garde du libéralisme moderne, à la fois évolutionniste (nécessité d’un ordre spontané) et contractualiste (autonomie radicale de l’individu).
Notes
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[1]
Vincent Valentin est maître de conférences de droit public, à l’Université de Paris I.
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[2]
Loin de l’emploi polémique de l’étiquette « néo-libérale », il s’agira seulement ici de désigner le corpus libéral tel qu’il est reformulé depuis cinquante ans par des auteurs soucieux de reprendre la défense de la liberté individuelle et de l’économie de marché face à la mise en place de l’État-providence. Cf. V. Valentin, Les conceptions néo-libérales du droit, Paris, Économica, 2002.
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[3]
Hayek, La route de la servitude, Paris, PUF-Quadrige, 1989, p. 120.
-
[4]
Cf. H. Lepage, « Le retour du droit naturel chez les libertariens », Revue d’histoire des facultés de droit, n°8, 1989.
-
[5]
L’évocation de l’un par l’autre se limite à une brève introduction (Hayek, introduction à F. Bastiat, Selected Essays on Political Economy, Irvington-on-Hudson, N.Y., Foundation for Economic Education, 1964) et à deux courtes références (Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 1983/1986, t. 1, p. 68, t. 2, p. 113).
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[6]
Cf. Hayek, La constitution de la liberté, Paris, Litec, 1994, p. 53 et 428. Hayek mentionne Montesquieu, Turgot, Condillac, Constant et Tocqueville (en opposition à Rousseau, Condorcet et les physiocrates).
-
[7]
Voir notamment Droit, législation et liberté 2, op. cit., p. 71.
-
[8]
F. Bastiat, Justice et fraternité, in œuvres complètes t. 5, Paris, Guillaumin, 1854, p. 314-315.
-
[9]
Paris, PUF, 1993 (trad. de The Fatal Conceit. The Errors of Socialism, Routledge, London and New York, 1988).
-
[10]
F. Hayek, La route de la servitude, op. cit., p. 21 et 29.
-
[11]
Hayek, après d’autres, propose de substituer « catallascie » à « économie » pour désigner « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché » (Droit, législation et liberté, t. 2, op. cit., p. 131). Hayek utilise le verbe grec Katallatein, qui signifie à la fois échanger, admettre dans la communauté, et faire d’un ennemi un ami.
-
[12]
Les harmonies économiques, in œuvres complètes, t. 6, op. cit., p. 567.
-
[13]
La présomption fatale, op. cit., p. 33.
-
[14]
Ibid., p. 33.
-
[15]
Les harmonies économiques, op. cit. p. 569.
-
[16]
Ibid., p. 543.
-
[17]
Ibid., p. 547.
-
[18]
La présomption fatale, op. cit., p. 32.
-
[19]
Les harmonies économiques, op. cit., p. 569.
-
[20]
Ibid., p. 583.
-
[21]
Hayek, Droit, législation et liberté 1, op. cit., p. 67.
-
[22]
Ibid., p. 67.
-
[23]
Ibid., p. 20.
-
[24]
Bastiat, La loi, in Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, Paris, Romillat, 1993, p. 174 et 176.
-
[25]
Bastiat, Les harmonies économiques, op. cit., p. 63 et 581.
-
[26]
Bastiat, Justice et fraternité, op. cit. t. 5, p. 316.
-
[27]
Ibid., p. 317.
-
[28]
Cf. notamment le deuxième chapitre de Droit, législation et liberté, t. I, op. cit., p. 41-64.
-
[29]
Les harmonies économiques, op. cit., p. 67-68.
-
[30]
La constitution de la liberté, op. cit., p. 58.
-
[31]
La loi, op. cit., p. 160.
-
[32]
Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, op. cit., p. 198.
-
[33]
La présomption fatale, op. cit., p. 33.
-
[34]
Ibid., p. 34.
-
[35]
On verra que c’est précisément l’architecture de cette confusion qui sépare les deux auteurs.
-
[36]
La loi, op. cit., p. 175 ; Justice et fraternité, op. cit., p. 323 ; Les harmonies économiques, op. cit., p. 573.
-
[37]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 68 ; La route de la servitude, op. cit., p. 20.
-
[38]
Pour les deux premiers, cf. C. Gauthier, L’invention de la société civile, Paris, PUF, 1993 ; concernant Burke, voir P. Raynaud, « Préface » à E. Burke, Réflexions sur la révolution en France, Paris, Hachette, 1989.
-
[39]
Cf. La loi, op. cit., p.166.
-
[40]
Les harmonies économiques, op. cit., p. 541.
-
[41]
Bastiat, Justice et fraternité, op. cit., p. 303.
-
[42]
Ibid., p. 312.
-
[43]
Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, op. cit., p. 201.
-
[44]
L. von Mises, L’action humaine, Paris, PUF, 1988.
-
[45]
Bastiat, L’État, Paris, I.E.P., 1983, p. 35.
-
[46]
Justice et fraternité, op. cit., p. 313. Sur ces questions, on pourra lire A. Laurent, qui propose des analyses similaires (Solidaire, si je le veux, Paris, Les Belles Lettres, 1992).
-
[47]
La loi, op. cit., p. 172.
-
[48]
L’État, op. cit., p. 39.
-
[49]
La loi, op. cit., p. 168.
-
[50]
Les deux ouvrages fondateurs de cette approche sont : A. Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row, 1957 ; J. Buchanan et G. Tullock, The Calculus of Consent, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1962.
-
[51]
La loi, op. cit., p. 131.
-
[52]
Ibid., p. 132.
-
[53]
La présomption fatale, op. cit., p. 31.
-
[54]
La constitution de la liberté, op. cit., p. 62.
-
[55]
Ibid., p. 162.
-
[56]
Droit, législation et liberté, op. cit., p. 71.
-
[57]
La constitution de la liberté, op. cit., p. 392.
-
[58]
Ibid., p. 6.
-
[59]
Cf. Henri Lepage, « Le marché est-il rationnel : d’Adam Smith à Friedrich Hayek ? », Commentaire, n°22, p. 345-353.
-
[60]
Cf. A. Petroni, « Le legs de Hayek », Le journal des économistes et des études humaines, n°4, déc. 1992.
-
[61]
H. Lepage, op. cit., p. 353.
-
[62]
Cf. S. Rials, « la droite ou l’horreur de la volonté », Revue d’histoire des facultés de droit, n°9, 1989.
-
[63]
Cf. H. Arvon, Les libertariens américains. De l’anarchisme individualiste à l’anarcho-capitalisme, Paris, PUF, 1983.
-
[64]
Cf. M. Rothbard, L’éthique de la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 1991, chap. 26 et 28.
-
[65]
L. von Mises, L’action humaine, Paris, PUF, 1985. On pourra consulter S. Longuet, Hayek et l’école autrichienne, Paris, Nathan, 1998.
-
[66]
Cf. V. Valentin, Les conceptions néo-libérales du droit, op. cit., p. 73.
-
[67]
Tel est le projet de La constitution de la liberté, op. cit.
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[68]
Ibid., p. 20-21.
-
[69]
Ibid., p. 133.
-
[70]
Ibid., p. 135.
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[71]
Ibid., p. 137.
-
[72]
M. Rothbard, L’éthique de la liberté, op. cit., p. 297-298.
-
[73]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 143.
-
[74]
Ibid., p. 154.
-
[75]
Ibid., p. 209.
-
[76]
Ibid., p. 257.
-
[77]
L’éthique de la liberté, op. cit., p. 337.
-
[78]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 452.
-
[79]
Le courant « objectiviste », aujourd’hui l’un des plus influents aux États-Unis, doit son nom à Ayn Rand, fondatrice dans les années soixante de The Objectivist Newsletter. On pourra lire A. Rand, La vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
-
[80]
F. Bastiat, Propriété et loi, Paris, Institut des entreprises de Paris, p. 110.
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[81]
Ibid., p. 109.
-
[82]
Ibid., p. 108.
-
[83]
Ibid., p. 109.
-
[84]
Ibid., p. 110.
-
[85]
Bastiat, Justice et fraternité, op. cit., p. 302.
-
[86]
Bastiat, La loi, op. cit., p. 171.
-
[87]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 403.
-
[88]
D. Friedman, Vers une société sans État, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
-
[89]
R. Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988.
-
[90]
J. Buchanan, Les limites de la liberté. Entre anarchie et Léviathan, Paris, Litec, 1992.
-
[91]
Bastiat, Propriété et loi, op. cit., p. 120-121.
-
[92]
Hayek, La constitution de la liberté, op. cit., p. 230.