Notes
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[1]
Interview par Andy Lowe (1998).
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[2]
Joel : « We went to see the American distributor of Blood Simple, Circle films, who were interested in us producing another film. They liked the script. They said “yes” ». Précisons que dès le début de leur carrière les deux frères se créditent dans des rôles respectifs : Ethan et Joel : co-scénaristes ; Joel : réalisateur ; Ethan : producteur ; et réalisent tous deux le montage sous le pseudonyme de Roderick Jaynes. À partir de 2004 pour Ladykillers, ils sont tous deux crédités comme scénaristes, réalisateurs et producteurs et continuent à co-monter sous le même pseudonyme.
-
[3]
Sang pour sang : 1 500 000 $ ; Arizona Junior : 6 000 000 $ ; Miller’s Crossing : 14 000 000 $ ; Barton Fink : 9 000 000 $ (données disponibles sur www.imdb.com, consulté le 1er mars 2013).
-
[4]
Joel Silver a produit notamment L’Arme fatale (Lethal Weapon, Richard Donner, 1987) et Piège de cristal (Die Hard, John McTiernan, 1988). L’expression « le dernier nabab » fait référence au roman de F.S. Fitzgerald The Last Tycoon, adapté au cinéma par Elia Kazan (1976) avec Robert De Niro dans le rôle d’un producteur tout puissant inspiré par Irving Thalberg.
-
[5]
Dans les années 1990, Raimi a collaboré avec des studios pour réaliser Darkman (1990, coproduit par Universal), Mort ou vif (The Quick and the Dead, 1995, coproduit par Columbia TriStar Pictures) et Un plan simple (A Simple Plan, 1998, coproduit par Paramount Pictures).
-
[6]
La shaky cam fait référence à un travelling très rapide au ras du sol réalisé grâce à une dolly, caméra sur rails, fabriquée pour l’occasion, utilisée par Raimi pour évoquer la présence du mal dans Evil Dead. Le caractère artisanal du procédé est à l’origine de son nom, les plans non stabilisés sont semblables à ceux d’une caméra embarquée. Les frères Coen l’utilisent à plusieurs reprises, sur dans leurs premiers films, mais également dans Ladykillers et No Country For Old Men.
-
[7]
Signalons d’ailleurs qu’entre la publication de King et la rédaction du présent article, Miramax a été revendue par Disney (à Filmyard Holdings LLC en 2010) et New Line est devenue une filiale de Time Warner.
-
[8]
L’auteur cite Sexe, mensonges et vidéo (Sex, Lies, and Videotape, 1989) de Steven Soderbergh comme film phare de cette période.
-
[9]
Working Title s’était associée à Circle Films en 1991 pour produire Barton Fink et avait participé, dans une moindre mesure, à la production du Grand Saut.
-
[10]
Le titre anglais de O’ Brother est O Brother, Where Art Thou ? et celui de The Barber est The Man Who Wasn’t There.
-
[11]
Brian Graiser est un producteur hollywoodien à succès comparable à Joel Silver.
-
[12]
Le premier The Ladykillers (titre français : Tueurs de dames) a été réalisé par Alexander Mackendrick et produit par les célèbres studios britanniques Ealing, sur un scénario original de William Rose.
-
[13]
Le roman éponyme de Charles Portis date de 1968. Le film de Hathaway est connu en français sous le titre Cent dollars pour un shérif.
-
[14]
Allen cite un entretien par Jean-Pierre Coursodon pour Positif 360 (février 1991).
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[15]
Gates of Eden (2008), The Drunken Driver has the Right of Way (2009), Almost an Evening (2009). Par ailleurs, les deux frères ont eu à cœur, dès leurs débuts, de collaborer à la publication de leurs scénarios dont ils rédigent les préfaces sous des pseudonymes loufoques.
-
[16]
L’expression « schmucks with Underwoods » fait référence à la marque des machines à écrire de l’époque. Marc Norman a reçu de multiples récompenses dont un Oscar partagé avec Tom Stoppard pour le scénario original de Shakespeare in Love (John Madden, 1998).
- [17]
-
[18]
Preston Sturges fut un réalisateur/scénariste/producteur actif dans les années 1930-50 auquel les frères Coen rendent souvent hommage. Le titre de O Brother, Where Art Thou ? provient de l’un de ses films, Les Voyages de Sullivan (Sullivan’s Travels, 1941).
-
[19]
Le mouvement compte de jeunes réalisateurs comme Andrew Bujalski, Aaron Katz ou même Joe Swanberg qui écrit, réalise, monte et produit ses propres films. Voir à ce sujet Kolker (351-352).
-
[20]
Notons pourtant que Warner Independent Pictures a été fermé en 2008, Viacom a fermé Paramount et que Disney a revendu Miramax en 2010 à un consortium de « equity investors ». Voir : Yannis Tzioumakis, « Independent, Indie and Beyond ». American Independent Cinema ; Indie, Indiewood and Beyond. Dir. Geoff King, Claire Molloy et Yannis Tzioumakis. (Londres, New York : Routledge, 2012) : 28.
-
[21]
Interview par Hal Hinson, 1985.
1« Studio-backed or not, Joel and Ethan are true independent filmmakers » (Levine 164). C’est sur ce constat que Josh Levine achevait son ouvrage consacré aux deux frères en 2000, avant même que ces derniers ne collaborent de façon régulière avec des majors. L’auteur laissait entendre, comme d’autres critiques depuis (dont Yannis Tzioumakis), que le mode de financement ne constituait plus le trait définitoire majeur du cinéma indépendant. Ainsi, la remise en question, ces dix dernières années, du statut de cinéastes indépendants que les frères Coen avaient acquis dès la sortie de leur premier film, Blood Simple (Sang pour sang, 1984), soulève-t-il le problème récurrent de définir ce qu’est le cinéma indépendant. Ce long-métrage, entièrement autofinancé (en faisant du porte-à-porte dans leur Minnesota natal) et distribué par une petite structure indépendante, obtient le Sundance Grand Jury Prize en 1985. Forts de ce premier succès, les deux frères proposent à ce même distributeur, Circle Films, dirigé par Ben Berenholtz, de produire Arizona Junior (Raising Arizona, 1986), Barton Fink (1990) et Miller’s Crossing (1991). Leur collaboration prend fin en 1994 lorsque Joel et Ethan réalisent Le grand saut (The Hudsucker Proxy) pour la Fox.
Les frères Coen et Hollywood
2Il serait faux d’affirmer que les deux frères avaient d’emblée rejeté l’idée de faire un film de studio. Lorsque Michel Ciment et Hubert Niogret leur demandent, dès 1987 (Ciment et Niogret), quel est pour eux le mode de production idéal, indépendant ou par un studio, Ethan répond que leur première expérience de cinéma indépendant a été le fruit d’un concours de circonstances. Plus tard, Joel ajoutera que la suivante fut également dépourvue d’une prise de position idéologique :
For the second, there was a path of least resistance. We could’ve sought the money elsewhere, perhaps from a studio. Because of Blood Simple we knew Circle Films. We trusted them, it was natural to work with them, there was no ideology behind those choices. As long as we could maintain the type of control we want [sic], we could accept the financing of a studio.
4Dix ans plus tard, ils diront au sujet des grosses productions qu’elles sont pour la plupart de « piètre qualité » : « It’s true that most of it is shit » (Allen 97) [1]. Pourtant, les frères Coen ne sont pas des francs-tireurs du cinéma indépendant américain, ils ne sont ni Roger Corman, ni John Cassavetes, ni David Lynch car, ainsi que le fait remarquer Hal Hinson en préambule à une interview, « they don’t see a conflict between film art and film entertainment » (Allen 6). Ce qui explique leurs collaborations très régulières avec les studios.
5Pour les trois films suivant Sang pour sang, Berenholtz négocie avec la Fox une participation limitée aux budgets permettant à Circle Films de garder une part majoritaire et aux deux réalisateurs de conserver leur intégrité artistique [2]. Les frères Coen se disent alors « très chanceux » d’être parvenus à un tel accord (Allen 57), qu’ils doivent en partie aux limites budgétaires qu’ils se fixent pour chaque film [3]. Pourtant, leur carrière prend un tournant inattendu lorsqu’ils acceptent de réaliser Le Grand Saut pour la Fox. Leur ami Sam Raimi, le réalisateur et scénariste de Evil Dead (The Evil Dead, 1981), les convainc de faire ce film à gros budget (plus de 30 millions de dollars, ce qui constitue une somme supérieure à celle des budgets de tous leurs précédents films), dont il devient co-scénariste avec les deux frères. Le Grand Saut est un parfait exemple du conflit difficilement surmontable entre le mode de production indépendant et celui des studios. Tout d’abord, la distribution des rôles leur est imposée (Paul Newman, Tim Robbins et Jennifer Jason Leigh occupent les rôles principaux). De plus Joel Silver, producteur de blockbusters, les soumet à une pression qui leur est inhabituelle, notamment lors de la promotion du film, si bien qu’ils le nomment avec humour « le dernier nabab », jugeant son implication dans le film comparable à celle d’un Darryl Zanuck ou d’un Irving Thalberg [4]. Après cette expérience, les Coen se méfient des studios et, lorsqu’ils collaborent de nouveau avec ces derniers, c’est uniquement en s’assurant de garder un contrôle complet sur leur film. Raimi, quant à lui, se lance dans la production télévisuelle, et poursuit son partenariat avec les studios jusqu’à devenir le réalisateur vedette du cycle des Spider-Man (2002-2004-2007), blockbusters adaptés des comics parus chez Marvel, tandis que les Coen avaient refusé de réaliser Batman (Bergan 22) [5]. Ces deux itinéraires illustrent bien les choix de carrière qui s’offraient aux jeunes cinéastes issus de la production indépendante dans les années 1980. Pourtant, on ne saurait réduire la définition de l’indépendance au seul aspect financier, car, qu’il s’agisse de Sang pour sang ou de Evil Dead, tous deux ont en commun leur grande inventivité dans l’esthétique (effets spéciaux « faits maison » grâce à la désormais célèbre shaky cam contribuant à pallier le manque d’argent) et dans l’idéologie qu’ils préfigurent (refus des conventions, renouveau des genres tels que le néo-noir et le film d’horreur) [6].
6Geoff King, spécialiste de la question de l’indépendance au sein du cinéma américain, remarque le tournant pris par les réalisateurs indépendants au milieu des années 1980 quand, au lieu de faire de leur indépendance financière une composante indispensable à leur identité, ils sont soit automatiquement phagocytés par les grands studios, soit simplement séduits par les possibilités matérielles qu’ils offrent (King 2). Dans ce cas, le désir de faciliter la réalisation d’un film s’avère plus puissant que celui d’écrire l’histoire du cinéma en endossant un rôle de renégat. La fin justifie les moyens. Selon King, la définition de cinéma indépendant est alors plus que tout autre fluctuante [7] :
Major formerly independent distributors such as Miramax and New Line are attached to Hollywood studios (Disney and Time-Warner, respectively), while some prominent directors from the independent sector have been signed up for Hollywood duty.
8Aujourd’hui, les films dits « indépendants » semblent toujours identifiables, quoique ce ne soit pas nécessairement dû à la modestie de leur budget. La définition du cinéma indépendant a en effet été profondément altérée lorsque les frères Weinstein, dans les années 1980, ont compris et fait accepter l’idée qu’un tel cinéma pouvait lui-même être un marché (Norman 450) [8]. Désormais, le mode de financement n’est donc plus le premier critère déterminant le statut d’indépendant, d’où l’intérêt de prendre en considération le scénario.
9Pour King, un film indépendant se définit selon trois facteurs principaux : (1) le milieu dans lequel il est réalisé (conditions aussi éloignées d’Hollywood que possible en termes économiques, sociaux et même géographiques), (2) des choix esthétiques marqués voire avant-gardistes et (3) une relation à des sphères idéologiques, politiques et socioculturelles bien plus étendues que celles dans lesquelles les films hollywoodiens mainstream se situent habituellement (King 2). Certaines réalisations indépendantes se tiennent à l’écart des productions commerciales dans les trois domaines (très petit budget, distance vis-à-vis de l’esthétique conventionnelle d’Hollywood et perspectives intéressantes sur des questions socio-économiques d’actualité). Le tout est de savoir en quoi un film peut être considéré comme indépendant s’il ne remplit pas le premier critère, celui de l’autonomie financière. Selon King, « independent cinema exists in the overlapping territory between Hollywood and a number of alternatives » (King 1). Il semble que, dans cette zone grise, la liberté de ton et de thématique, que l’on serait tenté de nommer « indépendance idéologique », portée par un scénario original écrit par le réalisateur lui-même, puisse être ajoutée avec profit aux autres critères avancés par King. En ce sens, les frères Coen n’ont finalement jamais cessé d’être des cinéastes indépendants tout en collaborant régulièrement avec Hollywood :
The Coen brothers, until recently, haven’t really done their movies in a studio system. Their movies are generally financed outside the box by people who get them, and they’ve had financial successes doing movies that became bigger movies than what the concept might’ve been. In other words the Coen brothers don’t set out to make a big commercial movie (…).
11Comme le suggère ici l’acteur/réalisateur Billy Bob Thornton, qui incarne le barbier placide dans The Barber : l’homme qui n’était pas là (The Man Who Wasn’t There, 2001), les deux frères ont su s’entourer d’interlocuteurs extérieurs respectant leur point de vue mais capables de négocier avec les studios, comme le faisait Berenholtz. La spécificité de leur démarche réside dans leur façon de distinguer le travail de production et celui de la distribution. Le premier reste sous leur contrôle et celui de leurs proches collaborateurs, tandis que les studios servent de tremplins promotionnels. Après leur expérience pour le moins décevante avec Joel Silver (Le Grand Saut est leur premier échec critique et financier), les frères ne refont plus l’erreur de confier la production de leurs films à une major. Ils s’adressent alors à une société britannique à la recherche d’œuvres originales et peu coûteuses, Working Title, qui produit leur thriller Fargo (1996) [9]. Avec un budget (dérisoire pour Hollywood) de sept millions de dollars, ce film marque un retour à la simplicité d’une production indépendante. Le succès qu’il rencontre les conforte dans leur choix : ils remportent l’Oscar du meilleur scénario original et Frances McDormand, celui de meilleure actrice. À partir de ce moment, ils continuent leur partenariat avec Working Title. Les producteurs Eric Fellner et Tim Bevan, fondateurs de la société, investissent dans leurs films dès qu’ils en ont la possibilité : The Big Lebowski (1998), O’ Brother (2000), The Barber : l’homme qui n’était pas là (2001), Burn After Reading (2008), A Serious Man (2009), Inside Llewyn Davis (2013) [10]. Néanmoins, ils ne produisent pas les films réalisés en partenariat avec des studios hollywoodiens, en partie pour des questions de droits sur les scénarios. Ainsi, Intolérable cruauté (Intolerable Cruelty, 2003) est produit par Brian Graiser pour Universal Pictures (pourtant devenue la maison-mère de Working Title en 1999) ; il s’agit de la réécriture par les frères Coen d’un scénario préexistant [11]. Ladykillers (The Ladykillers, 2004) est un remake d’une Ealing Comedy de 1955 dont les droits ont été acquis par le réalisateur/producteur Barry Sonnenfeld qui charge les deux frères de la réécriture du scénario [12]. No Country For Old Men (2007) est l’adaptation du roman éponyme de Cormac McCarthy dont le producteur Scott Rudin acquiert les droits, et pour lequel les frères Coen obtiennent l’Oscar du meilleur scénario adapté et du meilleur film. Enfin, True Grit, produit par la Paramount, est adapté d’une œuvre de Charles Portis (dont il existe une version réalisée par Henry Hathaway datant de 1969) [13]. C’est à nouveau Scott Rudin qui en achète les droits d’exploitation et les frères Coen réécrivent le scénario. Le type de production, l’investissement et le choix des producteurs dépendent donc largement du scénario. Bien que les frères Coen aient scénarisé tous leurs films, ils ne sont pas systématiquement propriétaires de l’idée de départ. Il est donc important de distinguer un scénario original d’une adaptation littéraire et d’un remake, les deux dernières catégories n’étant pas libres de droits. Néanmoins, les deux réalisateurs/scénaristes exercent invariablement un contrôle total sur leur texte quel que soit le type de scénario, précisément parce que, selon eux, la réalisation du film commence dès la phase d’écriture : « For us, creation really starts with the script in all its stages ; the shooting is only the conclusion » (Allen 45) [14]. En s’attribuant tous les rôles clés du processus de création cinématographique, les frères Coen ont cloisonné leurs œuvres de façon à en préserver l’authenticité, la matrice de leurs films étant le scénario.
La place de l’écriture dans le cinéma coenien
12L’écriture est donc la préoccupation centrale du processus créatif des frères Coen. Grands amateurs de littérature, ils accordent une importance primordiale à l’élaboration de leurs scénarios qui donne lieu à un véritable jeu de ping-pong durant lequel ils dialoguent en huis clos, jusqu’à réaliser une œuvre entièrement collaborative (Assouly 371). Joel explique : « We just sit down together and work it out from beginning to end. We don’t break it up and each do scenes. We talk the whole thing through together » (Allen 12). Il en est de même durant chaque stade de la création de leurs films, de la distribution des rôles au montage, ce qui leur a valu le surnom de réalisateurs à deux têtes. Leurs goûts littéraires, en particulier pour les romans noirs et la littérature sudiste, influencent manifestement leurs scénarios, mais la création littéraire est également la passion d’Ethan, le cadet, qui a publié un recueil de nouvelles, des poèmes et une pièce de théâtre [15].
13À Hollywood, le scénario a longtemps été considéré comme quantité négligeable, du fait de son « statut intermédiaire » qui, selon Jacqueline Van Nypelseer, le rendait inintéressant du point de vue littéraire et dérisoire dans le champ des études filmiques. Preuve en est le peu de reconnaissance conféré aux scénaristes à Hollywood, hier et aujourd’hui. Dans les années 1950 se produit un changement de régime pour les scénaristes qui passent du statut de contractuels (en contrat longue durée avec un studio leur imposant histoires et délais : c’est le fameux hackwriter) à celui d’indépendants, ou freelance. Ils peuvent dès lors travailler sur un seul script à la fois mais pour différents employeurs, et deviennent en contrepartie plus précaires. La disparition du système des studios a impliqué des budgets plus serrés et la fin de ces hangars remplis de scénaristes communément nommés « schmuks with Underwoods », travaillant à dix sur un script pour qu’au final quatre soient crédités au générique, explique le scénariste Marc Norman (Norman 292-293) [16]. En pointant du doigt cette question dans leur quatrième long-métrage, Barton Fink, les frères Coen semblent mener une réflexion sur leur propre expérience, le film traitant du blocage de l’écrivain dont ils auraient eux-mêmes fait l’expérience en écrivant Miller’s Crossing. Ils obtiennent alors la Palme d’Or à Cannes, ce qui contribue à les hisser au rang d’auteurs de cinéma. Mais la réflexion centrale sur laquelle porte Barton Fink s’inscrit également, de façon plus subtile, dans le registre autobiographique, en soulignant la vulnérabilité du scénariste lorsque celui-ci n’est pas également réalisateur et/ou producteur. Le problème majeur de Barton est en effet de ne pas pouvoir se contraindre à écrire une histoire sur commande ou à tenir compte des remarques absurdes d’un producteur mégalomane, ce à quoi les Coen échappent dans la réalité grâce à leurs multiples casquettes. Comme le fait à nouveau remarquer Marc Norman, le simple processus de vouloir écrire un rôle pour un acteur par exemple (ce que font presque systématiquement les deux frères, y compris pour Barton Fink) n’est valable que lorsque le scénariste est aussi le réalisateur, car le scénariste indépendant n’aura généralement pas d’impact sur la distribution des rôles, contrairement au réalisateur (Norman 450). Dans l’ouvrage de Norman, il est d’ailleurs très souvent question de « young writer-directors », un gage d’indépendance supplémentaire pour un jeune réalisateur désireux de rester en marge des studios dans les années 1980.
14Sur le plan du contenu narratif, comme, nous l’avons vu, sur le plan financier, Sang pour sang et Arizona Junior sont considérés comme de purs produits du cinéma indépendant tant ils s’opposent aux manifestes patriotiques de l’ère reaganienne, piétinant les valeurs du mode de vie à l’américaine et du rêve américain : ils donnent à voir des situations familiales atypiques (adultères, stérilité, homosexualité), ou des paires antinomiques (le barman et la femme du patron, le voleur et la femme flic, l’intellectuel naïf et le tueur en série pervers), des meurtres et déviances en tout genre les plaçant en héritiers des films du Nouvel Hollywood [17]. Sur le plan esthétique et sur le plan technique, le cinéma coenien suit une voie intermédiaire : innovateur (angles de prises de vues inhabituels, déconstruction des genres …), tout en conservant un profond respect pour le cinéma classique hollywoodien qu’il cite abondamment, et dont les deux réalisateurs ont conservé le savoir-faire et la méthode. « I have no idea how you can go into a movie without a finished script », avoue Joel (Allen 21), un commentaire digne de Preston Sturges dont l’influence est perceptible dans toutes leurs comédies [18]. Si les frères Coen ont renouvelé le cinéma indépendant, ce n’est manifestement pas par goût pour l’improvisation, comme dans le cas des films de la Nouvelle Vague ou encore ceux d’un courant indépendant apparu dans les années 2000 aux États-Unis, le « mumblecore » (Murphy) qui fait de l’improvisation une règle [19]. Cela renforce l’idée de Geoff King selon laquelle il existe plusieurs cinémas indépendants au sein desquels le scénario joue souvent un rôle central, le cas des studio independents en est un bon exemple.
Les « studio independents » : une indépendance sous contrôle
15Il y a quelques années, Greg Marcks pointait du doigt un phénomène débutant à peine à l’époque du tournage du Grand Saut, la montée des « studio independents », un oxymore qui revient en français à parler de films indépendants de studios. Dans un court article publié dans Film Quarterly, ce jeune réalisateur/scénariste issu de la mouvance indépendante américaine explique que, dès le début des années 1990, les grands studios, conscients du marché que représentait le cinéma indépendant aux États-Unis, ont créé des filiales telles que Sony Classics en 1991, ou Fox Searchlight en 1994. Celles-ci s’investissent d’abord dans la distribution de films réalisés indépendamment. Mais la tendance des années 2000-2008 est à la production de films indépendants dits « specialty films » grâce à ces filiales toujours plus nombreuses : « Universal created Focus Features in 2002, Warner Bros founded Warner Independent Pictures in 2003, Disney bought Miramax in 2005 and Viacom (owner of Paramount) launched Paramount Vantage in 2006 » (Marcks) [20]. Deux stratégies régissent donc ces « mini-studios », soit l’acquisition de films indépendants en vue de les distribuer, soit la production de films indépendants susceptibles de devenir des succès commerciaux. Les deux exemples cités par Marcks sont éloquents : Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton et Valerie Faris, 2006) produit indépendamment et distribué par Fox Searlight, et Juno (Jason Reitman, 2007) produit et distribué par la même firme un an plus tard. Du point de vue scénaristique, la différence entre ces deux films, pourtant assez proches dans l’esprit, est considérable. Comme l’explique Marcks, Juno, contrairement à Little Miss Sunshine, a dû franchir l’étape laborieuse du « development », consistant à adjoindre au scénario original (qui reste la sève créatrice d’un film indépendant) les remarques plus ou moins judicieuses des producteurs et autres conseillers du studio dans le but de niveler l’intrigue en la purgeant de son essence provocatrice ou controversée (par exemple : la mort par overdose du grand père lubrique et drogué dans Little Miss Sunshine, dont on ne trouve aucun équivalent dans Juno). L’indépendance scénaristique devient alors gage d’intégrité artistique pour le réalisateur.
16Les frères Coen ont parfois été critiqués pour avoir vendu leur âme au diable ou retourné leur veste en acceptant de réaliser des films comme Intolérable Cruauté et Ladykillers qui ont tous les atours de la comédie hollywoodienne formatée (budget, stars). Pourtant, quel que soit le résultat au box office, ils sont parvenus à garder leur liberté scénaristique, chose peu courante à Hollywood. Leurs films les plus récents comportent des scènes et contenus narratifs qui ne figurent généralement pas dans un film hollywoodien grand public (par exemple le caractère raciste que certains attribuent aux personnages stéréotypés de Ladykillers, ou encore la présence d’une « dildo machine », chaise mécanique destinée au plaisir sexuel, devenue objet du quotidien pour femmes au foyer dans Burn After Reading, 2008).
17À la lumière de ces derniers arguments, on pourrait attribuer l’échec commercial du Grand Saut à une hybridation mal maîtrisée entre film indépendant et production formatée par un studio. Il s’agit d’un film typiquement coenien avec tout l’appareil citationnel et l’humour noir que cela suppose, mais dont le budget et la distribution sont dignes d’une grosse production hollywoodienne. Les frères Coen, ayant négocié le contrôle total de leur scénario (refusant même certaines suggestions de Raimi qui pourtant le coécrit), échappent à la phase de development ; l’intrigue n’est donc pas nivelée par le studio afin de convenir au profil de spectateurs ciblés. Pourtant, le film est vendu par Joel Silver et la Fox comme une grosse production. Le décalage entre la grande originalité de l’histoire (renforcée par de nombreuses citations) et les attentes du « grand public » est trop important et le film est un échec commercial ; sa destinée aurait certainement été bien différente s’il avait été produit indépendamment (avec un budget réduit, moins d’effets spéciaux et un casting plus anodin) et destiné à un public d’amateurs de cinéma d’auteur. Car la force du cinéma des frères Coen réside dans leur faculté à réaliser des films originaux sans gros moyens (comme ils le prouvent avec The Big Lebowski), ce qui est principalement dû à leur savoir-faire d’auteurs ; ils écrivent une histoire tout en sachant d’emblée comment la réaliser et la monter, avec également une bonne estimation de leur budget : « we follow the script very carefully, and a large number of the production elements are already included » (Allen 41) [21]. Ce que confirme à nouveau Billy Bob Thornton lorsqu’il décrit son tournage avec les deux frères : « They just know what they want. […] Their stuff is so tightly written that you don’t have to ad-lib. You don’t find the need to » (Thornton 183).
18Finalement, après avoir alterné entre la production indépendante et des essais plus ou moins fructueux avec les studios, il semblerait que le choix du « studio independent » leur ait été assez profitable, puisque No Country For Old Men, leur plus grand succès critique en date, est produit par Paramount Vantage et Miramax.
Conclusion
19Si le cinéma des frères Coen est un cinéma indépendant, c’est donc bien grâce à leur statut de scénaristes/réalisateurs/producteurs/monteurs et leur capacité à évoluer de façon autonome aussi bien dans la sphère indépendante que dans celle des grands studios. De fait, ils sont devenus des auteurs consacrés au niveau international dès le moment où ils ont obtenu l’Oscar du meilleur scénario original pour Fargo. Les multiples récompenses qu’ils remportent pour No Country for Old Men comptent à nouveau celle du meilleur scénario (adapté cette fois-ci), preuve supplémentaire qu’ils sont bien plus que des réalisateurs. La seconde marque de leur indépendance est sans aucun doute un choix de carrière consistant à ne pas se laisser aveugler par leur notoriété. Ils semblent ne jamais avoir envisagé de devenir exclusivement des réalisateurs de grosses productions hollywoodiennes, même après leurs succès aux Oscars, ce qui tient en partie à leur goût pour l’écriture et à leur désir de contrôler leurs œuvres. Que leurs films soient des succès ou des échecs commerciaux, produits par des indépendants (Working Title) ou des majors (Fox), ils signent toujours leurs scénarios et c’est ainsi qu’ils conservent leur identité et leur libre-arbitre. Aussi, dans le discours qu’ils prononcent en recevant l’Oscar de meilleurs réalisateurs en 2008, remercient-ils l’industrie du cinéma de les avoir « laissé jouer dans leur coin du bac à sable » : « We’re very thankful to all of you out there for letting us continue to play in our corner of the sandbox ». L’analogie entre Hollywood et un bac à sable où se côtoient des enfants renforce l’idée qu’en limitant l’interaction avec les grands producteurs, donc en faisant appel à des intermédiaires, les possibilités de voir leur travail accaparé par cette immense machine diminuent. C’est bien le cloisonnement de leurs œuvres qui garantit aux deux frères leur liberté d’action, et leur donne la possibilité de réaliser les films qu’ils souhaitent à leur manière, avec toujours une grande part d’espièglerie.
Ouvrages cites
- Allen, William Rodney. The Coen Brothers Interviews. Jackson : UP of Mississippi, 2006.
- Assouly, Julie. L’Amérique des frères Coen. Paris : CNRS Éditions, 2012.
- Bergan, Ronald. The Coen Brothers. Londres : Orion Media, 2000.
- Ciment, Michel et Hubert Niogret. « Entretien avec Joel et Ethan Coen ». Positif, 317-318 (juillet 1987) : 61-65.
- King, Geoff. American Independent Cinema. New York : IB Tauris, 2005.
- King, Geoff, Claire Molloy et Yannis Tzioumakis, dirs. American Independent Cinema : Indie, Indiewood and Beyond. Londres : Routledge, 2012.
- Kolker, Robert. The Cinema of Loneliness. Oxford : Oxford UP, 2011.
- Levine, Josh. The Coen Brothers : the Story of Two American Filmmakers. New York : ECW Press, 2000.
- Marcks, Greg. « The Rise of the Studio Independents ». Film Quarterly, 61 : 4 (juin 2008) : 8-9.
- Murphy, JJ. « No Room for the Fun Stuff : the Question of the Screenplay in American Indie Cinema ». Journal of Screenwriting, 1 :1 (2010) : 175-196.
- Norman, Marc. What Happens Next : A History of American Screenwriting. New York : Three Rivers Press, 2007.
- Thornton, Billy Bob et Kinky Friedman. The Billy Bob Tapes : A Cave Full of Ghosts. New York : William Morrow, 2012.
- Van Nypelseer, Jacqueline. « La littérature de scénario ». Cinémas, 2 :1 (automne 1991) : 93-119.
Mots-clés éditeurs : production, scénario, scénariste, Nouvel Hollywood, cinéma indépendant, Circle Films, studio independent, distribution, frères Coen, Sam Raimi, Working Title
Date de mise en ligne : 07/03/2014
https://doi.org/10.3917/rfea.136.0028Notes
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Interview par Andy Lowe (1998).
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Joel : « We went to see the American distributor of Blood Simple, Circle films, who were interested in us producing another film. They liked the script. They said “yes” ». Précisons que dès le début de leur carrière les deux frères se créditent dans des rôles respectifs : Ethan et Joel : co-scénaristes ; Joel : réalisateur ; Ethan : producteur ; et réalisent tous deux le montage sous le pseudonyme de Roderick Jaynes. À partir de 2004 pour Ladykillers, ils sont tous deux crédités comme scénaristes, réalisateurs et producteurs et continuent à co-monter sous le même pseudonyme.
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Sang pour sang : 1 500 000 $ ; Arizona Junior : 6 000 000 $ ; Miller’s Crossing : 14 000 000 $ ; Barton Fink : 9 000 000 $ (données disponibles sur www.imdb.com, consulté le 1er mars 2013).
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Joel Silver a produit notamment L’Arme fatale (Lethal Weapon, Richard Donner, 1987) et Piège de cristal (Die Hard, John McTiernan, 1988). L’expression « le dernier nabab » fait référence au roman de F.S. Fitzgerald The Last Tycoon, adapté au cinéma par Elia Kazan (1976) avec Robert De Niro dans le rôle d’un producteur tout puissant inspiré par Irving Thalberg.
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Dans les années 1990, Raimi a collaboré avec des studios pour réaliser Darkman (1990, coproduit par Universal), Mort ou vif (The Quick and the Dead, 1995, coproduit par Columbia TriStar Pictures) et Un plan simple (A Simple Plan, 1998, coproduit par Paramount Pictures).
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[6]
La shaky cam fait référence à un travelling très rapide au ras du sol réalisé grâce à une dolly, caméra sur rails, fabriquée pour l’occasion, utilisée par Raimi pour évoquer la présence du mal dans Evil Dead. Le caractère artisanal du procédé est à l’origine de son nom, les plans non stabilisés sont semblables à ceux d’une caméra embarquée. Les frères Coen l’utilisent à plusieurs reprises, sur dans leurs premiers films, mais également dans Ladykillers et No Country For Old Men.
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[7]
Signalons d’ailleurs qu’entre la publication de King et la rédaction du présent article, Miramax a été revendue par Disney (à Filmyard Holdings LLC en 2010) et New Line est devenue une filiale de Time Warner.
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[8]
L’auteur cite Sexe, mensonges et vidéo (Sex, Lies, and Videotape, 1989) de Steven Soderbergh comme film phare de cette période.
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[9]
Working Title s’était associée à Circle Films en 1991 pour produire Barton Fink et avait participé, dans une moindre mesure, à la production du Grand Saut.
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[10]
Le titre anglais de O’ Brother est O Brother, Where Art Thou ? et celui de The Barber est The Man Who Wasn’t There.
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[11]
Brian Graiser est un producteur hollywoodien à succès comparable à Joel Silver.
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[12]
Le premier The Ladykillers (titre français : Tueurs de dames) a été réalisé par Alexander Mackendrick et produit par les célèbres studios britanniques Ealing, sur un scénario original de William Rose.
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[13]
Le roman éponyme de Charles Portis date de 1968. Le film de Hathaway est connu en français sous le titre Cent dollars pour un shérif.
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[14]
Allen cite un entretien par Jean-Pierre Coursodon pour Positif 360 (février 1991).
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[15]
Gates of Eden (2008), The Drunken Driver has the Right of Way (2009), Almost an Evening (2009). Par ailleurs, les deux frères ont eu à cœur, dès leurs débuts, de collaborer à la publication de leurs scénarios dont ils rédigent les préfaces sous des pseudonymes loufoques.
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[16]
L’expression « schmucks with Underwoods » fait référence à la marque des machines à écrire de l’époque. Marc Norman a reçu de multiples récompenses dont un Oscar partagé avec Tom Stoppard pour le scénario original de Shakespeare in Love (John Madden, 1998).
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[18]
Preston Sturges fut un réalisateur/scénariste/producteur actif dans les années 1930-50 auquel les frères Coen rendent souvent hommage. Le titre de O Brother, Where Art Thou ? provient de l’un de ses films, Les Voyages de Sullivan (Sullivan’s Travels, 1941).
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[19]
Le mouvement compte de jeunes réalisateurs comme Andrew Bujalski, Aaron Katz ou même Joe Swanberg qui écrit, réalise, monte et produit ses propres films. Voir à ce sujet Kolker (351-352).
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[20]
Notons pourtant que Warner Independent Pictures a été fermé en 2008, Viacom a fermé Paramount et que Disney a revendu Miramax en 2010 à un consortium de « equity investors ». Voir : Yannis Tzioumakis, « Independent, Indie and Beyond ». American Independent Cinema ; Indie, Indiewood and Beyond. Dir. Geoff King, Claire Molloy et Yannis Tzioumakis. (Londres, New York : Routledge, 2012) : 28.
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[21]
Interview par Hal Hinson, 1985.