Notes
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[1]
La philosophie étant depuis les Grecs la discipline matricielle de la science et de l’éthique, sagesse de style scientifique soucieuse de la vérité des savoirs du monde, une réflexion sur le témoignage en philosophie explorera classiquement les raisons de croire au témoignage, raisons fondées dans sa pertinence factuelle ou sa validité informationnelle. Par exemple : « La notion de témoignage est au cœur d’une branche de la théorie de la connaissance, appelée “épistémologie du témoignage”, qui s’interroge sur le bien-fondé des croyances acquises par le biais d’autrui […]. Le témoignage est aussi un des modes de preuve les plus importants dans le cadre judiciaire […] » (Worms, 2015, p. 21)
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[2]
Quasi juridique, c’est-à-dire relevant du constat d’observation pouvant tenir lieu de preuve dans toute situation analogue à la situation du témoin judiciaire.
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[3]
Ainsi, exemple entre cent, en ouverture d’un article de journal analysant les conditions du témoignage pendant la guerre du Kosovo, sous le titre Qu’est-ce qu’un témoin ?, l’auteure engage son propos sur le socle d’une définition du témoin comme tiers au tribunal : « Institué juridiquement par les capitulaires de Charlemagne, le témoin est la tierce personne. Celle qui, ne soutenant ni la parole de l’un, ni la parole de l’autre, est susceptible d’aider à mieux voir » (Sicard, 1999, p. 75).
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[4]
« C’est l’incompréhensibilité d’un événement pour un sujet qui fait de cet événement un trauma. Cette incompréhensibilité met le sujet aux prises avec une double contrainte (double bind) : d’une part, l’incompréhensibilité de l’événement traumatique pousse le sujet à tenter de l’intégrer dans son histoire psychique par sa mise en récit, tandis que, d’autre part, cette incompréhensibilité constitue cela même qui empêche la mise en récit de l’événement. Le témoignage semble être le seul genre de récit qui puisse se faire à partir de cette double contrainte » (Parent, 2006, p. 113).
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[5]
Nous convoquons ici les pensées de Gabriel Marcel, Paul Ricœur, Jacques Derrida, Alain Badiou.
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[6]
Philosophie de la vie, illustrée tout particulièrement par les œuvres majeures de Friedrich Nietzsche, Wilhelm Dilthey, et Edmund Husserl.
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[7]
Otaku (littéralement le « chez soi ») : symbole caractérisant une jeunesse supposée vivre plus par procuration dans l’imaginaire des mangas que dans la vie réelle.
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[8]
La prise en compte d’une différence irréductible au cœur du langage est embarrassante pour un penseur analytique qui reste par sensibilité un théoricien du monde et de la puissance technique que la pensée peut développer en lui.
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[9]
« “Faire la vérité” […] consiste à exposer le vrai à une altérité radicale […] le témoignage, lui-même lié au concept de promesse, […] parcourt l’ensemble de la pensée derridienne. […] La promesse ainsi définie représente une performativité fondamentale, […]. Le témoignage peut alors être pensé comme une promesse de vérité… » (Mary, 2013, p. 203).
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[10]
En tant que sciences étudiant la matière, elles ne voient pas la vie, mais seulement des processus physico-chimiques.
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[11]
W. Dilthey, manuscrit cité par J.‑C. Gens, « Éléments pour une herméneutique de la nature », dans L’indice, l’expression, l’adresse, Paris, Cerf/Passages, 2008, p. 148.
Penser la croyance à lumière du témoignage. Lorsque l’adhésion à la parole d’un autre permet de devenir soi-même
1Croire, entre croire que et croire en, c’est assentir à la parole d’un autre. Mais celle-ci est-elle fiable ? Celui-ci digne de crédit ? A-t-on raison de croire et à quelles conditions ? Aujourd’hui, la parole relayée et diffusée par force médias prend volontiers forme de témoignage. Notre société s’est peuplée de témoins. Dans Poétique et politique du témoignage, titre où s’annonce une attention philosophique insolite au témoignage, car ne le réduisant pas à ce qu’en perçoit un regard soucieux de la preuve, relevant d’une vérité des faits, à portée juridique ou épistémologique [11], Jacques Derrida en vient ainsi à solliciter la question de la croyance comme porte d’accès à celle du témoignage :
« Qu’est-ce que croire ? Que faisons-nous quand nous croyons (c’est-à-dire tout le temps, et dès que nous entrons en rapport avec l’autre), voilà l’une des questions dont on ne peut se détourner quand on essaie de penser le témoignage » (Derrida, 2004, p. 528).
3Croire, adhérer, tenir pour vrai un témoignage, qu’est-ce que cela nous fait ?, interroge ici Derrida. Et comment répondre à cette question sans considérer de quel « faire » il s’agit. En matière d’attestation, un « faire la vérité » sans doute. Encore faut-il savoir ce que « faire la vérité » veut dire. Serait-ce, d’attestation en adhésion, la diffusion d’une vérité de fait, source d’information, pouvant valoir de preuve ? Vérité objective, déjà constituée et donc seulement à transmettre, sous un mode crédible, certes, qui respecte les conditions rhétoriques d’une possible adhésion à ce qui est transmis. Ou alors, tout autrement, s’agit-il d’une vérité singulière, toujours à produire à nouveau en celui qui reçoit le témoignage ? Pour qui se fie à celle-ci, une révélation de soi, la libération à l’intime d’une potentialité d’existence. Vérité de vie, appropriée à chacun et néanmoins universelle, dans l’ordre acosmique d’une universalité du vivre, son « pour tous » et pourtant irréductible au contenu objectif des savoirs du monde. Se présenterait alors un autre sens de l’attestation jetant un autre jour sur la croyance, d’une lumière qui pour n’être plus d’objectivité factuelle ne ferait pas nécessairement porter à celle-ci pour autant le soupçon de l’erreur ou de la manipulation. Si, comme le propose Derrida, l’attention critique à la croyance peut ouvrir à une pensée du témoignage, la réciproque est également vraie. L’attention au témoignage dans ses formes diverses et non factuelles, ses potentialités poétiques et politiques, c’est-à-dire de constitution subjective et intersubjective, peut éclairer d’une manière différente le thème de la croyance. La prise en compte du dire d’attestation ouvre à un regard non plus strictement épistémologique sur la croyance, selon cette vision qui scrute de manière suspicieuse le bien-fondé de son rapport au savoir objectif. L’attention aux conditions de validité du témoignage dans sa puissance d’institution subjective irait contester ainsi une réduction subreptice. Le réel concernant l’humain dans son existence se limiterait, croit-on savoir, à la factualité du monde. Limitation souvent implicite, non justifiée et peut-être bien injustifiable. Il en va de même à propos de l’universel, thème cardinal de la philosophie, lorsque ce qui peut valoir « pour tous » se voit identifié sans reste aux résultats d’une connaissance scientifique de l’univers.
4Notre accès à la question de la croyance en passera donc par le témoignage. Une clarification est alors nécessaire sur ce que « témoignage » veut dire. Est-il rationnel d’en assigner le sens idoine à la factualité, à la preuve, et d’en affecter la légitimité pratique à ses seuls usages quasi juridiques [22] ou épistémologiques ? Sans doute l’enjeu éthique d’une telle restriction se comprend. Il s’agit de conjurer les détournements de la parole au profit de stratégies manipulatrices, et de prémunir les personnes des aliénations par la croyance à de telles « paroles ». Mais faut-il s’interdire de concevoir le juste à cause de l’injuste ? Là où l’homme agit, ce qui est droit peut toujours énigmatiquement se tordre, se voiler. Le mal prend figure ici d’une parole pour le moins déconnectée de l’expérience.
Le témoignage de la preuve à la vie : un éclairage étymologique (testis, superstes, martus)
5Dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Émile Benveniste apporte une clarification étymologique décisive. Si dans les préambules définitionnels à la question du témoignage, c’est généralement le tiers (terstis) qui est invoqué à titre de parent sémantique du témoin (testis), consacrant ainsi le privilège massif du lexique juridique du tiers observateur et de la preuve dans le témoignage [33], Benveniste relève la présence d’un autre terme latin pour désigner le témoin. Il s’agit de superstes, celui qui « se tient par-delà » ce qui aurait pu le détruire. Il est le survivant qui attestant ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu, en est le témoin :
« […] superstes lui-même ne signifie pas seulement “survivant”, mais dans certains emplois bien attesté “témoin”. […] les superstites ont subsisté par-delà l’événement ; celui qui a franchi un danger, une épreuve, une période difficile, qui y a survécu, est superstes […]. Telle sera, par rapport à l’événement, la situation du témoin. […] On voit la différence entre superstes et testis. Étymologiquement testis est celui qui assiste en “tiers” (terstis) à une affaire où deux personnages sont intéressés ; […] Mais superstes décrit le témoin soit comme celui “qui subsiste au-delà”, témoin en même temps que survivant, soit comme “celui qui se tient sur la chose”, qui y est présent » (Benveniste, 1969, p. 273-277).
7Il n’est pas besoin d’être grand phénoménologue, expert en analyse de l’expérience, pour relever ce qui sépare le superstes du testis en matière de vision et de vérité. Si l’on est fondé à espérer du testis une certaine neutralité dans l’enregistrement de ce qu’il a perçu du monde, objectivité certes vulnérable aux préjugés et tous facteurs psychologiques qui peuvent parasiter le jugement et la perception, nous tenons ici que le superstes est doué d’une vision dont l’exactitude objective n’est sans doute pas le critère essentiel. Bien sûr qu’il a vu lui aussi et même au premier chef, en tant que directement exposé à ce qui a eu lieu. La morsure de l’événement va toutefois décentrer sa pensée des requêtes d’une relation exacte de ce qui s’est passé. Car, pour le survivant, l’urgence est sans doute plus de dire le sens de ce qui lui est arrivé que de s’en tenir à l’exactitude d’une description, dont il n’est peut-être plus tout à fait capable. L’enjeu du témoignage devient alors l’assomption d’une conviction d’existence, d’une vérité de vie.
8Mais quid du lexique grec du témoin, actif aussi à n’en pas douter dans nos mots et notre pensée du témoignage ? Or martus dit en grec conjointement le témoin judiciaire et le témoin d’une cause qui va mourir pour celle-ci, le martyr. Dans son « Herméneutique du témoignage », Paul Ricœur nous rappelle qu’en lui-même le martyre ne prouve rien. D’une part il ne désirait pas mourir, mais vivre, celui qui donne sa vie par fidélité jusqu’au bout à une cause. Et d’autre part « une cause qui a des martyrs n’est pas nécessairement une cause juste » (Ricœur, 1972, p. 116). De plus, l’être superstes est investi de la possibilité du martyre, puisque le survivant reçoit de son expérience une conviction de vie qu’il adresse à tous, au risque d’en payer le prix fort. Mais celui qui marche au martyre peut être l’endoctriné d’une idéologie. Sa conviction alors n’est pas issue de la matrice de sa propre expérience, dans la liberté d’une interprétation de ce qui a eu lieu, mais elle tient à la séduction par l’imaginaire d’un leader ou d’un groupe. Pour éclairer les conditions de la croyance nous pensons donc que la figure expérientielle du superstes y suffit.
Robert Antelme ou l’archétype du témoin-survivant
9Le déplacement, qui se joue dans l’économie du vrai entre une relation objective des faits et la révélation d’un sens, éclate à l’ouverture de L’espèce humaine de Robert Antelme, l’un des premiers récits de l’expérience des camps, publié en 1947, œuvre de parole, qui exemplifie en son auteur la figure contemporaine du témoin-survivant :
« Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous revenions avec toute notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore » (Antelme, 1947, p. 9).
11Si, bien souvent, les grands textes, en littérature et en philosophie, confient à un prologue la tâche de déclarer la visée et le style de ce qui anime une pensée, relevons ici que les premiers mots de L’espèce humaine s’organisent selon la grammaire du superstes, telle que Benveniste l’a définie. Le témoin-survivant est, disait-il, « celui qui se tient sur la chose », qui y demeure encore et toujours « présent ». « Nous y étions encore » déclare ainsi Antelme. La contrainte qui déloge le témoin-survivant de la position distanciée du témoin observateur des faits, celui commis à la preuve et pouvant être convoqué à ce titre au tribunal à charge ou décharge d’une personne accusée, c’est la violence des événements, une morsure au cœur de l’expérience, blessure si profonde qu’elle ne se laisse que difficilement observer dans ses contours précis, expliquer dans ses causes. Autrement dit, en termes cliniques, il s’agit d’un traumatisme. Il empêche à la fois de dire, car les mots d’avant, « le langage dont nous disposions », ne sont plus opératoires. Mais c’est lui aussi, le trauma, qui contraint à dire pour retisser de présence mentale ce qui ne peut s’exprimer que dans le symptôme d’une « apparence physique », et rétablir autant que possible la continuité mémorielle de la personne. Or il se pourrait justement que la parole du témoin-survivant jaillisse paradoxalement à la fois de cette impossibilité et de cette nécessité à dire [44]. La parole fait alors littéralement l’impossible. Voilà pourquoi maints survivants restent assignés à l’impossible. Ils se taisent. Mais par leur silence, déjà ils signifient en ce mode liminaire et fondamental de l’être-témoin qu’est le témoin silencieux, attestant l’indicibilité de ce qui a eu lieu. Tel est le témoin muet qui n’a pas encore trouvé les mots pour indiquer, sinon signifier, ce qui ne peut se dire.
12Robert Antelme, lui, va parler. Et son récit pourrait paraître des plus factuels, décrivant de situation en situation de la vie du camp, la socialité des latrines, la distribution de la soupe, l’éblouissement à la vision d’une figure pourtant si délabrée, entrevue un instant dans un fragment de miroir. Mais là justement, à y porter attention, la description marque une claire inflexion vers une autre vision que simplement optique. Elle se déploie comme prégnante d’un enjeu de sens. Ce sens qui veut devenir explicite, d’un désir qui anime sa plume, car il y va d’un vital plus que physiologique : il s’agit de l’exister, debout, devant l’autre, tout autre. Et pour cela, il faut à tout prix déconstruire la thèse mortifère des camps, celle des deux espèces. Une tonalité de pensée soutient ici le propos, celle qui se déclare dès le fronton du titre : non, il n’y a qu’une seule espèce, l’espèce humaine. L’homme interné n’est pas un sous-homme, puisque son visage est bien toujours là, même si les conditions de la vie au camp en répriment l’apparition pour la réduire factuellement à n’être rien. Mais il suffit d’un œil qui voit pour rendre à nouveau le visage à son humaine condition, celle de participer à la vie énigmatique d’une parole qui dit vrai :
« René possède un morceau de miroir qu’il a trouvé à Buchenwald après le bombardement d’août. Il hésite à le sortir parce que, aussitôt, on se précipite et on le lui réclame. On veut se regarder. La dernière fois que j’ai eu le miroir, il y avait longtemps que je ne m’étais pas regardé. C’était un dimanche ; j’étais assis sur la paillasse, j’ai pris mon temps. Je n’ai pas examiné tout de suite si j’avais le teint jaune ou grisâtre, ni comment étaient mon nez ou mes dents. D’abord, j’ai vu apparaître une figure […]. Ce dimanche-là, je tenais ma figure dans la glace. Sans beauté, sans laideur, elle était éblouissante. Elle avait suivi et elle se promenait ici. Elle était sans emploi maintenant, mais c’était bien elle la machine à exprimer. La gueule du SS apparaissait nulle à côté. Et la figure des copains qui à leur tour allaient se regarder, restait réduite, elle, à l’état fixé par le SS. Celle du miroir était seule distincte. Seule elle voulait dire quelque chose qu’on ne pouvait pas recevoir ici. C’était sur un mirage que s’ouvrait ce morceau de verre. On n’était pas comme ça ici » (ibid., 1947, p. 61).
14Impressionnante illustration de l’expérience du visage chère à Emmanuel Levinas que cette « éblouissante » apparition d’altérité, manifestation silencieuse qui interdit le meurtre et rend crédible l’idée d’une universalité éthique du vivre. Celle-ci ne se révélerait qu’en situation de l’extrême. Le témoignage de Robert Antelme reste certes exceptionnel par sa puissance de pensée, comme l’un des grands récits de la déportation, car dans cet ordre existentiel, toute parole n’engage pas le déploiement d’un sens à la même puissance de vie. Mais ce témoignage de survivant n’est pas isolé.
Le témoin, une nouvelle manière d’être sujet ?
15L’espèce humaine s’inscrit dans une constellation de récits d’expérience. Et la potentialité éthique de cette floraison de témoins d’un nouveau genre n’a pas échappé aux philosophes de la période. Depuis bientôt un siècle, de l’après-Grande guerre à nos jours, se cherche en de multiples essais une philosophie du témoin-survivant, particulièrement active en contexte français [55]. Mais si les philosophes de tradition classique ou analytique viennent alimenter les réflexions en matière d’épistémologie de la croyance et du témoignage, pourquoi donc des héritiers continentaux de la Lebensphilosophie allemande [66], entre herméneutique et phénoménologie, philosophie de l’événement et du langage, portent-ils attention soutenue à cette figure singulière du témoin-survivant ? Deux réponses concordantes peuvent être apportées à cette question. L’une contextuelle, l’autre théorique. D’abord le contexte. En raison des grands traumatismes collectifs du siècle passé, guerres mondiales, génocides, régimes totalitaires, et à la faveur d’une prodigieuse montée en puissance des médias, on assiste depuis un siècle à l’émergence culturelle d’une nouvelle figure de l’humain : ce témoin d’une violente expérience, ayant survécu à l’épreuve et qui la raconte. Les historiens nous invitent à reconnaître dans les récits des soldats de la Grande guerre un moment déterminant de cette entrée en scène sociétale du témoin médiatique (Le Témoignage, 2007). En signal de ce phénomène, la publication en 1929, sous le titre inspiré de Témoins, des recensions de quelques trois cents récits de guerre par un historien autodidacte, lui-même rescapé des tranchées, Jean-Norton Cru. Or, un siècle plus tard, les voilà omniprésents dans les médias, ces témoins. Et pas seulement à titre de grands témoins de l’extraordinaire, mais aussi comme des témoins ordinaires de ce qui, au sein du quotidien, fait événement. Tirant parti de la relation d’un bout d’expérience supposé intense, tous prétendent communiquer, à l’occasion de faits, plus que du simplement factuel : une conviction, un fragment de sagesse, une vérité de vie.
16Se situer par rapport à la vie, attester avoir découvert à quoi nous engage cette vie qui opère en nous sans que nous parvenions à la comprendre, aussi bien dans son « comment ? » que dans son « pourquoi ? », c’est ce que montre comme à gros traits qui accentuent et révèlent, le témoignage d’un musicien japonais de trente ans, Miri Uchida. Diffusé au sein d’un documentaire de Jean-Jacques Beineix sur le phénomène Otaku [77] dans le Japon des années 1990, ce témoignage résulte de circonstances bien moins dramatiques que l’expérience des camps. C’est la parole d’un témoin de l’ordinaire, même si l’événement imprévu avec son atteinte est là encore bien au rendez-vous de la parole. Ce témoignage délivre en mode personnel une réponse à une inquiétude très universelle. La vie n’est-elle pas absurde puisqu’elle conduit à la mort ? Non, quoi qu’il en soit de sa fin, la vie elle-même est bonne et digne d’être vécue. Et sans expliquer en rien l’advenue en son esprit de cette pensée-là, il s’en découvre lui-même surpris, le trentenaire exprime avec les mots d’un enfant son sentiment de gratitude envers ses parents de lui avoir donné la vie. D’une grande simplicité, le témoignage de Miri Uchida a la beauté d’une épure. Même amputé de la tonalité de joie portée par l’image et le son, le texte seul le laisse déjà percevoir :
« Depuis trois ans, je trouve que j’ai beaucoup de chance. Ce n’est pas qu’il me soit tellement arrivé de bonnes choses. Au contraire, j’ai connu pas mal de mésaventures. Par exemple l’an dernier, j’ai eu un accident et j’ai été hospitalisé. Je n’ai donc pas eu ce qu’on pourrait appeler de la chance. Mais je sais maintenant quelle est la voie que je dois suivre. C’est vivre ! Les gens se demandent à quoi sert la naissance puisqu’il y a la mort au bout du chemin. Mais même en sachant quel est l’aboutissement de la vie, on peut se dire : “Je suis heureux de vivre ! J’ai de la chance d’être né ! ”. Maintenant à mon âge, je peux dire le cœur léger à mes parents : “Merci de m’avoir fait naître ! ” C’est la première fois de ma vie que je pense ça ! » (Beineix, 2006).
18De Robert Antelme à Miri Uchida, dans un spectre de l’expérience et deux modes d’intensité de l’épreuve matricielle, du plus grave au plus léger, cette figure du témoin médiatique nous est devenue si familière qu’il pourrait sembler qu’elle a toujours été là, bien installée au cœur du paysage mental de la société. Mais dans les cultures du monde, comme pour la France d’avant 1914, être témoin, c’est être testis, témoin oculaire ou auriculaire. Et s’il fallait rattacher l’actuel témoignage de nos magazines et réseaux sociaux à une forme plus ancienne, ce serait à le considérer alors, soit avec Benveniste comme une résurgence tardive du superstes latin, soit comme une version laïcisée, déthéologisée, du témoignage biblique des prophètes, des apôtres et des saints, l’un et l’autre avatar ayant pris leur essor d’un développement médiatique sans précédent, propre à la période contemporaine.
19Cette nouvelle manière de vivre en humain qu’est l’être-témoin faisant désormais partie du décor, il n’est pas étonnant que, soucieux d’une éthique du vivre dans la civilisation où ils se situent, des philosophes s’en préoccupent. Mais le facteur de contexte se double ici d’un intérêt théorique pour cette figure du témoin, qui a tout l’air de prendre consistance de sujet. Alors qu’au tribunal, le sujet en question n’est pas le témoin mais l’accusé, sur la place publique des médias, c’est bien une personne qui se présente et demande à être reconnue non seulement en ce qu’elle dit, mais aussi en ce qu’elle est dans l’exposition de sa parole. Or, critiques des conceptions anhistoriques du sujet, oublieuses du temps, du langage et de l’autre, les philosophies de l’existence de la période contemporaine s’attacheront a contrario au caractère irrémédiablement temporel et relationnel du sujet, tout en maintenant l’exigence d’une ouverture subjective à l’inconditionné de l’être ou à la vérité. Et justement le témoin médiatique est un sujet tourné vers l’autre, auquel il adresse son témoignage. Et sujet, il l’est devenu en tant que témoin de ce qu’il a traversé. De surcroît, il est un sujet de parole, qui prétend dire la vérité. De quoi donc éveiller vivement l’attention d’une philosophie en désir tant d’historialité que d’universalité, une philosophie portant les enjeux éthiques et politiques de la vie en commun. « Notre indice existentiel spécifique, c’est-à-dire le fait que nous sommes des témoins », déclarera ainsi Gabriel Marcel en pionnier d’une féconde recherche des conditions de possibilité de l’être-sujet dans la figure du témoin (Marcel, 1946, p. 187).
L’art du « roman vrai »
20Toutefois, la prolifération d’une pratique du témoignage dans la société des médias ou, plus précisément, d’une pratique de parole mise en exergue comme telle, se réalise au prix d’une extension, dilution et perte de sens des enjeux de vie de cette forme spécifique de l’attestation. À la limite, toute réponse à un micro tendu, tout propos relevant de la simple opinion, pourront se voir qualifiés de témoignages par les médias. Et les journalistes le savent bien qui, pour mettre un peu d’ordre dans l’anarchie de l’attestation, n’hésitent pas à qualifier ce témoignage-ci de « fort », ou ce témoin-là de « grand ». Cependant les critères de telles désignations ne sont pas toujours bien établis. C’est là que les philosophes peuvent apporter leur expertise critique afin de séparer, autant que possible, l’authentique de cela qui n’en a que le nom. De pair avec une attention soutenue pour la figure subjective du témoin dans la forme atypique du récit de vie, la philosophie a bien évidemment eu souci d’identifier des lignes de force rationnelles de ce mode spécifique de la parole, comme autant de constantes pouvant valoir critères de son authenticité
21Notons qu’il n’existe pas d’exposé systématique de ces critères en philosophie, et cela d’autant plus que le modèle du témoignage-preuve reste toujours de référence et qu’il s’impose subrepticement, y compris parfois chez ceux qui ont l’intuition de l’originalité et de la pertinence éthique de cette nouvelle manière d’être sujet qu’est le témoin. Ainsi l’enquêteur sur la véracité des récits de la Grande guerre, Jean-Norton Cru. Une erreur de date, de lieu, un anachronisme, lui font contester la validité d’un témoignage. Une contradiction fragilise ainsi le travail de l’auteur de Témoins : alors même qu’il brandit dans le titre de son recueil le symbole d’une nouvelle manière d’exister en humain, Cru applique au témoignage-récit de vie les normes de vérité du témoignage-preuve. Sensible en tant que philosophe de l’existence aux enjeux de vie de cette pratique renouvelée de l’attestation et concevant que la vérité du vivre peut différer de la vérité des faits, Gabriel Marcel a contesté chez Cru la réduction de la vérité au factuellement exact : « On peut très bien concevoir, écrit-il, qu’un livre renfermant certaines erreurs de détail réussisse néanmoins à imposer à l’esprit du lecteur une image globale plus pénétrante et en un certain sens plus vraie qu’un autre livre où ces erreurs ne se rencontrent point. Nier qu’il puisse en être ainsi, c’est, me semble-t-il, sacrifier à une conception bien naïve et bien sommaire de la vérité » (Marcel, cité par Prochasson, 2008, p. 186).
22Engagé lui-même dans un projet d’autobiographie, mais faisant l’épreuve d’une impossibilité à se raconter factuellement, Gabriel Marcel avait l’idée qu’il ne pourrait y parvenir qu’en sollicitant les ressources de la fiction dans la réalisation, disait-il, d’un « roman vrai » (Marcel, 1971, p. 16). Un siècle bientôt après la publication de Témoins et alors même que le témoignage en forme de récit de vie a prospéré dans la culture, l’obsession de l’exact et de la preuve demeure et, conduit de manière récurrente à faire porter le doute sur toute relation d’expérience qui ne semble pas complétement corroborée par les faits.
23Pour n’en donner qu’une illustration, le témoignage de Shin Dong-hyuk, rescapé des camps nord-coréens, a été mis en doute dans une ample campagne de presse, après qu’il eut déclaré de son propre chef que certains aspects de son récit n’étaient pas tout à fait exacts. Un article en ligne du journal Le Monde faisait toutefois observer à bon droit que le trauma de l’épreuve pouvait éclairer un certain brouillage des faits et qu’en tout cas cela ne devait pas conduire à remettre pour autant en question « sur le fond » son témoignage (Le Monde.fr, 2015). Quant aux critères de validité de ce type de récit, où il y va de la vie ou de la mort d’un sujet, ils tendraient au contraire à montrer que ces incertitudes sur les faits en question sont plutôt un signe de l’authenticité du récit.
Quatre critères du témoignage dans la forme du récit de vie
24Ces critères, quels sont-ils ? Ils se laissent recueillir par convergence de la réflexion à l’œuvre depuis quelques décennies, tant par le travail conceptuel des philosophes que par l’étude de la parole des témoins. Le premier critère est, à n’en pas douter, l’événement. C’est la morsure du réel, la confrontation à son altérité, qui vient lester la parole de sa nécessité et de son poids de pensée. Il est arrivé quelque chose. L’attention au critère de l’événement nous dit qu’on ne peut se destiner soi-même au rôle de témoin, par la décision narcissique du « Me, Myself, and I ». On est plutôt projeté dans cette condition nouvelle d’existence. Elle n’a pas été choisie, pas plus bien sûr que le trauma de l’événement. Le défi subjectif tient en revanche dans le fait d’habiter cette situation de vie inédite en passant du statut de victime à celui de témoin.
25Puis, le trauma de l’événement enfante un autre critère de l’attestation véridique. Il y faut les signes, voire les symptômes, d’un indicible. Le seuil de tout témoignage authentique est ainsi le silence dans l’épreuve de ne pas pouvoir dire. « À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions », déclare ainsi l’auteur de L’espèce humaine (Antelme, 1947, p. 9).
26Si malgré l’impossibilité de dire, le sujet y parvient toutefois, en réponse subjective au trauma de l’événement se produit alors la levée d’une pensée par reconfiguration poétique de la langue. « Il était clair désormais que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire par l’imagination que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose », poursuit Robert Antelme (ibid.). Pour que vienne au langage l’inouï de ce qui a eu lieu est requise cette créativité qui signe le style d’une parole. Une nouvelle vie de la langue accompagne la naissance d’un être-soi-même, mieux assumé, plus résolu : l’être-témoin d’une conviction de vie, librement, gratuitement, adressée à l’autre, qu’il la reçoive ou non. C’est pourquoi un témoignage pour être vrai se doit de surprendre par son éclat, dans la singularité de ce qui est unique. Tant le style d’Antelme, que la grâce de la parole de Miri Uchida, plaident ainsi en faveur de l’authenticité de leurs témoignages. Et cela tend à signaler a contrario comme inauthentique le discours stéréotypé, où la personne se montre soumise à un modèle qu’elle reproduit, symptôme langagier d’une détresse subjective.
27Le dernier critère, que nous relevons à l’œuvre chez les philosophes du sujet-témoin, est la visée de l’universel. Le témoin adresse sa conviction à tous et à qui voudra bien s’en saisir au profit de son propre devenir sujet, témoin lui aussi peut-être, dans l’acte d’un passage de témoin. Quant au témoin-muet, qui n’a pas su ou pu dire, si son être prend pour un autre force d’expérience, celui-ci pourra en dire, peut-être, quelque chose. La totalité en question ici n’est pas l’univers comme dans les sciences de la nature, c’est le « pour tous » de ce qui est attesté. Le philosophe Alain Badiou l’a théorisé avec rigueur dans son interprétation « intégralement humaine » (Badiou, 1997, p. 2) des épîtres de saint Paul. Il en extrait la grammaire d’une totalité de subjectivation, qui n’est plus le grand Tout naturel, mais le rassemblement de toute l’humanité dans la visée singulière d’une adresse à tous : « Toute existence, dit-il, peut un jour être transie par ce qui lui arrive, et se dévouer dès lors à ce qui vaut pour tous, ou, comme le dit Paul magnifiquement, à “se faire tout à tous” » (ibid., p. 70). La force subjective d’un témoignage tiendrait ainsi à sa capacité à porter, pour qui voudra bien l’accueillir, une pensée capable d’éveiller en l’autre comme en soi-même une puissance de vie plus originaire que les identités qui figent. Notons qu’une telle parole n’a sans doute pas besoin d’être reçue pour être ce qu’elle est. L’altérité n’anime-t-elle pas déjà l’existence du témoin depuis la marque indélébile, active, que l’événement imprime toujours en lui ? Mais si ce témoin rencontre une écoute, demandons-nous alors ce qui peut advenir à celui qui adhère au témoignage. La question prend ici valeur de méthode pour évaluer la croyance dans ses enjeux de vie.
Croire sur parole ou la promesse d’un « faire la vérité »
28Événement, indicibilité, poétique, visée du « pour tous », ces critères que l’analyse philosophique permet d’expliciter, on peut penser qu’ils habitent le vivre et sont implicitement mobilisés par l’oreille, pour un travail critique immanent à l’écoute. Mais une oreille n’est pas une machine, et la vérification de ces critères n’apportera à personne la preuve que le témoin dit vrai, le contraignant à recevoir la parole d’un autre lorsque celui-ci parle de son expérience. Un témoignage-récit de vie ne peut pas s’autoriser de la certitude d’un savoir, de la solidité d’une preuve. Il sait de plus son dire compromis avec la fiction ou l’imagination, comme l’assumait Robert Antelme, et donc susceptible d’être invalidé à ce titre par un esprit soucieux d’exactitude factuelle. Et pourtant, à titre de témoignage, il prétend à la vérité et demande à être cru. Cette vérité n’étant pas empirique, elle ne peut être que d’existence. Comment alors concevoir les conditions de possibilité de sa diffusion d’une vie à une autre vie ? S’agissant d’une relation d’expérience, cette diffusion passe bien évidemment par le langage. Une modélisation du langage est alors requise.
29Jacques Derrida nous mettra à nouveau ici en chemin. Au fil de son œuvre, une catégorisation du langage a sa faveur : la distinction proposée par John Austin entre les énoncés à statut constatif et les énoncés à statut performatif (Austin, 1962). Et quoi qu’il en soit des efforts théoriques déployés par le philosophe anglais dans Quand dire c’est faire pour faire entrer tous les énoncés possibles dans une même catégorie, celle de l’acte de langage, entre constatif et performatif, le langage se conjugue en mode dual [88]. Il existe un écart, une faille active au cœur de notre expérience du langage. Le point est d’une importance décisive pour notre propos. Cela vient éclairer en effet tant la dualité des formes du témoignage, entre preuve et récit de vie, que l’irréductibilité des modes de croyance, que ces deux versions d’une parole prétendant à la vérité sollicitent pour être reçues. S’agissant du témoignage, le constatif est censé rendre compte d’une situation du monde. Cette forme d’énoncé convient donc très bien au témoignage-preuve à visée informationnelle. Faut-il alors réserver l’autre catégorie, le performatif, au témoignage d’expérience ?
30Rappelons que le performatif est un énoncé à visée institutionnelle, ordre, promesse, contrat, qui n’est pas susceptible d’être vrai ou faux, mais seulement valide ou invalide. Un ordre, par exemple, est valide, s’il est prononcé par qui de droit dans les circonstances appropriées, tel l’officier commandant une unité. Que l’ordre légitime donné par ce dernier ne soit pas obéi, suivi du comportement escompté, n’invalide en rien cet ordre. Un performatif n’est pas un acte langagier qui a certains effets attendus dans le monde, mais une parole qui modifie le monde tout entier. Dans le cas d’un ordre donné, elle l’institue en monde de l’obéissance ou de la désobéissance à cet ordre. Celui qui a désobéi sera ainsi passible d’une sanction dans le monde d’après l’ordre, ce qui n’était pas le cas dans le monde d’avant.
31Comment ce modèle de la parole pourrait-il alors s’appliquer au témoignage d’expérience et aux enjeux de vie de la croyance pour qui reçoit ce témoignage comme valide ? Cette réalisation à la fois rare et plénière du langage qu’est le témoignage d’expérience rend manifeste le pouvoir constituant de la parole et pas seulement instituant de l’être en commun, pouvoir d’institution dont suffit à rendre compte le performatif stricto sensu. Relevant d’une promesse, le témoignage mobilise une sorte de performativité qui agit non plus dans la sphère publique du monde commun, mais dans la sphère intime et singulière de l’exister. Si la performance du témoignage n’est pas d’institution, de quel mode est-elle ? Elle est de manifestation ou de révélation, c’est-à-dire qu’elle opère une vérité, mais en un autre sens que ce vrai de factualité empirique, qui correspond au constatif dans la théorisation d’Austin. Quelque chose s’y montre à même l’expérience, de la vie à la vie : la prégnance d’un fort sentiment d’exister, le surgissement d’une idée, une conviction qui prend chair. Ce sens-là du vrai n’est pas un sens de second ordre. Si rien ne nous apparaissait dans l’intimité de l’expérience pour être ensuite possiblement exprimé en mots et communiqué dans la parole, nous ne pourrions jamais avoir accès à une quelconque vérité des faits. En ce sens originaire du vrai, et lui seul, Derrida a pu dire que le témoignage adresse à tout autre une promesse de vérité, c’est-à-dire l’espoir d’une vérité encore à faire, et dont la charge incombe à celui qui le reçoit [99].
32Comment comprendre ce processus ? Qu’est-ce qui peut venir l’éclairer et le rendre crédible ? Notre culture, sous la domination d’un empirisme latent, est sinon allergique, du moins insensible, aux enjeux d’existence du témoignage-récit de vie. En dépit de la grande pertinence théorique des apports de quelques penseurs, convoqués en ces pages, on ne peut pas dire que leurs travaux aient pénétré cette culture au point de parvenir à y contester la domination de la preuve, du constatif, de la vérité factuelle. Et pourtant, il semble manifeste, comme en résistance au naturalisme ambiant, que maintes personnes non seulement recherchent actuellement des récits de vie à prétention testimoniale, mais semblent savoir puiser en certains d’entre eux, reçus comme authentiques, une lumière à même de les éveiller à leur propre manière d’être et d’agir. Non plus par adhésion à un grand récit collectif, à visée religieuse ou politique, mais à travers le témoignage d’un autre, par la révélation de la singularité de leur propre parcours personnel. Mais que se passe-t-il dans la réception d’un témoignage, l’adhésion à la parole d’un témoin ? Pour avoir lieu dans l’invisibilité du vivre, sa logique propre n’en est pas pour autant obscure. Celle-ci est à l’étude dans la philosophie et la littérature depuis que les témoins sont sortis des tribunaux, au prix d’une métamorphose, qui les a fait passer d’un régime de la vérité à un autre, de la preuve à la vie, du statut d’instrument de la preuve à celui de sujet.
33Pour la philosophie, le défi théorique est de donner consistance de réel à un vivre devenu invisible depuis la fondation des sciences modernes de la nature [1010]. Wilhelm Dilthey a bien su en particulier relever ce défi. Il tenait que si nous éprouvons la vie, elle nous demeure pourtant scellée : « Ce qu’est la vie, disait-il, nous est donné dans l’expérience. Nous l’éprouvons, et c’est néanmoins une énigme [1111]. » Mais selon ce philosophe de l’herméneutique, l’éprouvé est en capacité d’être explicité, révélé à un sens. Et le révélateur, ce sont les mots, que nous recevons des autres et de cette somme de leurs paroles qui constitue l’histoire. Or pour Dilthey, qui est passé par l’école de la Bible, et l’étude aussi des penseurs-poètes du romantisme allemand, tous les mots ne sont pas investis au même titre de ce pouvoir de révélation des épreuves du vivre par l’interprétation de celui qui les porte. Le critère ici est le poids de pensée, la pesée du poétique. Et justement, concernant l’art des mots, Marcel Proust reconnaîtra lui aussi l’opérativité des mots mis en œuvre. Ils sont révélateurs, au sens photographique du terme, de ces « innombrables clichés, disait-il, qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas “développés” » (Proust, 1927, p. 891).
34La frontière du témoignage d’expérience et de la littérature est ainsi poreuse. Le témoignage dans sa forme de récit de vie sait s’allier à la fiction. Un texte littéraire peut témoigner sous forme de roman. Sans doute, puisqu’il est question du potentiel révélateur des mots, un partage critique doit-il se faire dans la fiction entre les expériences de pensée d’une imagination si fertile qu’elle n’a plus souci d’aucun réel, et les pensées sobrement nées de l’expérience. Ou plutôt nées d’une expérience singulière, qui semble pourtant en capacité d’éclairer une autre, voire toutes les autres. Quant à l’efficace de ces paroles de vie, exemplifiées par certains témoignages, elle est bien à verser au crédit d’une consistance de l’idée d’un universel singulier. Comment se fait-il en effet que les mots d’un autre, relevant de sa propre expérience, son parcours de vie dans ce qu’il a d’unique, aient ce pouvoir surprenant de mettre en mots une autre expérience ? C’est de cette surprise dont fait état, par exemple, Philippe Lançon dans Le lambeau, son journal de survie, tout à l’étonnement que les Lettres à Milena d’un Franz Kafka, tourmenté par l’échec de ses fiançailles, ait pu ainsi lui servir de « bréviaire » et de « viatique » dans son propre parcours à l’hôpital. Il les aurait lues, dit-il, ces lettres, si possible, jusque « sur le billard » (Lançon, 2018, p. 385). Pas besoin d’élucider l’énigmatique pouvoir des mots pour admettre que l’adhésion à une parole porte une autre raison d’être, un autre fondement en vérité, que celui de constater une situation empirique. Le reconnaître n’explique toutefois rien, mais engage plutôt une recherche dans la pensée, celle à propos duquel le Nietzsche du Gai Savoir demandait : « Jusqu’à quel point la vérité supporte-t-elle l’incorporation (Einverleibung) ? Voilà la question, voilà l’expérience à faire » (Nietzsche, 1882, p. 141).
Bibliographie
- Antelme, R. 1947. L’espèce humaine, Paris, tel/Gallimard.
- Austin, J.L. 1962. Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1970.
- Badiou, A. 1997. Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, Puf.
- Beineix, J.-J. 2006. Otaku, Le cinéma du réel, M6 Vidéo.
- Benveniste, É. 1969. Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 2 — Pouvoir, droit, religion, Paris, Les Éditions de Minuit.
- Derrida, J. 2004. « Poétique et politique du témoignage », dans Derrida, Paris, L’Herne, p. 521-539.
- Lançon, P. 2018. Le lambeau, Paris, Gallimard.
- Marcel, G. 1946. « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », La nouvelle revue théologique, n° 68, p. 182-191.
- Marcel, G. 1971. En chemin vers quel éveil ?, Paris, Gallimard.
- Mary, F. 2013. « La déconstruction et le problème de la vérité », Les études philosophiques, 2, n° 105, p. 221-238.
- Le Monde.fr. 2015. « Le témoignage d’un rescapé des camps nord-coréens “n’est pas de la fiction” », 16 février.
- Nietzsche, F. 1882. Le Gai Savoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1982.
- Parent, A.-M. 2006. « Trauma, témoignage et récit. La déroute du sens », Protée, vol. 34, n° 2-3, automne-hiver, p. 113-125.
- Prochasson, C. 2008. « Compte rendu de Jean-Norton Cru, Témoins, 2006 », Le mouvement social, n° 222, janvier-mars, p. 184-186.
- Proust, M. 1927. Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992.
- Ricœur, P. 1972. « L’herméneutique du témoignage », dans Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Le Seuil, 1994, p. 107-139.
- Sicard, M. 1999. « Qu’est-ce qu’un témoin ? », Les cahiers de médiologie, 2 n° 8, p. 73-80.
- Le Témoignage, Rapport sur le projet aci/Réseau des msh, msh Caen, Toulouse, Poitiers, juin 2007.
- Worms, M. 2015. « La valeur probante du témoignage : perspectives épistémologique et juridique », Cahiers philosophiques, 3, n° 142, p. 21-52.
Mots-clés éditeurs : soi, altérité, Croyance, récit de vie, fiction, vérité, témoignage, événement
Date de mise en ligne : 16/01/2020
https://doi.org/10.3917/rfeap.008.0077Notes
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[1]
La philosophie étant depuis les Grecs la discipline matricielle de la science et de l’éthique, sagesse de style scientifique soucieuse de la vérité des savoirs du monde, une réflexion sur le témoignage en philosophie explorera classiquement les raisons de croire au témoignage, raisons fondées dans sa pertinence factuelle ou sa validité informationnelle. Par exemple : « La notion de témoignage est au cœur d’une branche de la théorie de la connaissance, appelée “épistémologie du témoignage”, qui s’interroge sur le bien-fondé des croyances acquises par le biais d’autrui […]. Le témoignage est aussi un des modes de preuve les plus importants dans le cadre judiciaire […] » (Worms, 2015, p. 21)
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[2]
Quasi juridique, c’est-à-dire relevant du constat d’observation pouvant tenir lieu de preuve dans toute situation analogue à la situation du témoin judiciaire.
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[3]
Ainsi, exemple entre cent, en ouverture d’un article de journal analysant les conditions du témoignage pendant la guerre du Kosovo, sous le titre Qu’est-ce qu’un témoin ?, l’auteure engage son propos sur le socle d’une définition du témoin comme tiers au tribunal : « Institué juridiquement par les capitulaires de Charlemagne, le témoin est la tierce personne. Celle qui, ne soutenant ni la parole de l’un, ni la parole de l’autre, est susceptible d’aider à mieux voir » (Sicard, 1999, p. 75).
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[4]
« C’est l’incompréhensibilité d’un événement pour un sujet qui fait de cet événement un trauma. Cette incompréhensibilité met le sujet aux prises avec une double contrainte (double bind) : d’une part, l’incompréhensibilité de l’événement traumatique pousse le sujet à tenter de l’intégrer dans son histoire psychique par sa mise en récit, tandis que, d’autre part, cette incompréhensibilité constitue cela même qui empêche la mise en récit de l’événement. Le témoignage semble être le seul genre de récit qui puisse se faire à partir de cette double contrainte » (Parent, 2006, p. 113).
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[5]
Nous convoquons ici les pensées de Gabriel Marcel, Paul Ricœur, Jacques Derrida, Alain Badiou.
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[6]
Philosophie de la vie, illustrée tout particulièrement par les œuvres majeures de Friedrich Nietzsche, Wilhelm Dilthey, et Edmund Husserl.
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[7]
Otaku (littéralement le « chez soi ») : symbole caractérisant une jeunesse supposée vivre plus par procuration dans l’imaginaire des mangas que dans la vie réelle.
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[8]
La prise en compte d’une différence irréductible au cœur du langage est embarrassante pour un penseur analytique qui reste par sensibilité un théoricien du monde et de la puissance technique que la pensée peut développer en lui.
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[9]
« “Faire la vérité” […] consiste à exposer le vrai à une altérité radicale […] le témoignage, lui-même lié au concept de promesse, […] parcourt l’ensemble de la pensée derridienne. […] La promesse ainsi définie représente une performativité fondamentale, […]. Le témoignage peut alors être pensé comme une promesse de vérité… » (Mary, 2013, p. 203).
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[10]
En tant que sciences étudiant la matière, elles ne voient pas la vie, mais seulement des processus physico-chimiques.
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[11]
W. Dilthey, manuscrit cité par J.‑C. Gens, « Éléments pour une herméneutique de la nature », dans L’indice, l’expression, l’adresse, Paris, Cerf/Passages, 2008, p. 148.