Notes
-
[1]
« Les matins du samedi », émission de Caroline Broué : Les États généraux, première étape de la démocratie sanitaire. https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-idees-de-la-matinale/jean-francois-delfraissy/
-
[2]
Devenu en 2010, Espace éthique Île-de-France.
-
[3]
Créer et animer une structure de réflexion éthique : http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/Checklist%202017%20pages%20doubles.pdf/. L’Espace éthique Île-de-France a souhaité proposer, non pas une méthode unique, mais un aide-mémoire, une checklist capable d’attirer l’attention des porteurs de projet sur les questions à aborder, les missions à définir et les objectifs à arrêter pour animer une structure éthique.
-
[4]
Cf. http://www.espace-ethique.org/parents-soignants-pediatrie/ une présentation complète du groupe et des publications à l’occasion de l’anniversaire des vingt ans du groupe sur les enjeux éthiques de la relation de soin en pédiatrie.
-
[5]
C’est ainsi, par exemple, que nous avons instauré, pour le travail sur l’erreur en milieu de soin, une collaboration suivie avec Benjamin Pitcho, avocat à la cour, maître de conférences à l’université Paris 8.
-
[6]
Narrativité ontologique à laquelle Paul Ricœur nous a invité à réfléchir, sous l’appellation d’identité narrative qu’il développe dans les trois tomes de Temps et récit (Ricœur, 1983-1985).
-
[7]
http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/Smadja-Enquoicegroupeestilunique.pdf/ p.2
-
[8]
Les figures 1 à 3 ont été conçues et réalisées par Franck Bourdeaut, oncologue, Institut Curie, Paris, membre du groupe depuis 2007 et coordonnateur médecin de 2010 à 2016.
-
[9]
Par exemple, dans la revue hebdomadaire Vraiment : Patient-expert, n° 6, 25 avril 2018.
-
[10]
Université Pierre et Marie Curie, Paris à l’initiative de Catherine Tourette-Tourgis.
-
[11]
Le centre hospitalier universitaire Sainte-Justine de Montréal à vocation pédiatrique et tout particulièrement le service d’hématologie-oncologie sont pionniers dans ce domaine.
-
[12]
Ayant conduit à la réalisation d’un film documentaire de formation pour les professionnels de santé : Que reste-t-il de nos erreurs ?, film réalisé par Nils Tavernier et Gil Rabier, 2012 : https://youTube/dVsdCAg4XVg/.
-
[13]
Philosophe ayant accompagné les travaux du groupe : lipha-Paris Est (Laboratoire interdisciplinaire du politique Hannah Arendt).
1 Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique (ccne), invité le 28 avril 2018 sur France Culture [11], s’exprimait sur le rôle du ccne dans la mise en place des États généraux de la bioéthique : « Ce n’est pas une structure au-dessus de tout le monde qui indique ce qu’il faut faire ou pas. Nous sommes là pour poser des questions. La réflexion éthique n’appartient ni aux experts, ni aux politiques, ni aux citoyens mais elle appartient à une construction commune. »
2 Voilà une entrée en matière qui donne bien l’esprit dans lequel a été fondé en 1997 au sein de l’Espace éthique ap-hp [22], le groupe thématique de réflexion et de recherche : « Parents et soignants face à l’éthique en pédiatrie ». Au cœur de ce qui l’anime, il y a la relation de soin, l’alliance thérapeutique qui s’incarne dans un questionnement éthique sans cesse renouvelé ; un groupe qui, sans indiquer ce qu’il faut faire ou non, est désireux de transmettre pour donner des repères (et non des recommandations) dans une société en mouvement ; innover et inciter à aller plus loin, vers toujours plus de respect réciproque et de compréhension mutuelle.
3 Dans la diversité des comités, commissions et projets de création d’une structure éthique en établissement, cette petite structure institutionnelle pionnière existe pour poser — et se poser — des questions et considère qu’il n’y a d’éthique que dans un esprit de coconstruction entre partenaires qui se reconnaissent dans leurs compétences propres et s’estiment, et où l’égalité constitue le cadre relationnel. Nous considérons qu’il n’y a pas de modèle de constitution, ni de méthode unique pour animer de telles structures [33].
4 Dans une première partie, nous présentons le contexte dans lequel s’origine et s’inscrit le groupe « Parents et soignants face à l’éthique en pédiatrie », qui oriente son action et circonscrit ses fondamentaux [44]. Nous les illustrons ici par les notions d’individuation et d’irremplaçabilité de la philosophe Cynthia Fleury et ce que Jorge Semprun appelle « la vie qui fait l’expérience d’elle-même ».
5 Dans la seconde partie, il s’agit de mettre au jour ce que notre méthode de travail a permis d’élaborer sur la relation de soin en général et spécifiquement en pédiatrie, en explorant les savoirs qui la sous-tendent (ceux des soignants et des patients/parents et enfant en pédiatrie) tout en interrogeant le choix des termes employés pour les décrire ; en proposant une modélisation des interactions dans la relation de soin à partir du modèle économique d’Albert Hirschman. Et, parce que nous sommes ancrés dans la pédiatrie, soucieux de mettre et de garder l’enfant au centre, nous suggérons une transposition à la relation de soin en pédiatrie, des sphères de justice de Michaël Walzer.
6 Dans une courte conclusion personnelle, j’indiquerai ce que m’a appris cette expérience de vingt années de travail avec d’autres, susceptible d’offrir une approche d’une médecine à promouvoir dans une structure éthique et au quotidien du soin.
Ce qu’est ce groupe
Contexte dans lequel il s’origine et s’inscrit, sa dynamique
7 La démarche du groupe « Parents et soignants face à l’éthique en pédiatrie » s’enracine dans une histoire singulière, celle d’une enfant décédée dans le contexte d’une leucémie, des suites d’une erreur médicale à laquelle le tandem fondateur (moi-même, sa maman, et le médecin qui la suivait au quotidien de la maladie et jusqu’à son décès) a souhaité donner sens en raison de la qualité de la relation établie entre notre famille et l’équipe soignante qui l’a accueillie.
8 Ce groupe a rassemblé depuis plus de vingt ans plusieurs équipes, toujours dans le champ de la cancérologie pédiatrique, qui chacune explore pendant deux à trois ans un thème différent : plus de soixante personnes ont participé et un noyau dur stable a émergé. Chaque équipe est constituée d’une quinzaine de personnes volontaires, anciens ou nouveaux membres : des soignants d’origines et de fonctions diverses, des parents d’enfants — vivants ou décédés, partie prenante ou non, d’association autour de l’enfant atteint de cancer —, d’anciens patients et d’un philosophe. Elles se réunissent en dehors du temps de travail le soir pendant deux heures et demie, environ huit fois par an et font appel à des invités spécialistes pour des collaborations ponctuelles ou plus longues [55], chaque fois que le sujet le nécessite.
9 Au plan politique et citoyen — c’est-à‑dire au plan du vivre ensemble —
10 les personnes appartenant au groupe, acteurs à part entière, s’inscrivent dans la mouvance de la démocratisation sanitaire et apparaissent en quelque sorte comme des précurseurs de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
11 Les thèmes traités rendent compte de l’évolution du groupe : commençant par explorer la confiance et la réciprocité de la confiance dans la relation de soin, nous nous sommes tournés peu à peu vers la défiance, la méfiance en prenant pour paradigme la survenue d’une erreur. Avec la génétique, nous nous sommes placés au cœur du questionnement éthique, au plus proche des dilemmes, de l’inquiétude, de l’incertitude. Nous abordons maintenant un aspect de la vulnérabilité des patients et de leur entourage au travers du handicap (préexistant au cancer ou survenant après).
12 Chacun dans ce groupe, en son nom propre, par une relecture avec d’autres de son histoire, devient « donneur de sens », compris à la fois comme direction et signification, dans l’épreuve comme au quotidien du soin. Concrètement, cela veut dire interroger ensemble les pratiques pour favoriser une relation de soin dans un esprit de coopération entre les différents acteurs autour de la maladie.
13 La richesse première de notre travail tient sans doute aux regards croisés, sans complaisance, de parents et de soignants, initiés par le tandem fondateur, ainsi qu’à l’égale recevabilité des positions, des opinions et des discours soumis aux influences réciproques où les appréciations des uns se trouvent transformées et amendées par les appréciations des autres.
Parler en son nom propre : individuation et irremplaçabilité
14 Nous partons toujours d’une question portée par l’un des membres du groupe soit parce qu’elle le met en difficulté dans sa pratique (l’annonce des risques ou le travail sur la génétique l’illustrent parfaitement) ou dans son histoire singulière (l’erreur en milieu de soin par exemple), parfois aussi pour apporter une contribution à des questions d’actualité pour les professionnels de santé, pour les patients ou les associations de patients (les essais thérapeutiques, par exemple). Celui qui est porteur de la question porte en bonne part la responsabilité de son évolution et de la faire aboutir. Il ne dispose pas pour autant d’un pouvoir sauf à l’entendre comme un pouvoir qui circule, qui n’est entre les mains de personne.
15 S’engager dans ce groupe et porter un thème, c’est risquer une expérience subjective pour ce qu’elle est, c’est découvrir l’esprit d’aventure, c’est prendre sa place et oser penser par soi-même. Autrement dit, c’est « exercer sa capacité d’individuation et donc devenir irremplaçable […]. L’homme qui n’expérimente pas l’irremplaçabilité qu’il est par définition, détruit sa capacité générative, celle qui consiste à créer des possibles, de l’ouvert. […] L’éthique n’est pas un surplus du monde, une sorte d’aura qui se surajoute. Elle est le Réel auquel l’homme n’a pas accès lorsqu’il renonce à son irremplaçabilité » (Fleury, 2015, p. 58).
La force du témoignage
16 L’ancrage dans le témoignage et la narration rendent compte de ce que nous vivons et partageons au fil du temps, à savoir « la vie qui fait l’expérience d’elle-même. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand, on dit Erlebnis. En espagnol, vivencia. Mais il n’y a pas de mot français pour saisir d’un seul trait la vie comme expérience d’elle-même. Il faut employer des périphrases. Ou alors utiliser le mot “vécu” qui est approximatif. Et contestable. C’est un mot fade et mou. D’abord et surtout c’est passif, le vécu. Et puis, c’est au passé. Mais l’expérience que la vie fait d’elle-même, de soi-même en train de vivre, c’est actif. Et c’est au présent forcément. C’est-à-dire qu’elle se nourrit du passé pour se projeter dans l’avenir » (Semprun, 1994, p. 149).
17 Si nous avons tant de fois sollicité des témoignages sur différents sujets — tant au sein du groupe que lors d’entretiens avec des soignants, des parents, des enfants et des adolescents concernés par la maladie — c’est parce que nous savons que l’Homme est un être de récit, qu’il n’existe qu’au cœur de cette possibilité de se raconter : « se raconter des histoires », comme nous aimons dire dans notre groupe. La narration [66] sert aussi de médiation à la personne pour se rencontrer elle-même, se mettre à l’écoute de ses transformations. Le simple fait d’être écouté permet d’accéder à ses ressources. Et les regards croisés des différents acteurs au sein du groupe placent chaque histoire au sein d’un collectif offrant une variété d’approches qui ouvre à entendre et à intégrer les différences, la manière unique d’avoir vécu chacun, parfois la même histoire, et en même temps les similitudes dans les sentiments éprouvés.
18 Chacun dans le groupe a pu témoigner des effets transformateurs de notre travail, aussi bien au regard des pratiques de soin que, plus généralement, de l’impact qu’il a eu dans nos vies. David Smadja, premier philosophe ayant accompagné les travaux du groupe, le dit ainsi dans son allocution à la Journée des 20 ans : « Je vous suis redevable de quelque chose, quelque chose de positif dans tous les sens du terme : un contenu et au-delà, quelque chose qui renforce ; qui donne de la force fondamentalement pour la suite de l’existence [77]. »
Ce que le travail du groupe a permis d’élaborer sur la relation de soin
Les savoirs à l’œuvre dans la relation de soin
19 Lorsque parents et soignants interagissent, deux savoirs sont à l’œuvre, visant à compenser l’asymétrie inhérente à la relation de soin : un savoir expert, scientifique, cognitif et hautement technique, celui des soignants et un savoir que nous appelons « profane », fait de compétences spécifiques d’ordre psychologique et éthique : celles des parents et celles de l’enfant ; en effet, les parents connaissent leur enfant et l’enfant, le patient en général, est instruit dans son corps de sa maladie.
20 À côté du savoir expert (spécialisé) des soignants, s’exprime un savoir profane des parents et de l’enfant qu’on peut préférer appeler « savoir expérientiel ». La figure 1 rend compte des compétences singulières et complémentaires des différents acteurs. Ces savoirs s’articulent réciproquement et correspondent assez bien à ce que l’on observe dans les structures que les politistes, comme Pierre Lascoumes, appellent un « forum hybride » (Callon et coll., 2001) où se confrontent discussion et argumentation, fruits de l’expérience de chacun.
Fig. 1. Les savoirs en jeu dans la relation de soin en pédiatrie [88]
Fig. 1. Les savoirs en jeu dans la relation de soin en pédiatrie [88]
21 Le terme profane — au sens d’un savoir non spécialisé, ici dans le champ de la médecine — nous convient mieux que celui de « patient-expert » qui est pourtant largement employé aujourd’hui dans des institutions de santé telle la has (Haute Autorité de santé), comme dans la presse [99].
22 La création en 2009 de l’université des patients [1010] a formalisé ce dont plusieurs associations impliquées dans la maladie chronique avaient déjà l’intuition et le statut de « patient-expert » est donné aux personnes ayant suivi cette formation diplômante. La plupart du temps, ce sont des personnes elles-mêmes atteintes d’une maladie, le plus souvent chronique, qui décident de suivre cet enseignement en vue de pouvoir renseigner et accompagner les patients et par là même épauler les médecins et les infirmiers notamment dans leur tâche complexe d’information. C’est dans ce contexte que le terme de patient-expert a pris un sens précis qui ne correspond pas à la situation décrite dans notre groupe. Certes, au fil du temps tout patient ou parent acquiert une expertise de la maladie, sans avoir nécessairement pour objectif d’entrer dans une démarche d’aide (le plus souvent de fait, au sein d’une association spécialisée dans la maladie en question).
23 Au Québec, on qualifierait plus volontiers ces personnes du terme moins restrictif de « patients-partenaires » (Karazivan et coll., 2015) et on voit s’y développer diverses initiatives allant dans ce sens [1111].
Une modélisation des interactions dans la relation de soin : le modèle d’Albert Hirschman
24 Parmi nos travaux, il en est un (Davous et coll., 2010) qui a marqué une étape-clé dans notre réflexion pour penser la question de l’alliance entre patients, famille et soignants, de la confiance ou de la défiance dans la relation de soin, née au moment du travail sur l’erreur en milieu de soin [1212] et qui nous a conduits à adapter le modèle proposé par Albert Hirschman, économiste et sociologue américain (Hirschman, 1970). Dans une approche descriptive, il décrypte le fonctionnement d’une relation lorsque des êtres humains décident de s’associer dans un but commun, ou y sont contraints. Il développe trois concepts appelés : exit, voice et loyalty, qui déterminent chacun des comportements sociaux distincts mis en œuvre face à une difficulté ou une situation de crise.
25 Le premier mode correspond à ce que nous pourrions désigner par la soumission, ce qu’Hirschman dénomme loyalty, la loyauté ; ici, l’adhésion d’une compétence à une autre, d’un savoir à un autre, est privilégiée pour que le lien entre soignant et soigné ne se rompe pas : pas de rébellion, mais acceptation qu’elle soit positive ou résignée. La deuxième voie du modèle de Hirschman est une conséquence directe de ce que nous pouvons désigner par la compétition, au sens de la confrontation de deux autorités. Mais il peut aussi s’agir d’une accumulation de désaccords ou plus encore de malentendus. C’est l’exit, la rupture qui peut aller jusqu’au changement de médecin, de soignant ou de service. C’est l’échec pour tous. Hirschman propose une troisième voie, un espace de prise de parole, l’instauration d’un dialogue, la voice, qui sans se soumettre à la loyalty, évite l’exit. La prise de parole garantit un dialogue sincère dans un esprit de coopération qui repose sur un accord des protagonistes sur la finalité du soin. C’est par la possibilité offerte à la voice de s’exercer que l’alliance prend authentiquement forme : primauté de la parole et du dialogue sans pour autant craindre les désaccords ou les conflits (figure 2). Comme toute relation un tant soit peu ambitieuse, l’alliance, jamais acquise, s’entretient, se nourrit, mérite qu’on y veille. Elle est un processus, une quête permanente toujours en reconstruction. Cette modélisation a été développée dans une publication liée à une situation de crise — comme peuvent l’être une erreur médicale, la situation de fin de vie.
Fig. 2 Les interactions dans la relation de soin — modèle de Hirschman
Fig. 2 Les interactions dans la relation de soin — modèle de Hirschman
26 Gérard Reach, pour parler de la relation de soin d’une manière assez proche de ce nous venons de désigner par la voice (Reach, 2017, p. 371), utilise le terme de conversation : « La relation de soin […] peut être alors envisagée comme une conversation entre deux personnes visant à mettre fin au “monde silencieux du docteur et du patient”. Chacun est assis, ce qui montre que chacun est prêt à prendre son temps et a le désir de se mettre au même niveau que l’autre. Permettant un échange sur les préférences, elle vise ainsi à compenser l’asymétrie inhérente à la relation de soin. »
L’enfant au cœur de la relation de soin : les sphères de justice
de Michaël Walzer
27 Dans ce même article, nous rendons compte du travail de transposition à la relation de soin en pédiatrie, du modèle des « sphères de justice » développé par le philosophe contemporain Michaël Walzer (Walzer, 1997) : « La “sphère de justice” qu’il décrit est une communauté structurée. En effet, chaque sphère de justice reconnaît une échelle de valeurs basée sur l’existence de “grands” qui ont la primauté. Reconnus producteurs de valeurs, ils emportent l’assentiment des membres de la sphère et les coordonnent. Michaël Walzer affirme que cette inégalité au sein d’une sphère est structurante et qu’il y a justice par le seul fait de la multiplicité de sphères : si je peux certes être inférieur dans une sphère, je peux tout autant être supérieur dans une autre. On peut ainsi considérer la relation de soin comme située à la jonction de deux sphères de justice : sphère de la communauté familiale et sphère de la communauté médicale. Ces deux entités structurées ne sont pas naturellement superposables ; elles vont pourtant se voir imposer de fréquents empiètements. Dans la relation de soin en effet, soignants, parents et enfants deviennent, par la force des événements, citoyens des deux sphères : lorsque l’enfant est hospitalisé, la vie familiale doit composer son rapport spécifique avec le rapport spécifique de la sphère médicale ; réciproquement, l’organisation médicale doit admettre, dans ses murs, l’économie de la sphère familiale. Michaël Walzer défend alors que ces empiètements, voire superpositions, des sphères de justice sont la source des incompréhensions ; parce que, réunis de force dans cette zone d’intersection que l’on doit partager, on ne parle pas le même langage, les codes diffèrent. À ces deux sphères évidentes doit s’ajouter la sphère de l’enfant, autonome, qui ne coïncide pas nécessairement avec celle des parents. Les empiètements des sphères se démultiplient et avec elles, les zones de tensions. David Smadja [1313] suggère : “Plutôt que de vivre séparés, une perspective serait de tenter ou proposer de penser la relation de soin comme une sphère de justice en elle-même, autonome, et non plus comme une superposition de sphères différentes. Les grands ne seraient ni les soignants, ni les parents, mais les enfants, vulnérables, source d’autorité et de valeurs, nouvelle sphère qui courbe les espaces autour d’elle (figure 3). Cette nouvelle sphère autonome devra être à la fois hors exit — ce serait un aveu d’impuissance — et hors loyalty — ce serait occulter les désaccords. C’est la voice qui devra être explorée pour créer un nouvel espace de délibération où l’on se rende compatibles les uns aux autres en s’enrichissant du désaccord” » (Davous et coll., 2010, p. 1707).
Fig. 3. Adaptation à l’enfant des sphères de justice de Michaël Walzer
Fig. 3. Adaptation à l’enfant des sphères de justice de Michaël Walzer
Une conclusion toute personnelle
28 Je terminerai donc en nommant quelques-uns des aspects essentiels de ce que j’ai appris dans ce groupe et qui me paraissent aux fondements de la relation de soin :
29 – un accord sur la finalité du soin et le goût de coopérer vers un objectif commun ;
30 – la confiance, comme mode de relation symétrique et réciproque ;
31 – l’attention à l’autre, le respect de l’autre et de sa parole, la croyance en ses ressources ;
32 – l’altérité et la joie que cela donne de se savoir différent et capable d’accueillir le désaccord, voire le conflit ;
33 – la gentillesse relationnelle ; Gérard Reach ne dit-il pas que l’antonyme de la gentillesse est l’indifférence ? (2017, p. 377).
34 À chacun, engagé dans une structure éthique ou désireux d’en fonder une, je suggérerais d’avoir pour perspective de développer une vision d’une médecine consistant à « promouvoir dans le patient la personne réflexive autonome, ne se résumant pas au fait de la maladie et à fonder un mode de relation thérapeutique de décision médicale partagée prenant en compte les préférences des patients qui doivent dès lors être considérés comme des personnes » (ibid., p. 376) ; ou en se référant au Québécois George Bastien une médecine qui tienne compte « de la personne dans son ensemble, de “toute” la personne et de “toutes” les personnes impliquées dans les soins et gravitant autour de la maladie » (Bastien et Charette, 2018, p. 56).
Remerciements
35 Cet article est écrit dans la dynamique des vingt ans du groupe « Parents et soignants face à l’éthique en pédiatrie ». C’est une adolescente qui a été à la source de ce long et patient travail avec d’autres, beaucoup d’autres, côtoyés, rencontrés depuis 1997 dans cet espace d’humanité et d’engagement : parents, soignants, anciens malades, ouvriers de la première heure, hôtes de passage, qui ont accepté de témoigner de leur histoire et d’explorer la mémoire gardée de leur ressenti. Ce sont aussi de nombreux autres jeunes enfants ou adolescents hospitalisés — que nous avons toujours voulu mettre et garder au cœur de nos préoccupations — qui nous ont guidés et à qui — parce que tout enfant porte en lui un poète — je dédie ce vers de René Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. »
36 Reconnaissance et gratitude à chacun d’eux, à chacun de vous.
Bibliographie
Bibliographie
- Bastien, G. ; Charette, N. 2018. Soins spirituels. Un baume dans l’épreuve, Médiaspaul.
- Callon, M. ; Lascoumes, P. ; Barthe, Y. 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil.
- Davous, D. ; Seigneur, E. ; Auvrignon, A. et coll. 2010. « L’alliance parent-enfant-soignant à l’épreuve de l’erreur médicale », Archives de pédiatrie, vol. 17, 12, p. 1696-1708.
- Fleury, C. 2015. Les irremplaçables, Paris, Gallimard.
- Hirschman, A. 1970. Exit, Voice and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge ma, Harvard University Press.
- Karazivan, P. ; Dumez, V. ; Flora, L. et coll. 2015. « The patient as partner in care: Conceptual grounds for a necessary transition », Academic Medicine, Canada, vol. 90, issue 4, p. 437-441.
- Reach, G. 2017. « Pour l’avènement à l’hôpital d’une “bientraitance ordinaire” », La revue du praticien, vol. 67, p. 371-379.
- Ricœur, P. 1983-1985. Temps et récit (3 tomes), Paris, Le Seuil.
- Semprun, J. 1994. L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard.
- Walzer, M. 1997. Sphères de justice : une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil (édition originale américaine 1983).
Notes
-
[1]
« Les matins du samedi », émission de Caroline Broué : Les États généraux, première étape de la démocratie sanitaire. https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-idees-de-la-matinale/jean-francois-delfraissy/
-
[2]
Devenu en 2010, Espace éthique Île-de-France.
-
[3]
Créer et animer une structure de réflexion éthique : http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/Checklist%202017%20pages%20doubles.pdf/. L’Espace éthique Île-de-France a souhaité proposer, non pas une méthode unique, mais un aide-mémoire, une checklist capable d’attirer l’attention des porteurs de projet sur les questions à aborder, les missions à définir et les objectifs à arrêter pour animer une structure éthique.
-
[4]
Cf. http://www.espace-ethique.org/parents-soignants-pediatrie/ une présentation complète du groupe et des publications à l’occasion de l’anniversaire des vingt ans du groupe sur les enjeux éthiques de la relation de soin en pédiatrie.
-
[5]
C’est ainsi, par exemple, que nous avons instauré, pour le travail sur l’erreur en milieu de soin, une collaboration suivie avec Benjamin Pitcho, avocat à la cour, maître de conférences à l’université Paris 8.
-
[6]
Narrativité ontologique à laquelle Paul Ricœur nous a invité à réfléchir, sous l’appellation d’identité narrative qu’il développe dans les trois tomes de Temps et récit (Ricœur, 1983-1985).
-
[7]
http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/Smadja-Enquoicegroupeestilunique.pdf/ p.2
-
[8]
Les figures 1 à 3 ont été conçues et réalisées par Franck Bourdeaut, oncologue, Institut Curie, Paris, membre du groupe depuis 2007 et coordonnateur médecin de 2010 à 2016.
-
[9]
Par exemple, dans la revue hebdomadaire Vraiment : Patient-expert, n° 6, 25 avril 2018.
-
[10]
Université Pierre et Marie Curie, Paris à l’initiative de Catherine Tourette-Tourgis.
-
[11]
Le centre hospitalier universitaire Sainte-Justine de Montréal à vocation pédiatrique et tout particulièrement le service d’hématologie-oncologie sont pionniers dans ce domaine.
-
[12]
Ayant conduit à la réalisation d’un film documentaire de formation pour les professionnels de santé : Que reste-t-il de nos erreurs ?, film réalisé par Nils Tavernier et Gil Rabier, 2012 : https://youTube/dVsdCAg4XVg/.
-
[13]
Philosophe ayant accompagné les travaux du groupe : lipha-Paris Est (Laboratoire interdisciplinaire du politique Hannah Arendt).