1L’engouement institutionnel récent pour le traitement des manquements à l’intégrité scientifique nous oblige à opérer quelques clarifications. Nous devons notamment répondre à deux questions : de quoi ces manquements sont-ils le nom ? Quelle orientation politique souhaitons-nous prendre pour y remédier ? De façon un peu schématique, nous identifions actuellement deux grands types de réponse à la première question, une réponse déontologique et une réponse socio-épistémologique. La première est dominante : il s’agit d’affirmer que les manquements à l’intégrité scientifique sont le résultat d’une carence de procédures de cadrage déontologique et de contrôle des pratiques. Cette tendance à déontologiser l’éthique de la recherche fut remarquée par la délégation du cnrs dans ses conclusions sur la troisième conférence internationale sur l’intégrité scientifique qui a eu lieu à Montréal en 2013 : « On peut remarquer la domination des conceptions américaines sur les dysfonctionnements (les ffp, fraude, falsification, plagiat) et sur les pratiques de recherche critiquables (qrp), la vision de la recherche tournée avant tout vers l’innovation, et enfin l’absence de rappel de notions de l’éthique de la science au sens large » (cnrs, 2013). La seconde est minoritaire : ces manquements sont le symptôme d’une crise du concept de science, crise à la fois épistémologique, éthique et politique. Deux orientations politiques découlent assez directement de ces deux réponses : soit l’accent est mis sur le renforcement des cadres déontologiques et des « bonnes pratiques », dans un objectif de normalisation. Ainsi, selon Étienne Vergés, « il est possible de qualifier d’intègre scientifiquement l’action du chercheur qui se conforme aux normes générales de l’éthique et de la déontologie du chercheur, ainsi qu’aux normes éthiques particulières, applicables dans son champ disciplinaire. L’intégrité scientifique peut ainsi se définir comme une conduite scientifique conforme aux normes éthiques et déontologiques générales ou spéciales » (Vergés, 2009). Soit l’attention est portée sur les conditions épistémologiques et éthiques d’une recherche de qualité dans une prise en compte forte du contexte politique. Ici, les manquements à l’intégrité scientifique ne sont que le symptôme d’une difficulté à comprendre les mutations profondes du paysage de la recherche scientifique contemporaine.
2L’enjeu n’est pas de choisir entre ces deux orientations mais de comprendre leur nécessaire complémentarité. Plus précisément, nous postulons la nécessité d’une clarification entre trois concepts : l’éthique de la recherche, l’intégrité scientifique et la responsabilité sociale. L’enjeu est à la fois de qualifier chacun de ces trois domaines et de proposer un mode de composition entre eux, composition qui doit aussi faire œuvre de discernement entre les enjeux épistémologiques, normatifs et politiques. De façon minimale, nous qualifions l’éthique de la recherche comme démarche réflexive sur le contexte, les valeurs, les conséquences et les finalités de la recherche scientifique (dimension socio-épistémologique) ; l’intégrité scientifique comme démarche qui vise à encadrer d’un point de vue déontologique les « bonnes pratiques » d’une communauté (dimension normative) ; et enfin, la responsabilité sociale de la science comme démarche politique qui vise à caractériser les missions et la vision de la science et de ses acteurs dans une prise de conscience du caractère impliqué de celle-ci (dimension politique). Pour éviter le piège de la normalisation des pratiques et des contenus de la recherche — dont la conséquence serait inévitablement un appauvrissement de la diversité des points de vue et des connaissances — nous proposons de positionner l’éthique de la recherche comme un pivot réflexif entre intégrité scientifique (démarche orientée vers la communauté) et responsabilité sociale (démarche orientée vers la société). Cette proposition n’a pas d’autre ambition que d’être un cadre d’analyse de situations très concrètes.
3L’exemple de la publication est en cela paradigmatique. Nous pouvons expliquer l’augmentation des rétractions d’articles pour fraude (par exemple, fabrication de données) par la faillibilité des procédures de relectures (trop d’articles, trop de données, pas assez de temps, pas assez de reviewers) et, en conséquences, mettre en place des dispositifs de contrôle et de normalisation des procédures de publication. Mais ce qui restera invisible dans une telle approche du problème, c’est le caractère profondément problématique de la course à la publication, de la compétition qu’elle provoque et sa centralité pour la reconnaissance académique d’un chercheur ou d’une institution. Plutôt que de s’enliser dans une standardisation toujours plus caricaturale des pratiques de recherche, il serait temps de prendre au sérieux des enjeux socio-épistémologiques comme la temporalité des démarches de production de la connaissance scientifique, l’accompagnement des collectifs de travail en science, la reconnaissance et le respect du pluralisme scientifique, la prise en compte des limites épistémologiques des démarches de traitement des données massives et hétérogènes ou encore l’élargissement de la notion de qualité scientifique à des critères non plus exclusivement épistémiques mais aussi éthiques et politiques (Longo, 2016) (permettant par exemple d’appréhender les intérêts divers et parfois contradictoires qui contribuent à construire ou à orienter une recherche). C’est au prix d’une telle démarche réflexive que les nombreux et légitimes rappels au respect de l’intégrité scientifique gagneront en pertinence.
Bibliographie
- CNRS 2013 — Compte rendu de la 3e World Conference on Research Integrity (WCRI), Montréal, 6-8 mai, http://www.cnrs.fr/comets/spip.php?article83.
- Longo, G. 2016 — « Complexité, science et démocratie », MEGAchip, Democrazia nella comunicazione. https://www.iea-nantes.fr/rtefiles/File/Publications%20et%20nouvelles/longoentretiendemocratscie.pdf
- Vergés, É. 2009 — « Éthique et déontologie de la recherche scientifique, un système normatif communautaire », dans J. Larrieu (sous la direction de). Qu’en est-il du droit de la recherche ?, Paris, LGDJ, 2009, p. 131.