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Article de revue

Les figures de l’anticipation

Ou comment prendre soin du futur

Pages 14 à 18

Notes

  • [1]
    D. Innerarity, Le futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Paris, Éditions Climats, 2008.
  • [2]
  • [3]
  • [4]
    Ce travail de typologisation de conceptions de l’anticipation fait l’objet d’un article en cours de publication : L. Coutellec, P.-L. Weil-Dubuc et S. J. Moser, Le probable, le possible et l’imaginable. Pour une éthique d l’anticipation, In press, 2015.
  • [5]
    Voir à ce propos : S. Firestein, Ignorance : How It Drives Science, Oxford, Oxford University Press, 2012.
  • [6]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mill Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
  • [7]
    É. Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
  • [8]
    Voir par exemple : J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
  • [9]
    Voir par exemple l’intervention de Georges Amar à l’occasion des « Conversations Éthique, Science et Société 2014 » organisés par l’Espace éthique sur le thème de l’anticipation : G. Amar, « Prospective non-prédictive. Pour une conception paradoxale du futur », 9 juin 2014, Paris (voir la vidéo).
  • [10]
    Voir à ce propos : A.-F. Schmid, A. Hatchuel, « On generic epistemology », Angelaki, Journal of Theoretical Humanities, 19 (2), 2014, p. 131-144.
  • [11]
    E. Bloch, Le principe espérance, Paris, Gallimard, tome 1, 1976.
  • [12]
    L. Coutellec et P.-L.Weil-Dubuc, « For an ethics of anticipation, between hope and responsibility. Perspectives in the case of Alzheimer’s disease », www.projectanticipation.org
  • [13]
    A.L. Bredenoord, M.-C. de Vries, H. van Delden, « The right to an open future concerning genetic information », Am J Bioeth., 14, 2014, p. 21-23.
English version

1« La logique de l’urgence déstructure notre relation au temps, en le subordonnant toujours au moment présent. Tel est le contexte d’ambition collective de nos sociétés, l’exténuation du désir, nos peurs diffuses, le repli sur les intérêts individuels et le manque de perspective. On pourrait dire que le processus a triomphé sur le projet, le post sur le pro, et que les conduites d’anticipation relèvent davantage de la prévention et de la précaution que de la prospective et du projet. Cette myopie temporelle est en train d’affecter notre capacité de représentation de l’avenir. Ce n’est pas l’urgence qui empêche d’élaborer des projets à long terme mais l’absence de ces projets qui nous soumet à la tyrannie du présent [1]. »

2L’anticipation semble être l’objet d’un nouvel intérêt transversal, comme en témoigne l’organisation récente du premier congrès international consacré entièrement à ce thème [2]. Pour la deuxième année consécutive, l’anticipation est aussi l’objet de notre séminaire de recherche interdisciplinaire, au sein de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France [3]. Prévision, prédiction, pronostic, diagnostic, scénario, etc., autant de notions omniprésentes qui révèlent une volonté forte d’anticipation. Autant de notions qui se concrétisent dans des dispositifs de soin, de décision, de prospective, de planification. Dans le domaine de la santé, l’anticipation devient une préoccupation de premier ordre avec la multiplication des diagnostics et des outils de prédiction. L’anticipation transforme aussi la pratique scientifique, où la précision computationnelle et l’avalanche de données prennent une part de plus en plus significative. L’anticipation est au cœur des débats autour du changement climatique où modèles de prédiction, scénarios et simulations sont devenus des outils tout aussi scientifiques et techniques que politiques. Dans les domaines économique et financier, l’anticipation se trouve dans une situation paradoxale, entre l’accélération des flux financiers, « gouvernance algorithmique », et la nécessité d’une attention pour le long terme. On l’aura compris : l’anticipation est une préoccupation transversale qui engage notre rapport au futur dans toutes les sphères de la société. L’ambition de ce dossier thématique est d’interroger les différentes figures de l’anticipation dans les contextes concrets où elle est convoquée.

Une approche plurielle de l’anticipation

3À la base de ce dossier, une hypothèse : il existe plusieurs conceptions de l’anticipation, et l’enjeu est d’en identifier toutes les potentialités, les présupposés, les contradictions, voire les incompatibilités. Nous ne cherchons pas à définir de façon précise l’anticipation au risque de l’enfermer dans une définition surdéterminée par l’une de ses conceptions. Une approche minimale nous suffit : il y a anticipation lorsqu’il y a souci envers le futur. Cette attention envers le futur, cette aspiration à anticiper, s’exprime alors de multiples manières. Précisément, nous identifions trois conceptions de l’anticipation : « anticipation prédictive », « anticipation adaptative » et « anticipation projective ». À chacune de ces conceptions, nous associons un certain rapport au futur, un certain rapport au savoir, une certaine philosophie politique [4].

4L’anticipation prédictive aborde le futur sous le registre de la probabilité et du calcul (nous parlons alors de prédiction instrumentale) ou selon le mode de la prophétie (nous parlons alors de prédiction téléologique), (sur)déterminant le probable ou annonçant le certain à partir des conditions du passé. Cette conception suppose une forme de préemption du futur, déterminant ce qui est à partir de ce que l’on veut voir advenir. Du point de vue de notre rapport au savoir, se manifeste ici une tension essentielle entre efficacité (des dispositifs prédictifs) et pertinence (des connaissances qui en sont issues). La prédiction mobilise le style de raisonnement probabiliste comme méthode pour construire des connaissances sur l’avenir. La philosophie politique suggérée par une telle conception de l’anticipation est de type conservateur, dans la mesure où le passé surdétermine l’avenir. Un calcul de probabilité n’invente pas, ce qui existera dans le cadre de la prédiction ne peut être qu’un prolongement ou une variante de ce qui existe ou de ce qui a existé dans le passé. La prédiction ou la prophétie font du futur un miroir du passé.

5L’anticipation adaptative cherche à créer les conditions d’un futur toujours ouvert. L’imprévisibilité de ce qui peut advenir est ici érigée en principe d’action pour le présent. Autrement dit, cette indétermination du futur implique une anticipation qui maximise le potentiel évolutif et adaptatif des individus, des sociétés et des institutions. Non-savoirs et incertitudes ne sont ni ignorés ni réduits dans un calcul de risque, ils sont au cœur des dispositifs de production de connaissances [5]. Les savoirs d’anticipation relevant de cette conception ne cherchent pas « à connaître ou à dire avant » le futur, mais à « connaître ou à dire avec » le futur. Une conséquence épistémologique en est le caractère nécessairement non disciplinaire de ces savoirs, dans le sens où l’adaptation demande de mobiliser des registres de connaissances très hétérogènes et transversaux. La diversité épistémique devient ici une capacité pour faire face à l’imprévisible. Une telle conception de l’anticipation est proche des idées philosophiques et politiques de la pensée rhizomatique de Deleuze et Guattari [6], reprise et amplifiée par Édouard Glissant [7] et, dans le registre politique, par Judith Butler [8].

6L’anticipation projective cherche, quant à elle, une rupture dans la linéarité temporelle de la chronologie. Le futur anticipé est une projection désirable ou alarmante, dans tous les cas radicalement nouvelle, dans un détachement à la fois des poids du passé et des déterminations du présent. La caractéristique fictionnelle de cette conception de l’anticipation se présente comme une méthode (à la manière de l’utopie) pour imaginer l’inimaginable, pour penser l’impensable, pour débattre de l’impossible. L’invention conceptuelle est au cœur de cette idée d’anticipation, que l’on peut, à certains égards, rapprocher de certaines théories de la conception innovante [9] et d’une épistémologie générique [10]. La pensée de Ernst Bloch rencontre très certainement cette conception de l’anticipation, lorsqu’il invite à anticiper des « images de souhait » grâce à une épistémologie de la conscience anticipante, forme d’espérance érudite (docta spes) ou de rationalité utopique [11].

7Notre intention n’est pas de contraster ces trois approches, de les opposer ou de les classer. L’enjeu est plutôt, dans la perspective de fonder une éthique de l’anticipation, de les penser ensemble pour identifier en quoi elles peuvent être complémentaires, mais aussi dans quelle mesure elles peuvent se rendre réciproquement incompatibles.

Vers une éthique de l’anticipation

8Dans un tel contexte, penser une éthique de l’anticipation devient nécessaire. Si l’anticipation se pense au pluriel, si pour chacune de ses conceptions, c’est l’idée même de futur qui est questionnée, alors nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion partagée sur les valeurs qui sont mobilisées, sur les finalités de ces démarches d’anticipation et leurs conséquences sur les individus et les sociétés. Mais une éthique de l’anticipation ne devrait pas se réduire à une éthique appliquée aux questions du futur. Comme nous l’avons proposé à l’occasion de la première conférence internationale sur l’anticipation organisée sous l’égide l’unesco[12], une éthique de l’anticipation serait plutôt une éthique des temps présents permettant de mettre en partage des tensions essentielles sur notre conception du futur, sur notre conception des savoirs d’anticipation, sur le choix des valeurs qui doivent guider nos actions anticipatrices. Autrement dit, une éthique de notre attention envers le futur, une éthique du soin que nous portons envers le futur. Une telle éthique ne sera ni une éthique sectorielle (appliquée à un champ particulier), ni une éthique purement théorique, sa pertinence viendra de sa capacité à se construire au croisement des savoirs, des disciplines, des pratiques et des enjeux.

9Dans un contexte où de fortes mutations anthropologiques, sociales et techniques accompagnent les processus d’anticipation, où le futur se dérobe devant toutes les incertitudes du présent, le rôle d’une éthique de l’anticipation sera d’identifier les conséquences, de clarifier le contexte, de mettre en lumière les valeurs et les finalités des différentes formes d’attention envers le futur, des différentes démarches d’anticipation. Mais la dimension descriptive, analytique, d’une telle éthique gagnera à s’associer à une posture plus impliquée consistant à affirmer que l’enjeu d’une telle réflexion est de construire un espace collectif de pensée sur notre capacité à penser un avenir véritablement commun. C’est le parti pris de ce dossier, et nous espérons que les sept contributions qui suivent aideront à l’éclairer.

Présentation des contributions

10Jean-Philippe Pierron nous invite à repenser l’anticipation « à partir d’un autre modèle que celui de la rationalité instrumentale, pour lequel la maîtrise des moyens dispense d’une interrogation sur les fins ». Il interroge ainsi la façon dont l’anticipation peut accueillir la créativité. « Que se passe-t-il si on pense l’anticipation à partir des énergies créatrices des humains et de la culture plutôt qu’à partir du projet technicien de maîtrise et de contrôle ? » L’auteur propose de penser l’anticipation depuis un autre lieu que celui de la « prévision planifiée », explorant ses potentialités lorsqu’elle devient « stupeur continuée ». Cette forme d’anticipation adaptative qui parie sur les forces imaginantes de la créativité humaine ambitionne de gagner du terrain sur les forces rationalisantes de la technicité instrumentale des dispositifs de prédiction.

11Pour Yannick Rumpala, « quel que soit le domaine d’application, un enjeu fort pour une éthique du futur est d’empêcher que des trajectoires puissent être verrouillées ». À cet effet, les ressorts de la science-fiction peuvent nous aider à l’imaginer l’impensable. Une science-fiction qui « montre également que le futur, notamment dans sa dimension écologique, est forcément un futur commun, précisément un futur dans lequel l’habitabilité de la planète relève d’une responsabilité collective transgénérationnelle ». En effet, la science-fiction peut nous aider à réfléchir à une éthique du futur dans la mesure où elle offre, comme nous le propose l’auteur, « l’un des rares endroits où un observateur attentif peut voir vivre, agir, s’organiser les “générations futures” ».

12La contribution de Bernadette Bensaude-Vincent vise à questionner les figures du temps impliquées dans cette volonté d’anticiper le futur et, plus précisément, celle qui lui semble être hégémonique, la figure du temps vectorisé, la fameuse « flèche du progrès ». Comment « appréhender les temps multiples immanents à chaque être au monde », sans prendre du recul par rapport à ce temps universel construit par les sciences modernes ? Composer avec des temps multiples, identifier et analyser les discordances temporelles, les désynchronisation, tels sont les enjeux auxquels nous devons faire face pour l’étude des objets techniques et des sociétés technologiques. L’auteure nous invite finalement à construire « une éthique de l’attention au devenir des choses et aux temporalités enchevêtrées ».

13Julia et ses collaborateurs illustrent dans le domaine de la génétique médicale, avec l’usage du séquençage nouvelle génération (très haut débit) en santé, la façon dont certains dispositifs d’anticipation prédictive contribuent à déplacer les frontières classiques entre pratique diagnostic et recherche. Les auteures montrent que ces démarches anticipatrices soulèvent des questionnements éthiques assez nouveaux, là où les données devenues massives et hétérogènes prennent une place centrale dans les dispositifs de recherche, de clinique et de soin. Ici encore se pose la possibilité de maintenir pour chaque individu un « droit à un avenir ouvert [13] ».

14Catherine Audard propose une réflexion sur la capacité à anticiper, faisant valoir que cette capacité est non seulement propre à la nature de l’être humain mais encore –  et là est le point important – doit être considérée comme le support de sa dignité d’être humain. Contre une tendance de l’utilitarisme à penser l’être humain comme un récipient statique de satisfactions, l’auteure entend, à la suite de John Rawls, reconnaître le statut moral des êtres humains comme « êtres en développement » et, par là même, comme êtres de justice. Mais qu’en est-il des personnes qui sont incapables de se projeter dans le futur et de rendre justice ? Ne sont-elles pas dignes de la justice ? Ne sont-elles éligibles qu’à la charité ? Pour dépasser cette apparente fragilité de la théorie de Rawls, Catherine Audard remarque que la notion de développement contient celle de vulnérabilité, puisque l’être humain est exposé par sa finitude au vieillissement et à la diminution de ses capacités cognitives. La dignité qualifie, dans ces conditions, un mode de relation due à tout être humain plus qu’une qualité intrinsèque.

15La contribution d’Anne Bardet est une analyse argumentée de la pensée du philosophe José Ortega y Gasset, selon lequel « l’avenir est l’organe principal et primaire de la vie humaine ». Tourné vers un avenir par nature incertain et hasardeux, l’homme est tenté de se tourner vers un passé reconstruit et figé dans lequel il risque de s’enliser. L’acceptation de sa « composition futuriste » doit mener l’être humain à puiser dans le passé la matière vivante d’une projection vers le futur. Cette éthique est solidaire d’une philosophie politique opposée à la réaction : davantage que par des traditions, la communauté politique s’unit par un projet commun.

16L’article de Soulier et ses collaborateurs porte sur les biobanques. Le recueil d’échantillons biologiques collectionnés au sein des biobanques engage l’avenir d’une multitude d’acteurs – la communauté scientifique, les participants à la recherche et la collectivité sociale. Cet avenir reste largement imprévisible tant que la valeur scientifique du recueil d’échantillons et les usages de ces échantillons sont incertains. L’article analyse à cet égard le rôle de la « promesse » comme ferment d’une communauté affective, à travers l’exemple du recueil d’échantillons de placentas entre 1991 et 1992. Les auteures considèrent aussi l’évolution décisive que les nouvelles pratiques de collecte de données biologiques font subir à la notion de consentement. Les enjeux éthiques d’un consentement évolutif qualifié de « dynamique » sont analysés.


Date de mise en ligne : 05/06/2016

https://doi.org/10.3917/rfeap.002.0014

Notes

  • [1]
    D. Innerarity, Le futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Paris, Éditions Climats, 2008.
  • [2]
  • [3]
  • [4]
    Ce travail de typologisation de conceptions de l’anticipation fait l’objet d’un article en cours de publication : L. Coutellec, P.-L. Weil-Dubuc et S. J. Moser, Le probable, le possible et l’imaginable. Pour une éthique d l’anticipation, In press, 2015.
  • [5]
    Voir à ce propos : S. Firestein, Ignorance : How It Drives Science, Oxford, Oxford University Press, 2012.
  • [6]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mill Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
  • [7]
    É. Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
  • [8]
    Voir par exemple : J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
  • [9]
    Voir par exemple l’intervention de Georges Amar à l’occasion des « Conversations Éthique, Science et Société 2014 » organisés par l’Espace éthique sur le thème de l’anticipation : G. Amar, « Prospective non-prédictive. Pour une conception paradoxale du futur », 9 juin 2014, Paris (voir la vidéo).
  • [10]
    Voir à ce propos : A.-F. Schmid, A. Hatchuel, « On generic epistemology », Angelaki, Journal of Theoretical Humanities, 19 (2), 2014, p. 131-144.
  • [11]
    E. Bloch, Le principe espérance, Paris, Gallimard, tome 1, 1976.
  • [12]
    L. Coutellec et P.-L.Weil-Dubuc, « For an ethics of anticipation, between hope and responsibility. Perspectives in the case of Alzheimer’s disease », www.projectanticipation.org
  • [13]
    A.L. Bredenoord, M.-C. de Vries, H. van Delden, « The right to an open future concerning genetic information », Am J Bioeth., 14, 2014, p. 21-23.

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