Notes
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[1]
D. Sicard. L’alibi éthique, Paris, Plon, 2006.
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[2]
Nous avons approfondi cette question de l’autonomie de l’éthique dans L. Coutellec, De la démocratie dans les sciences. Épistémologie, éthique et pluralisme, Paris, Éditions Matériologiques, 2013.
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[3]
Voir à ce propos : J.-M. Bigler, H. Potier, « L’éthique en entreprise : une nécessaire instrumentalisation ? », Revue économique et sociale, n° 1, 2003, p. 88.
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[4]
Nous retrouvons cet usage du générique dans l’épistémologie générique développée par Anne-Françoise Schmid.
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[5]
M.-G. Pinsart, La bioéthique, Paris, Le cavalier bleu, 2009, p. 45.
1Commençons par donner une définition liminaire de l’éthique, assumant le risque que cela comporte, tant les usages de celle-ci sont multiples, et conscient des limites d’une approche définitionnelle dans un domaine qui appelle plutôt à l’invention conceptuelle. Mais s’en priver, n’est-ce pas entretenir, précisément, les ferments de l’instrumentalisation de ce terme, là où la flexibilité notionnelle rencontre l’ambiguïté des usages ? Prenons donc le risque, avec la précaution de donner à la définition qui suit le statut d’hypothèse. L’éthique est un exercice de questionnement existentiel et, en cela, elle est partie prenante de la philosophie sans pour autant s’y réduire, son mode d’intervention étant celui de la généricité (capacité de ne pas dépendre exclusivement de l’une de ses dimensions constitutives). Selon nous, ce questionnement relève d’une démarche précise qui s’organise selon quatre dimensions interdépendantes et centrées sur nos actes : évaluer les conséquences ; prendre en compte le contexte ; interroger les finalités ; identifier les valeurs. Avoir une réflexion éthique à propos du nucléaire civil, ce n’est ni se prononcer sur le caractère acceptable ou pas de cette technologie par la convocation de principes abstraits confondant alors éthique et morale, ni s’aventurer dans un calcul de risque (balance coût/bénéfice) où l’éthique s’effacerait alors devant la seule raison instrumentale. Une telle réflexion implique plutôt de mobiliser ensemble les quatre dimensions de la réflexion éthique que sont les conséquences, le contexte, les finalités et les valeurs, dans le cadre d’une démarche collective et démocratique.
2Mais la pertinence de l’éthique ne tient pas seulement à la précision de son champ d’investigation, elle relève aussi de la capacité à définir, à son propos, une forme d’autonomie. S’il est fréquent de revenir sur la nécessaire et difficile autonomie de la science, dans un contexte où celle-ci se présente dans un enchevêtrement avec l’économie, la demande sociale et les enjeux politiques, c’est très différent pour cet autre champ de l’entendement qu’est l’éthique. Cela tient, à notre avis, à deux raisons principales : une acception consensuelle du rôle de l’éthique comme essentiellement accompagnatrice, rôle qui suspend de facto toute prétention à tracer son propre chemin ou à produire ses propres réflexions ; une indistinction entre ce que peut l’éthique et ce pourquoi elle est convoquée, indistinction qui réduit l’éthique à sa dimension instrumentale. Dans un tel contexte, l’autonomie de l’éthique n’est pas simplement impensée, elle est impossible. Pourtant, entre morale, droit et politique, il conviendrait de définir plus précisément le lieu de l’éthique, son espace d’autonomie, au risque de n’en faire qu’un supplément d’âme ou, pire, un alibi, comme cela a déjà été démontré [1]. Mais préciser l’espace d’autonomie de l’éthique eu égard à la morale, au droit et à la politique ne suffit pas, il nous faut aussi identifier les possibilités d’une juste distance avec ses contextes d’application pour ne pas réduire l’éthique aux seules éthiques appliquées. Finalement, nous identifions au moins trois clarifications nécessaires pour penser une autonomie de l’éthique : (1) une clarification des motifs de sa convocation ; (2) une clarification de ses liens avec la morale, le droit et la politique ; (3) une clarification de ses rapports au théorique et au pratique. Dans ce qui suit, nous ne faisons qu’effleurer les enjeux de ces trois conditions [2].
3Clarifier les motifs de convocation de l’éthique, c’est identifier les principaux pièges de son instrumentalisation. En premier lieu, et de façon assez vulgaire, l’éthique est souvent convoquée comme qualificatif pour servir d’argument marketing (entreprise éthique, consommation éthique, placement éthique,…). L’éthique fait vendre et les consultants en communication l’ont bien compris. Or, l’éthicisation des discours n’implique que rarement l’intégration d’une démarche de réflexion éthique dans les actes [3]. Une autre instrumentalisation fréquente de l’éthique tient à sa convocation comme prothèse justificatrice en régime d’innovation. Là aussi, l’éthique n’a aucune autonomie, elle est diluée dans cet appel inconséquent aux sciences humaines et sociales. Dans un tel contexte, difficile aujourd’hui de contredire la charge radicale de Francis Fukuyama contre les éthiciens, qui ne seraient que des « justificateurs sophistiqués » de ce que la science et la technique veulent réaliser. Clarifier les liens qu’entretient l’éthique avec la morale, le droit et le politique, c’est préciser la nature de son mode d’intervention dans ce paysage disciplinaire. Les principes, les normes, les lois, les projets, les rapports de force, les décisions sont, pour l’éthique, des matériaux à considérer pour la démarche réflexive. Mais dans son questionnement situé, l’éthique ne les produit pas directement. C’est ici que le caractère générique du mode d’intervention de l’éthique prend tout son sens [4]. L’éthique conjugue des registres hétérogènes (exemple : celui de la norme et de la décision), compose avec des ingrédients de natures différentes (exemple : un code de déontologie et un contexte social particulier), rend compossibles des mondes apparemment incompatibles (exemple : celui de la morale et celui du politique) sans jamais dépendre exclusivement de l’un de ces registres, ingrédients ou mondes. Lieu de généricité et recherche de pertinence, l’éthique lie ce que la suffisance disciplinaire sépare. Clarifier les rapports de l’éthique au théorique et au pratique, c’est résister contre deux tendances lourdes liées à l’institutionnalisation de l’éthique : celle qui veut réduire l’éthique à une philosophie morale et celle qui vise à réduire l’éthique à sa dimension appliquée. Dépendante de la tradition ou dépendante de son contexte d’application, dans les deux cas l’autonomie de l’éthique est impossible. Comme le rappelle Marie-Geneviève Pinsart, c’est tout l’enjeu de la bioéthique que de dépasser ces deux formes de neutralisation de l’éthique : « Un des enjeux de la bioéthique actuelle est de définir ce rapport entre le général et le particulier : soit elle continuera à alimenter une dynamique constructive entre eux – alliant l’un et l’autre dans réflexion –, ou elle poussera leur tension jusqu’à la rupture, se scindant en une bioéthique des cas particuliers et une bioéthique générale [5]. »
4Définir l’éthique sans l’enfermer, identifier les conditions de son autonomie sans l’isoler, c’est finalement lui construire un espace d’expression que nous qualifions de « générique », dans la mesure où aucune de ses composantes ne peut prétendre capter les autres pour dire ce que doit être une réflexion éthique. Tel est, selon nous, l’effort conceptuel à faire pour une intégration pertinente de l’éthique dans les débats contemporains.
Notes
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[1]
D. Sicard. L’alibi éthique, Paris, Plon, 2006.
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[2]
Nous avons approfondi cette question de l’autonomie de l’éthique dans L. Coutellec, De la démocratie dans les sciences. Épistémologie, éthique et pluralisme, Paris, Éditions Matériologiques, 2013.
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[3]
Voir à ce propos : J.-M. Bigler, H. Potier, « L’éthique en entreprise : une nécessaire instrumentalisation ? », Revue économique et sociale, n° 1, 2003, p. 88.
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[4]
Nous retrouvons cet usage du générique dans l’épistémologie générique développée par Anne-Françoise Schmid.
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[5]
M.-G. Pinsart, La bioéthique, Paris, Le cavalier bleu, 2009, p. 45.