Notes
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[1]
Loi n° 2015-292 du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle, pour des communes fortes et vivantes
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[2]
Décret n° 54-1231 du 11 décembre 1954.
-
[3]
Décret n° 59-189 du 22 janvier 1959 relatif aux chefs-lieux et limites territoriales des communes.
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[4]
Le Monde, 23 mars 1968.
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[5]
Conseiller municipal de Carjac (Lot) depuis 1965, Georges Pompidou a été pour la première fois élu député en 1967 et ne siégera réellement qu’entre 1968 et son entrée en fonction à l’Élysée.
-
[6]
Journal officiel, Débats parlementaires, séance du 1er juin 1971, p. 2237.
-
[7]
Ibid., p. 2249.
-
[8]
Note de synthèse du ministère de l’Intérieur sur l’application de la loi, Archives Nationales, 20050375, Art. 1.
-
[9]
Note du préfet de la Nièvre au ministre de l’Intérieur, 13 mars 1972, ibid. François Mitterrand préside alors le Conseil général de la Nièvre.
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[10]
Note du préfet de l’Ardèche au ministre de l’Intérieur, 3 juin 1971, ibid.
-
[11]
Note du préfet du Nord au ministre de l’Intérieur, 17 mars 1972, ibid.
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[12]
Archives Nationales, 20050375, Art. 2-3.
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[13]
Cabinet du ministre de l’Intérieur, projet de communication pour le Conseil des ministres, janvier 1974, Archives Nationales, 20050375, Art. 2-3.
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[14]
La réforme des finances locales sera lancée après les municipales de 1977 et aboutira à la création de la dotation globale de fonctionnement visant à donner aux communes plus de latitude dans leur action.
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[15]
Entretien avec Pierre Mauroy à la Gazette des communes, 10 juin 2013.
1L’histoire du fait communal en France doit s’analyser sur la longue durée. De 1789, date de la transformation des paroisses d’ancien régime en communes à part entière (44 000 environ), jusqu’à la récente loi de mars 2015 [1], l’organisation des communes a suscité de très nombreux débats, souvent passionnés dans la mesure où le maire occupe une place symbolique dans le panthéon républicain. Selon la formule de Maurice Agulhon, il est, depuis le XIXe siècle, « à la fois l’élu des citoyens et le grand ordonnateur des rites, cérémonies et manifestations civiques » (Agulhon, 1992, 470 et Agulhon, 1997, 179-197). Parmi les questions très débattues, figure celle de la définition du périmètre de l’intervention communale. Faute de pouvoir s’entendre sur la fusion de communes, la priorité est donc donnée à l’entente intercommunale. Afin de maîtriser au mieux les conséquences de l’expansion urbaine, la loi communale de 1884 autorise les conseils municipaux à constituer des « ententes » au sein desquelles des « questions d’intérêt commun » pourront être, durant des « conférences » débattues. La nature même de certaines questions nécessite toutefois une loi spécifique afin d’organiser une véritable entente intercommunale. Pour cela, l’État crée en 1890 une loi autorisant les communes à constituer des syndicats intercommunaux à vocation unique (SIVU). Estimés à une quarantaine en 1914, ils seront plus de 2 000 à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, pour l’essentiel en zone rurale (Pezon et Petitet, 2004, 4). Au fil du premier vingtième siècle, d’autres réformes émergeront sans que toutefois soit envisagée réellement la possibilité de recourir à la création de communes nouvelles issues de la fusion de certaines d’entre elles. En cela, la France se distingue fortement de la Grande-Bretagne qui, par le biais notamment du modèle des cités-jardins, acte dès l’entre-deux-guerres le principe des villes nouvelles. En France, en revanche, le principe même de la commune comme entité administrative semble demeurer un principe intangible et il faudra attendre le milieu des années 1960 pour que l’État valide à son tour le principe des villes nouvelles.
2 Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la reconnaissance de l’aménagement du territoire comme priorité nationale repose la question de l’adéquation entre la trame urbaine et les schémas de développement local. L’autorité nouvelle de l’État en matière d’aménagement via le Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) bride quelque peu les velléités municipales ; les ambitions exposées par Jean-François Gravier en matière d’aménagement du territoire nécessitent en effet le concours direct de l’État (Dard, 2010). La fondation de la Cinquième République consacre, quant à elle, l’autorité exercée par l’État sur ces questions. Malgré la création des communautés urbaines en 1966, la question du dépassement communal reste largement posée pour l’État qui entend recomposer ses modes d’intervention spécifique auprès des territoires. Dans cette perspective, la loi Marcellin votée en 1971 entend donc répondre à ces objectifs (poursuite de la politique graviériste d’aménagement du territoire et nouvelles prérogatives de l’État dans l’esprit de la Cinquième République) en optant toutefois clairement pour le principe de la fusion communale. Son contenu tend alors à proposer une adaptation souple des structures locales sans que pour autant, les principales intéressées, les communes, aient été réellement associées à la définition de la loi. Il convient toutefois de s’interroger sur la véritable portée de cette loi quelque peu oubliée dans la longue histoire de l’intercommunalité en France.
3 Après avoir mis en perspective la préparation de la loi, nous nous intéresserons aux débats qui ont eu lieu à cette occasion, provoquant une nouvelle confrontation entre le gouvernement et les élus locaux. L’échec relatif de la loi dans son application nous amènera enfin à analyser la manière dont l’État a alors poursuivi la réflexion sur la question jusqu’au vote des lois de décentralisation en 1982.
L’organisation communale en débats
Un débat séculaire : fusion communale ou intercommunalité ?
4L’adaptation des limites communales aux conséquences de la croissance urbaine a conduit les autorités gouvernementales dans un premier temps à recourir à l’annexion communale comme en témoignent les processus amorcés dans un certain nombre de grandes villes, à commencer par Paris en 1860. La loi communale de 1884 garantit, quant à elle, aux entités municipales un régime de traitement uniforme. Petites et grandes communes peuvent en effet prétendre aux mêmes droits. Le maire incarne alors la démocratie municipale qui a permis la participation des citoyens au fonctionnement des institutions politiques. Il s’agit alors de « l’âge d’or des maires » pour reprendre une autre formule de Maurice Agulhon. Il n’en reste pas moins que très rapidement, on constate un écart de plus en plus flagrant entre celles qui s’inscrivent dans les dynamiques urbaines, et celles qui restent à la marge. Dès le début du vingtième siècle, dans de nombreux cas, la structure communale apparaît décalée vis-à-vis du maillage qui avait été défini en 1789 et n’avait dans la plupart des cas, pas ou très peu évolué. Il s’agit donc pour un certain nombre de ces communes petites et moyennes de songer non pas à un rattachement à la principale ville située parfois à proximité, mais plutôt d’envisager une mise en commun d’intérêts qui jusque-là se déclinaient à l’échelle municipale et seulement à cette dernière. De nombreux débats ont lieu à ce sujet entre édiles municipaux, en particulier en région parisienne.
5C’est en 1890 que les communes sont officiellement autorisées à créer des syndicats. Afin toutefois de limiter leurs pouvoirs, il est convenu qu’ils ne pourront n’avoir qu’un seul objet, d’où leur appellation de « syndicat à vocation unique » (SIVU). Dans l’entre-deux-guerres, la question ayant connu une nouvelle actualité avec la déshérence de certains villages due à l’hécatombe humaine de la Première Guerre mondiale, ne donne pourtant guère lieu à un train de réformes susceptibles de modifier en conséquence la carte territoriale française. En 1926, Raymond Poincaré, alors président du Conseil, procède par décret-loi à la suppression d’une centaine de sous-préfectures mais se garde bien dans le même temps de recourir à la fusion communale. Six ans plus tôt, un « Comité supérieur d’enquête » placé sous la présidence du Procureur général près la Cour des comptes avait pourtant été constitué afin de « rechercher et de proposer toutes les mesures susceptibles de réduire les dépenses de toute nature incombant à l’État et notamment de provoquer les modifications et suppressions de services et d’emplois qui ne sont pas rigoureusement indispensables » (Verdier, 2009, p.107-122). Dans la même perspective, les velléités régionalistes du ministre Étienne Clémentel, également au nom de la réduction des dépenses et de l’efficience administrative au sein des territoires, conduisaient à s’interroger sur la programmation d’une réforme territoriale qui, en définitive, ne vit pas le jour. En revanche, il est à noter que si l’idée d’une révision de la carte communale resta au final lettre morte, la réflexion engagée durant l’entre-deux-guerres sur les métropoles qui se développe alors dans plusieurs grandes villes françaises constitue en quelque sorte un premier jalon du changement de cap qui aura lieu après la Deuxième Guerre mondiale, et surtout au début de la Ve République. De même, après avoir supprimé l’élection des conseils municipaux au suffrage universel, le régime de Vichy engage une réflexion sur la place de la commune dans la future organisation politico-administrative sans que pour autant cela ne débouche sur une réforme. Dans l’une de ses contributions, il est question d’avoir recours à des « assemblées municipales de canton » sans que pour autant, on ne saisisse réellement ce que traduit cette forme d’oxymore territorial (Lizop, 1943). De son côté, Henri Sellier, infatigable avocat des pouvoirs locaux, écrit en 1943 que la loi française ne connaît toujours pas d’intermédiaire entre la commune, le département et l’État (Sellier, 1943).
6 Symboliquement, l’une des premières dispositions du gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle fut de restaurer les libertés communales. Si plusieurs ordonnances renvoient à l’organisation de l’administration municipale, l’hypothèse d’un nouveau découpage n’est toutefois pas à l’ordre du jour. C’est l’engagement par l’État, à partir des années 1950, de la politique d’aménagement du territoire, qui conduit peu à peu à s’interroger sur une possible nouvelle forme d’organisation territoriale qui réponde mieux aux enjeux de développement, ainsi que de modernisation que connaît alors la France. Une fois encore, le registre communal semble demeurer en soi intangible. C’est l’échelon régional qui paraît alors le mieux placé pour soutenir l’expansion et accompagner le processus d’aménagement du territoire. Aussi, en 1954, le gouvernement Pierre Mendès-France valide-t-il le principe de création des comités d’expansion économique et de commissions régionales de coordination [2]. Trois ans plus tard, la loi-cadre du 7 août 1957 sur la construction de logements et d’équipements collectifs dispose toutefois que « le gouvernement pourra prononcer par décret en Conseil d’État, la réunion de toutes les communes de l’agglomération en un syndicat auquel incomberont la réalisation et la gestion des équipements collectifs indispensables » (Bellanger, 2012). Ce qui constituait en soi un premier mouvement d’autorité à l’égard de la libre organisation des communes. Le Régime ne disposait toutefois plus de l’autorité politique suffisante pour aller plus loin dans ce sens.
La Cinquième République et l’organisation du territoire
7Le fondateur de la nouvelle République entend quant à lui engager une vaste réforme tendant à produire un nouveau modèle d’action publique territoriale reposant à la fois sur un enjeu de modernisation du territoire, ainsi que sur une prise de distance à l’égard des élus et des notables traditionnels, au premier rang desquels figurent les maires. Jugés trop proches de ces derniers, les préfets font également l’objet d’une observation critique de la part du nouveau Régime. De même, les nouvelles élites technocratiques ralliées à ce dernier entendent dépasser l’échelon communal au nom de l’impératif modernisateur. La mise en œuvre de cette réforme politique à l’échelle des territoires ne tarde pas et s’échelonne sur une décennie. En 1959, les ordonnances du 5 janvier permettent à une majorité de communes (et non plus à l’unanimité) de se constituer en syndicats à vocation multiple (SIVOM). En ce qui concerne les fusions, le texte permet aux conseillers municipaux des communes fusionnées de siéger au conseil municipal de la commune issue de la fusion sans avoir pour cela à se présenter de nouveau devant les électeurs. De même, le décret du 22 janvier 1959 dispense de l’avis du Conseil général les projets de fusion ayant reçu un avis favorable des communes intéressées et permet en outre aux anciennes communes de conserver un patrimoine propre [3]. Enfin, le décret du 14 octobre 1963 accorde, quant à lui, des attributions complémentaires de taxe locale en cas de fusion. Les textes prévoient aussi la création de districts urbains, premier stade de création d’une nouvelle forme de collectivité locale supra-communale. L’heure est ainsi aux structures intercommunales ainsi qu’à l’encouragement au regroupement.
8 Il est toutefois à noter que les résultats de ces incitations restent extrêmement modestes dans la mesure où entre 1958 et 1970, on ne recense que 298 fusions intéressant 635 communes. Quant aux districts, on n’en compte que deux. Il n’en reste pas moins que les différentes dispositions modifient le rapport entretenu jusqu’alors entre l’État et les élus locaux. Les associations de maire contestent d’ailleurs cette réforme qui leur apparaît comme le premier stade d’un projet plus global consistant en réalité à regrouper les communes malgré elles (Bellanger, 2014). La création des villes nouvelles dans le cadre de la mise en œuvre par Paul Delouvrier du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne apparaît aussi pour bon nombre d’élus locaux comme une volonté de mise sous tutelle par l’État gaullien des affaires relevant ordinairement de l’échelon local. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’image d’Haussmann réapparaisse alors pour qualifier l’œuvre de Delouvrier. Il est aussi à noter que pour un certain nombre de hauts responsables, la réforme des limites communales s’inscrit de fait dans la réforme de l’État lui-même. Le directeur des collectivités locales au ministère de l’Intérieur, Gabriel Paillez, qui intervient en 1965 au « XVIe Jour de l’Urbanisme » ayant pour thème cette année-là l’organisation et l’administration de la cité, estime pour sa part que la réforme de l’administration communale implique en parallèle celle des échelons locaux de l’administration de l’État. On peut donc considérer que les premières années de la Cinquième République préparent en quelque sorte le terrain à la programmation d’une nouvelle loi de redéfinition des compétences communales ainsi que des périmètres d’exercice de celles-ci.
9 La création des Communautés urbaines en 1966 constitue d’ailleurs un élément déterminant de la politique conduite depuis la fondation de la Ve République dans la mesure où, pour la première fois depuis la loi de 1890, elle remet en cause le principe de libre coopération des communes entre elles (Desage, 2010). On peut, en effet, y voir de la part de l’État, une nouvelle manière d’envisager les relations avec les communes dans la mesure où c’est lui qui décide sans consultation des élus intéressés, de la création de communautés urbaines dans un certain nombre de grandes agglomérations françaises. Le texte proposé en 1968 confirme la tendance. En mars 1968, le gouvernement soumet aux élus locaux des pistes de réformes, marquant ainsi son ambition de parvenir enfin à une réforme communale globale. Principalement, il s’agit de créer sur l’ensemble du territoire national des secteurs de coopération intercommunale dont le périmètre serait défini en concertation avec les élus locaux. Chacun de ces secteurs comporte obligatoirement la création d’un syndicat ayant en charge la préparation de l’ensemble des plans d’équipements collectifs. Les communes pourront aussi choisir de transférer certaines compétences au dit syndicat. Le contexte politique du printemps 1968 ne permit pas la mise en débat de ce projet de loi, et la nouvelle Assemblée élue en juin ne fut pas consultée sur ce projet qui représentait pourtant la première réforme d’ensemble proposée depuis 1884. Il est vrai que ce projet n’avait pas recueilli un fort enthousiasme auprès des maires qui étaient pour un certain nombre d’entre eux également parlementaires et n’entendaient nullement altérer le pouvoir local. La question d’une révision des modes de fonctionnement demeure néanmoins une priorité et ne concerne d’ailleurs pas que la France mais l’ensemble des territoires urbains européens. C’était d’ailleurs le thème principal du congrès de l’Union internationale des villes qui s’était tenue à Stockholm en 1967. Des processus de fusion de communes sont d’ailleurs, dès cette époque, en cours dans un certain nombre de pays européens, à commencer par la Grande-Bretagne qui, en juin 1969, dépose un projet de loi créant 61 nouvelles institutions intercommunales regroupant entre 250 000 et 1 million d’habitants. Hors d’Europe, le Canada mène également ce type de regroupements. Cette tendance lourde explique au moins en partie la volonté du gouvernement de poursuivre dans la voie de réforme des collectivités locales.
10 Dans cette perspective, on peut donc considérer que l’adoption de la loi de 1971 s’inscrit dans le processus de reconfiguration des relations entre l’État et les communes engagé au début de la Cinquième République et dans lequel Georges Pompidou a pris une part déterminante avant même d’être élu président de la République en 1969. C’est en effet au cours de son passage à Matignon (1962-1968) qu’un certain nombre de réformes ayant pour cadre l’échelon local ont été prises. C’est d’ailleurs de cette période que s’est nouée une défiance entre l’Association des maires de France (AMF) et le Premier ministre. Lors de son congrès en 1963, celle-ci, y compris avec les voix des élus gaullistes, avait voté une motion visant à attirer l’attention du gouvernement sur leur volonté de défendre leurs prérogatives. Elle insistait notamment sur le fait que les décisions concernant les collectivités locales soient prises le plus souvent sans les consulter et qu’à ce titre, « la vie des communes [soit] menacée par la perte d’autonomie locale » (Le Lidec, 2001).
Les prémices au projet de loi de 1971
11L’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, ainsi que la constitution du nouveau gouvernement confiée au député-maire de Bordeaux Jacques Chaban-Delmas, est l’occasion de relancer une nouvelle fois le débat sur le maillage territorial national. L’enjeu s’inscrit une fois encore dans celui, plus vaste, de la modernisation du pays et de la recherche « d’un gouvernement rationnel de l’administration » pour reprendre la formule de Philippe Bezes et que défend notamment le Commissariat général au Plan dans ses recommandations (Bezes, 2009). Les préconisations qui y sont faites en matière d’aménagement et d’équipement du territoire tendent notamment vers un regroupement des communes sur l’ensemble du territoire national. Dans le document de présentation du VIe Plan approuvé par le Parlement en juillet 1970, il est ainsi fait référence à « l’inadaptation des structures locales [qui] rend nécessaire la réforme institutionnelle des collectivités de base ». Un point pouvait à cet égard permettre d’établir une convergence entre l’État et l’AMF. Le président de cette dernière avait déclaré au sujet de la loi qui venait d’être votée sous l’autorité du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, son hostilité au système d’administration à deux degrés, jugée selon lui « lourde, onéreuse, et peu démocratique ». Cela n’empêcha toutefois pas les élus locaux de percevoir dans cette loi une nouvelle remise en cause de leur légitimité. Il convient donc de comprendre pourquoi la dite loi fut, en définitive, un échec.
La loi Marcellin
La nouvelle donne politique
12L’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République et la nomination de Jacques Chaban-Delmas constituent une nouvelle ouverture politique pour relancer le débat. Dans son discours d’investiture, le Premier ministre estime qu’une réforme de l’organisation du pouvoir local entre parfaitement dans le projet de « Nouvelle société » qu’il entend proposer aux français et qui répond à certains égards à l’analyse en cours sur la « société bloquée » (Crozier, 1971). Cette fois, le gouvernement entend toutefois agir avec prudence étant donné les relations encore fragiles avec l’AMF. En 1969, le climat de défiance entre le gouvernement et les élus locaux n’a pas disparu. Si le nouveau chef de l’État dispose d’une confortable majorité à l’Assemblée nationale, il ne peut toutefois pas ignorer les élus locaux. Lors de la présentation de l’avant-projet de loi de 1968, le député-maire socialiste de Bar-sur-Seine reflète l’opinion de nombreux de ses collègues, y compris ceux de la majorité :
« La résistance la plus forte au régime vient des élus locaux. Dans la mesure où on diminuera leur nombre, où on les coiffera d’organismes nouveaux, on réduira leur pouvoir et leur puissance. Quand une démarche vient d’en haut et qu’on veut faire le bonheur des gens malgré eux, cela me semble suspect » [4].
14 Malgré l’échec du projet de loi du printemps 1968, le débat sur la fusion communale reste une priorité pour le nouveau pouvoir. Il existe, en outre, un certain nombre de mouvements – comme l’Association pour la démocratie et l’éducation locale et sociale, le Club Jean Moulin ou bien encore le Conseil national des économies régionales – qui estiment, pour leur part, que les nouvelles formes de coopération intercommunale constituent la nécessaire base pour une refonte de la carte territoriale ; ce qui va à l’encontre de la position des associations d’élus locaux pour qui ce type de suggestions contrarie le pouvoir des élus municipaux. En réalité, le débat entre les deux principales options, coopération intercommunale d’un côté, fusion de l’autre, n’est guère explicitement abordé par les autorités publiques.
15 À la veille de la préparation de la loi, l’heure semble néanmoins à l’apaisement entre l’État et les élus locaux. Lors d’un déplacement à Lyon en octobre 1970, Georges Pompidou déclare qu’il s’agit surtout « dans tous les domaines de créer sans détruire, de rénover en partant de ce que qui est, et en commençant par la base, au lieu de prétendre imposer des superstructures technocratiques à nos structures traditionnelles » (La documentation française, 1972).
16 Après l’échec du référendum de 1969 sur la régionalisation et la réforme du Sénat, il convient, il est vrai, de se montrer prudent vis-à-vis d’élus locaux toujours méfiants à l’égard des projets de l’État. Pour Patrick Le Lidec, le rejet du projet référendaire s’apparente à un « précédent conflictuel » dont le successeur du général de Gaulle doit tenir compte (Le Lidec, 2001). Il marque dans tous les cas un point d’arrêt dans le mouvement de mise à distance des élus locaux voulu par le fondateur de la Cinquième République. Il ne faut pas non plus omettre le fait que, contrairement en particulier à son Premier ministre, le président de la République n’a guère un passé d’élu local [5].
17 Les mesures contenues dans la loi du 31 décembre 1970 qui visent, pour une partie d’entre elles, à relancer le processus d’intercommunalité, confirment la volonté de renouer le dialogue avec les élus locaux. Il s’agit : d’une part, d’alléger certaines modalités de la gestion locale, en particulier la suppression du contrôle administratif exercé par le préfet en matière budgétaire ainsi que la modification de règles délibératives des conseils municipaux ; d’autre part, la loi porte sur la révision du fonctionnement des structures intercommunales. Le choix de rouvrir le possible recours à la fusion communale apparaît donc d’autant plus risqué dans le contexte politique de l’époque ; en particulier dans la perspective des élections municipales prévues l’année suivante.
Le projet de loi
18Dans l’esprit d’ouverture affiché par le Premier ministre lors de son discours d’investiture, le gouvernement entend, du moins officiellement, privilégier le consentement à la contrainte. Ce nouveau projet de loi a donc de quoi surprendre dans la mesure où les dispositions antérieures permettaient tout à fait d’envisager des processus de fusions entre communes sans toutefois avoir recours à un nouveau dispositif législatif. De surcroît, en faisant le choix de saisir le Parlement contrairement à d’autres décisions antérieures prises par décret, le gouvernement prend le risque de relancer un débat encore passionnel. L’objectif demeure toutefois inchangé : réduire le nombre de communes en incitant les plus petites à fusionner avec celles qui, à proximité, bénéficient d’un plus grand potentiel, notamment en terme d’équipements et d’infrastructures. Dans cette perspective, l’ensemble des communes est invitée à se regrouper selon plusieurs modalités dont la principale se trouve être la fusion. Mais d’autres formes de regroupements sont aussi évoquées à titre subsidiaire : le district, le SIVOM, la communauté urbaine. Dans le cas du recours à la fusion, cette dernière doit se faire en deux étapes : elle doit tout d’abord être précédée par l’élaboration d’un « plan départemental des solidarités communales » (une revendication de l’AMF) ; ensuite, pour devenir effective, elle doit être approuvée par les assemblées municipales concernées par le plan de fusion proposé et élaboré en accord avec le préfet. La loi prévoit aussi une consultation démocratique extrêmement encadrée : la fusion ne peut être prononcée par arrêté préfectoral que si elle est adoptée à la majorité absolue des suffrages exprimés correspondant au quart au moins des électeurs inscrits dans l’ensemble des communes concernées. En outre, une commune ne peut être contrainte à fusionner si les deux tiers des suffrages exprimés représentant la moitié au moins des inscrits dans la commune, se sont opposés à la fusion. Enfin, deux types de fusions sont possible : soit une fusion à part entière ; soit le statut de communes « associées » permettant dans ce dernier cas de préserver l’identité de la commune et d’autoriser son maire de rester en fonction en tant que « maire délégué ». Pour le ministre de l’Intérieur, le choix de la fusion est en résumé le plus démocratique dans la mesure où le gouvernement a refusé l’option consistant à valider le principe de suppression de toutes les communes en dessous d’un certain seuil [6].
19La loi défendue par le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, lui-même maire, est votée le 16 juillet 1971 sans qu’il y ait eu toutefois de réels échanges avec l’AMF. Néanmoins, cette dernière n’entend pas relâcher la pression contre la nouvelle loi qui lui apparaît de nouveau être un coup de force à l’égard de l’existence même des communes. Le résultat encourageant pour la gauche aux municipales du mois de mars favorise également le concert des critiques à l’égard de la nouvelle loi.
Une loi qui fait débat
20L’hostilité avec laquelle les élus locaux accueillent le projet de loi n’est guère une surprise. L’échec du référendum de 1969 a confirmé la force de frappe des élus locaux. Lors de son 52e congrès qui s’était tenu cette année-là, l’AMF s’était prononcée résolument contre le projet de loi Fouchet. De nouveau, elle s’était présentée comme le défenseur des libertés communales et avait appelé ses adhérents à se mobiliser avec le concours de l’opinion publique contre le projet de loi qui marquait, selon elle, une fois encore, une remise en cause de l’existence même des communes. La résolution finale demandait à ce sujet aux parlementaires de « veiller à ce que le texte définitivement retenu tienne compte de ces recommandations et engage tous les maires à informer leurs conseils municipaux et leur population de l’importance de cette discussion dont dépend l’avenir de nos communes de France » (AMF, 1997). Deux ans plus tard, les élus ont l’impression que l’État ne les entend guère, mais surtout, veut se montrer plus coercitif en favorisant, quant à l’octroi des dotations publiques, les communes qui accepteraient de jouer la carte de la fusion. Selon le témoignage d’un maire cité dans une étude postérieure à la loi, le caractère non obligatoire des fusions n’était qu’un « euphémisme aimable qui cache une vérité plus brutale : les hautes subventions seront réservées aux communes dociles » (Lambin, 1971).
21Le débat au Parlement rend également compte de la réception de la loi parmi les représentants de la Nation, par ailleurs pour une bonne partie eux-mêmes élus locaux. Si, pour le rapporteur de la loi, ce texte est sans doute le plus important dans le domaine communal depuis la loi de 1884, il ne fait pas pour autant, loin s’en faut, l’unanimité sur les bancs de l’Assemblée. À gauche, deux arguments principaux sont développés pour le contester : d’une part, les conditions d’exercice démocratique de la fusion ne sont pas garanties ; d’autre part, la portée de ce texte ne peut être réelle si l’on n’évoque pas conjointement la question de la réforme des finances locales. Pour les élus communistes, c’est le symbole des libertés communales qui est mis à mal. Pour le député-maire communiste de Gennevilliers, Waldeck-L’Huillier, voter ce texte « c’est aussi oublier le long martyrologue des maires de France durant la guerre, où seule est restée stable et fidèle au pays en deuil l’institution municipale » [7]. À droite, le soutien au texte se fait surtout sur le refus de création de structures supra-communales non démocratiques. Pour le porte-parole de l’Union des démocrates pour la République (UDR) qui s’exprime durant la même séance, il y a en effet fort à craindre, en l’absence de possibilité effective de fusions communales, de voir se développer des « superstructures technocratiques » que « nous, élus locaux, qui croyons à la démocratie locale et qui voulons défendre l’autonomie communale, entendons combattre ».
22 Les rapports des préfets sur l’application de la loi rendent compte également des difficultés à convaincre les élus locaux de répondre favorablement au nouveau dispositif. Plusieurs d’entre eux évoquent le « peu d’empressement des élus pour l’application de la loi » [8]. Les raisons invoquées sont d’ordre à la fois politique et structurel. Plusieurs préfets font état d’une forte opposition, parfois systématique, des élus de gauche au projet du gouvernement. Le préfet de la Nièvre rapporte ainsi « la volonté de non collaboration clairement exprimée par le président de la commission départementale, François Mitterrand » [9]. Mais un certain nombre de préfets font également mention de réticences, voire de contestations venant de la majorité elle-même. En réalité, la ligne de partage ne passe pas systématiquement par le clivage traditionnel gauche-droite, mais plutôt par la taille de la commune concernée. Le préfet d’Ardèche signale une opposition systématique de la gauche socialo-communiste aux projets, mais également la réticence de certains élus modérés, y compris proches de la majorité. Selon lui, cette attitude s’explique par le fait que « la plupart des notables, à quelque tendance qu’ils appartiennent et surtout dans les petites communes, sont très attachés au prestige que leur confère un mandat électif et redoutent de voir éliminés de la représentation par leurs homologues des localités importantes » [10]. Le Préfet du Nord rapporte pour sa part que les projets de fusions suggérés par le maire socialiste de Lille Augustin Laurent ont suscité une hostilité, y compris dans les municipalités de son camp au motif qu’ils n’ont pas été consultés préalablement [11].
23 Des raisons structurelles sont également invoquées par les préfets pour expliquer la réticence des élus locaux. Il s’agit du nombre de communes existantes et de leur dispersion sur le territoire national, mais aussi l’existence des regroupements intercommunaux antérieurs à la loi qui sont autant d’échappatoires à la perspective de fusions entre communes.
Le bilan de son application
24Selon les estimations du ministère de l’Intérieur, pas moins de 5 000 fusions regroupant au final près de 9 000 communes sont envisagées quelques mois après la mise en application de la loi. Les regroupements envisagés au 1er janvier 1973 par le biais des communautés urbaines ainsi que des districts et des SIVOM atteignent, quant à eux, le chiffre de 16 500 communes.
25Concernant spécifiquement le registre de la fusion, les estimations réalisées un an après le vote de la loi témoignent d’un décalage important entre les propositions des commissions et les choix des préfets. Selon la presse spécialisée, sur 90 départements, il y avait 1 788 projets de fusions suggérées par les commissions, concernant 4 819 communes. Selon le chiffrage des services préfectoraux publié dans Départements et communes de janvier 1973, on tablait plutôt sur 3 682 concernant 10 138 communes. On note aussi que le recours aux structures intercommunales paraît dans un certain nombre de départements la formule idoine. Ainsi, en Ille-et-Vilaine, sur un potentiel de 359 communes, il est envisagé 11 opérations de fusions concernant 32 communes alors que dans le même temps, 4 créations de nouveaux SIVOM concernant quant à elles pas moins de 34 communes. Au plan national, le recours aux structures intercommunales et non à la fusion directe semble également devoir l’emporter. Le rapport est de 1 pour 2 en faveur de l’intercommunalité. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, au 15 septembre 1972, il y avait, au plan national, 3 482 opérations de fusions envisagées intéressant 9 761 communes pour 1 492 projets de syndicats regroupant 12 978 communes [12]. Sans aucun doute, les élus locaux ont opté pour le choix de l’intercommunalité qui paraissait à leurs yeux mieux garantir la préservation de leurs marges de manœuvre locales, voire évidemment leur existence même en tant que communes.
26 Après les tout premiers référendums locaux, les regroupements effectifs sont en fait très peu nombreux. On estime qu’entre 1971 et 1977, seules 838 fusions concernant 2 045 communes ont été réalisées, faisant passer de 37 700 à 36 400 le nombre de communes en France. De plus, la majorité des cas sont des fusions-associations et non des fusions à part entière (Frinault, 2012,118). D’un point de vue arithmétique, on peut donc en conclure à un échec de la loi Marcellin. Le gouvernement lui-même en conviendra puisque dans la seconde moitié des années 1970, ce dernier autorisera la mise en œuvre de processus de défusion, rendant pour ainsi dire caduc la loi votée en 1971. Cet ajustement aura d’ailleurs pour effet de faire de nouveau repartir à la hausse le nombre de communes en France.
27 Un dernier élément concernant l’échec de la loi de 1971 doit être pris en considération si l’on veut réellement comprendre la portée politique, mais également administrative, de la nouvelle loi. Selon l’analyse à l’époque de certains chercheurs, il y aurait eu une forme de coalition des élus locaux et des préfets pour laisser en l’état un système sur lequel ils exerçaient de fait une réelle tutelle. L’échec de la loi aurait donc confirmé en quelque sorte leur contrôle sur des communes trop éparpillées pour disposer de services techniques suffisants pour s’émanciper de la tutelle des services de l’État (De Kervasdoué, Fabius, Mazodier, Doublet, 1976).
28 Il est toutefois nécessaire de resituer cet échec dans une perspective plus large qui est, d’une part, la poursuite de la recomposition de l’organisation territoriale de la France depuis le début de la Cinquième République, et, d’autre part, l’apaisement des relations avec les élus locaux de son camp voulue par Valéry Giscard d’Estaing. L’arrivée à la présidence de l’AMF lors de son 57e congrès en 1974 du centriste Alain Poher marque également une volonté d’apaisement envers les membres du gouvernement. Lors de sa prise de fonction, le nouveau président de l’AMF affirme ainsi vouloir « renforcer le dialogue avec les pouvoirs publics et faire enfin déboucher la réforme des finances locales ». Le débat n’est donc pas réellement clos. Plusieurs réformes engagées au cours de la seconde partie des années 1970 confirment la priorité donnée par les pouvoirs publics à la question de l’organisation des pouvoirs locaux.
Les suites de la loi Marcellin
29Si l’on souhaite situer la loi Marcellin dans le contexte historique de l’époque, on dispose pour cela d’un document permettant d’appréhender le devenir de la loi à court terme. Aux archives nationales, le fonds qui lui est consacrée contient un projet de communication du ministre de l’Intérieur pour le Conseil des ministres prévu au début de janvier 1974. Il rappelle, dans un premier temps, que la longue période de réflexion et de propositions était indispensable pour que les élus prennent eux-mêmes conscience de la nécessité des regroupements : « Dès lors que nous avions choisi la voie libérale, la seule raisonnable pour moderniser l’institution communale héritée de plusieurs siècles, il nous fallait entreprendre ce long travail d’information » [13]. La note rappelle également que la préférence du gouvernement allait à la fusion, « partout où cela était possible » ; le but étant « de renforcer la commune, lui donner un cadre géographique et des moyens pour accomplir sa mission et non pas de développer partout des syndicats qui entraînent une administration à deux niveaux ». Pour le rédacteur de la note, le recours à cette dernière était « source de complications, parfois de dépenses excessives ainsi qu’une certaine dilution des responsabilités ». « Le syndicat finit par affaiblir la commune alors que notre objectif est au contraire de la renforcer ; car elle est la cellule de base de notre administration et de la démocratie ». Si l’on doit bien évidemment voir avant tout dans ce texte une justification de l’action menée, elle met également en avant le choix du gouvernement qui consistait à éviter le développement exponentiel des structures de type des syndicats intercommunaux en lieu et place des prorogatives communales elles-mêmes. De ce point de vue, on doit souligner l’opposition des choix qui seront faits par la suite, et jusqu’à aujourd’hui même.
30La note souligne également qu’étant donné le contexte électoral de 1973 (législatives et cantonales), le gouvernement n’a pas souhaité accélérer le processus. En revanche, l’année 1974 ne contenant pas d’enjeu électoral, il est question de le relancer. Une attention particulière doit être portée au statut des agglomérations car d’une part, elles n’ont pour la plupart d’entre elles pas enregistré de projets de fusions ; d’autre part, le régime de la communauté urbaine ainsi que du district apparaît bien peu satisfaisant dans la mesure où il contribue à renforcer l’administration à deux niveaux sans pour autant bénéficier d’une légitimité comme celle de la commune dans la mesure où ce type d’organisme n’est pas élu au suffrage universel. Il y a donc nécessité de créer une seule commune au niveau des agglomérations communes préconise encore la note. « Sans doute y aura-t-il nécessité de recourir à une formule plus autoritaire » conclut-elle sur ce point. La mort en avril 1974 du président Georges Pompidou ne permettra pas d’aller plus loin dans la réflexion ; le nouveau Président de la République entendant apaiser le débat et pour cela, renouer le dialogue avec les élus locaux.
31 * * *
32En 1971, un sondage de la SOFRES pour l’émission de télévision « À armes égales », indique que les projets de fusion ou de regroupement communal recueillent 75 % d’opinions favorables chez les français interrogés. Il est dès lors légitime de s’interroger sur le décalage qui peut exister à cette époque entre, d’une part, les aspirations de la société civile et, d’autre part, la défense des prérogatives communales. De ce point de vue, la loi Marcellin de 1971 doit être perçue sous deux angles. Tout d’abord, si l’on s’en tient à la loi elle-même, force est de constater qu’elle n’a pas entraîné une remise en cause de la hiérarchie de la trame communale installée depuis 1789 en France. On peut certes l’attribuer à une réticence des élus locaux mais il faut aussi de ce point de vue, souligner le message quelque peu brouillé que le gouvernement a adressé aux élus locaux. En réalité, depuis le début de la Cinquième République, l’État n’a pas réellement fait de choix entre le recours de la fusion-association, d’une part, et le développement des structures à vocation intercommunale, d’autre part. L’enjeu est pourtant de taille dans la mesure où il s’est agi de valider l’existence d’un système politico-administratif infra-communal sans que pour autant, sa légitimité démocratique ne soit réellement reconnue. Depuis la fondation de 1884, le mot d’ordre avait été, selon la formule d’Emmanuel Bellanger, « de réformer sans supprimer » (Bellanger, 2012). De ce point de vue, l’échec de la loi Marcellin a durablement permis de valider cette seconde option, si l’on en juge surtout par les lois qui seront prises au cours des années 1990 dans ce domaine, qu’il s’agisse des lois Joxe ou Chevènement à la fin de cette décennie.
33Il faut en réalité apprécier l’inscription de la portée de la loi à moyen terme en écho à deux types de préoccupations de l’État : la mise à l’échelle du réseau des villes européennes d’une part ; la modernisation de l’appareil d’État d’autre part. De ce point de vue, il est tout à fait symptomatique de constater que dès l’année suivante, le gouvernement relance le débat de l’organisation territoriale en prenant, cette fois, l’échelon régional comme cadre d’intervention. C’est, en effet, en 1972 que sont créés les Établissements publics régionaux. Après l’entrée en fonction de Valéry Giscard d’Estaing, d’autres réformes affectant l’échelon municipal seront prises, en particulier concernant sans aucun doute l’enjeu le plus important pour les élus locaux : les finances locales [14].
34 À cette date, on peut toutefois s’interroger sur la volonté des élus locaux à soutenir et susciter même un changement d’échelle pour l’action locale. Ainsi, en 1976, certaines propositions du Rapport Guichard sur le volet « intercommunalités » susciteront de nouvelles réserves de la part de ceux qui avaient combattu la loi Marcellin. Il en sera de même pour l’accueil fait par le Sénat de la discussion sur le projet de loi sur le développement des libertés locales en 1978. Il faut en réalité attendre les lois de décentralisation votée en 1982 pour que, de nouveau, la question de l’organisation territoriale ainsi que ses modes d’organisation fassent l’objet d’une discussion approfondie. On notera toutefois que la référence au périmètre de la commune ne fera toutefois pas l’objet de discussions ni même de propositions du gouvernement Mauroy. Dans un entretien, l’ancien Premier ministre reconnaitra implicitement s’être lui aussi heurté au refus des communes de s’associer :
« Je considère aussi comme un échec de ne pas avoir pu surmonter l’obstacle des 36 000 communes […] La France est un vieux pays terrien, où les maires sont très attachés à leur fonction. La pire des choses était de leur dire qu’il fallait partager le pouvoir. François Mitterrand et moi-même avons alors décidé de privilégier les expérimentations. En permettant d’abord aux communes de s’associer. Nous avons fait une loi qui a échoué car plus les communes étaient petites, moins elles voulaient s’associer ! » [15].
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Agulhon, Maurice (1997), « La mairie », in Pierre Nora, (dir.), Les lieux de mémoire, tome 1, La République, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 179-197.
- Association des maires de France (1997), La République et ses maires 1907-1997, Paris, Foucher.
- Bellanger, Emmanuel (2012), « Les syndicats de communes d’une France en morceaux ou comment réformer sans supprimer (1890-1970) », in Rémy Le Saout (dir.), Réformer l’intercommunalité. Enjeux et controverses autour de la réforme des collectivités territoriales, Rennes, PUR.
- Bellanger, Emmanuel (2014), « Le maire au XXe siècle ou l’ascension d’une figure «sympathique» et «intouchable» de la République », Pouvoirs, n° 148, p. 15-29.
- Bezes, Philippe (2009), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF.
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- Desage, Fabien (2010), « L’institutionnalisation des Communautés urbaines : desseins et impasse d’un volontarisme réformateur (1964-1971) », Genèses, n° 80, p. 90-113.
- Kervasdoué (de), Jean, Fabius, Laurent, Mazodier, Myriem, Doublet, Francis (1976), « La loi et le changement social : un diagnostic. La loi du 16 juillet 1971 sur les fusions et regroupements de communes », Revue française de sociologie.
- Lambin, Paul (1971), L’État contre les communes, Paris, La Pensée universelle.
- Le Lidec, Patrick (2001), Les maires dans la République. L’Association des maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, Thèse de doctorat en sciences politiques, Université de Paris I.
- Lizop, Raymond (1943), Cahiers de formation politique, n° 8, La commune.
- Notes et études documentaires (1972), Paris, La documentation française.
- Pezon, Christelle ; Petitet, Sylvain (2004), « L’intercommunalité en France de 1890 à 1999, la distribution d’eau potable en question », in Actes de la journée d’études « Les territoires de l’eau », Université d’Artois, mars, p. 4.
- Savigny, Jean de (1971), L’État contre les communes ?, Paris, Seuil.
- Sellier, Henri (1943), « L’urbanisme et l’organisation administrative », Urbanisme, n° 93.
- Verdier, Nicolas (2009), « La réforme des arrondissements de 1926 : Un choix d’intervention entre espaces et territoires », in Pierre Allorant (dir.), Les territoires de l’Administration, départir, décentraliser, déconcentrer, Presses universitaires d’Orléans.
Notes
-
[1]
Loi n° 2015-292 du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle, pour des communes fortes et vivantes
-
[2]
Décret n° 54-1231 du 11 décembre 1954.
-
[3]
Décret n° 59-189 du 22 janvier 1959 relatif aux chefs-lieux et limites territoriales des communes.
-
[4]
Le Monde, 23 mars 1968.
-
[5]
Conseiller municipal de Carjac (Lot) depuis 1965, Georges Pompidou a été pour la première fois élu député en 1967 et ne siégera réellement qu’entre 1968 et son entrée en fonction à l’Élysée.
-
[6]
Journal officiel, Débats parlementaires, séance du 1er juin 1971, p. 2237.
-
[7]
Ibid., p. 2249.
-
[8]
Note de synthèse du ministère de l’Intérieur sur l’application de la loi, Archives Nationales, 20050375, Art. 1.
-
[9]
Note du préfet de la Nièvre au ministre de l’Intérieur, 13 mars 1972, ibid. François Mitterrand préside alors le Conseil général de la Nièvre.
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[10]
Note du préfet de l’Ardèche au ministre de l’Intérieur, 3 juin 1971, ibid.
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[11]
Note du préfet du Nord au ministre de l’Intérieur, 17 mars 1972, ibid.
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[12]
Archives Nationales, 20050375, Art. 2-3.
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[13]
Cabinet du ministre de l’Intérieur, projet de communication pour le Conseil des ministres, janvier 1974, Archives Nationales, 20050375, Art. 2-3.
-
[14]
La réforme des finances locales sera lancée après les municipales de 1977 et aboutira à la création de la dotation globale de fonctionnement visant à donner aux communes plus de latitude dans leur action.
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[15]
Entretien avec Pierre Mauroy à la Gazette des communes, 10 juin 2013.