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Article de revue

La simplification de l’action publique et la question du droit

Pages 205 à 214

Notes

  • [1]
    Voir la « recommandation du Conseil sur la politique et la gouvernance réglementaire » du 22 mars 2012.
  • [2]
    Le thème de la « réglementation intelligente » prendra la suite en 2010 de l’idée de « légiférer à bon escient (2011) et du « mieux légiférer » (2003).
  • [3]
    « Choc » débouchant sur des trains de mesures de simplification décidées par les cimap successifs (et encore les nouvelles mesures décidées le 7 février 2016) et passant par l’adoption d’un ensemble de textes (notamment la loi du 12 novembre 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens et celle du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures administratives).
  • [4]
    L’étude annuelle du Conseil d’État portera en 2016 sur la simplification et la qualité du droit.
  • [5]
    Le rapport Mandelkern (2004) prônait ainsi « un usage de la réglementation à bon escient, sans excès » : une bonne réglementation serait « une réglementation appropriée, c’est-à-dire proportionnée aux politiques et aux buts poursuivis ».
  • [6]
    Le rapport Lambert-Boulard (2013, 28) suggère ainsi de « lancer une chasse aux normes absurdes dès leur naissance ou devenues telles en raison de la manière dont elles sont appliquées », ainsi que « d’adapter celles qui appliquées avec excès conduisent à des situations absurdes ».
  • [7]
    Le rapport De la Raudière (2014) fait état d’analyses de qualité inégale, parfois trop empreintes de subjectivité, trop peu quantifiées et déplore l’absence de pouvoir de sanction effectif du Parlement.
  • [8]
    Le rapport précité suggère de confier l’évaluation de la qualité des études d’impact à un organisme indépendant.
  • [9]
    Le silence continue de valoir rejet pour quelque 2 400 procédures regroupées dans quarante-deux décrets.
  • [10]
    Pour la circulaire du 6 juin 1997 relative à l’organisation du travail gouvernemental, la production des normes juridiques était affectée de « certaines dérives » (textes obscurs, procédures inutilement complexes, ambiguïtés volontaires, dispositions sans contenu normatif, recours à un langage codé...), contre lesquelles il fallait lutter. Voir aussi Conseil d’État (1991)
  • [11]
    Pour le Conseil d’État (2006), « L’intelligibilité implique la lisibilité autant que la clarté et la précision des énoncés ainsi que leur cohérence ».
  • [12]
    Le programme « Mieux légiférer » du 31 décembre 2003 préconisait « simplicité, clarté, cohérence dans la rédaction des textes législatifs », tous objectifs qu’on retrouve dans le programme de 2010 visant à une « réglementation intelligente au sein de l’Union ».
  • [13]
    Selon le rapport Boulard-Lambert (2013, 28), il est souhaitable de « sortir de l’obsession de la norme obligatoire et valoriser la norme contractuelle ».
  • [14]
    Suggérant l’instauration de « normes-recommandations », le rapport Boulard-Lambert (2013, 85) estime que « les auteurs de la norme doivent être incités à privilégier les normes non obligatoires à chaque fois qu’il ne pourra être prouvé que l’obligation garantirait de meilleurs résultats ».
  • [15]
    « Face au stock de normes, il n’existe qu’un seul outil pour, sans délai, desserrer les contraintes, redonner des marges d’initiative et alléger les charges » (p. 11 ss.).

1 La question du droit est au cœur des politiques de simplification de l’action publique. L’action publique ne saurait en effet être envisagée en faisant abstraction de la dimension juridique (Chevallier, 2009) : s’inscrivant dans le cadre tracé par des normes juridiques, elle se déploie en utilisant les formes et en empruntant le langage du droit ; le droit apparaît comme une enveloppe, « une sorte d’épiderme » (Duran, 1999, 161), indispensable pour que se déploie l’action publique, conformément à la logique de l’État de droit. Simplifier l’action publique impliquera ainsi de passer par le canal du droit, en vue de réduire les lourdeurs et d’atténuer les rigidités qui affectent la gestion publique. Mais le droit n’est pas seulement le cadre et le vecteur de formalisation de l’action publique : relevant de l’ordre de l’action, c’est encore un outil, utilisé pour atteindre certains objectifs, produire certains résultats (Morand, 1999) ; le droit fait partie de cette panoplie d’« instruments » (Lascoumes, Le Galès, 2004 ; Halpern, Lascoumes, Le Galès, 2014) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action publique, avec lesquels il se combine selon un équilibre variable et évolutif. Simplifier l’action publique conduira dans cette perspective à s’interroger sur le bien-fondé du recours à cet instrument et sur les conditions d’emploi de la technique juridique.

2 L’exigence d’un meilleur usage de l’outil juridique fait désormais l’objet d’un très large consensus : partout s’exprime l’idée qu’il conviendrait de « mieux légiférer », en remédiant aux dysfonctions qui affectent le dispositif juridique ; l’inflation normative, qui se traduit par la prolifération et l’alourdissement des règles dans tous les domaines de la vie sociale, s’accompagnerait en effet d’une dégradation toujours plus nette de la qualité des textes. L’objectif de parvenir à une réglementation « intelligente », avancé tant par l’ocde[11] (Groulier, 2015a) que par l’Union européenne [2] (Peraldi-Leneuf, De la Rosa, 2013), qu’on retrouve, sous des formes diverses, dans la plupart des droits nationaux, vise tout à la fois à réduire le poids des réglementations – réglementer moins (smart regulation) – et à améliorer leur contenu – réglementer mieux (better regulation) – (Mockle, 2015) ; la préoccupation récurrente en France de « simplification du droit », illustrée depuis les années 2000 par l’adoption d’une série de lois successives et relancée depuis 2012, sous couvert du « choc de simplification » lancé en mars 2013 [3], montre bien que l’amélioration de la qualité de l’action publique est censée passer de manière privilégiée par le vecteur juridique [4].

3 L’adaptation de l’outil juridique, en vue de répondre à l’objectif de simplification de l’action publique, prend différentes formes qui ne sont nullement exclusives l’une de l’autre mais jouent de manière combinée. Le simple allègement du dispositif juridique ne saurait être considéré comme suffisant : l’amélioration de la formulation des énoncés juridiques en est le complément indispensable ; avec l’atténuation de la dimension impérative et les marges de manœuvre autorisées au niveau de l’application, on touche à la conception de la normativité juridique. Dans tous les cas, ces inflexions rencontrent un ensemble de limites, qui renvoient à l’essence même du droit.

Alléger

4Les politiques de simplification visent en tout premier lieu à endiguer l’inflation normative : la prolifération des normes, tant procédurales que substantielles, serait en effet source de lenteur, de complexité et de contraintes toujours plus lourdes pour les assujettis ; il s’agit de combattre l’excès de lois et de règlements, en faisant un meilleur usage, parce que plus modéré et plus prudent, de la technique juridique [5]. Cette ambition passe d’abord par la réduction du « stock » des normes existantes, en supprimant celles qui ont perdu toute utilité ou sont dépourvues de toute pertinence [6] : les multiples lois, habilitant le gouvernement à simplifier le droit par voie d’ordonnances, qui se sont succédées depuis les années 2000 et le programme de simplifications arrêté dans le cadre de la politique de modernisation de l’action publique relèvent de cette perspective. Par-delà ces mesures ponctuelles, des dispositions d’ordre plus général visent, tantôt au gel de la réglementation, telles que la règle « une norme créée, une norme supprimée ou allégée » (circulaire du 17 juillet 2013) – transposition de la règle britannique one-in, one-out (2011) devenue en 2013 one-in, two-out –, tantôt à la réduction des formalités administratives, telles que la règle « dites-le nous une fois pour toutes » (say once) ou le principe de la « décision implicite d’acceptation » (loi du 12 novembre 2013). Le souci de dynamisme économique poussera par ailleurs à « desserrer les contraintes excessives pesant sur les entreprises » (Warsmann, 2011) par un processus de déréglementation, visant un ensemble de secteurs ou de professions (loi du 6 août 2015) et touchant à plusieurs branches du droit (droit fiscal, droit du travail, droit de l’environnement...).

5 La déflation normative n’a cependant de réelle portée que si elle est accompagnée d’un dispositif visant à encadrer pour l’avenir la production du droit : avant qu’un texte ne soit adopté, il conviendrait d’évaluer les avantages qu’il comporte, mais aussi les coûts de tous ordres qu’il risque d’entraîner ; comme l’indique la circulaire du 7 juillet 2011 relative à la qualité du droit, « chaque projet de norme nouvelle doit être soumis à un examen de nécessité et de proportionnalité aussi circonstancié que possible, au regard de ses effets prévisibles et des exigences de stabilité des situations juridiques ». La formule de l’étude d’impact s’est ainsi imposée en France, comme ailleurs (RFAP, 2014) : introduite d’abord à titre expérimental, elle a été, suite à la révision constitutionnelle de 2008, intégrée au processus législatif (Combrade, 2015) ; il s’agit de définir les objectifs poursuivis, les options possibles « en dehors de l’intervention de règles nouvelles » et d’exposer les motifs du recours à une nouvelle législation. Si la pratique révèle une série de faiblesses ou d’insuffisances [7] et si des progrès restent à accomplir, pour enrichir leur contenu et améliorer leur qualité [8], son extension aux projets de textes réglementaires (circulaire du 17 juillet 2013) montre que le principe d’une évaluation préalable du bien-fondé de l’adoption de normes nouvelles n’est plus contesté.

6 L’atténuation de la densité normative ne peut manquer de modifier le design de l’action publique : celle-ci est poussée à recourir à d’autres registres et à mobiliser d’autres instruments que le seul vecteur juridique pour agir sur les comportements. À côté de la réglementation classique, on trouvera des procédés d’incitation cherchant, non plus à contraindre mais à convaincre, par le recours à des stimulants divers ; et on voit se profiler, au moins dans certains domaines, des méthodes « douces » ou nudges, poussant plus loin encore cette logique, en partant de l’observation du comportement des individus pour les amener à prendre les « bonnes décisions » (Voir l’article de Françoise Waintrop, Céline Pelletier dans ce numéro). Les instruments juridiques sont ainsi toujours davantage combinés avec des moyens d’action extra-juridiques, selon un agencement complexe (Mockle, 2007), dont rend bien compte le thème de la régulation.

7 La lutte contre l’inflation normative en vue d’une simplification de l’action publique rencontre cependant très vite des limites, comme l’avait déjà montré le mouvement de déréglementation lancé dans les années 1970, dans la voie d’un néo-libéralisme conquérant (Chevallier, 1987). Quelle qu’ait été leur importance quantitative et qualitative, les différents trains de mesures de simplification, et encore le « choc de simplification », n’ont pas suffi à alléger substantiellement le dispositif juridique. Mieux encore, les mesures prises produisent parfois l’effet inverse de celui recherché, en accentuant la lourdeur et la complexité des règles : la suppression de la clause générale de compétence ne saurait par exemple, comme le montre Damien Gérardin (dans sa contribution à ce dossier thématique de la Revue), manquer de générer de nouveaux textes, afin de répartir des compétences entre les différentes niveaux territoriaux ; quant à la règle selon laquelle le silence de l’administration vaut acceptation, non seulement elle a été assortie de très nombreuses exceptions, inscrites dans des textes [9], mais encore elle est source de complexité pour les administrés (Portelli-Sueur, 2015), comme le montrent ici Thierry Côme et Gilles Rouet à partir de l’exemple des universités (également dans ce même numéro de la Revue). En dépit de leur généralisation, les études d’impact, dont on a vu les limites, n’ont pas ralenti le rythme de croissance des textes, qui s’est plutôt accéléré. Quant aux procédés plus souples d’encadrement des comportements, ils ne suppriment pas l’exigence d’un cadre juridique.

8 Ce constat s’explique par l’enjeu politique et social qui s’attache à la production juridique : tandis que les contraintes du « marché politique » poussent les gouvernants à produire sans cesse de nouveaux textes, ceux-ci sont le moyen de protéger des intérêts ou de reconnaître des droits, qui ne peuvent manquer d’être compromis par une déréglementation. S’il est un facteur de complexification, le formalisme juridique qui entoure l’action publique constitue lui-même un élément fondamental de garantie des droits : éliminant tout élément de bon-plaisir ou d’arbitraire, il assure l’égalité devant la loi et les services publics ; et le renforcement des garanties procédurales, par l’accent mis sur les exigences de transparence (Kerléo, 2015) et de participation, est antinomique avec toute idée de simplification. Plus profondément, la densité normative est indissociable de la diversité des fonctions remplies par le droit. Comme le montrait Paul Orianne (1982), le droit n’est pas un simple instrument technique : il relève, non seulement de l’ordre du « faire », en fixant les droits et obligations de chacun, mais encore de celui du « dire », en tant qu’instrument de médiation et de communication, et encore de l’« être », en fournissant les points de repère nécessaires à l’existence même de la société.

9 L’allègement du dispositif juridique ne saurait donc être le seul vecteur de simplification ; celle-ci suppose de s’intéresser aussi à l’écriture du droit.

Clarifier

10La simplification de l’action publique suppose l’amélioration de la qualité du dispositif juridique par lequel elle transite et qui assure sa concrétisation : il s’agit de veiller à une meilleure formulation des textes, en vue d’éliminer l’obscurité, la complexité, voire les contradictions qu’ils recèlent [10] ; la clarté des énoncés, et donc leur précision, leur intelligibilité, leur lisibilité [11], apparaissent comme les conditions mêmes de toute entreprise de simplification.

11 Formulée dans tous les pays, et au niveau de l’Union européenne aussi [12], ces exigences se traduisent par le contrôle désormais exercé sur la qualité des lois (Champeil-Desplats, 1986) : pour le Conseil constitutionnel, la combinaison du « principe » de « clarté de la loi », découlant de l’article 34 de la Constitution, et de l’« objectif de valeur constitutionnelle » d’« accessibilité et intelligibilité » ; découlant de la Déclaration de 1789, impose au législateur « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire » (2 janvier 2003, 21 avril 20054, 12 mai 2011,...) – ce qui le conduira à annuler certaines dispositions présentant une « complexité excessive » (29 décembre 2005) ou « manifestement dépourvues de toute portée normative ». Le même souci d’amélioration de l’écriture du droit se retrouve en matière de réglementation : le rapport Mandelkern (2004) insistait sur la nécessité de lutter contre la complexité et l’opacité des réglementations, afin d’atteindre les objectifs qui leur sont assignés ; la réglementation devait être, non seulement accessible à tous et comprise de tous (intelligibilité et lisibilité), mais encore juste, efficace, pertinente et dénuée d’effets pervers.

12 Le souci d’une meilleure qualité de la production juridique se traduit par l’élaboration de prescriptions relatives à la rédaction des textes (Bergeal, 2012) : dans la voie tracée par le guide pour la rédaction de la législation communautaire de 2003, pour qui celle-ci devait être « formulée de manière claire (facile à comprendre, sans équivoque), simple (concise, dépourvue d’éléments superflus) et précise (ne laissant pas d’indécision dans l’esprit du lecteur », le guide pour l’élaboration des textes législatifs et réglementaires, élaboré sous l’égide du Secrétariat général du gouvernement et du Conseil d’État (2005, 2006), précise que « la rédaction d’un projet de texte et du document qui l’accompagne (exposé des motifs ou rapport de présentation) doit être claire, sobre et grammaticalement correcte ».

13 Cette importance nouvelle attachée à la formulation des énoncés juridiques ne signifie pas pour autant que les objectifs poursuivis soient atteints : la qualité des textes reste médiocre, interdisant par-là même qu’elle puisse apporter une réelle contribution à l’entreprise de simplification. Les raisons résident en tout premier lieu dans les conditions de la production juridique : celle-ci est en effet avant tout le produit d’un processus politique ; le contenu des textes est la résultante d’arbitrages et de compromis qui, non seulement ne sont pas fondés sur la préoccupation de qualité des normes, mais encore sont souvent effectués à son détriment. Plus profondément, l’idée de parvenir à un droit simple et clair recèle une large part d’illusion. La complexité des normes juridiques est le reflet de la complexité des rapports sociaux que le droit a pour fonction de réguler : comment imaginer que le droit puisse être simple alors que la société apparaît de plus en plus complexe ? Et la diversité des intérêts qu’il est appelé à concilier est inévitablement source de complexité, comme le montre bien le droit fiscal (voir Pauline Kouraleva-Cazals dans ce numéro de la Revue). Quant à l’exigence de clarté, elle recouvre des significations passablement contradictoires : entendue comme synonyme de lisibilité, elle impliquera la concision des énoncés ; mais si l’on estime au contraire que les textes doivent permettre de résoudre les problèmes concrets, la clarté supposera au contraire des règles précises et détaillées (Fluckiger, 2006). Dans tous les cas cependant, l’idéal de clarté relève de l’ordre du mythe : les énoncés juridiques sont par essence « à teneur indécise » et comportent une pluralité de significations possibles, laissant une large place à l’interprétation ; l’absence de clarté des textes ne saurait être considérée comme un signe de malfaçon, mais au contraire comme une de leurs propriétés constitutives.

14 La simplification de l’action publique peut encore être recherchée à travers une conception plus souple de la normativité juridique.

Assouplir

15Le droit est classiquement placé sous le sceau de la contrainte : si la règle de droit n’est pas toujours formulée de manière impérative, elle comporterait toujours des prescriptions, auxquelles les destinataires sont tenus d’obéir ; en s’exprimant sous la forme de normes juridiques dotées de force obligatoire, l’action publique est privée de toute possibilité de souplesse et de toute faculté d’adaptation. Un autre usage du droit, sous-tendu par une conception différente de la normativité juridique, peut être conçu comme un facteur de simplification de l’action publique, de nature à garantir une meilleure efficacité. Le recours à la technique contractuelle apparaît ainsi comme un vecteur de simplification de l’action publique (Gaudin, 1999) : la contractualisation permet en effet d’obtenir la collaboration des acteurs sociaux, sans passer par la voie de la réglementation et de la contrainte ; elle implique de ce fait une économie de moyens pour atteindre les objectifs fixés [13]. Dans une série de domaines, les instruments contractuels, ou plus largement « conventionnels », tendent à se substituer aux procédés classiques de réglementation (Conseil d’État, 2008), manifestant le passage à une « gouvernementalité coopérative » (Serverin-Berthaud, 2000).

16 Le mouvement est indissociable de l’essor de techniques plus souples, relevant de ce que l’on a pu appeler une « direction juridique non autoritaire des conduites » (Amselek, 1982) : les textes indiquent des « objectifs » qu’il serait souhaitable d’atteindre, fixent des « directives » qu’il serait opportun de suivre, formulent des « recommandations » qu’il serait bon de respecter, mais sans leur donner pour autant force obligatoire ; toutes ces dispositions ont bien une dimension normative, dans la mesure où elles visent à agir sur les comportements, et leur caractère non impératif ne suffit pas à les reléguer hors de la sphère du droit (Groulier, 2009). En 2013, le Conseil d’État, constatant « l’omniprésence du droit souple », en proposait une définition, à partir de trois critères : ayant pour objet de « modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires », ces instruments ne créeraient « pas par eux-mêmes des droits ou d’obligations » pour ceux-ci, tout en présentant, par leur contenu et leur mode d’élaboration, « un degré de formalisation et de structuration qui les apparentent aux règles de droit ». L’importance prise par ces procédés de droit souple s’expliquerait par le nouveau contexte dans lequel se déploie l’action publique : l’érosion de la capacité de régulation de l’État et la marge d’autonomie dont disposent les acteurs sociaux imposent, dans une série de domaines, le recours à des formes d’intervention différentes ; plutôt que d’ordonner et de contraindre, il s’agit de faire usage de moyens d’influence et de persuasion, recherchant l’adhésion des intéressés et visant à obtenir leur coopération [14]. Le développement de procédés d’évaluation, et plus encore d’expérimentation, du droit n’est pas indifférent au regard de l’idée de simplification de l’action publique : s’inscrivant dans la perspective d’un droit souple et évolutif, ils impliquent que les normes juridiques doivent être en permanence réajustées en fonction des effets constatés ; la réflexivité du droit apparaît comme une condition de sa simplification.

17 Les effets de cet assouplissement de la normativité juridique sont ambivalents : l’allègement des contraintes est contrebalancé par l’introduction de nouveaux facteurs de complexité. La contractualisation fait entrer l’action publique dans le jeu des marchandages et des compromis, au risque d’un ralentissement et d’une perte de cohérence. La « normativité alternative », qui se traduit par la profusion de directives, de recommandations et désormais de « lignes directrices » (Costa, 2015), favorise l’apparition d’une zone de flou et d’incertitude quant à la portée concrète des orientations ainsi définies. Quant aux procédés d’évaluation et d’expérimentation, ils impliquent que les conditions d’utilisation de l’instrument juridique soient en permanence mises en discussion et éventuellement réévaluées, en alourdissant et en allongeant d’autant les processus décisionnels. Dans tous les cas, la distinction entre les différentes figures de la normativité juridique n’est que relative : entre le droit souple (soft law) et le droit dur (hard law), les frontières sont poreuses et des passerelles existent, soit que le droit dur fasse appel pour sa concrétisation aux procédés de droit souple, soit que celui-ci acquière force obligatoire pour les destinataires ; et le droit dur peut tout autant s’assouplir que le droit souple se durcir, au terme d’une évolution progressive (Thibierge, 2013). Les éléments de simplification de l’action publique inhérents à ce dernier trouvent leurs limites structurelles dans cette imbrication.

18 La souplesse de formulation des règles donne du même coup des marges de manœuvre plus grandes au niveau de leur application.

Adapter

19La simplification de l’action publique résulte encore des initiatives prises par les exécutants pour s’affranchir de contraintes juridiques trop lourdes. À première vue, le système de l’État de droit a pour effet d’enserrer l’administration dans un véritable carcan juridique : non seulement elle n’a le droit d’agir que dans les limites fixées par les textes, mais encore elle est tenue d’accomplir ce qu’ils prescrivent ; son action n’est conçue que comme la simple « application » de normes juridiques supérieures. Néanmoins, cet encadrement juridique n’a qu’une portée relative. D’une part, l’application des lois n’a rien d’une fonction mécanique et passive : elle comporte inévitablement des marges de manœuvre, une faculté d’appréciation ; comme l’a montré Kelsen, tout organe chargé d’appliquer le droit dispose, dans la mesure où il est tenu d’établir le sens des normes qu’il a pour mission d’appliquer, d’un pouvoir d’interprétation. Ce pouvoir ne se traduit pas seulement par l’existence d’une « doctrine administrative », constituée par les multiples circulaires par lesquelles l’administration centrale forme sa propre interprétation des textes ; les agents de terrain disposent eux aussi d’une marge d’appréciation, dans laquelle on a pu voir l’expression d’une véritable « magistrature bureaucratique » (Bourdieu, 1990). D’autre part, les contraintes juridiques qui pèsent sur les services administratifs dépendent de la consistance des normes qu’ils sont chargés d’appliquer : dès l’instant où celles-ci sont formulées en termes larges d’habilitation et plus encore de manière souple, leur capacité d’action s’en trouve renforcée (Padioleau, 1982). Si l’attitude des intéressés variera en fonction d’un ensemble de paramètres, et notamment du parcours qui est le leur et du service dont ils relèvent (voir le texte de Gilles Jeannot dans ce même numéro), les interprétations données par les agents, face aux problèmes concrets qui leur sont soumis sont de nature à permettre de réduire les incohérences et de remédier aux dysfonctionnements du dispositif juridique : Laurent Mériade (également dans ce même numéro) montre ainsi comment la simplification des indicateurs de performance a été opérée dans les universités pour gérer les tensions de gouvernance qu’ils suscitaient. Proposée par le rapport Lambert-Boulard pour faire « face à la montée de l’intégrisme normatif » [15] et prévue par la circulaire du 2 avril 2013, l’« interprétation facilitatrice des normes », tendant à ce que les services « utilisent toutes les marges de manœuvre autorisées par les textes » pour « simplifier et accélérer la mise en œuvre des projets publics et privés », entend aller plus loin dans cette voie : il s’agirait d’une « petite révolution copernicienne faisant prévaloir l’esprit sur la lettre des normes, l’appréciation adaptée sur l’application stricte et rigide, la facilitation sur l’empêchement » (Lambert-Boulard, 2013) : revenant à tirer pleinement parti, aussi bien « de la nature permissive des dispositions à appliquer » que « des relatives indéterminations » (Groulier, 2015b), la formule suscite cependant, comme le montre Gilles Jeannot, des réactions contrastées chez les agents, sceptiques quant à sa nouveauté et inquiets devant les dérives possibles.

20 Les interprétations données aux normes juridiques par les exécutants ne constituent qu’un vecteur imparfait de simplification de l’action publique. D’une part, le rapport des intéressés au droit n’est pas gouverné par ce seul souci : le droit est pour les agents de terrain une ressource, dont ils feront usage, dans des conditions variables, en fonction de leurs intérêts ; l’« intégrisme normatif », caractérisé par l’application stricte des règles, servira ainsi au « fonctionnaire légaliste » à asseoir sa position et à conforter son statut. D’autre part, les marges de manœuvre dont disposent les agents, même dans le cadre de l’interprétation facilitatrice des normes sont constitutivement limitées par la logique de l’État de droit et la construction bureaucratique : les fonctionnaires ne sauraient s’affranchir de la légalité pour faire prévaloir leur propre conception de l’action publique ; les politiques de simplification ne peuvent dès lors faire l’impasse sur la reconfiguration du dispositif juridique lui-même.

21 * * *

22 Simplifier l’action publique c’est donc, en fin de compte, s’interroger sur le degré et sur les formes de sa juridicisation : sans pour autant remettre en cause la place du droit, l’ambition sera de desserrer le carcan normatif, en vue de parvenir à une plus grande efficacité de l’action publique ; à cet effet, on s’efforce tout à la fois de réduire la densité des normes juridiques, d’améliorer leur formulation, d’assouplir leur portée, de moduler leur application. Si toutes ces orientations, qui se conjuguent et se combinent, témoignent bien des transformations qui affectent le droit, désormais sommé de se plier à l’impératif d’efficacité, elles rencontrent certaines limites structurelles : non seulement elles ne sauraient être poussées trop loin, sans que soient remises en cause les fonctions du droit et les fondations de l’ordre juridique, mais encore la complexité du réel exclut toute possibilité d’un droit et d’une action publique marqués du sceau de la simplicité ; la politique de simplification apparaît ainsi comme une entreprise nécessaire, dont le bien-fondé ne saurait être contesté, mais par essence vouée à l’incomplétude et à une perpétuelle remise en chantier.

Bibliographie

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  • Groulier, Cédric (2015a), « La gouvernance réglementaire de l’OCDE : vers une globalisation légistique ? », Revue du droit public et de la science politique, n° 3, p. 763 ss.
  • Groulier, Cédric (2015b) « À propos de l’interprétation facilitatrice des normes », Revue du droit public et de la science politique, n° 1, p. 205 ss.
  • Halpern, Charlotte ; Lascoumes, Pierre ; Le Galès, Patrick, dir. (2014), L’instrumentation de l’action publique, Presses SciencesPo.
  • Kerléo, Jean-François (2015), La transparence en droit. Recherche sur la formation d’une culture juridique, Mare et Martin.
  • Lambert, Alain ; Boulard, Jean-Claude (2013), Rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative, La documentation française.
  • Lascoumes, Pierre ; Le Galès, Patrick, dir. (2004), Gouverner par les instruments, Presses SciencesPo.
  • Mandelkern, Dieudonné (2004), Une approche française de la qualité de la réglementation, La documentation française.
  • Mockle, Daniel (2007), La gouvernance, le droit et l’État, Bruylant.
  • Mockle, Daniel (2015), « La réglementation intelligente : réglementer mieux ou réglementer moins ? », Revue française de droit administratif, n° 6, p. 1225 ss.
  • Morand, Charles-Albert (1999), Le droit néo-moderne des politiques publiques, LGDJ, Coll. Droit et société.
  • Orianne, Paul (1982), Introduction au système juridique, Bruylant.
  • Padioleau, Jean-Gustave (1982), L’État au concret, PUF.
  • Péraldi-Leneuf, Fabienne ; De la Rosa, Stéphane, dir. (2013), L’Union européenne et l’idéal de la meilleure législation, Pedone.
  • Portelli, Hugues ; Sueur, Jean-Pierre (2015), Rapport d’information sur le bilan d’application de la loi du 12 novembre 2013, Sénat, n° 629.
  • Revue française d’administration publique (2014), Études d’impact et production normative, n° 149.
  • Raudière, Laure (de la) et Juanico Régis (2014), Rapport au nom de la mission d’information sur la simplification législative, Assemblée Nationale, n° 2268.
  • Secrétariat Général du Gouvernement-Conseil d’État (2005, 2006), Guide pour l’élaboration des textes législatifs et réglementaires.
  • Serverin, Evelyn ; Berthaud, Alain (2000), La production des normes entre État et société civile, L’Harmattan, Coll. Logiques juridiques.
  • Thibierge, Catherine, dir. (2013), La densification normative. Naissance d’un concept, LGDJ-Bruylant.
  • Warsmann, Jean-Luc (2011), La simplification du droit au service de la croissance et de l’emploi, Rapport au Président de la République.

Notes

  • [1]
    Voir la « recommandation du Conseil sur la politique et la gouvernance réglementaire » du 22 mars 2012.
  • [2]
    Le thème de la « réglementation intelligente » prendra la suite en 2010 de l’idée de « légiférer à bon escient (2011) et du « mieux légiférer » (2003).
  • [3]
    « Choc » débouchant sur des trains de mesures de simplification décidées par les cimap successifs (et encore les nouvelles mesures décidées le 7 février 2016) et passant par l’adoption d’un ensemble de textes (notamment la loi du 12 novembre 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens et celle du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures administratives).
  • [4]
    L’étude annuelle du Conseil d’État portera en 2016 sur la simplification et la qualité du droit.
  • [5]
    Le rapport Mandelkern (2004) prônait ainsi « un usage de la réglementation à bon escient, sans excès » : une bonne réglementation serait « une réglementation appropriée, c’est-à-dire proportionnée aux politiques et aux buts poursuivis ».
  • [6]
    Le rapport Lambert-Boulard (2013, 28) suggère ainsi de « lancer une chasse aux normes absurdes dès leur naissance ou devenues telles en raison de la manière dont elles sont appliquées », ainsi que « d’adapter celles qui appliquées avec excès conduisent à des situations absurdes ».
  • [7]
    Le rapport De la Raudière (2014) fait état d’analyses de qualité inégale, parfois trop empreintes de subjectivité, trop peu quantifiées et déplore l’absence de pouvoir de sanction effectif du Parlement.
  • [8]
    Le rapport précité suggère de confier l’évaluation de la qualité des études d’impact à un organisme indépendant.
  • [9]
    Le silence continue de valoir rejet pour quelque 2 400 procédures regroupées dans quarante-deux décrets.
  • [10]
    Pour la circulaire du 6 juin 1997 relative à l’organisation du travail gouvernemental, la production des normes juridiques était affectée de « certaines dérives » (textes obscurs, procédures inutilement complexes, ambiguïtés volontaires, dispositions sans contenu normatif, recours à un langage codé...), contre lesquelles il fallait lutter. Voir aussi Conseil d’État (1991)
  • [11]
    Pour le Conseil d’État (2006), « L’intelligibilité implique la lisibilité autant que la clarté et la précision des énoncés ainsi que leur cohérence ».
  • [12]
    Le programme « Mieux légiférer » du 31 décembre 2003 préconisait « simplicité, clarté, cohérence dans la rédaction des textes législatifs », tous objectifs qu’on retrouve dans le programme de 2010 visant à une « réglementation intelligente au sein de l’Union ».
  • [13]
    Selon le rapport Boulard-Lambert (2013, 28), il est souhaitable de « sortir de l’obsession de la norme obligatoire et valoriser la norme contractuelle ».
  • [14]
    Suggérant l’instauration de « normes-recommandations », le rapport Boulard-Lambert (2013, 85) estime que « les auteurs de la norme doivent être incités à privilégier les normes non obligatoires à chaque fois qu’il ne pourra être prouvé que l’obligation garantirait de meilleurs résultats ».
  • [15]
    « Face au stock de normes, il n’existe qu’un seul outil pour, sans délai, desserrer les contraintes, redonner des marges d’initiative et alléger les charges » (p. 11 ss.).
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